Echos helvétiques de Locarno
La 71e édition du Festival International du Film de Locarno a d’abord été marquée par l’annonce du départ de Carlo Chatrian, son directeur artistique en fonction depuis 2012, qui remplace Dieter Kosslick à la tête de la Berlinale1. Un second événement a fait l’actualité : la signature entre la direction du festival et l’association SWAN (Swiss Women’s Audiovisual Network) d’une charte prônant la parité hommes-femmes dans la programmation de même qu’au sein de l’équipe en charge d’organiser le Festival2. La prochaine édition permettra-t-elle de mesurer les effets concrets de cette initiative ? Car, pour ce qui est de la mouture 2018 de Locarno, l’égalité des genres n’était pas effective, tant s’en faut, du moins sur le plan des œuvres sélectionnées3. Le quotidien genevois Le Courrier a déploré, chiffres à l’appui, que « pour l’heure, les réalisatrices demeurent minoritaires dans les deux sections les plus en vue du festival : 16,5 % dans la compétition internationale, et 19,5 % sur la Piazza Grande »4.
Parmi ce maigre pourcentage de réalisatrices qui ont présenté un film sur la célèbre place locarnaise, cette année a été marquée par le retour de Bettina Oberli, cinéaste native d’Interlaken, déjà venue au Festival avec Im Nordwind (2004) et Les Mamies ne font pas dans la dentelle (2006), comédie qui avait récolté un large succès auprès du public suisse et international. L’action de son dernier film, Le Vent tourne, se déroule en Suisse romande, et Oberli a fait appel à des acteurs français (Mélanie Thierry et Pierre Deladonchamps) pour incarner Pauline et Alex, un couple de jeunes paysans jurassiens qui a fait le choix de vivre en totale autonomie, allant jusqu’à dresser une éolienne dans leur domaine agricole. Mais voilà que le charismatique Samuel, l’installateur de ce dispositif d’énergie autarcique, non content de remettre en question l’idéalisme du couple, s’attache à séduire Pauline. Une attirance réciproque engendrera de sérieux doutes chez la jeune femme, qui ira jusqu’à interroger ses choix de vie : se sent-elle véritablement prête à suivre son compagnon dans ses projets de radicale autonomie ? Tourné dans les grandioses paysages de la région du Creux-du-Van, le film passe avec habileté d’une thématique écologique à un drame intimiste. Plus exactement, Le Vent tourne montre les conséquences qu’un choix de vie si radical peut avoir sur les relations humaines. Relativement court (86 minutes), le film entrelace le thème économico-politique à celui des relations sentimentales, elles-mêmes intriquées aux contraintes du monde réel. Se concentrant sur Pauline et son impérieux besoin d’émancipation, le scénario laisse dans l’ombre le personnage d’Alex. On pourrait regretter la sous-exploitation de l’acteur Pierre Deladonchamps, qui joue ici dans un registre peu habituel5. Mais ses rares apparitions suffisent à caractériser son personnage, qui est ici réduit à son projet utopique et radical. Le scénario, cosigné par Antoine Jaccoud6 et Bettina Oberli, parvient à présenter les enjeux de cette fiction par le biais d’actions fortes, ce qui permet au film de composer avec les sensations et sentiments qu’induisent les éléments naturels (le vent, la pluie, la terre, etc.) pour résumer les états émotionnels de Pauline, plutôt que de recourir à de longues scènes dialoguées (fig. 1).
La Piazza Grande a marqué le retour d’un autre habitué du Festival : l’italo-suisse Denis Rabaglia, qui, après Azzurro (2000) et sa comédie familiale Marcello Marcello (2008), y a présenté son nouveau long-métrage : Un nemico che ti vuole bene (Un ennemi qui te veut du bien). Cette œuvre à l’image soignée s’inscrit également dans le registre comique, même si son pitch, de prime abord, pourrait faire penser à une tragédie : dans les environs de Bari, Enzo, un professeur d’astrophysique proche de la retraite (joué par Diego Abantantuono, acteur habitué des comédies italiennes), sauve la vie d’un jeune tueur à gages, qui, en échange, lui propose d’éliminer gratuitement un ennemi de son choix. Malgré sa réticence initiale, Enzo finit par se laisser tenter par cette vénéneuse proposition. Dès lors, tous les proches du professeur qui commencent immanquablement à se comporter de manière répréhensible à l’égard d’Enzo – nous pouvons regretter cette facilité scénaristique – deviennent les cibles potentielles du jeune tueur. L’entourage du professeur est dépeint grossièrement, à travers une accumulation de clichés : sa mère et sa femme, hantées par le vieillissement, ne pensent qu’à la chirurgie esthétique ; sa fille est une cantatrice ratée qui dilapide l’argent familial ; son fils, véritable génie de l’informatique, cède aux escroqueries ; son collègue de travail est plus séduit par le gain que par la recherche scientifique. Rabaglia prend un évident plaisir à composer et épingler ces portraits, tous issus de la haute bourgeoisie italienne. Malheureusement, même si ses pointes satiriques peuvent le rapprocher de certaines comédies de Dino Risi ou d’Ettore Scola, le film de Rabaglia se contente de camper à traits outrés et stéréotypés ses personnages, au lieu de travailler plus finement l’humour qui pourrait découler des quiproquos ou des situations cocasses d’un récit qui finit par s’alanguir et se répéter (fig. 2).
Suite à la projection du film en vision de presse, une journaliste a fait observer que cette œuvre de Rabaglia sera diversement appréciée selon la culture et les régions linguistiques des critiques helvétiques. Un nemico che ti vuole bene ferait rire les Romands et les Tessinois, mais serait délaissé par les Suisses alémaniques7. Sans aller jusqu’à cliver et catégoriser si nettement les réceptions de ce type d’humour, on constate le traitement très latin de cette comédie, tout comme d’ailleurs celui de la filmographie de Rabaglia, très implantée dans l’Italie, que ce soit au niveau de l’espace représenté (souvent l’Italie du Sud) ou des influences.
Dans une veine nettement plus expérimentale, Closing Time, une coproduction helvético-allemande, a été présenté dans la catégorie « Cinéastes du présent », qui, à l’image de la Semaine de la Critique cannoise, est constituée par des premiers ou seconds films de réalisateurs. Fruit d’un minutieux travail d’observation de la part de la jeune Suissesse Nicole Vögele, formée à la Filmakademie de Baden-Württemberg, ce documentaire dévoile la vie nocturne qui s’organise autour d’un petit take-away d’un quartier populaire de Taipei. Ce sont essentiellement les gestes professionnels du couple de tenanciers du lieu qui sont montrés : épluchage, lavage et découpe de légumes, ces scènes étant présentées sans commentaires, avec très peu de voix in, et parfois ponctuées d’une musique expérimentale plutôt contemplative. Dans cette échoppe sobrement éclairée au néon, les clients se succèdent, et la caméra s’immisce au milieu des conversations nocturnes plutôt quelconques, sans que le récit ne s’attache véritablement à tel ou tel de ces destins captés sur le vif.
La description réitérée de gestes précis et habiles traduit la fascination de la réalisatrice pour l’incessante activité des métropoles asiatiques et l’action diligente, concentrée de leurs habitants. Force est cependant de constater que, passée une phase de curiosité, l’ennui gagne certains spectateurs, et ce d’autant plus que les plans, très peu travaillés, n’arrivent pas à combler le manque d’ancrage narratif.