Alexis Blanchet, Matthieu Hue

Du voice-over au game over : le narrateur second dans Bastion, Dear Esther, The Stanley Parable et The Beginner’s Guide

« Les gens pensent que le temps est tel un fleuve suivant toujours le même cours. Mais je l’ai vu face à face, et je vous assure qu’ils se trompent. Le temps est un océan dans une tempête. Vous vous demandez sûrement ce qui me fait dire ça. Asseyez-vous, et laissez-moi vous conter l’histoire qui est la mienne… »

Tirés de l’introduction du jeu vidéo Prince of Persia : Les Sables du Temps (Ubisoft, 2003), ces mots prononcés par un narrateur en voix off1 accompagnent une séquence cinématique montrant les images du Prince courir dans une jungle et d’une femme se réveiller brusquement dans son lit. Le Prince prévient son narrataire qu’il va lui raconter son histoire et l’incite à s’asseoir pour l’écouter, à s’installer confortablement pour plonger dans son récit. Un récit second est annoncé par ce procédé. Si celui-ci est courant à l’écrit, notamment dans la tradition romanesque des xviiie et xixe siècles, emblématique au cinéma, il reste relativement inusité dans le domaine vidéoludique. La voix du narrateur résonnera encore tout au long du jeu, à chaque échec du joueur, lorsque son avatar chutera dans un précipice ou s’empalera sur des pieux acérés ; elle démentira alors l’issue tragique du récit avec véhémence : « Non, cela ne s’est pas passé comme cela ! » Cette rencontre entre le jeu vidéo, dont le monde semble s’écrire en simultanéité phénoménologique avec les actions du joueur2, et la voix off narrative qui renvoie l’expérience vidéoludique à une forme d’antériorité, a de quoi surprendre le joueur qui voit là se confronter des temporalités asynchrones, des niveaux séparés de récit et des modalités différentes de narration.

Les emplois de la voix off dans les jeux vidéo

Avec le développement, dès le début des années 1980, des supports optiques (Laserdisc, puis CD-ROM, CDi, DVD-ROM…) qui offrent des capacités de stockage augmentées, l’usage de l’enregistrement sonore s’est largement développé dans la production de jeux vidéo3 : bande son préenregistrée, dialogues entre personnages, voix intra ou extradiégétiques ou encore usage de voix off sur les séquences cinématiques. Ainsi, les ci-nématiques d’une large partie des jeux vidéo mainstream font désormais appel à des séquences dialoguées – on pensera à Assassin’s Creed ou Tomb Raider – dans lesquelles l’acting vocal est devenu central. L’usage spécifique de la voix off est repérable dans toute une série de jeux des années 2000, au sein des cut scenes comme dans les séquences in-game. Par exemple, la voix off du personnage de Gaïa dans le jeu God of War II (Santa Monica Studio, 2007) raconte au joueur, lors des cinématiques, le funeste destin de Kratos, en nous dévoilant des aspects de l’intériorité du personnage, en décrivant l’action ou en annonçant les événements à venir. La voix off intervient également au cœur des séquences de jeu : Max, le protagoniste de Max Payne 3 (Rockstar Vancouver, 2012), ironise souvent en voix off sur les péripéties de jeu dans une reprise du comique pince-sans-rire propre à l’actioner des années 1980 à l’image du John McClane de Die Hard (John McTiernan, 1988) jamais avare d’un bon mot au cœur des situations les plus périlleuses. En revanche, dans les jeux Halo (Bungie, 2001), Portal (Valve, 2007) ou BioShock (Irrational Games, 2007), la voix off s’inscrit dans un dialogue avec le joueur, comme une parole externe interpellant le protagoniste pour lui donner des instructions ou des indications, commentant parfois ses échecs ou ses réussites. Qu’il s’agisse de Cortana, GLaDOS ou Atlas, ces voix s’adressent au joueur en tant que personnages pleinement intradiégétiques ; elles n’incarnent pas des instances narratrices du récit vidéoludique en cours.

Dans les années 2010, plusieurs productions vidéoludiques dites indépendantes se sont successivement intéressées à la voix off, ce procédé narratif couramment utilisé, depuis l’avènement du cinéma parlant, dans la production audiovisuelle. La voix off dans des œuvres comme Bastion (Supergiant Games, 2011), Dear Esther (The Chinese Room, 2012), The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013) ou The Beginner’s Guide (Cakebread, 2015) est intéressant à plusieurs titres : elle constitue au cœur du jeu une instance originale qui relève du narrateur second4, elle s’inscrit pleinement dans des séquences jouées, s’adresse directement au joueur, et témoigne finalement d’une démarche réflexive de la part des créateurs de ces jeux.

La modalité de la voix off dans le jeu vidéo qui sera retenue ici se différencie donc des usages précédemment exposés en ce qu’elle assure une fonction énonciatrice orale du récit vidéoludique que produit le joueur par ces interactions, sous la forme d’un narrateur second. Nous emprunterons ici à Fanny Barnabé la distinction proposée par Dominic Arsenault entre les notions de récit vidéoludique et de récit enchâssé : le récit vidéoludique étant « le résultat de la suite d’actions réalisées par le joueur lors d’une partie, de ses choix de parcours », alors que le récit enchâssé est ce qui « est déjà écrit par les concepteurs et qui ne peut être influencé par le joueur qu’indirectement »5. En ce qu’elle appartient au récit enchâssé et énonce, commente ou, parfois, contredit le récit vidéoludique, la voix off participe d’une dimension réflexive et discursive et constitue ce « jeu de paroles » narratif en élément primordial de l’expérience ludique. Aussi, les quatre jeux retenus pour cette réflexion s’inscrivent dans le cadre d’une production indépendante, et ont pu être désignés comme des jeux d’auteur6 appartenant, pour une part, au genre du walking simulator, dont l’appellation est originellement sarcastique et péjorative, tournant en dérision les prétentions artistiques et critiques de ces productions en vue à la première personne, c’est-à-dire le mode de représentation dominant de la production de consommation courante (Call of Duty, Battlefield, Halo…). En proposant des histoires, ces quatre jeux cherchent à démontrer les potentialités narratives du médium tout en interrogeant la dimension déterministe des récits vidéoludiques : quels effets produit l’énonciation orale et « en temps réel » d’un narrateur second par rapport à ce que le joueur produit simultanément à l’écran par ses interactions ? Comment ces jeux interrogent-ils la liberté du joueur si l’expression de celle-ci est narrativisée en simultanéité phénoménologique par la voix off intégrée au programme ? Après avoir fait état des usages de la voix off et des particularités de son utilisation dans le corpus de jeux vidéo proposé à l’analyse, nous présenterons trois fonctions de la voix off – fluidification, enrichissement et transgression métaleptique – telles qu’exploitées par la création vidéoludique indépendante à travers les jeux étudiés.

Un narrateur second à la position ambigüe

« La situation narrative d’un récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d’écriture », écrit Gérard Genette dans Figures III7, soulignant que le narrateur n’est jamais à confondre avec l’auteur et représente déjà une figure fictive au sein du récit. Les voix off des jeux vidéo étudiés ici relèvent toutes d’un narrateur intradiégétique8, c’est-à-dire d’un narrateur qui participe à la diégèse en tant que personnage de l’histoire qu’il raconte. Les voix off de Bastion, The Stanley Parable et The Beginner’s Guide peuvent apparaître au premier abord comme celles de narrateurs extradiégétiques : elles se situeraient alors au niveau premier de l’énonciation. Or, enchâssées dans le récit vidéoludique, ces voix off ne peuvent prétendre au statut de ce que Gaudreault et Jost nomment méganarrateur9. Le méganarrateur, instance « fondamentale » de la narration10, détermine le seuil premier du récit. Ces voix off se situent de fait à un seuil narratif second au sein de l’œuvre vidéoludique : le narrateur second est par définition intradiégétique. Le trouble ressenti par le joueur dans une partie de Bastion ou de The Stanley Parable provient donc de l’incertitude créée par les concepteurs concernant l’origine de cette voix off et son champ d’action.

La voix off qui accompagne les premières minutes du jeu Bastion décrit ainsi au joueur la partie qu’il est en train de jouer, les actions qu’il fait réaliser à son avatar et commente l’univers et les mécaniques du jeu : lorsque le joueur actionne la manette dans les premières secondes du jeu pour permettre à son avatar, endormi dans un lit, de se lever – séquence séminale du RPG japonais – le narrateur prononce en quasi-simultanéité : « Il se lève » [« He gets up »]. Puis, dans la suite du jeu, l’avatar rencontre Rucks, un personnage non joueur à qui appartient cette voix off qui accompagne la partie du joueur. D’abord envisagé comme hétérodiégétique11 – il ne semble pas présent dans l’histoire qu’il raconte –, ce narrateur devient subitement homodiégétique12 en ce qu’il appartient à la diégèse du récit qu’il énonce (fig. 1-2). La relation du narrateur à la diégèse, homo ou hétérodiégétique, peut ainsi évoluer au sein du récit vidéoludique. Si The Stanley Parable et The Beginner’s Guide imitent les formes d’une narration extradiégétique, ils peuvent être ramenés à une expression intra et homodiégétique de la narration : les relations du narrateur second à la diégèse sont très changeantes selon les parties et les moments de The Stanley Parable et le narrateur y apparaît par moment comme un personnage de son propre récit. Le statut théorique présupposé au début de ces jeux, celui d’une voix immatérielle qui accompagne le joueur, est alors remis en question et la place du joueur vient s’enrichir d’une nouvelle forme d’immersion. Si le narrateur devient un véritable personnage du récit, le joueur au contrôle de l’avatar à qui l’on raconte ce qu’il joue, prend lui aussi un peu plus part à cette histoire qu’il voit se dérouler devant ses yeux. Le trouble et la mise en abyme sont poussés plus loin encore dans The Beginner’s Guide où le narrateur second porte le nom même du concepteur du jeu (qui est également celui de The Stanley Parable), Davey Wreden (fig. 3). Dans ce jeu aux accents autobiographiques marqués, cette homonymie provoque une confusion délibérée entre narrateur et auteur, d’autant plus que Wreden lui-même assure le doublage de la voix off. Cependant, comme établi précédemment, narrateur et auteur n’appartiennent pas au même monde : le narrateur comme figure fictive appartient au récit, le concepteur lui relève évidemment du monde de la création du jeu. L’ambiguïté de The Beginner’s Guide produit au final un narrateur ni intra ni extradiégétique, que l’on pourrait qualifier, en suivant la proposition de Christian Metz, de « péridiégétique »13, qui s’adresse à l’usager autant comme joueur que narrataire (fig. 4). Dear Esther, enfin, propose également une voix off relevant d’un narrateur homodiégétique : au fil des événements, elle est interprétée comme celle d’un homme ayant vécu – peut-être même vit-il encore ? – sur l’île qu’arpente l’avatar du joueur. Au point de pouvoir la considérer comme autodiégétique14, c’est-à-dire comme étant celle du personnage principal, ni plus ni moins que l’avatar que l’on incarne.

Les trois fonctions de la voix off : fluidification, enrichissement et transgression métaleptique

Chacun des jeux étudiés ici fait un usage de la voix off en ouverture de partie, voix qui bénéficie de ce que Michel Chion nomme le vococentrisme, c’est-à-dire « le processus par lequel, dans un ensemble sonore, la voix attire et centre notre attention de la même façon que pour l’œil, dans un plan de cinéma, le visage humain »15. L’attention du joueur est donc fixée par cette voix qui s’adresse à lui, l’interpelle comme pour lui signifier la dimension interactive et communicationnelle des jeux vidéo. La voix off du narrateur second occupe différentes fonctions dans ces récits vidéoludiques. La première est de fluidifier la narration en évitant un recours possiblement abusif aux séquences cinématiques comme le souligne Graeme Kirkpatrick dans son Aesthetic Theory and the Video Game en relevant que « les cinématiques […] peuvent être enrichissantes et intéressantes mais ont une tendance à devenir intrusives et perturbatrices »16. Le recours à la narration verbale d’un narrateur second rend la narration moins prégnante ; celle-ci ne vient plus interrompre le cours du jeu, mais accompagne le joueur. Cette fonction de fluidification de la narration répond par ailleurs à des contraintes techniques – la taille réduite des fichiers téléchargeables – et à des contraintes économiques – le gain en temps et en argent non consacré à la programmation et à la mise en scène des cinématiques. Les voix des narrateurs de Bastion et The Stanley Parable sont respectivement celles de Logan Cunningham et Kevan Brighting. Cunningham, d’origine américaine, déclare s’être inspiré pour sa prestation de deux acteurs britanniques du théâtre classique, Ian McKellen et Ian McShane ; Brighting est britannique. Ces jeux américains empruntent donc, par le travail sur la voix de leur narrateur, à un imaginaire britannique du conte oral (Jack et le haricot magique ou Boucles d’Or) ou du conte moral (A Christmas Carol de Charles Dickens) dans leurs nombreuses adaptations au cinéma ou au format discographique, plaçant le joueur dans une disposition particulièrement favorable à l’écoute et à l’immersion fictionnelle.

La deuxième fonction de la narration seconde par la voix off participe d’un enrichissement de la narration et d’une sophistication du récit par la densification de son écriture ou par la multiplication des niveaux de lecture du récit. Cet aspect est d’autant plus appréciable ici que trois des quatre jeux étudiés sont en vue à la première personne ; le protagoniste y est muet, effaçant tout indice sonore ou visuel de ses réactions. L’avatar de Bastion est également muet et ne manifeste aucune émotion notable que traduirait une réaction corporelle ou faciale. Le rôle du narrateur est dès lors de densifier l’intériorité des personnages ; dans The Stanley Parable, il expose une part de la psychologie de Stanley, son état d’esprit, ses sentiments : « Stanley was happy », déclare-t-il ainsi à l’issue d’une fin permettant à Stanley de quitter le bâtiment. Cet enrichissement de la narration peut également s’inscrire dans une forme de dissonance entre le contenu visuel du jeu, le produit des interactions entre le joueur et le programme qui s’affiche à l’écran, et l’énoncé oral de la voix off. Le cinéma a su faire de la contradiction entre ce qui est montré à l’image et ce qui est dit en voix off un ressort humoristique puissant. Il suffit de penser à Singin’ in the Rain (Stanley Donen, 1952) où Don (Gene Kelly), le personnage principal, nous raconte en voix off à travers une succession de flashbacks une version fantasmée de son enfance et de ses origines sociales que viennent contredire chaque plan de la séquence. Une dissonance aux effets humoristiques peut ainsi surgir au détour d’une apostrophe du narrateur au joueur de The Stanley Parable : par exemple lorsque le narrateur anticipe le déplacement du joueur au premier embranchement du parcours en annonçant que Stanley emprunte la porte de gauche, et que le joueur réalise le choix inverse en empruntant la porte de droite ; désavouée, la voix off affirme alors avec autorité qu’elle savait que le joueur ferait ce choix, dénotant une mauvaise foi désarmante aux effets comiques évidents (fig. 5-8). En revanche, dans Dear Esther, la voix off tient un discours qui semble a priori très éloigné des enjeux de la partie, fonctionnant indépendamment de ce qui s’affiche à l’écran : le lien entre ce qui est énoncé oralement – la lecture d’une lettre – et ce qui est joué – l’exploration d’une île – semble très ténu et demande au joueur un effort particulier afin d’établir un lien entre les images et la voix (fig. 9). C’est ici moins un effet humoristique qui est visé par ce procédé qu’une impression poétique et onirique.

L’utilisation d’un narrateur second qui se manifeste dans le jeu vidéo par la voix off est donc un motif singulier propice aux expérimentations narratives : au-delà de la réappropriation d’un procédé narratif issu du cinéma parlant, les jeux vidéo étudiés ici utilisent la voix off du narrateur second afin d’impliquer leur joueur dans l’expérience proposée, de souscrire à des impératifs ludiques d’organisation de la partie mais aussi d’offrir une forme réflexive sur le médium lui-même. On remarquera que ces quatre jeux déjouent les codes traditionnels du jeu vidéo : ils se caractérisent par une absence du game over (The Beginner’s Guide) ou par son intégration au déroulé du « récit vidéoludique » (Bastion et The Stanley Parable), ou encore par un game over qui n’entraîne pas de conséquences réelles dans la partie (Dear Esther). The Beginner’s Guide s’éloigne le plus des formes attendues du jeu vidéo pour se présenter presque comme un making of de jeu vidéo ou une phase de test, invitant le joueur à réaliser une exploration commentée des prototypes de jeux d’un ami développeur de Davey Wreden. Le développeur affirme ainsi la dimension réflexive de son œuvre en interrogeant les processus de création vidéoludique à travers une série de situations de jeu parcellaires et inachevées présentées comme autant de modules enchâssés dans le jeu.

Mais cette forme réflexive présente dans chacun des jeux se cristallise surtout par la constitution du narrateur second comme figure métaleptique, au sens de Genette17, c’est-à-dire une forme de « feintise » par laquelle il prend le contrôle du récit qu’il narre, ou tout du moins s’y signale via une intervention extradiégétique. L’œuvre produit alors chez son récepteur l’effet d’être consciente d’elle-même, par l’entremise d’un personnage qui ironise sur sa situation ou sort clairement de l’univers fictionnel dans lequel il est plongé en s’adressant directement à l’instance réceptrice de l’œuvre. Au cinéma, le regard caméra matérialise souvent ce franchissement dans une adresse directe au spectateur. Avec ses commentaires sarcastiques, son art du contre-pied ou sa capacité à « se remémorer » les parties antérieures du joueur, le narrateur second de The Stanley Parable l’amène à s’interroger sur la nature de l’expérience à laquelle il participe, sur les dimensions déterministes de l’écriture vidéoludique et la question du choix et de l’expression du libre-arbitre dans le jeu. Chacun de ces jeux, à sa manière, conscientise la présence du joueur dans le dispositif fictionnel, s’adresse à lui plus ou moins directement – les narrateurs seconds de Bastion et The Stanley Parable s’adressent parfois à l’avatar pour, de fait, parler au joueur.

Face à ces perturbations du dispositif fictionnel, qui surgissent de manière inattendue, la première réaction du joueur est sans doute l’amusement ; en littérature comme au cinéma ou dans les jeux vidéo, la métalepse, en bousculant la fiction, fonctionne comme un ressort satirique. Mais ici la métalepse provoque surtout une rupture du pacte de lecture implicite entre le « récit vidéoludique » et son récepteur, car comme le rappelle Gérard Genette :

« Dévoiler fut-ce en passant le caractère tout imaginaire et modifiable ad libitum de l’histoire racontée, égratigne donc au passage le contrat fictionnel de la fiction. De ce contrat, nul n’est dupe, sauf peut-être les lecteurs les plus jeunes ou les plus naïfs, mais le déchirer n’en constitue pas moins une transgression qui ne peut que mettre à mal la fameuse ‹ suspension volontaire de l’incrédulité ›. »18

La métalepse comme acte de transgression produit par ces narrateurs seconds vient ainsi affecter le rapport habituel du joueur au jeu. Si la nature ontologique même du jeu vidéo repose toute entière sur l’intervention du joueur dans l’œuvre, la métalepse a pour effet de redistribuer les valeurs fonctionnelles entre joueur, narrateur second et méganarrateur. Elle amène à une reconsidération de la position du joueur, très souvent réduit au simple impératif d’action qui incite le joueur à agir pour permettre au récit d’advenir19, pour souligner son importance dans la réception même du récit. L’emploi de la métalepse nous dit enfin quelque chose de l’évolution du public des joueurs et des joueuses dans leurs attentes et leur connaissance approfondie des codes du jeu vidéo : une part importante d’entre eux est désormais dépositaire d’une certaine culture du jeu vidéo ; ils ne font pas partie des « plus jeunes » et moins encore des « plus naïfs ». En bons omnivores culturels, ils mêlent à leur culture vidéoludique de la culture littéraire, cinématographique ou télévisuelle qui leur permet d’appréhender des procédés narratifs divers, leur reprise par ces jeux et d’apprécier pleinement, dans le cas de la métalepse, la rupture implicite du pacte de lecture. Plaisir distingué qui dit toute la conscience que les joueurs et les joueuses ont aujourd’hui du fonctionnement des programmes informatiques, leur usage des scripts, leurs potentialités comme leurs limites.

Le jeu vidéo « indépendant »

A travers l’exploration de quatre jeux analysés dans ce texte, nous constatons un goût marqué de la production indépendante pour la transgression, la mise à mal des codes et des attendus de l’industrie du jeu vidéo et la mise en abyme tant du jeu dans le jeu, que du récit dans le récit. Le jeu vidéo dit « indépendant » est probablement le terrain le plus favorable à ce genre d’expérimentations : les contraintes de production fortes – petites équipes parfois réduites à un seul développeur disposant d’un budget limité – obligent à des innovations déroutantes dans la grammaire expressive de ces jeux, dans un contexte international marqué par une forte concurrence sur les plateformes de distribution dématérialisée. La constitution d’un narrateur second par l’usage de la voix off offre ainsi à ces expériences une portée métaleptique qui rappelle au joueur sa fonction de narrataire, toute aussi primordiale que celle d’interacteur, en l’inscrivant dans une pratique davantage cultivée du jeu vidéo. Donner à l’œuvre une conscience d’elle-même, briser le quatrième mur et perturber la « suspension volontaire de l’incrédulité » provoque certainement chez le joueur un voluptueux trouble de la perception des cadres du récit, une forme de vertige sophistiqué qui en revient à une catégorie essentielle de ce qui constitue le plaisir du jeu selon Roger Caillois, l’ilinx20.

1 Que les Anglo-Saxons nomment le voice-over.

2 Nous empruntons cette expression de simultanéité phénoménologique à André Gaudreault et François Jost qui écrivent à propos du dispositif théâtral : « Au théâtre, l’acteur fait sa prestation en simultanéité phénoménologique avec l’activité de réception du spectateur (ici et maintenant) : ainsi partagent-ils, tous deux, le temps présent. » Voir André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, Paris, Nathan, 1990.

3 Voir Alexis Blanchet, « Cut scene », dans Mark J.P. Wolf (éd.), Encyclopedia of Video Games : The Culture, Technology, and Art of Gaming, Santa Barbara (Californie), ABC Clio / Greenwood Press, 2012.

4 André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, op. cit., p. 49. Le narrateur second désigne dans un récit une instance de narration autre que celle primaire, cette dernière étant attribuée à l’auteur même de l’œuvre.

5 Fanny Barnabé, Narration et jeu vidéo. Pour une exploration des univers fictionnels, Liège, Bebooks, coll. Culture contemporaine, 2014, p. 20.

6 Voir Claire Siegel et Patrice Cervellin, « Jeu d’auteurs. The Beginner’s Guide de Davey Wreden », Interfaces numériques, vol. 6, no 1, 2017.

7 Gérard Genette, Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 226.

8Id., p. 233.

9 André Gaudreault et François Jost, Le Récit cinématographique, op. cit., p. 56.

10 André Gaudreault, Du littéraire au filmique : système du récit, Paris, Armand Colin, 1988, p. 153.

11Id., p. 252.

12Ibid.

13Christian Metz, L’Enonciation impersonnelle, ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 55.

14 Gérard Genette, Figures III, op. cit., p. 253.

15Michel Chion, La Voix au cinéma, Paris, éditions de l’Etoile, 1982, p. 19.

16 Graeme Kirkpatrick, Aesthetic Theory and the Video Game, Manchester, Manchester University Press, 2011, p. 160.

17 Gérard Genette, Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 23.

18Ibid.

19 Voir Sébastien Genvo, « Jeux vidéo », Communications, no 88, 2011, pp. 93-101.

20 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1992, pp. 69-72.