Yéniche Sounds : le paradoxe des influences
A la réalisation de Yéniche Sounds, documentaire sorti en 2016 sur les écrans helvétiques, se trouve un tandem formé par Karoline Arn (master en histoire de l’Université de Berne) et Martina Rieder (diplômée de la ZHdK). Habituées à travailler ensemble, les deux femmes prolongent ici une exploration amorcée dans leur projet précédent, Jung und jenisch (2010), qui suivait quatre jeunes Yéniches1 dans leurs déplacements à travers la Suisse. Leur nouveau film interroge l’influence musicale de cette ethnie sur le folklore helvétique au cours du xxe siècle. Mais cette première intention se double rapidement d’une visée sociologique plus cruciale, puisqu’il y est aussi question des discriminations subies par d’anciennes familles yéniches, et de leurs répercussions parfois violentes sur les générations suivantes2. La difficulté d’un projet si ambitieux réside dans la manière de corréler cette double perspective, et de traiter chacun de ces deux axes en profondeur, au sein d’un documentaire d’une heure et demie.
Pour construire leur propos, Arn et Rieder fouillent et enquêtent, en allant à la rencontre des descendants des familles yéniches (les Moser, les Kolleger, les Waser, etc.), qui partagent tous un goût (et un talent) prononcé pour la musique, qu’ils jouent dans un cadre familial ou au sein de groupes locaux dans leurs vallées grisonnes. En plus de suivre ces musiciens anonymes, le film est ponctué par des interventions du célèbre chanteur suisse Stephan Eicher, que la presse s’est rapidement plue à assimiler à un Tzigane3, mais aussi de l’un de ses frères, Erich, avocat de profession et accordéoniste durant son temps libre. Face à la caméra, ces artistes expliquent leur rapport à la musique, mais aussi leurs ascendances yéniches. Pour certains, dont les frères Eicher, ces origines ne sont que présumées, aucune preuve formelle n’ayant été établie, vu la crainte de leurs ancêtres d’évoquer cette question, longtemps restée taboue4. Chez d’autres, surtout les plus âgés, ces parentés sont explicites et ont nettement influencé leur vie.
Dans les deux premiers tiers du film, la double visée (musicale et sociologique) se construit à travers un montage précis, élaboré autour d’une gradation dramatique savamment réfléchie par les réalisatrices et leur monteuse, Anja Bombelli5. Les différents protagonistes sont présentés par alternance entre entretiens et scènes musicales. Le récit est fluide, notamment grâce à des raccords sonores classiques mais non moins soignés : la musique jouée in dans une séquence devenant presque systématiquement over à chaque nouvelle série de plans présentant les membres d’une nouvelle famille, crée un lien harmonique entre les scènes. Dans cette première partie, les discours des intervenants sont simples et plutôt communs, et les affinités musicales entre airs yéniches et Ländlermusik sont présentées comme des faits établis. Même les descendants de Paul Kolleger (1872-1927), Yéniche d’origine et éminent précurseur de la musique traditionnelle helvétique, n’approfondissent pas la question des influences, la transition d’un style à l’autre.
Petit à petit, des propos faisant état de discriminations raciales s’ajoutent cependant au contenu musical. D’abord, il s’agit de souvenirs flous, ou vécus de manière indirecte. Par exemple, un protagoniste d’environ soixante-dix ans se souvient que, durant son enfance, une jeune Yéniche avait été placée en prison par les autorités puis violée par ses gardiens. Une retraitée précise pour sa part, qu’en raison de ses origines, elle n’a jamais été admise à l’école hôtelière. Ou un autre témoignage de musicien relate que les enfants yéniches étaient séparés du reste des élèves dans les écoles. A ces récits oraux se joignent d’indéniables preuves historiques, datées de la première moitié du xxe siècle, que trouve Erich Eicher à la Bibliothèque nationale (fig. 1). Et notamment des documents signés par des docteurs ou des psychiatres, stipulant que les Yéniches (dont les ancêtres Eicher) étaient nativement inférieurs, raison pour laquelle ils subiront en Suisse les contrecoups de l’hygiène raciale imposée par le gouvernement nazi en Allemagne. La charge émotionnelle découlant de ces témoignages est amplifiée exactement à la moitié du film, par l’arrivée d’un nouvel intervenant, Christian Mehr (fig. 2), punk rocker d’une cinquantaine d’années, et dernier enfant chez les Mehr à avoir été placé de force dans un autre foyer familial6. Sous prétexte qu’il avait un tempérament difficile, sa mère adoptive l’a trempé dans une bassine remplie d’eau de javel lorsqu’il n’était qu’un nourrisson, un acte sauvage dont il porte aujourd’hui encore les douloureuses séquelles : plus de 80 % de son corps brûlé au 3e degré.
Par son témoignage, Christian Mehr se pose en porte-à-faux du reste des descendants yéniches du film, puisque le rapport qu’il entretient avec la musique folklorique est tout autre. En effet, la plupart des protagonistes voyaient dans les traces musicales yéniches laissées sur la Ländlermusik une sorte de reconnaissance, malgré tout, de leur histoire. Mais Mehr se refuse à reconnaître des parentés entre les deux styles musicaux. Dans les airs traditionnels suisses, il ne perçoit que du patriotisme et des valeurs conservatrices. Et, surtout, ces morceaux sont joués par ceux qui l’ont blessé, au sens physique et psychologique, par ces « éleveurs de vaches […] qui ont fichu [sa] vie en l’air », comme il le dira. La filiation musicale met en lumière un dur paradoxe. N’y a-t-il pas, en effet, une ironie glaciale à ce que des motifs yéniches se retrouvent au sein d’une musique traditionnelle suisse (voire traditionaliste, fig. 3) ? Et d’ailleurs, quels rapports les principaux descendants yéniches entretiennent-ils, aujourd’hui, avec la Suisse ? N’apparaissent-ils pas, à l’écran, comme intimement liés à leurs terres et à la culture nationale ? S’estiment-ils normalement intégrés, plus ou moins assimilés, aliénés d’un héritage culturel dont on se serait indûment approprié ou, à l’inverse, satisfaits de voir leur musique se glisser souplement dans d’autres ?
Travailler l’antinomie relatée par Christian Mehr aurait permis d’approfondir les deux axes, en les confrontant. Malheureusement, les réalisatrices ne développent pas ce double niveau, préférant renouer avec leur enquête première sur la seule thématique musicale. Force est ainsi de constater que le retour à la musique s’effectue de manière plutôt artificielle. En effet, le récit se poursuit par la recherche du fameux « son yéniche » dans les mélodies traditionnelles. Les éléments de réponse sont évasifs, voire carrément de l’ordre du cliché. Pour certains, c’est l’improvisation qui lie les deux styles musicaux, pour d’autres, c’est l’importance du « swing » (terme abstrait et plutôt englobant). Enfin, dans des propos plus érudits, un protagoniste reconnaît dans les deux musiques la présence de « faux tons » joués à deux voix mais sans qu’il ne les commente davantage. Bref, un spectateur mélomane ne peut sans doute qu’être frustré par cette séquence explicative. En revanche, tout un chacun appréciera les intermèdes musicaux, et notamment une séquence d’improvisation étonnante entre un duo père/fils (accordéon et contrebasse) et Stephan Eicher et son pianiste, dans la maison du chanteur en Camargue (fig. 4).
Ainsi, si le documentaire est bienvenu, en ce qu’il relate un épisode connu mais refoulé de l’histoire suisse et qu’il révèle les nombreuses injustices vécues par plusieurs générations de Yéniches, sa double articulation n’est pas développée jusqu’au bout, nous amenant au constat que ni la question musicale ni le contexte sociologique qu’elle implique n’ont été suffisamment traités, tant pour rendre justice aux conditions d’émergence de cette musique que pour faire entendre tout le spectre qui compose sa beauté, de sa légèreté à sa gravité.
#Notes Romains#
De plus, Stephan Eicher collabore fréquemment avec Goran Bregović, chanteur parmi les plus représentatifs (ou en tout cas les plus connus) de la culture musicale tzigane.