Through the Bowery
Après une formation d’ingénieur chimiste à l’université de Yale, Lionel Rogosin délaisse la prospère entreprise familiale1 pour entamer au milieu des années 1950 une carrière de cinéaste autodidacte. A l’origine de cette conversion professionnelle, il y a une inquiétude à l’égard du monde qui se dessine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après trois années passées dans la Navy, Rogosin constate en effet que le fascisme perdure sous de nouvelles formes2. La réalisation de films politiques prendra alors le relais de son engagement militaire : « On venait de sortir de l’Holocauste, cette aberration. Quelque chose n’allait pas et je devais le découvrir avec ma caméra »3, déclara-t-il au cours d’un entretien. Contre l’instauration de l’apartheid en Afrique du Sud (1948) et les discriminations dont les Noirs sont victimes aux Etats-Unis, Lionel Rogosin conçoit une « grande épopée universelle sous la forme d’une trilogie sur le racisme aux Etats-Unis, en Afrique du Sud et en Asie »4. Ce projet ambitieux sera finalement reporté à la fin de la décennie – Come Back, Africa (1959) en constitue le premier volet – pour entreprendre la réalisation d’un premier film intitulé On the Bowery (1956).
C’est en 1954 que Lionel Rogosin a l’idée de faire un long métrage sur des alcooliques qui vivent sur le Bowery, le plus souvent à même le sol. Situé au sud de Manhattan, le Bowery est la plus ancienne rue que compte la ville de New York5. L’étymologie hollandaise dont dérive son nom (Bowerij, signifiant « ferme ») désigne la voie principale qui menait au xviie siècle à la ferme de Pieter Stuyvesant6. Des hôtels et des tavernes s’installent le long de la voie. Haut lieu des plaisirs populaires au xixe siècle, l’avenue comprend de nombreux bars, bordels et saloons destinés à divertir la gente masculine7. La construction en 1878 du métro aérien – qui aura pour conséquence de plonger l’avenue dans l’ombre et d’amorcer son déclin – est contemporaine de la création de la Bowery Mission (1879). Avec la crise économique des années 1930 puis la Seconde Guerre mondiale, le nombre de sans-abri dans le Bowery ne va cesser de croître au cours des années 1940. Sa réputation de bas-fonds est désormais établie, comme en témoigne l’attraction qu’elle exerce sur de nombreux cinéastes et photographes8. Six ans avant que Lionel Rogosin n’entame la réalisation de son film, environ 18 000 personnes y vivaient toujours privées de toit9.
La réalisation d’On the Bowery s’insère dans un contexte esthétique marqué par l’influence du néoréalisme italien. S’improvisant producteur (et distributeur) indépendant, Lionel Rogosin confie initialement l’écriture d’un scénario à James Agee10, lequel fut dès 1946 l’un des principaux passeurs du néoréalisme aux Etats-Unis. Par son réalisme et son économie de moyens, Roma città aperta (Rome, ville ouverte) de Roberto Rossellini (1945) représente pour le critique de cinéma une alternative concrète au modèle hollywoodien11. Dans cette voie, on assiste aux Etats-Unis à l’émergence de films à petit budget qui vont prendre pour sujets des enfants12 issus des quartiers pauvres de New York. Parmi eux figurent notamment The Quiet One de Sidney Meyers (1948)13 et Little Fugitive de Ray Ashley, Morris Engel et Ruth Orkin (1953), deux films qui furent – comme Rome, ville ouverte de Rossellini ou Ladri di biciclette (Le Voleur de Bicyclette, 1948) de Vittorio De Sica par exemple – distribués par Joseph Burstyn14, cet autre passeur du néoréalisme italien aux Etats-Unis. De la critique à la pratique artistique, James Agee fait une fois de plus office de précurseur. Dès 1948, celui-ci se rend auprès des enfants des quartiers de Harlem Est pour y tourner In the Street en compagnie de Helen Levitt et de Janice Loeb15. Autre film dont les protagonistes sont des enfants, The Quiet One réunit le trio formé à l’occasion de la réalisation d’In the Street. James Agee est désormais l’auteur des dialogues et du commentaire énoncé par Gary Merrill en voix over. Janice Loeb et Helen Levitt réalisent les prises de vue documentaires du film au sein de l’Ecole Wiltwyck (New York), un établissement spécialisé pour les enfants atteints de troubles psychologiques. A la suite d’In the Street, des séquences ont été tournées dans le quartier de Harlem, là où réside le garçon Noir (Donald Thompson) délaissé par sa famille. Fortement impressionné par ce film, Lionel Rogosin recrute une grande partie des collaborateurs de Sidney Meyers. Il s’entoure du chef-opérateur de The Quiet One, Richard Bagley16, qui a en outre l’avantage de bien connaître les bars du Bowery. Ce dernier confie le montage d’On the Bowery à Helen Levitt17, avec laquelle il avait collaboré sur le tournage de The Quiet One. Mais après des essais jugés peu concluants, Rogosin préfère faire appel à un monteur professionnel, Carl Lerner (1912-1973), que l’on retrouvera ensuite sur Come Back, Africa. Charles Mills (1914-1982) est chargé de composer pour le film une musique de chambre (hautbois, violoncelle, piano, clarinette). Quant à Sidney Meyers et Rogosin, tous deux feront partie au début des années 1960 d’un collectif de cinéastes aux côtés de Jonas Mekas, Shirley Clarke et Emile de Antonio18.
Après la mort de James Agee au mois de mai 1955, Rogosin va finalement opter pour une approche plus souple de la dramaturgie, sans scénario ni dialogues préalablement écrits. Sur le conseil de la distributrice indépendante Rosalind Kossoff, il commence par suivre la méthode « ethnographique » de Robert Flaherty19. Six mois durant, Lionel Rogosin et ses deux collaborateurs principaux, Richard Bagley et l’écrivain Mark Sufrin (1920-2003), arpentent le quartier sans caméra pour observer la façon dont vivent les Bowery men. Les trois hommes fréquentent les endroits où ils se rendent, s’enivrent le soir à leurs côtés, et découvrent les particularismes anthropologiques du milieu20. Parallèlement, ils complètent leur apprentissage en menant des recherches à l’université de Yale et en s’entretenant avec des scientifiques spécialistes de l’alcoolisme21. C’est au cours de cette phase d’exploration du sujet que sont repérés les lieux – bars, flophouses, la Bowery Mission – et les trois interprètes principaux : Frank Matthews (1899- ?), Ray Salyer (1916-1963), et Gorman Hendricks (1894-1956) auquel est dédié On the Bowery22. Originaire du Kentucky, Ray Salyer a travaillé sur les chemins de fer, un métier particulièrement pénible qu’il évoque au cours du film. Gorman fut journaliste avant de sombrer dans l’alcool et la mendicité. Quant à Frank, reconnaissable à sa casquette d’ancien marin, il parcourt les rues avec sa charrette pour recueillir des chiffons, des métaux et des cartons. Chacun d’entre eux conserve à l’écran son nom et son occupation quotidienne, tels qu’ils ont été perçus dans la réalité. Recrutés dans la rue, ils n’ont aucune expérience professionnelle du jeu d’acteur, comme le souhaitait Rogosin. De même qu’un ouvrier de la Breda23 est élevé au rang de « héros national »24 dans Le Voleur de bicyclette, le recours à des acteurs amateurs dans On the Bowery a pour but de conférer aux Bowery Men une dignité esthétique. Pour Rogosin, la tâche du réalisateur est de « dévoil[er] le poète ignoré qui vit dans presque chaque individu »25, une conception humaniste partagée par James Agee, lequel notait en introduction d’In the Street que « […] chaque être humain est un poète, un masque, un guerrier, un danseur : et dans son innocent talent artistique il projette, contre l’agitation de la rue, l’image d’une existence humaine ». C’est ce projet à la fois poétique et politique – celui de faire apparaître les anonymes comme sujets de l’art – qui assure une jonction entre l’Europe et les Etats-Unis, entre les néoréalistes italiens et la tradition de l’art américain représentée respectivement par Walt Whitman et Robert Flaherty26. Dans son éloge démocratique des « gens ordinaires »27 (common people), Whitman n’affirmait-il pas que « Le poète doit voir avec certitude comment quelqu’un qui n’est pas un grand artiste peut être aussi sacré et aussi parfait que le plus grand artiste »28 ? Les quartiers pauvres de New York fourniront à Agee et à Rogosin de tels artistes. C’est à l’aune de la tradition littéraire américaine inaugurée par Whitman que l’on peut lire (et regarder) le reportage expérimental réalisé par James Agee et Walker Evans à l’issue de six semaines passées auprès de familles de métayers de l’Alabama, Louons maintenant les grands hommes29.
Outre le recours à des acteurs non professionnels, il y a une autre raison pour laquelle Rogosin convoque ensemble les films néoréalistes et les documentaires poétiques de Robert Flaherty. Prolongeant l’hybridation formelle entamée par Sidney Meyers30, qui avait inséré dans The Quiet One des séquences documentaires au sein de la fiction, Rogosin souhaite quant à lui faire « fusionner les deux genres – les films poétiques de Robert Flaherty et les récits fictifs des néoréalistes […] »31. On the Bowery inaugure une « nouvelle forme »32 à partir de la « rencontre du film de fiction populaire et de cette seconde forme documentaire [poétique] »33 représentée par Robert Flaherty. Du Bowery sont non seulement extraits un sujet, des lieux et des acteurs, mais aussi une histoire dramatique dont Ray Salyer va devenir le fil conducteur. Son arrivée dans le Bowery est prétexte à présenter les lieux et les personnages qui animent le Bowery, à commencer par Gorman et Frank, les deux protagonistes qui le relaient au cours de sa traversée infernale. Venu du New Jersey pour trouver un travail temporaire, le jeune homme ne rencontre que des pièges et des épreuves sur son chemin. Dupé, volé et roué de coups, Ray passe deux nuits dans la rue. Epuisé, il décide le troisième jour de quitter le Bowery.
Par le parti pris naturaliste adopté par le cinéaste, On the Bowery conserve sans doute les dernières traces de la présence du métro aérien dans cette partie du paysage new-yorkais. Le tournage, au milieu de l’été 195534, s’est déroulé pendant les travaux de réhabilitation de la Troisième Avenue, comme le constate un matin l’équipe confrontée à la disparition d’un pan entier de la structure35. Pour Mark Sufrin, la destruction de cet édifice ne signifie ni plus ni moins que la mort de ce bas-fonds36. L’avenir lui donnera raison, le Bowery étant devenu « l’un des principaux axes de la gentrification du Lower East Side dans les années 1980 »37.
Dès l’ouverture du générique, l’édifice est restauré à l’écran, projetant au sol des ombres graphiques tout au long de l’avenue. L’apparition du titre vient aussitôt resserrer l’identification entre le quartier et l’édifice qu’il vient de perdre (fig. 1). Son antre circonscrit sous cet angle de vue chaque extrémité du récit filmique (fig. 1-2), marquant symboliquement un seuil dont le franchissement aura valeur initiatique pour Ray, le plus jeune des trois personnages. Les noms des trois protagonistes apparaissent ensuite à l’écran pendant que le mouvement de la caméra embrasse des hommes esseulés, assis sur des bancs (fig. 3). Ce travelling latéral confectionné depuis une voiture38 donne une dimension collective à l’histoire conduite par les trois protagonistes désignés. Le montage de l’écrit et des images associe les nominés aux anonymes, ces autres « Men of the Bowery » dont les premiers ne constituent qu’un « échantillon ». Ce principe s’étend au récit tout entier, qui se décentre des protagonistes pour faire place à de nombreux anonymes. Ces derniers sont tantôt dirigés et mis en scène, tantôt filmés dans leur quotidien sur un mode documentaire. C’est de cette façon que se présentent par exemple les opérations de police qui sévit à l’époque dans le quartier. A New York, lorsque l’équipe est occupée au tournage d’On the Bowery, une politique répressive est menée envers les sans-abri. A tout moment ces derniers peuvent être arrêtés pour « trouble à l’ordre public »39. Ces fragments arrachés à la réalité offrent au spectateur un témoignage sur les conditions de vie des sans-abri : dans un parc, un homme est réveillé puis emmené par deux policiers (fig. 4) ; d’autres seront peu après embarqués dans un fourgon (fig. 5). Cette politique répressive se reflète à travers les réactions produites sur la population. A la vue des policiers, des hommes se relèvent et s’empressent de se mettre à l’abri ; une forme de solidarité se met en place : on aide les ivrognes à se redresser. Il faut attendre l’année 1969 pour que ces arrestations soient suspendues à New York40.
C’est au sein de ce contexte répressif que Ray se présente innocemment à l’issue du générique, une valise à la main. La présence d’un policier nous le rappelle. La structure du métro aérien est d’emblée investie pour mettre en scène l’entrée lumineuse de ce personnage. Mais avant d’apparaître, le jeune homme doit franchir la voie obscure qui marque le début de son cheminement initiatique. Restitué par un panoramique, son trajet dessine une courbe, tandis que son corps se recouvre d’ombre sous l’arche d’acier (fig. 6-7). On songe à la façon dont arrive le personnage aux premiers vers qui ouvrent l’Enfer de Dante : « A la moitié du chemin de notre vie / je me retrouvai par une sylve obscure, / où la voie droite avait été perdue »41. L’association est soulignée par le mouvement circulaire de la caméra qui matérialise l’entrée dans un cercle infernal. En regard du contexte répressif dans lequel débute le film, cet Enfer mythique renvoie aux conditions de vie des sans-abri et des ivrognes du Bowery. L’histoire de Ray est solidaire de leur destin. Après avoir traversé la voie obscure, Ray atteint la rive opposée où il marque une pause. Sa chemise resplendit dorénavant au soleil (fig. 8). Une parcelle de lumière suffit à mettre au jour le premier des trois protagonistes. Ray Salyer fait de cette façon une entrée aussi élégante que discrète dans l’histoire du cinéma américain indépendant. Un raccord dans l’axe vient ensuite découvrir son visage au moment où il hoche la tête, hésitant sur le chemin à prendre (fig. 9-10). Alliée à l’art du portrait, la contre-plongée magnifie les traits de l’acteur. Son destin de personnage semble à cet instant reposer entièrement sur la direction qu’il s’apprête à suivre. On peut s’attendre au pire lorsque, partant du côté où son visage se recouvrait d’ombre, Ray s’enfonce dans l’obscurité de la rue (fig. 11).
Par le biais de cette intrusion, le spectateur va pénétrer dans l’intimité du Bowery. Un mundus inversus l’attend, véritable « contre-champ » aux clichés positifs de la grande ville produits à l’époque par le cinéma américain. Pour sa première escale dans le quartier, le jeune homme a choisi l’un des nombreux bars dont regorge la rue. Leurs façades – celles du Round House (fig. 12) et du Majestic Bar (fig. 13), parmi d’autres – sont souvent cadrées par Richard Bagley dans une frontalité qui évoque le « style documentaire »42 de Walker Evans.
Les solutions privilégiées par Rogosin – une énonciation transparente, une économie de moyens derrière laquelle s’efface l’auteur – reconduisent au cinéma l’objectivité de traitement que le photographe avait empruntée à Gustave Flaubert43. L’absence de voix over et d’intertitres introduisant à l’histoire contribue à forger l’illusion d’un accès immédiat à la réalité représentée. Ces choix, qui donnent au film son réalisme, placent en retour le spectateur dans des conditions immersives analogues à celles que l’équipe a connues en amont du tournage. Une heure durant, celui-ci est invité à partager et à témoigner des conditions dans lesquelles vivent les sans-abri de New York. Contre le racisme et toutes les formes d’exclusion qui perdurent ou émergent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le réalisme constitue, dans la voie de Flaherty et de De Sica44, une expérience de l’altérité.
Lieu de confidence et de sociabilité par excellence (avant de devenir, le soir, un lieu de déchéance), le bar est bien le parlement du sous-prolétariat. Il faut entrer dans le Round House pour que le spectateur entende pour la première fois s’exprimer les Bowery men, avec leur argot, leurs accents et leurs voix nasillardes45. Pour obtenir de la part des acteurs amateurs un jeu « réaliste » et spontané, leurs rôles ont été élaborés en s’inspirant de leur personnalité et de leur psychologie46. Il en est de même des dialogues, dont le contenu est basé sur la vie des acteurs pour libérer un jeu improvisé47. En parlant de ce dont ils ont fait l’expérience au cours de leurs vies, les interprètes sont incités à être eux-mêmes devant la caméra. Ainsi, les discussions de comptoir se déroulant au cours de cette scène gravitent autour d’un sujet – le travail sur les chemins de fer – que Ray Salyer connaît bien pour l’avoir réellement exercé48. La fiction en fera même un lieu commun, dès lors que ce sujet permet à Ray de communiquer avec d’autres hommes. Du cas singulier au groupe, c’est plus largement tout un pan de l’histoire industrielle des Etats-Unis que font remonter ces échanges, depuis l’expropriation des terres des populations indiennes sur lesquelles ont été édifiées les voies ferrées au xixe siècle49 jusqu’à l’exploitation de la main-d’œuvre mal rémunérée50. Ces conditions de travail sont convoquées par les personnages lorsqu’ils évoquent la dangerosité du métier (l’un d’entre eux a failli être tué à cause de négligences de sécurité) et les logements dans les « camps » (camps) où les travailleurs sont cantonnés (un homme se plaint de n’avoir pas reçu de couverture au camp de Monowese).
Outre les indications sociologiques et biographiques que transporte la fiction, la mise en scène fait ressortir la naïveté de Ray, un trait qu’il partage avec Zacharia (Come Back, Africa), cet autre protagoniste inséré au sein d’un environnement étranger. Depuis Les Tricheurs de Caravage51, l’ingénu dupé par des hommes aguerris est un thème bien connu de la peinture de genre52. Avec sa valise, le nouveau venu est rapidement repéré par ceux qui sont familiers du quartier. Pris au piège à l’instant même où il entre dans le bar, Ray est abordé dans le seul but de boire à ses frais. Les regards complices que s’échangent à son insu les ivrognes ne font pas de doute sur leurs intentions (fig. 14-15).
Une fois les verres vides cependant, les quatre hommes quittent la table pour rechercher d’autres compagnons de beuverie. Ray s’émeut de ce départ soudain : « Ils ont filé bien vite, nos lascars », dit-il à Gorman dont il vient de faire la connaissance. D’un air malicieux, celui-ci rétorque : « Tu penses, y avait plus rien pour se rincer le gosier. […] C’est ça le Bowery ! ». Victime de sa méconnaissance du milieu, Ray répond : « Il suffisait de le savoir… ». Malgré la mise en scène d’une amitié – voire d’une filiation – entre les deux hommes, Gorman va lui-même abuser de la confiance du jeune homme. Le soir venu, le vieil homme profite d’un moment de faiblesse de son compagnon pour lui subtiliser sa valise – un vol qui permettra au vieil homme de passer la nuit dans un flophouse, le Boston House. Au terme de cette épreuve nocturne, Ray est dépossédé de ses biens, contraint de séjourner une journée de plus dans le Bowery.
La deuxième journée s’ouvre sur les enseignes de flophouses qui ornent la rue. Puis l’on découvre, à l’aube, des hommes en haillons qui dorment sous celles-ci (fig. 16) ; ailleurs, une femme est allongée ; un autre homme va pieds nus dans la rue (fig. 17). A la verticalité des gratte-ciels new-yorkais répond l’horizontalité des corps reposant à même le sol. Après les arrestations et la référence aux camps, l’Enfer moderne se poursuit à travers ces images. Arrachées à la réalité, celles-ci n’ont d’autre but que de « montrer ce que l’on évite de voir »53. Au mode de vie capitaliste valorisé par le tout-venant de la production américaine, le cinéaste se risque à exposer son envers – l’altérité refoulée de la pauvreté. A Janine et Michel Euvrard, Lionel Rogosin déclare : « J’ai débuté dans le cinéma peu après la guerre ; j’étais frappé à l’époque par le peu d’intérêt des gens pour les grands problèmes contemporains, guerre, génocides, racisme ; je voyais dans le cinéma un moyen de leur faire regarder cela en face »54. Pour lutter contre cet état d’anesthésie, « l’effet de réalisme »55 produit par ces images doit favoriser l’implication émotionnelle du spectateur56.
La réalité est le modèle dont se nourrit la fiction. Ainsi retrouve-t-on Ray dans une position analogue à celle des sans-abri (fig. 18). L’homme se lève non loin de l’abri de fortune confectionné par Frank, le chiffonnier de New York. L’aube voit reprendre les activités du quartier. A peine remis des déboires de la veille, Ray se rend au carrefour de Houston Street pour décharger des camions. Gorman quitte provisoirement le Bowery pour mendier dans une rue commerçante de Manhattan. Frank sillonne avec sa charrette les rues pour récolter des chiffons et des cartons. Celui-ci est le représentant d’un sous-prolétariat qui s’apprête à disparaître avec la démolition de l’elevated train et la gentrification du Bowery. Le spectateur est conduit à découvrir ce personnage dans un bar, aux côtés de Gorman. On apprend au cours de leur discussion que Frank vient de sortir de la prison de Hart Island – un fait réel qui entrava le déroulement du tournage57. Un cadrage laisse entrevoir au cours de leur discussion la sirène tatouée sur son bras gauche (fig. 19).
Emprisonné sur le sol américain, Frank aspire à vivre hors de ce monde, tel un héros romantique. Agitant ses mains noircies par la manipulation des détritus, il dévoile sa feuille de route : « Je liquide mes affaires ici, je descends dans le Sud prendre un bateau et en route pour les îles des mers du Sud ! C’est là que j’irai. […] Si je fais pas les îles des mers du sud, j’irai au Guatemala ». A l’instar du chiffonnier célébré par Charles Baudelaire, Frank est un poète qui « Epanche tout son cœur en glorieux projets »58. Le dépaysement qu’il invoque fait également songer à deux artistes chers à Rogosin : Robert Flaherty, dont l’évocation des « îles des Mers du sud » peut faire écho à Moana (E.-U., 1926), et le peintre-marin Paul Gauguin auquel le cinéaste avait voulu consacrer un film59. Le projet de Frank implique en retour un regard critique sur ses conditions de vie dans le Bowery. Lorsque Gorman, amusé, lui demande ironiquement s’il compte loger « à l’abri d’un cocotier », Frank rétorque de manière lapidaire : « Qu’est-ce que ça peut faire ? Ici, c’est à l’abri d’une porte que l’on vit ! ».
Gorman, avec ses yeux rieurs (fig. 20), son air malicieux et parfois mélancolique, son ironie et sa démarche nonchalante, évoque un personnage du cinéma burlesque. Tel un conteur, il dispose d’une réserve inépuisable d’histoires (il prétend notamment avoir été chirurgien). Son détachement, son port altier (fig. 21), son élégance en dépit des vêtements de fortune qui le recouvrent, font de lui « l’aristocrate » du Bowery. Mendiant, Gorman est le seul à ne pas être assujetti à un travail salarié.
De retour dans le Bowery, le vieil homme croise Ray en chemin. Résolu à ne plus boire, le jeune homme s’apprête à rejoindre les bancs de la Christian Herald’s Bowery Mission, qui est toujours active auprès des sans-abri. L’office est l’occasion de rencontrer les visages graves et songeurs (fig. 22-23) qui composent son assemblée de « pauvres pénitents ». Genre pictural autrefois réservé aux aristocrates et aux saints60, le portrait élève ces hommes au rang de sujets dignes de l’art. Inclus dans des « cadres esthétiques »61, ces derniers sont soustraits à l’oubli et à l’invisibilité du Bowery. Toujours par l’intermédiaire de Ray, le spectateur assiste à la distribution de la soupe populaire62, avant de découvrir des conditions de logement analogues à celles aperçues dans la rue. S’ils disposent de sanitaires, les hommes doivent loger le premier soir à terre et dans la plus grande promiscuité (fig. 24).
Ne parvenant pas à dormir, Ray décide finalement de retrouver Gorman au Confidence, où va se dérouler l’orgie finale. Contrairement à l’assemblée solennelle de la Mission, celle du bar est bruyante, déchaînée, furieuse. Un portrait de groupe montre les buveurs attablés se livrer à leurs passions destructrices (fig. 25). Altérée par l’alcool, la gestique devient imprécise, bouffonne ou enfantine, mais aussi parfois menaçante ; les visages grimacent, exultent ou se décomposent ; la diction devient approximative. On n’échange moins que l’on assène des propos incohérents. La folie et la fureur s’emparent de ces hommes. Cette impression est accentuée par un montage soudainement expressionniste : en même temps que le rythme s’intensifie, les décadrages (fig. 26-27) se succèdent pour produire une sensation de vertige et de tournoiement pouvant évoquer aussi bien l’effet de l’alcool qu’une bolge infernale63.
Une fois parvenu à s’extraire de ce lieu, Ray est aussitôt repéré par deux inconnus. Ils le suivent dans la rue puis se précipitent sur lui pour le rouer de coups et lui soutirer son portefeuille. Les conditions nocturnes dans lesquelles évolue la rixe se prêtent particulièrement à actualiser le « ténébrisme » de Caravage. Les clair-obscur contrastés obtenus par Richard Bagley invitent à la comparaison ; la violence de l’action n’est ainsi restituée qu’à travers des éclats blancs perçant dans l’obscurité. Les épaules du jeune homme sont frappées par la lumière, tandis que les autres parties de son corps sont englouties par des masses d’ombres épaisses (fig. 28). Avec la lumière rasante qui tombe sur les figures, l’angle de vue en plongée et la musique de Charles Mills contribuent à dramatiser l’instant fatidique. Ray gît une fois de plus au sol, comme il avait débuté la journée auprès des sans-abri.
C’est le visage stigmatisé que Ray se présente le lendemain matin face à Gorman. Après avoir échappé de justesse à une dernière rafle policière, le jeune homme souhaite définitivement quitter le Bowery. Pris de scrupules, Gorman va lui remettre une partie de l’argent obtenue de la vente de sa valise. Le vieil homme espère de cette façon aider Ray à prendre un nouveau départ dans la vie. Une discussion au bar jettera cependant une ombre sur ce projet : « Il reviendra » (« He’ll be back »), dit l’un d’eux. Le dernier plan sur Ray semble cependant contredire cette affirmation. Accoudé à un lampadaire, il jette un dernier regard aux visages abimés et malheureux qui l’environnent. Faisant dorénavant face à la lumière, le jeune homme reprend sa marche et disparaît en hors-champ (fig. 29-30), dans une direction opposée à celle qu’il avait empruntée à son arrivée. Cette échappée ouverte sur l’inconnu, qui montre la façon dont Rogosin s’est approprié les « fins ouvertes »64 des néoréalistes italiens, désenclave le Bowery pour libérer le caractère transitoire et lumineux de la rue.
Des sans-abri du Bowery à la population noire parquée dans le township de Sophiatown à Johannesburg (Come Back, Africa), Lionel Rogosin a très tôt attiré l’attention du public sur la pérennité de lieux de mis au ban65. C’est là un des nombreux aspects qui rapprochent son travail de celui de Pier Paolo Pasolini (1922-1975), cet autre cinéaste qui prit position dès son premier film en faveur des sous-prolétaires relégués dans les banlieues de Rome. La rémanence de ces lieux confirme la thèse de Rogosin selon laquelle le fascisme perdure au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La figuration des sans-abri du Bowery – amas de corps immobiles suspendus entre la vie et la mort (fig. 31-32) – est hantée par le souvenir des camps de concentration.
Considéré par son auteur comme un « film d’apprentissage »66 (learning film), On the Bowery pourrait bien être le premier film de la trilogie sur le racisme que Rogosin voulait entreprendre. C’est ce projet que le cinéaste a semble-t-il à l’esprit lorsqu’il entame le tournage d’On the Bowery. Certes, le cinéaste ne traite pas à proprement parler du racisme dans ce film. Il fait cependant état d’une politique de ségrégation menée envers la frange la plus pauvre de la population new-yorkaise. La réalisation d’On the Bowery prépare de ce point de vue celle de Come Back, Africa. A travers la relégation des sans-abri et des ivrognes se reflète la condition des hommes Noirs qui vivent à cette époque dans le ghetto de Harlem ou dans le township de Sophiatown à Johannesburg. Noirs et sans-abri ont en commun la privation (d’un logement décent en l’occurrence) et la séparation relative aux lieux de mise au ban67. Les Bowery men sont captifs d’un environnement hostile, ainsi que le restituent les ombres quadrillant le sol lorsque Frank se présente au générique (fig. 33), la grille qui clôture le parc où se retrouvent les sans-abri (fig. 34), les barreaux de la Mission derrière lesquels ils attendent un repas (fig. 35), ou encore le « grillage à poule » à travers lequel est perçu Gorman dans un flophouse (fig. 36). Les rafles policières constituent une autre façon de capturer la vie. Significativement, la seule vue représentant des hommes Noirs dans On the Bowery s’inscrit dans un contexte répressif. Aux côtés d’hommes blancs, ils sont arrêtés et emmenés par des policiers (fig. 37-38). A ces destins liés par la répression répondra la solidarité des luttes parmi les Woodcutters of the Deep South (1973), l’avant-dernier film de Rogosin.
Au Bowery répond dans Accattone (1961) la Borgata Gordiani, qui fut l’une des premières banlieues construites sous le régime de Mussolini entre 1928 et 193868. A l’origine, note Pasolini, ces habitations « étaient – en seconde instance, mais en réalité fondamentalement – des opérations de police » par lesquelles des « contingents de sous-prolétariat romain […] ont été déportés au milieu de la campagne, dans des quartiers isolés, construits comme des casernes ou des prisons, ce qui n’était pas un hasard »69. Sous prétexte de reloger la population, les autorités fascistes ont érigé de « petits camps de concentration pour ‹ misérables › »70. Plusieurs plans montrent dans Accattone les rangées de maisonnettes délabrées dans lesquelles les sous-prolétaires habitaient encore au début des années 1960 (fig. 39-40).
Le fait que ces logements aient conservé leur usage après la guerre signifie pour Pasolini qu’il n’y a pas eu de rupture véritable entre le régime fasciste et le régime démocrate-chrétien qui lui a succédé. Rendre visibles les lieux de ségrégation assignés aux sous-prolétaires est un projet qui ne va pas de soi depuis la victoire des démocrates-chrétiens aux élections de 1948. Les films néoréalistes se voient reprocher notamment de véhiculer une image négative de l’Italie71. Une phrase prononcée par Giulio Andreotti, alors sous-secrétaire d’Etat chargé de réformer l’industrie cinématographique, résume le tournant idéologique des années 1950 : « Moins de guenilles, plus de jambes »72. Dans un article de 1958 paru dans l’hebdomadaire communiste Vie Nuove, Pasolini regrettait que « […] les bidonvilles cadrés dans les films italiens plus ou moins courageux et de dénonciation ne [soient] jamais les vrais bidonvilles »73. En revoyant Accattone lors de sa diffusion télévisuelle en 1975, Pasolini rappelait que le sous-prolétariat romain était exposé à la « violence impitoyable, criminaloïde, sans appel de la police »74. Le protagoniste interprété par le sous-prolétaire Franco Citti y fait allusion au cours d’une discussion : « Finis les temps héroïques. Aujourd’hui, tu mets le nez dehors et tu es pris. Le préfet de police suit son affaire ». A l’instar de Lionel Rogosin, Pasolini n’a cessé d’établir tout au long de sa carrière de cinéaste des rapports d’analogie entre les camps de concentration et ses déclinaisons modernes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont, dans La Rabbia (La Rage, 1963), les « camps d’assignation »75 mis en place par le gouvernement français lors de la guerre d’Algérie : au sol gisent des cadavres, images sur lesquelles se projette l’ombre des camps d’extermination. La voix de prose interprétée par le peintre communiste Renato Guttuso se réfère à des « […] figures qui se tordent comme les brûlés de Büchenwald »76 lorsque, à l’écran, un de ses dessins montre des ouvriers au repos, entassés dans une même pièce. La référence au camp de Büchenwald revient dans la bouche d’Accattone avant qu’il ne s’effondre au sol, exténué par le travail. La forme qu’arbore l’usine de Teorema (Théorème, 1968) (fig. 41) fait écho aux rangées de maisonnettes de la Borgata Gordiani (Accattone).
De même que le régime démocrate-chrétien poursuit en Italie la politique d’exclusion entamée par le régime fasciste à l’endroit du sous-prolétariat romain, de même, dans le contexte allemand de Porcile (Porcherie, 1969), le mode de production capitaliste perpétue la destruction industrielle des hommes menée sous le régime nazi. La figuration du sous-prolétariat et du prolétariat est hantée par la découverte des camps de concentration. De la Borgata Gordiani érigée sous Mussolini à la villa mondaine où cohabitent bourreaux et victimes d’un régime fasciste (Salò o le 120 giornate di Sodoma, Salò ou les 120 journées de Sodome, 1975), l’état d’exception ne se limite plus à une partie de la population, le sous-prolétariat romain, mais devient totalisant et bio-politique.