Roland Cosandey

La salle de cinéma comme programme*

Sandra Walti, Tina Schmid, éd., [Oliver Lang, photographies], Rex, Roxy, Royal. Eine Reise durch die Schweizer Kinolandschaft. Un tour de Suisse à la découverte des salles obscures. Un viaggio attraverso i cinema svizzeri, Bâle, Christoph Merian, 2016, 115 ill. en couleur

Les publications sur les salles de cinéma sont de trois ordres : l’architecture, la célébration, l’exploitation.

L’histoire de l’exploitation a été abordée principalement par des mémoires universitaires d’histoire locale, qui constituent une littérature grise, inédite par définition, mais plus accessible et plus souvent utilisée qu’on ne l’imagine. Il en va de même d’une réalité qui fut longtemps propre au spectacle cinématographique, le contrôle administratif des œuvres, un sujet dont il est question dans ce numéro de Décadrages.

La célébration produit des publications de qualité très variable, mais toujours intéressantes, car elles restent souvent la seule trace d’une histoire. Leur relevé bibliographique reste très lacunaire1.

L’approche architecturale est l’une des plus riches, pour des raisons qui tiennent à une attention historique nouvelle portée au bâti du xxe siècle et, depuis le milieu des années 1980, à une sensibilité patrimoniale réveillée par le risque que font courir à certains objets jugés remarquables l’évolution de la fréquentation et les difficultés de rentabilité qui peuvent toucher ce qui est une activité commerciale2.

Rares sont les ouvrages qui réunissent les trois aspects et les compétences pour en donner un développement pertinent. Le plus remarquable en date, à notre connaissance, est consacrée au Kino Razzia (ex Kino Seefeld) à Zurich3.

En partant des volumes de l’Inventaire suisse d’architecture 1850–1920 (INSA), nous avons proposé naguère un tableau diachronique, quantitativement limité, mais dont un des intérêts tenait à un postulat : établir la nécessaire liaison entre l’histoire de la construction et l’histoire de son usage4.

Patente et contrôle administratif relevant de dispositions légales cantonales ou communales, rares sont les travaux qui éprouvent le besoin de donner une vision plus large que la ville (pour l’histoire des salles et de l’exploitation) ou le canton (pour la censure, active jusqu’à la fin des années 1970), à part quelques monographies juridiques. Aussi avons-nous été surpris de voir retenue dans la bibliographie de l’ouvrage recensé ici une étude sur le canton du Valais, alors qu’il existe une thèse publiée qui prend en considération Lucerne, Zurich et Vaud5.

Dans un tout autre ordre éditorial, deux ouvrages récents sont venus proposer une vision à la fois inventoriale et sensible des salles, l’« enquête » photographique de Simon Edelstein, publiée en 2011 dans la tradition du beau livre de photographie – format 30 × 23 cm, couverture souple, cahiers hélas mal cousus –, sous le titre Lux, Rex & Corso6, et Rex, Roxy, Royal, qui prend la forme d’un gros agenda presque carré (19 × 15 cm), à dos souple et à couverture en simili cuir, dont on espère qu’il conservera à l’usage plus que l’aspect élégamment trendy de l’ensemble et que sa facture soit la garantie d’une bonne solidité artisanale (la conception graphique est signée des deux éditrices, Sandra Walti, Tina Schmid). La forme signale la fonction, que le sous-titre explicite : Eine Reise durch die Schweizer Kinolandschaft. Un tour de Suisse à la découverte des salles obscures. Un viaggio attraverso i cinema svizzeri. C’est un guide qui nous est proposé, et un guide à l’échelle du pays.

Le trilinguisme correspond au partage des 111 notices rédigées par une dizaine d’auteurs en français, en allemand ou en italien, selon les régions, et à la traduction des quatre textes d’introduction. On retiendra celui de Martin Girod, qui fut à la tête du Camera et de l’Atelier bâlois, puis codirigea le Filmpodium Zurich, hauts-lieux de cet activisme cinématographique et culturel qu’illustre et défend l’ouvrage (Girod en est d’ailleurs le « Fachberater »). Le titre dont son texte est affublé – « Die Leidenschaft fürs Kino », qu’il vaut d’ailleurs mieux lire en allemand – ne laisse pas attendre sa description bien utile du marché cinématographique, qui reste largement méconnu, même du spectateur se piquant de cinéphilie. A ce propos, on regrettera que les trois pages du petit glossaire établi en annexe (dont le texte de Girod doit être lu comme une orientation complémentaire) ne soit donné qu’en allemand, tout en comprenant qu’une traduction trilingue généralisée aurait déséquilibré le volume de l’ouvrage (seules les trente-deux notices en français et les huit en italien sont traduites – en allemand – en appendice).

Ce choix de 111 cinémas témoigne de la densité du tissu suisse et du maintien d’une assez remarquable distribution régionale, incomparable à l’échelle de l’Europe. Et cette densité se verrait avec plus d’évidence encore, si l’on projetait sur la carte qui ouvre le guide les 162 autres salles en activité en 2015, date de la rédaction. Il faut dire que la Suisse est restée ce qu’elle fut depuis toujours en matière de films, un marché ouvert au monde, sans concurrence nationale telle qu’elle pût faire un obstacle protectionniste à l’importation (on aurait voulu qu’un article du glossaire donnât un petit aperçu des contours de ce marché, en nombre de films et en origine, et expliquât pourquoi la liberté d’importer, introduite en 1992 après un demi-siècle de contingentement, puis les facilités logistiques du DCP n’ont pas entraîné la disparition de ces intermédiaires que sont depuis les années 1910 les maisons de distribution).

Rex, Roxy, Royal n’est pas un livre d’Histoire, mais le recueil d’autant de portraits que de salles retenues. Les auteurs ont été sur place et s’ils ne font pas tous dans l’observation directe et le rendu d’une atmosphère, ils ont rencontré les animateurs, recueillis des témoignages, établi certains liens, posé quelques dates. C’est un livre sur un présent actif que l’on met en valeur parce qu’on le constate durable, souvent grâce à l’engagement des collectivités publiques, qui ont progressivement reconnu l’importance des cinémas en termes de lien social, et à la mobilisation de collaborateurs bénévoles.

Nous ne sommes pas persuadé qu’il existe véritablement un tourisme des salles de cinéma, ou alors il doit être le fait d’une poignée d’aficionados. Mais une chose est sûre, même si toutes les salles évoquées ne bénéficient pas d’une image, la centaine de photographies d’Oliver Lang qui rythment Rex, Roxy, Royal en page pleine ou en double page, laisse dans l’œil ce sentiment qu’éprouve le voyageur quand il passe dans une ville et qu’il repère tel ou tel bâtiment pendant que l’on roule et qu’il se dit : « la prochaine fois que je reviendrai ici, je m’arrêterai pour aller le voir ».

*Nous empruntons ce titre à l’ouvrage consacré au cinéma zurichois Xenix, Xenix. Kino als Programm, Schüren, Marburg, 2006.

1 Certains cinémas suisses encore actifs entrent dans une période centenaire. Le Lux à Bulle, depuis 1991 plus musical que cinématographique sous l’égide du Centre culturel Ebullition, n’en a pas moins célébré cet anniversaire par une exposition au Musée gruérien (Lumière sur les salles obscures – Des histoires de cinéma à Bulle, 17 septembre 2016 - 8 janvier 2017) et prolonge la célébration par une publication : Charles Grandjean, Ce Soir au Lux. L’essor du spectacle cinématographique à Bulle, à paraître.

2 A l’heure où nous écrivons cette recension court à Genève une initiative populaire pour Le Plaza (1953, arch. Marc-Joseph Saugey), lancée en juin 2017 par le comité « Le Plaza ne doit pas mourir » (délai : 2 octobre 2017, 7697 signatures requises). Voir www.patrimoinegeneve.ch/fileadmin/heimatschutz_ge/user_upload/images/page_d_accueil/dossier-plaza.pdf

3 Urs Steiner (éd.), Das Kino Razzia. Ein Abspann. Im Brennpunkt der Zürcher Kulturgeschichte 1922 bis 2014, Zurich, Scheidegger & Spiess, 2014. L’ouvrage de Christoph Bignens consacré aux cinémas zurichois reste exemplaire : Kinos. Architektur als Marketing, Zurich, Hans Rohr, 1988.

4 Roland Cosandey, « Ici l’architecture et là le cinéma ? Introduction à un essai de biblio-filmographie », dans Art + architecture en Suisse, 1996/3 (« Kinoarchitektur. Architecture de cinéma. Architetture per il cinema »), pp. 305-311. La biblio-filmographique elle-même, diachronique, recensait quelque 160 salles. En ligne : www.e-periodica.ch/digbib/view ?pid =kas-002 :1996 :47#4. L’effort est poursuivi dans deux rubriques de Documents de cinéma, sur le site de la Cinémathèque suisse : www.cinematheque.ch/i/documents-de-cinema/salles-programmes-publics/introduction/ et www.cinematheque.ch/i/documents-de-cinema/repertoire-critique-censure/introduction/.

5 Martin Eberli, Gefährliche Filme – gefährliche Zensur ? Filmzensur im Kanton Luzern im Vergleich mit den Filmkontrollen der Kantone Zürich und Waadt, Bâle, Schwabe Verlag, 2012 (Luzerner Historische Veröffentlichungen, 44).

6 Simon Edelstein, Didier Zuchuat, Lucie Rihs, Lux, Rex & Corso : Les salles de cinéma en Suisse / Die Schweizer Kinosäle. Une enquête photographique de / eine fotographische Untersuchnug von Simon Edelstein, Genève, Editions d’autre part, 2011. Selon l’introduction de l’éditeur, Edelstein a photographié « un peu moins de 200 [lieux] » (en fait 173), en 2005 et surtout en 2010-11 – les prises ne sont datées que par exception. L’ordre adopté n’est pas géographique, mais alphabétique, selon la localité, ce qui réduit la perception du tissu local, urbain ou cantonal, et unifie l’ensemble dans un effet kaléidoscopique. Les images d’Edelstein rendent comptent des cinémas dans leur aspect, leur activité (y compris celles des spectateurs), et leur atmosphère. En annexe, un inventaire non exhaustif établi par Didier Zuchuat recense 166 lieux, les multisalles comptant pour une unité.