Ils n’ont rien compris au Chien andalou… Une lecture de Censuré ! d’Henri Roth
Henri Roth, Censuré ! 1934-1980. Histoire de la commission de contrôle des films de Genève, Slatkine, Genève, 2016, 247 p., 24 ill. n. b., 3 tableaux
Pour qui se souvient de Circulez, y’a rien à voir ! ! !, la simple mais riche exposition que les Archives d’Etat de Genève avaient présentée à l’Ancien Arsenal en automne 20001, pour qui aussi la littérature sur la censure cinématographique suisse n’est pas un objet inconnu, d’abord celle des juristes2, puis, à partir des années 1990, la littérature grise des mémoires historiques abordant Bâle, Fribourg, Valais et Vaud, la parution d’une monographie sur le cas genevois, exploitant, plus de vingt ans après leur classement, les archives du Département de justice et police (DJP) de ce canton si important en termes d’exploitation cinématographique, ne pouvait que susciter une grande attention.
La lecture que nous proposons de Censuré ! 1934-1980. Histoire de la commission de contrôle des films de Genève porte sur la manière dont l’ouvrage, fort des ressources d’un fonds exceptionnel (150 cartons, dit l’auteur), rend compte de ce quasi demi-siècle d’activité et quels services il est susceptible de rendre au chercheur.
Il sera donc question de point de vue, de pertinence de l’information et des moyens proposés pour aider à la compréhension de ce phénomène politique, social et culturel que fut cette censure exercée en Suisse par l’autorité cantonale jusqu’à sa disparition progressive entre 1970 et 1980 pour ce qui est de l’accès des adultes au spectacle de cinéma.
Le cadre légal
Précisons en préambule deux ou trois choses élémentaires. Introduite à l’échelle cantonale à partir des années 1910, le plus souvent dans le cadre d’une loi, la censure préventive des films est reconnue comme constitutionnelle par le Tribunal fédéral le 10 février 1911, à la suite d’un recours rejeté en dernière instance. Le régime juridique du cinéma est celui de la liberté du commerce, garantie par la Constitution fédérale (CF, art. 31), mais l’exercice de cette liberté peut être limité dans la mesure où il met en danger l’ordre et la moralité publique, dont le maintien relève des tâches de police fondamentale de l’Etat3.
La période où fut appliquée cette restriction pour l’exploitation des films comme pour leur publicité (affiches, photographies, annonces) verra sa fin dans les années 1970. Après Neuchâtel en 1966, les suppressions de la censure cinématographique s’enchaîneront : 1970, Argovie ; 1971, Bâle Ville, Lucerne, Soleure, Zurich ; 1972, Zoug ; 1976, St Gall ; 1980, Genève (16 janvier), Vaud (3 décembre).
Quatre cantons ne pratiquaient pas la censure préventive, mais la censure a posteriori, sur plainte : Nidwald, Zoug, les Grisons et l’important canton de Berne (62 cinémas en 1946 !) dont Roth nous dit qu’il aurait renoncé à la censure préventive en 19664.
Même moyennement informé de ce passé désormais lointain, un lecteur de Censuré ! peinera à saisir ce contexte plus général, tant Genève lui est présenté comme une sorte d’entité particulière. Ainsi, le fait que l’autorité de recours fut, jusqu’à l’instauration du Tribunal administratif en juin 1971, le Conseil d’Etat lui-même, alors que l’instance de décision était le Département de justice et police, était parfaitement conforme au droit administratif suisse5. Et il resterait à démontrer que cette disposition, où juge et partie se retrouvent, entraîna des abus. A propos de cadre légal, on peut regretter que les textes légaux pertinents (loi, arrêté, ordonnance) ne soient cités que par bribes dans l’ouvrage6.
Ces questions de droit n’ont rien d’oiseux. Qu’on en juge : la suppression de la censure genevoise en janvier 1980, par décision du Tribunal administratif, comme nous l’apprend Roth, ne reposa pas sur des considérations « libérales » destinées à défendre l’art. 31 de la CF (comme le laisse entendre l’auteur), mais sur une argumentation juridique dénonçant un vice de forme, soit l’inconstitutionnalité de la mesure adoptée par l’exécutif genevois dès 1934, un simple règlement à défaut d’une loi.
Quand on apprend, toujours grâce à Roth, avec quelle véhémence, depuis les années 1950, s’était manifestée la défense de la censure dans le débat public genevois, on ne peut que relever le paradoxe d’une décision qui escamotait précisément ce que les Vaudois affrontèrent parlementairement, car débattant d’une loi, et que les Genevois expérimentèrent dans la forme que prirent les arrêts du Tribunal administratif en particulier dès le milieu des années 1970 (les pages intitulées « La censure meurt à l’usage » et leur suite sont très instructives à cet égard7).
Quand Roth avance que c’est la même défense de l’article 31 qui entraîna la suppression de la censure vaudoise à la fin de la même année, il se trompe visiblement8. En fait, le débat parlementaire qui aboutit à cette décision, pour laquelle s’était engagé le conseiller d’Etat libéral Jean-François Leuba, prenait acte d’un changement dans les mœurs et de l’inadéquation d’une protection étatique des adultes9.
Une caricature
Reprenons l’ouvrage en main. La couverture donne le ton. On y voit, dans un style de BD genevo-hergécien, sous une exclamation majuscule couleur brique – CENSURÉ ! –, une grande et mâle mégère grimaçante, chaussée de lunettes opaques, un aigle noir couronné et fort suspicieux perché sur l’épaule. De ses grands ciseaux en forme de clés, elle s’attaque à l’affiche de L’Ile aux femmes nues, pendant que s’affairent à ses pieds, dans une sorte de rage criseuse ou jubilatoire, deux femmes et six hommes de taille réduite que le port de la culotte courte, pour les messieurs, infantilise. Ils déchirent ou découpent de la pellicule et surtout des affiches de cinéma au titre reconnaissable : Liliane, The Flying Deuces, La Corde, Les Sentiers de la gloire, Repulsion.
Les petits personnages sont reconnaissables aussi, quand on va aux portraits photographiques qui illustrent l’ouvrage, avec quelques affiches de film : magistrats, membres de la commission et même une députée démocrate-chrétienne, dont on apprendra qu’elle mena « le combat pour le maintien de la censure depuis le Grand Conseil, où elle siège de 1969 à 1989 »10. Que le dessinateur anonyme fasse déchirer l’affiche des Sentiers de la gloire, interdit en 1957 et selon une mesure sans lien avec ce au nom de quoi Marie-Laure Beck souhaitait que l’on renforçât la censure, ne semble avoir gêné personne.
Si l’on considère comme un programme cette représentation genevoise de Madame Anastasie11 et de ses auxiliaires, une chose apparaît avec évidence. Les victimes, à part L’Ile aux femmes nues (1952), qui renvoie génériquement à la catégorie du film de nudisme, portent un nom honorable. Kubrick, Hitchcock, Laurel et Hardy, Barbara Stanwick et Repulsion (1965), si abîmé soit-il, appartiennent à la mémoire cinéphilique.
Curieusement, aucun titre significatif d’une des périodes les plus denses et les plus bousculées de l’activité genevoise de censure préventive des films, instaurée par un arrêté cantonal du 14 février 1934, aboli le 16 janvier 1980 par le Tribunal administratif, n’y apparaît – ni The Orgy at Lil’s Place (Strip Poker, 1963) ou Je suis une groupie (1970), par exemple, que seuls les spécialistes du « sexploitation film » ou du « cinéma-bis » connaissent, ni La Bête de Borowczyk (1975) ou L’Empire des sens d’Oshima (1976), deux réalisations qui relevaient de la catégorie dite « art et essai », auxquelles Roth consacre par ailleurs de longs passages en raison de leur importance, comme partout ailleurs, dans le débat sur le maintien ou la suppression du contrôle des films.
La préface annonce un « ensemble [qui] raconte comment la commission de censure […] a bridé le cinéma à Genève de 1934 à 1980 »12. La quatrième de couverture prévient le lecteur : « A Genève la censure cinématographique a été dure et durable. Elle a longtemps privé ses habitants d’œuvres devenues légendaires comme Le Long Voyage de John Ford [interdit en 1941], La Corde de Hitchcock [interdit en 1950, libéré en 1964] ou Repulsion de Polanski [interdit en 1966, libéré en 1968] ». L’arrière-plan de ce qui se joue à Genève, ce sont des affirmations à l’emporte-pièce comme : « Dès son avènement, le septième art fait peur », « Face aux films, le contrôle devient une machine de guerre », ou encore : « Partout en Occident la censure cinématographique s’impose dans les années 30 »13.
Et le dernier chapitre se lit comme une dénonciation de l’activité de la censure décrite dans l’ouvrage, dénonciation que l’auteur fait reposer sur une affirmation discutable : « L’alternative était simple : interdire ou éduquer. »14 C’est l’occasion d’exempter d’intentions répressives celui qui fut chargé d’instituer la commission, le conseiller d’Etat socialiste André Ehrler, et d’en faire porter la charge aux six conseillers d’Etat suivants. Or il suffit de lire les pages que Roth consacre concrètement à l’activité de la commission durant cette première législature pour constater que les déclarations d’Ehrler selon lequel l’instance de contrôle s’appliquera à un examen de la valeur esthétique des films plutôt que de leur portée morale ou politique15, si elles traduisaient certainement la relation qu’entretenait avec l’art cinématographique celui qui en était alors un des meilleurs connaisseurs en Suisse romande et un réel souci pédagogique, ne correspondaient ni à la lettre ni à l’esprit du règlement qu’il allait devoir appliquer.
Prendre les chiffres au mot
Brider, c’est-à-dire « serrer étroitement en gênant les mouvements », ce n’est pas rien, et l’on est en droit de s’interroger sur la dimension quantitative d’entraves présentées comme ayant eu un caractère chronique. Henri Roth nous y aide.
En avançant que durant ces quarante-six ans 20 000 films – somme obtenue selon quel calcul ? – auraient été projetés dans le Canton, que 1300 d’entre eux furent soumis à la commission, instance consultative, que de ces 1300 le Département de justice et police, instance de décision, en interdit 320 (chiffre qui passe à 350, p. 200) et qu’il demanda des coupures pour 180 autres, le calcul qui peut être fait donne des résultats qui sont loin, statistiquement parlant, d’un endiguement. Selon ces chiffres, 6,5 % des films montrés à Genève entre 1934 et 1980 auraient fait l’objet d’un examen ; 1,6 % auraient été interdits ; 0,9 % auraient été autorisé après coupures.
1300 bandes examinées en 46 ans, c’est 28 films en moyenne par année. 180 « rectifiés » à la colleuse par le projectionniste, c’est quatre films l’an et 320 œuvres interdites cela représente sept films l’an, sur une moyenne annuelle de 437 titres sortis sur les écrans de la République.
Quand on lit que pour la seule période 1972-1974, fameuse par la double présence des productions dites X et d’œuvres dites « d’auteur » ouvertement conçues pour battre les censures en brèche, moment charnière dans l’histoire de certaines censures cantonales, 46 films furent interdits, soit 14 % des décisions d’interdiction pour le demi-siècle envisagé16, on se dit que l’on pourrait au moins nuancer.
Si on élargit un peu le champ, pour inclure les films dit « sexy », en essayant de tirer quelque chose du tableau 4 (en abscisse les années, en ordonnée le nombre de films visionnés et le nombre de films interdits), on constate que sur environ 350 titres quelque 80 furent interdits de 1967 à 1975, soit en neuf ans près du quart de toute la période, le doute n’est plus permis : les totaux avancés par Roth servent à dire le scandale qu’aurait représenté la permanence et la dureté présumée particulière de la censure cinématographique dans le canton de Genève17.
L’auteur ajoute que les chiffres qu’il avance « ne comprennent pas les innombrables œuvres que les distributeurs ont renoncé à présenter parce qu’ils connaissaient la sévérité genevoise »18. A raison de 437 films en moyenne à l’affiche chaque année, on se demande d’où provient cette affirmation, qu’aucune donnée particulière ne vient étayer, mais qui laisse entendre une fois encore un abus d’autorité. De même qu’on cherche en vain quelque chose qui corresponde de façon probante au « fichage des spectateurs » dénoncé en quatrième de couverture.
Une vision a posteriori
Pain bénit des recensions journalistiques de l’ouvrage, cette rhétorique s’atténue par force quand il s’agit d’aborder le tout venant du contrôle, même si l’anachronisme induit par la position critique de l’auteur resurgit avec constance. Ainsi, en 1934, quand la commission, qui tendrait « à se montrer de plus en plus restrictive »19, préavise négativement à propos d’Un Chien andalou, court métrage de Luis Buñuel et Salvador Dali, qui sera interdit, Roth affirme que c’est une « œuvre emblématique du surréalisme » que l’on censure, ne semblant pas mesurer qu’il s’agit là d’un des films les plus délibérément scandaleux de l’époque20.
Ou encore, en 1939, quand Hôtel du Nord est autorisé sous réserve d’une coupure (« la scène où un individu tente d’embrasser une communiante et lui remet de l’argent »21), c’est au « chef d’œuvre de Marcel Carné » qu’on s’est pris.
Sous un autre aspect, qui relève peut-être d’une sorte d’argumentation implicite sur la particularité genevoise de l’exercice de la censure, Roth aborde les cas qu’il retient – fort significatifs au demeurant – d’une façon réductionniste. Ainsi peut-il égrener le chapelet des interdictions par la première condamnation, pour immoralité, fausseté et médiocrité technique, celle de Liliane (Baby Face, Alfred A. Green, Etats-Unis, 1933), en mai 1934, comme s’il s’agissait d’un film ordinaire, alors qu’il appartenait aux productions qui précipitèrent l’instauration du fameux Production Code que l’industrie cinématographique américaine s’imposa de 1934 à 1968.
La même lecture, disons littérale, des éléments rencontrés dans ces dossiers de Justice et police, se retrouve à propos des membres de la commission de contrôle des films, là où se manifeste avec le plus de singularité une véritable spécificité locale. Nous en retiendrons deux exemples.
Du cinéaste Jean Brocher (membre de la commission de 1934 à 1940), il est dit qu’il était juge et partie, étant distributeur (Cinémas populaires romands), « réalisateur et producteur de films, entre autres de documentaires [sic] contre l’alcoolisme », p. 20) et que « sa mise à l’écart de la commission » (une affirmation que rien ne vient étayer) « ne l’empêchera pas d’intervenir en faveur de la censure » (p. 20). Mais Jean Brocher, dont l’activité de distribution se développe par ailleurs en marge du commerce cinématographique, est l’exemple même, pour qui veut comprendre historiquement la chose, d’un engagement complet pour le « bon cinéma ». Ses œuvres de fiction, antialcooliques, anti-littérature de colportage ou pro-suffrage féminin, sont l’application à la production elle-même des critères qui régissent son jugement sur la nécessité de la censure et sa participation à la commission.
L’abbé Marcel Chamonin, l’un des personnages qui semble, à lire Roth, avoir exercé en dehors et à l’intérieur de la commission une des influences les plus fortes durant les dix premières années (1934-1945) – il fait partie de la commission dès sa création par le gouvernement socialiste –, est proprement exécuté par l’auteur, qui fait allusion à son activité d’éleveur de chats birmans : « S’il adore les félins, il abhorre les films. Y compris les documentaires d’actualités qui passent dans les cinémas en début de séance ou dans des salles spécialisées […] » (p. 30). Curieux parti-pris qui consiste à dénier toute forme de pensée sur le cinéma chez un protagoniste aussi important sous prétexte qu’elle ne saurait être que négative ! Il reste l’image d’une sorte d’énergumène manœuvrier, sans que son action ne soit mise en relation avec les positions adoptées envers le cinéma par le Vatican, si importantes dans les années trente pour évaluer l’attitude des autorités religieuses22.
Roth exerce le même type de critique à l’égard des féministes, en particulier d’Emilie Gourd, pour avoir « régulièrement appuyé la censure », soutenant ainsi « le pouvoir du Conseil d’Etat, entièrement masculin jusqu’à la fin de l’existence de la commission » (p. 201). Mais s’il est un organe où les Genevoises, qui n’accédèrent à la pleine citoyenneté qu’en mars 1960, furent présentes dès l’origine, c’est bien la commission de censure, comme le montre la liste de l’annexe 4. On cherchera en vain quelques éléments d’analyse de cette participation.
Ces observations ne rendent pas compte de la forme adoptée par Roth pour nous raconter la censure genevoise. Il a choisi d’en relater les décisions sous la forme d’une chronique, traitant, au fil des législatures, un peu plus de deux cents cas jugés représentatifs (l’annexe 1, un fort utile « Index des films cités », compte 210 entrées).
Puisant dans les boîtes d’archives du DJP documents livrés par les demandeurs d’autorisation, éléments de délibération, correspondance interne et externe, notes de service, libellés de décisions, dossiers de recours et arrêts, son choix rend compte des objets traités en précisant les circonstances et les raisons données pour telle interdiction, telle coupure, tel recours et telle décision en deuxième instance, et en renvoyant dûment au numéro du dossier d’archives23.
S’il donne, à cette échelle, une bonne idée de l’exercice de la censure, Roth semble s’être fait de ces boîtes une sorte de rempart protégeant celui qui les dépouillait de l’environnement immédiat et du contexte plus général dans lequel s’inscrit son objet (Vaud ne fut en général pas moins répressif que Genève ; la réaction pro-censure à Zurich dans les années 1970 fut à la hauteur de celle du bout du lac !).
Ainsi, ce que Roth ne fait pas, et à propos de quoi tout cinéphile tant soit peu informé des œuvres controversées de l’histoire du cinéma s’interrogera, c’est de se demander comment certains films furent abordés à Genève. Par exemple, comment furent traités Jeunes filles en uniforme de Léontine Sagan (à l’Alhambra en juin 1932 et l’objet d’une fine critique de J.[eanne] Ct.[Clouzot] dans le Journal de Genève du 21 juin 1932, p. 7), Scarface de Howard Hawks (à l’Apollo en octobre 1932), ou encore Extase de Gustav Machaty (en novembre 1934 au Studio 10) ? C’est-à-dire ces films qui furent partout en butte à la censure, en Suisse comme en Europe ou aux Etats Unis (et souvent diffusés en Suisse plus libéralement qu’on ne l’imagine24), et que l’on verra souvent dans les ciné-clubs de l’après-guerre auréolés par cette glorieuse stigmatisation. Plus près de nous, on pense à Orange mécanique. La commission dut-elle longtemps délibérer pour assigner l’œuvre de Kubrick aux spectateurs et spectatrices âgés de 18 ans révolus ?25
Demandons-nous trop à qui écrit un ouvrage pour tout le monde sur la censure à Genève de dire quelque chose au lecteur de l’importance de la place pour le marché suisse ?
Pendant cette période, Genève est la deuxième ville du pays en nombre de salles et c’est avec Zurich la ville des premières nationales, étant aussi avec elle l’un des pôles de la distribution suisse26.
Une attention élémentaire au jeu des forces en présence aurait permis au moins de dire quelque chose, mesuré à cette importance, de la position des directeurs de cinéma et des distributeurs, au-delà de la réactivité ponctuelle manifestée par les recours. Nous ne pouvons croire que les documents archivés ne permettent pas de s’en faire une idée, encore faudrait-il que l’on cherchât à répondre à une véritable question, à la place de quoi il faut lire une affirmation aussi confondante que : « Les adversaires de la censure étaient mal renseignés » (p. 201) !
Mal renseignés, les avocats chargés de défendre le recours des directeurs de salle et des distributeurs – les Paul Lachenal, Alfred Borel, François Brunshwig, Gilbert Duboule, Guy Fontanet, Dominique Poncet, Charles Poncet27 ?
Mal renseignés les journalistes spécialisés que Roth cite pour illustrer certaines réactions, le plus souvent critiques, envers telle ou telle décision du DJP – André Ehrler (Voix ouvrière), Max-Marc Thomas (La Suisse), Jeanne Clouzot (qu’il n’identifie pas, ignorant qui signa J. Ct. pendant une trentaine d’années dans le Journal de Genève), Georges Bratschi (Tribune de Genève), François Albera (Voix ouvrière), Christian Zeender (Journal de Genève) ?28
Parmi ces noms de chroniqueurs cinématographiques, on notera que seul ce dernier appartint à la commission (1973-1980/85 – 1985 marquant la fin formelle de cette instance), où des journalistes siégèrent régulièrement sans que l’on soit renseigné sur leur qualité et leur organe, sauf très ponctuellement sur leur position au sein du groupe – à part l’abbé Chamonin (1934-1945) : Jean-Jacques Piguet (1934-1936), Raoul Privat (1936-1957, soit 21 ans de commission !), Jacques Monnet (1958-1970), Michel Jörimann (1965-1977) et peut-être d’autres.
Chic, des tableaux !
A partir de son dépouillement, Roth a cherché à fournir une vue plus générale en établissant trois tableaux. L’intention est louable, mais force est de constater que la conception de ces outils les rend peu utilisables, qu’il s’agisse du tableau des « Réalisateurs, dates et motifs de censure des films cités (par ordre d’apparition dans le texte » (pp. 208-220), de la liste des membres de la commission (pp. 222-223), ou de la « Statistique annuelle des films visionnés et interdits » (p. 221), sur laquelle nous ne reviendrons pas.
Fort utile en principe, une liste des membres d’une commission où ne figure pas la qualité des personnes, sinon celle de son président, parce que chef du DJP, et du procureur général, parce qu’appartenant à l’ordre judiciaire, n’a guère d’intérêt (et l’ouvrage ne comporte pas d’index des patronymes). Cette donnée est en partie reconstituable, si l’on prend la peine de remonter dans le texte, en allant au moment du changement de législature. Souvent, en effet, cette circonstance correspond à une recomposition de la commission, mais l’information y est sélective. Elle ne vient qu’au moment où Roth juge intéressant d’aborder un sujet politiquement aussi délicat que le dosage de la commission et la donnée qui nourrirait un tableau systématique fait ainsi défaut pour près de la moitié des quelque soixante membres qui se succédèrent29.
Quant au tableau des « Réalisateurs, dates et motifs de censure des films cités […] », il comporte 207 entrées de films, ordonnées chronologiquement. Redistribuant à quelques titres près l’index alphabétique, l’ensemble réunit par force tous les cas de figure : film autorisé sans examen de la copie lui-même (l’aval est donné directement par le DJP sur la base de la documentation fournie par l’exploitant et toute autre documentation) ; et pour les films soumis au visionnage : autorisation, autorisation après changement de titre ou coupures, interdiction non contestée, interdiction suivie d’un recours rejeté, interdiction suivie d’un recours accepté (soit autorisation en deuxième instance, avec ou sans coupures). Le tableau comprend aussi quelques films examinés par le DJP avant l’instauration de la commission, ainsi que des films interdits par le canton de Vaud (mais pas à Genève !) ou par la Confédération. Quand un film est traité sans titre dans le texte, il n’apparaît pas dans le tableau (p. 69, p. 111).
Mais l’ensemble ne rend pas compte de manière unifiée de ces cas de figure. Souvent la décision n’est pas donnée. Il faut retourner au corps de la chronique pour savoir par exemple que Les Tricheurs, interdit par Vaud en 1958 (libéré en 1968), ne le fut point à Genève, que Nous irons à l’île du Levant, s’il fut interdit en novembre 1958 fut autorisé après recours en avril 196030, que Cul-de-sac fut autorisé et le fut à 18 ans révolus, que Répulsion interdit en 1966 fut libéré deux ans plus tard, que Blow Up semble avoir été autorisé apparemment sans visionnement préalable, mais on ne dit pas quel âge lui fut assigné… Et en choisissant de ne considérer que les douze premiers mois du processus, l’auteur ne permet plus d’appréhender la temporalité réelle de la présence ou de l’absence sur les écrans genevois des films impliqués. Bien que facilitée par un système de renvoi efficace, cette reconstitution fastidieuse et pas toujours probante ne fait qu’invalider le tableau. On regrettera que l’auteur n’ait pas songé à produire une simple liste des 320 films donnés comme ayant été interdits.
Le plus frappant, dans cet effort compilatoire, tient au parti-pris adopté pour la rubrique « Motif de censure ». En réduisant les motifs à quelques catégories générales, Roth perd la substance historique qu’il avait établie dans sa chronique en les énonçant dans leur teneur originale. Ainsi, « politique » peut cacher aussi bien « propagande communiste » que « pression d’un pays tiers » ou « inopportun en raison de la situation internationale », trois cas d’espèce foncièrement différents. « Immoralité » dissimule adultère, prostitution, traite des blanches, débauche, inceste, qui ne sont évidemment pas des variantes interchangeables, alors que « sexualité » recouvre, plus tard dans la période, l’usage de qualificatifs distinctifs comme « homosexualité », « échangisme », « liberté sexuelle », selon l’évolution sémantique du lexique de la censure, une dimension fondamentale dont nous tirons l’observation de Roth lui-même.
L’usage de ce qu’en sémantique l’on nomme l’hypéronyme efface les différences et se prête naturellement à une rhétorique de l’effarement ou de l’indignation : « Le sexe compte pour les trois quarts des 350 films censurés en quarante-six ans », est-il asséné dans la conclusion (p. 200).
Certes : « La censure n’a pas dit son dernier mot » (p. 197). Mais raconter le passé en cherchant à le comprendre, serait-ce vouloir l’excuser ? L’événement historique étant fait d’un ensemble complexe et singulier de circonstances et de conditions à reconstruire et à interpréter, juger le passé, au nom du combat présent contre l’intolérance, par exemple, ce n’est pas mesurer mieux les raisons d’agir aujourd’hui, c’est renoncer à considérer ce passé dans sa singularité et à chercher à l’interpréter pour le rendre intelligible.
Si le parti-pris adopté par Roth pour raconter la commission genevoise de contrôle des films évacue largement le genre d’interrogations que suggérait Catherine Santschi il y a une quinzaine d’années, les informations que fournit sa chronique, de législature en législature, constituent des premiers éléments d’orientation utiles pour l’exploration d’une source susceptible au demeurant d’être exploitée selon bien des perspectives, et non seulement celle de la censure31. Car le fonds en question, en raison de l’importance de la place genevoise, du volume, de l’étendue temporelle et de la variété des documents sauvés naguère « par la ténacité d’un archiviste », constitue un site majeur pour l’histoire générale de l’exploitation cinématographique en Suisse32.