Entre subjectivité et objectivité. Wojciech Zamecznik et la photographie appliquée au graphisme
Autour de l’exposition « Wojciech Zamecznik : La photographie sous toutes ses formes », Musée de l’Elysée, Lausanne, 21 septembre-31 décembre 2016
Le Musée de l’Elysée a récemment consacré une exposition individuelle à Wojciech Zamecznik (1923-1967), graphiste, photographe, réalisateur de films d’animation et scénographe polonais. L’œuvre graphique de cet artiste précocement décédé est connue du public polonais, mais n’a jamais été véritablement étudiée ni présentée en dehors des frontières de son pays. Si aujourd’hui Wojciech Zamecznik retrouve une renommée nationale et internationale, c’est grâce à la fondation Archeologia fotografii1 qui a mis en valeur les archives privées de l’artiste, conservées à Varsovie chez son fils Juliusz. Cette recherche minutieuse a permis de redécouvrir Zamecznik, non seulement en tant que graphiste de talent, mais également en tant que photographe à part entière. C’est donc sous cette double perspective qu’est présenté l’artiste à sa première exposition internationale, organisée par la conservatrice Anne Lacoste au Musée de l’Elysée et intitulée « Wojciech Zamecznik : la photographie sous toutes ses formes ».
La commissaire de l’exposition a inscrit l’œuvre photographique de Zamecznik dans un contexte artistique très large : de Man Ray et László Moholy-Nagy2 aux courants de la photographie d’après-guerre tels que la Photographie Subjective, la Nouvelle Vision et la photographie humaniste3. La mise en exergue du contexte artistique international a permis entre autres de briser le cliché concernant l’imperméabilité du « rideau de fer ». En effet, pendant la guerre froide, les artistes polonais sont restés parfaitement renseignés sur l’actualité artistique de l’Occident. Lacoste a également relevé l’intérêt de l’artiste pour la lumière, les effets optiques, le mouvement, et surtout son approche expérimentale de la photographie qui en fait un pionnier de l’innovation de ce médium durant la période suivant celle du Bauhaus. Tous ces aspects artistiques et techniques de la création photographique de Zamecznik sont analysés dans l’ouvrage accompagnant l’exposition, qui constitue une source précieuse sur la pratique photographique de l’artiste polonais4. Néanmoins, cette publication laisse un petit goût d’insatisfaction quant à l’analyse de l’usage de la photographie dans la production graphique de Zamecznik – son principal champ de création professionnelle, qui a pourtant occupé une place importante dans l’exposition lausannoise. La publication situe à juste titre l’œuvre graphique de cet artiste dans le contexte de la « modernité » – un nouveau paradigme dans l’art polonais survenu suite au dégel5 politique après 1956. Cependant, elle n’explique pas le contexte artistique et politique des années précédentes, pourtant déterminantes pour la pratique photographique dans le graphisme polonais. De nouvelles règles esthétiques imposées aux artistes suite à l’instauration du régime communiste en 1944 ont engendré un désintérêt de la majorité des graphistes pour le médium photographique dénoncé comme « objectif » et ont, par voie de conséquence, mené à un développement du graphisme pictural considéré comme « subjectif ». En effet, ce dernier s’est trouvé reconnu à l’étranger et légitimé par les instances de consécration politique du pays6, tout en gagnant des commandes étatiques et le statut d’œuvre d’art. Ce contexte n’est pas resté sans conséquence sur la démarche artistique exceptionnelle de Zamecznik-graphiste qui dans son usage de la photographie se situe constamment entre « subjectivité » et « objectivité ». Nous nous proposons d’éclaircir ce phénomène.
L’usage de la photographie dans le graphisme en République populaire de Pologne
Zamecznik débute sa carrière artistique juste après la Seconde Guerre mondiale. Le jeune adepte de la faculté d’architecture de l’Ecole polytechnique de Varsovie – dont les études sont effectuées clandestinement pendant la guerre – n’a finalement jamais travaillé en tant qu’architecte stricto sensu. Dès le début de sa formation, il s’intéresse au graphisme, à la scénographie et à la réalisation d’expositions ; des domaines dans lesquels les artistes trouvent facilement de l’embauche dans la période turbulente de l’après-guerre. Il ne renonce cependant pas complètement à ses passions pour la physique, les mathématiques et les sciences mécaniques, qu’il développe notamment dans le cadre de la réalisation de films d’animation et dans celui de sa pratique photographique. Celle-ci devient d’ailleurs très vite sa technique privilégiée ainsi qu’un champ d’expériences techniques et formelles.
Cet emploi de la photographie dans le graphisme et notamment dans l’affiche durant la période d’après-guerre n’est pas évident. Il correspond à une période de grande progression du graphisme pictural nommé l’« école polonaise de l’affiche », qui se singularise par le rejet des règles strictes régissant le graphisme d’avant-garde européen et qui opte pour l’expression personnelle et subjective de l’auteur dans son œuvre, notamment à travers l’immédiateté du geste pictural dans le dessin et dans la typographie. Dans la seconde moitié des années 1940, l’affiche de l’« école polonaise » commence à gagner ses titres de noblesse à l’étranger. En Pologne, elle attire de nombreux artistes grâce à son caractère novateur et à une liberté de création plus importante que dans le domaine des arts « majeurs », enclins à une plus grande pression politique. En même temps, elle jouit d’un mécénat étatique qui la considère comme parfait « produit d’exportation » d’une image de la production culturelle de qualité en provenance d’un pays socialiste.
Or, le rejet du courant de l’avant-garde par les artistes de l’époque peut étonner car pendant la période de l’entre-deux-guerres, et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cette tendance prédomine dans la création graphique polonaise. S’inspirant du suprématisme et du constructivisme russe ainsi que des tendances développées à Weimar, des artistes d’avant-garde comme Mieczysław Szczuka, Teresa Żarnowerówna, Kazimierz Podsadecki, Henryk Stażewski ou Mieczysław Berman7 ont privilégié la photographie et le photomontage pour leurs projets d’affiches, de couvertures de livres, de tracts, de brochures, de publicités ou pour des revues et des magazines. Ces expériences artistiques ont une influence profonde sur le graphisme de masse de l’époque. La photographie et le photomontage deviennent ainsi des moyens d’expression couramment utilisés8.
Cependant, cette grande popularité de l’usage de la photographie dans le graphisme ne trouve pas de continuité dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale. Ce phénomène s’explique tout d’abord par une plus grande facilité à réaliser des projets picturaux dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre. S’ensuit une réticence des autorités communistes envers l’usage de la photographie associé à l’esthétique de l’avant-garde, cette dernière étant condamnée à partir de l’instauration du réalisme socialiste en 1949. Bien que la photographie ne soit pas officiellement interdite, elle est présentée, dans le discours des autorités politiques, comme une « pratique néfaste » qui ne peut pas remplacer l’« art vivant produit par un artiste »9, c’est-à-dire la peinture ou le dessin. Le photomontage est dénigré en tant que technique « formaliste », non seulement à cause de ses liens avec l’esthétique de l’avant-garde, mais aussi du fait de son origine, la « réclame »10 occidentale, à laquelle l’art du réalisme socialiste souhaite s’opposer durant la guerre froide. On attend alors de la photographie une représentation de la réalité idéalisée afin de montrer non pas une vérité objective, mais une vérité propagandiste11. A cet égard, l’utilisation de moyens « artistiques », notamment les retouches, est conseillée aux photographes et aux graphistes.
Ce contexte politique influence davantage l’usage de la photographie dans le graphisme d’après-guerre. Si dans les affiches de cinéma les graphistes utilisent souvent des photos tirées des films (distribuées à l’occasion de leur sortie en salle), la photographie ne leur est pas utile en tant que moyen d’expérimentation, mais plutôt comme outil facilitant leur travail. L’image est en effet souvent retouchée ou retravaillée au crayon ou au pinceau afin de la rendre moins véridique ou d’effacer presque complètement la trace de son usage. Bien que Zamecznik se serve également de photos empruntées aux films, cet artiste, dès le début de sa carrière12, cherche à mettre en évidence la photographie non seulement comme un outil de travail, mais également en tant que moyen d’expression égal à la peinture ou au dessin. Ainsi pour l’affiche du film polonais Celuloza (Jerzy Kawalerowicz, Pologne, 1954) (fig. 1), Zamecznik ne cache-t-il pas son emploi particulier de la photographie en y présentant des scènes successives du film. Néanmoins, il se distancie également des affiches filmiques des années 1930 et 1940 par l’utilisation d’effets qui rendent la photographie moins véridique : couleurs, superpositions ou agrandissements de photographies jusqu’à l’obtention d’un effet dévoilant les trames de l’image. Il en va ainsi dans l’affiche pour le film yougoslave Czerwony kwiat [Fleur rouge] (Gustav Gavrin, Yougoslavie, 1950) (fig. 2-3) où Zamecznik superpose l’image d’un visage à celle d’un fil de fer barbelé.
Aussi, l’artiste met en évidence l’usage de la photographie et, en même temps, ses réalisations photographiques obéissent aux critères de l’affiche polonaise alors en vigueur. Non seulement ses créations sont toujours composées d’éléments picturaux, mais elles suivent la règle voulant que l’affiche constitue une expression subjective de l’auteur. Par ailleurs, il n’est pas sans importance qu’au début de sa carrière de graphiste, Zamecznik crée également des affiches entièrement picturales (fig. 4). En l’occurrence, pour un jeune adepte de la faculté d’architecture de l’école polytechnique de Varsovie qui ne désire pas devenir architecte, mais graphiste, l’enjeu consiste à jongler entre ses propres intérêts et les règles implicites du champ de l’affiche afin de trouver sa place dans le milieu artistique tout en obtenant des commandes.
De la subjectivité vers l’objectivité. L’œuvre graphique après le « dégel » politique
Vers 1955, Zamecznik commence à expérimenter davantage la photographie et à utiliser ces essais dans ses projets graphiques. C’est souvent le contexte de la « modernité » qui est indiqué comme déclencheur de la nouvelle esthétique de cet artiste13. Bien que les idées progressistes de la « modernité » aient surgi chez lui avant cette date14, force est de constater que l’enthousiasme unanime des artistes polonais pour la « modernité »15 conforte sûrement Zamecznik dans sa volonté de poursuivre de façon encore plus expérimentale l’usage de la photographie. La « modernité », qui véritablement explose dans tous les domaines artistiques, se caractérise par un recours à l’idée avant-gardiste de l’unité entre art et société – idée souvent désignée par le terme d’« humanisme ». Ce mouvement se singularise également par la grande importance accordée à la technique et à la science – surtout à la biotechnique –, perçues comme des moyens de renouer avec l’homme moderne.
Cependant, dans le domaine du graphisme et surtout dans celui de l’affiche, ces idées sont toujours réalisées grâce au truchement de la technique picturale, désormais plus ouverte à la peinture occidentale, notamment avec le tachisme et l’informel. L’expression formelle spontanée ainsi que la couleur jouent désormais un rôle essentiel dans l’affiche polonaise. Dans ce contexte, les expérimentations photographiques de Zamecznik demeurent exceptionnelles et ont une double signification. D’une part, elles permettent à l’artiste de mûrir ses propres intérêts pour la photographie en tant que médium « objectif », stimulés par les idées de la « modernité » en vigueur. D’autre part, elles lui permettent d’assimiler parfaitement les règles implicites du champ du graphisme qui constitue sa principale activité professionnelle.
Parmi les critères en vigueur, c’est l’originalité qui apparaît comme primordiale. Il s’agit maintenant pour les graphistes de se distinguer des autres auteurs et de trouver leur propre place au sein de ce champ en plein épanouissement. Ainsi, les effets de transformation de la photographie, que Zamecznik emprunte aux artistes d’avant-garde des années 1920 et 1930, rendent ses réalisations graphiques exceptionnelles et originales. En même temps, l’artiste doit veiller à ne pas pencher vers une démarche trop « objective ». Quoique l’art de l’entre-deux-guerres soit réhabilité suite à la fin du réalisme socialiste, l’esthétique de l’avant-garde va à l’encontre des critères régissant le champ de l’affiche. Si Zamecznik reste néanmoins en accord avec les critères en vigueur – et obtient d’ailleurs une grande reconnaissance artistique de la part de ses pairs – c’est notamment grâce à des procédés de transformation (déformation, ajout de couleurs, etc.), qui muent la photographie considérée comme « objective », en une image hautement « subjective ».
Les techniques utilisées par Zamecznik sont multiples. L’artiste se livre à différentes expériences photographiques : il enregistre le flux lumineux (fig. 5), le mouvement des gestes ou la dissolution d’encre dans l’eau ; il use du contraste et du négatif, utilise la lumière plusieurs fois de suite, ajoute de la couleur directement sur la plaque photographique ou sur le tirage ou exploite la technique du photogramme16. Ces formes sont ensuite employées dans ses projets graphiques, souvent avec un rajout de couleurs (fig. 6-13).
Vers l’« objectivité affirmée »17. Le programme de l’enseignement à l’Académie des Beaux-arts de Varsovie et le graphisme suisse
L’année 1960 constitue une autre césure importante dans l’œuvre de Zamecznik. L’artiste commence à enseigner à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie et dans son programme d’enseignement, il affirme davantage sa démarche « objective ». Il s’oppose à l’utilisation de la peinture, considérée comme une technique dépassée. De même, il condamne l’approche trop personnelle, « pleine d’émotion [qui] donne plus d’une fois l’impression d’un manque de connaissance et de vérité sur le sujet »18. Seule la technique photographique « utilisant des éléments objectivement indépendants de la main de l’auteur » et ayant la faculté documentaire permettant « de montrer objectivement même les choses les plus invraisemblables et les plus imprévisibles […] est en complet accord avec les tendances de la culture, des sciences et de la technique contemporaines »19.
Aussi, c’est un programme qui renoue très concrètement avec des idées avant-gardistes, proclamant – pour citer László Moholy-Nagy – vouloir « débarrasser la création artistique de la médiation manuelle et de l’empreinte subjective »20. Il se réfère également au « graphisme suisse » connu également sous le nom du « style international »21. En même temps, le programme s’oppose de manière décidée à la conception de l’affiche enseignée à l’Académie depuis 1952 par un maître incontestable de l’affiche polonaise, Henryk Tomaszewski.
Pourtant, la démarche de Zamecznik n’est pas considérée par ses pairs comme une critique de leur conception de l’affiche et c’est d’ailleurs grâce à leur l’initiative que Zamecznik est engagé à l’Académie des Beaux-Arts. Cette apparente contradiction s’explique par le fait que suite à la libéralisation politique, le champ de l’affiche polonaise s’ouvre plus facilement aux différentes tendances artistiques. En outre, il n’est pas négligeable que le graphisme et surtout que l’affiche soient devenus un domaine tellement populaire que le nombre de graphistes est toujours en hausse. Ainsi, l’« originalité » devient un critère de plus en plus demandé.
C’est également dans le même contexte politique marqué par la censure, laquelle ne s’immisce plus autant dans la matière esthétique, que Zamecznik crée des affiches strictement typographiques en noir et blanc, faisant preuve d’une connaissance des nouvelles expériences typographiques des graphistes suisses Peter Megert, Emil Ruder ou Gérard Miedinger (fig. 14-16). Il est probable que cette nouvelle recherche soit alimentée par son voyage en Suisse en 1964 durant lequel il visite, entre autres, l’Exposition nationale suisse de Lausanne. Dans les années suivant ce voyage, Zamecznik renoue également avec les affiches de Josef Müller-Brockmann. L’affiche sociale de prévention contre les excès de vitesse des motocyclistes Szybciej [Plus vite] (fig. 17) renoue avec Cycliste-attention et les affiches pour le Club suisse de l’Automobile réalisées dans les années 1950 par le graphiste suisse (fig. 18-19). Il s’agit, dans le cas de Zamecznik, de l’utilisation d’une photographie d’un motocycliste proche de la photographie « straight ». Cette affiche prouve qu’il existe une nouvelle approche de l’« objectivité » dans l’œuvre de Wojciech Zamecznik. Cette recherche esthétique a néanmoins été interrompue par son décès précoce en 1967.
Le positionnement artistique de Zamecznik, se situant entre « objectivité » et « subjectivité », est symptomatique de la situation des artistes en République populaire de Pologne qui furent contraints d’évoluer au sein d’un carcan de règles imposées par les autorités, tout en respectant leurs intérêts esthétiques propres ainsi que leurs convictions idéologiques. L’empreinte de la sphère politique sur le domaine artistique influence également le travail du chercheur qui ne peut négliger une prise en compte du contexte politique, même lorsqu’il s’agit d’analyser des phénomènes culturels apparemment sans lien avec l’idéologie. A cet égard, il est judicieux de conclure en évoquant le concept d’« idéose » proposé par Andrzej Turowski qu’il définit comme : « un espace de pensée et de systèmes, mais un espace où les choix individuels se révèlent à la lumière des stratégies politiques dominantes. Il s’agit d’un espace imprégné d’idéologie qui restreint toute manifestation de pensée souveraine »22. Turowski insiste sur le fait que, puisque l’art polonais d’après-guerre est assujetti par l’« idéose », son analyse « ne peut pas se restreindre à une réflexion sur la tradition dans l’art national ou international ». Cela ne veut pas dire que « chaque œuvre d’art est imprégnée idéologiquement – au contraire : c’est le contexte du pouvoir total qui ne laisse pas une œuvre d’art innocente »23.