Du côté de la distribution
La situation est très similaire à celle de cultiver du blé sur des prairies avant d’avoir construit un chemin de fer. Ce qui n’a pas été […] entrepris car il n’y aurait pas eu moyen d’acheminer le blé sur le marché et de le livrer aux personnes qui le mangeraient. Il en va de même pour la production et la distribution cinématographique. Il n’est pas possible de réaliser des films si nous ne disposons pas de moyens pour amener les gens à les voir.1
Dans ce texte dactylographié conservé dans ses archives privées, Lionel Rogosin part du constat d’un déséquilibre entre le nombre de cinéastes compétents aux Etats-Unis et celui, plus limité, de « films indépendants, en particulier des documentaires radicaux à portée sociale ». Ce ratio devrait être pensé non seulement par rapport aux possibilités de réunir des budgets de production, mais encore et surtout par rapport aux canaux de distribution, qui permettent à ces films d’être vus, et, potentiellement, de recouvrer leurs coûts de production par leur circulation. Ainsi, selon lui, « lever des fonds pour des cinéastes individuels afin de réaliser des films radicaux, c’est vraiment mettre la charrue avant les bœufs, car il n’y a qu’un nombre limité de films qui peuvent être réalisés dans ces conditions ; et s’ils ne parviennent pas à recouvrer le coût de leur investissement, il ne sera pas possible de réaliser davantage de films ». Dans le contexte étatsunien, où le cinéma n’est pas subventionné par l’Etat et où la production hollywoodienne domine, il faudrait, selon cette perspective, s’attaquer avant toute chose au problème crucial de la distribution pour que les films indépendants « fleurissent comme des champignons après une pluie d’été », et que la distribution soit, elle aussi, indépendante.
Ce constat qu’il tire après avoir réalisé Woodcutters of the Deep South (1973), qui sera son dernier film, n’est pas nouveau pour lui. Il fait écho à une large part de ses activités dans le domaine cinématographique depuis le début de son parcours. Pour reprendre la comparaison développée dans la citation en exergue, Rogosin ne se situe pas seulement du côté des cultivateurs de blé, mais aussi des constructeurs de chemins de fer : il a œuvré sur ces deux terrains – production et distribution (et même exploitation) – de façon concomitante. La diversité des initiatives qu’il a engagées, comme l’ouverture d’une salle de cinéma à New York et la création d’une maison de distribution, ou auxquelles il a pris part, telles que des organisations collectives de cinéastes, témoigne de l’importance qu’il a accordée à l’enjeu de la circulation des films indépendants.
Cet article propose une première analyse approfondie de ces activités « extra-filmiques » liées à la distribution, qui sont indissociables de ses projets filmiques de la fin des années 1950 aux années 1970. Certains des projets décrits ici n’ont pas encore été discutés dans la littérature spécialisée : en effet, cette exploration est désormais possible grâce à la conservation et à la mise à disposition des archives privées du cinéaste, qui, bien que fragmentaires sur certains aspects, se révèlent indispensables pour envisager conjointement la production et la diffusion, ou si l’on préfère, la charrue attelée aux bœufs2.
D’un point de vue historiographique, mon intervention s’appuie sur deux propositions. En premier lieu, se concentrer sur le phénomène de la distribution nous conduit à mettre en lumière les liens entre une multiplicité d’acteurs et d’institutions, qui ne se limite pas à la relation du cinéaste à son œuvre, cette dernière étant alors trop souvent envisagée en dehors du contexte matériel et social dans lequel elle s’inscrit. Le cinéma « indépendant », « à petit budget », ou « expérimental » induit plus volontiers à se concentrer sur cette relation que le cinéma hollywoodien ou industriel, qui mobilise a priori un nombre de collaborateurs et de forces plus important. Or, comme le note Tess Takahashi par rapport au cinéma expérimental, « [d]ans de nombreux cas, les réalisateurs eux-mêmes ont assumé les rôles de programmateurs, distributeurs et exploitants de films expérimentaux »3, tandis que même des « auteurs » principalement envisagés en dehors d’un quelconque « marché », tels que Robert Bresson, s’y sont confrontés4. Selon moi, la conclusion à laquelle Geoffrey Nowell-Smith parvient vis-à-vis des films d’artistes s’applique également au cinéma indépendant, même si les prémisses de sa réflexion ne sont guère appropriées en ce cas : « L’artiste effectue peut-être un travail solitaire […], la réception n’en demeure peut-être pas moins solitaire (particulièrement avec l’avènement de la vidéo), mais le milieu intermédiaire où les films sont évalués et des moyens conçus pour les amener à des publics potentiels est vibrant de vie collective et de débat politico-culturel »5. Ainsi, même s’il s’attache principalement au parcours d’un individu, cet article revient d’une part sur la multiplicité des fonctions de Rogosin, et cherche d’autre part à éclairer sa place au sein de groupes, ainsi que ses négociations avec d’autres acteurs et infrastructures. Je me concentrerai ainsi sur sa participation à diverses tentatives de résoudre le double problème, crucial, de la visibilité de films réalisés hors des studios et d’un type d’économie qui permette aux réalisateurs de produire, dans un système capitaliste, des films à bas budgets (et, éventuellement, d’en vivre).
Etudier les circuits de distribution et la (non-)circulation des films amène à ne plus poser la question : « qu’est-ce que le cinéma ? », mais bien plus radicalement : « où est le cinéma ? »6. Dans son analyse de la circulation des films et vidéos d’art, Erika Balsom propose justement d’explorer la multiplicité et la complexité des réponses, qui varient historiquement, à cette question encore souvent négligée dans les études sur le cinéma indépendant ou d’avant-garde. Se référant à la situation contemporaine, elle peut ainsi écrire :
Si la consommation des images en mouvement passe par davantage de plateformes et de situations d’exposition qu’auparavant, quels réseaux traversent-elles pour atteindre leurs publics ? Quels facteurs interviennent qui favorisent ou restreignent ces passages ? Répondre à ces questions implique […] d’explorer les domaines de la distribution et de la circulation, où la distribution désigne les infrastructures (formelles ou informelles) qui rendent une œuvre disponible pour être vue, et où la circulation désigne les trajectoires que des œuvres particulières peuvent prendre à travers un ou plusieurs modèles de distribution.7
La période couverte ici, entre la fin des années 1950 et les années 1970, se situe avant l’arrivée du numérique, évoquée par la chercheuse en ouverture de citation, la circulation d’un film impliquant encore nécessairement le transport matériel d’une ou plusieurs copies argentiques. Mais, tout comme notre époque « digitale », ainsi que le montre Balsom, n’est pas synonyme de circulation sans contrainte des œuvres, et encore moins d’accessibilité et de visibilité garanties, les mêmes questions générales se posent pour l’ère analogique. Ainsi, pour envisager cet « où », j’emprunterai une trajectoire dont les échelles sont multiples – locale, nationale, et transnationale – et j’explorerai plusieurs « infrastructures » parmi lesquelles circulent les films : les salles de cinéma, le circuit des ciné-clubs, les universités, les festivals, et les coopératives et sociétés de distribution.
Du Bowery à Bleecker Street
En 1960 à New York, Lionel Rogosin participe aux réunions qui aboutiront à la fondation du New American Cinema Group (NACG). Dans sa « première déclaration », distribuée d’abord sous forme de feuillets puis publiée dans la revue Film Culture en été 1961, le groupe, composé alors d’une vingtaine de membres dont Jonas Mekas, Shirley Clarke et Robert Frank, insiste notamment sur la nécessité d’un renouvellement des méthodes de distribution de films aux Etats-Unis, qui limitent l’accès aux films indépendants : cette déclaration annonce ainsi le projet d’un « centre de distribution coopératif », et suggère la création d’un festival sur la côte Est qui « servirait de lieu de rencontre pour le Nouveau Cinéma du monde entier »8. Si, dans la liste des fondateurs du groupe présentée en introduction de ce manifeste, Rogosin est associé aux deux films qu’il a alors réalisés, On the Bowery (1956) et Come Back, Africa (1959), il est à ce moment également gérant d’une salle de cinéma. A l’instar de son collègue Daniel Talbot, qui dirige avec sa femme Toby le New Yorker Theater dans l’Upper West Side9, Rogosin a depuis peu ouvert une nouvelle salle à Greenwich Village, un quartier en pleine effervescence10. Il obtient au début de 1960 le bail d’un théâtre « off-Broadway », le Renata ; il investit dans sa rénovation et sa transformation, et baptise la salle Bleecker Street Cinema, du nom de la rue où il se situe (au numéro 144)11.
L’adoption de cette nouvelle fonction de gérant de salle, que Rogosin ajoute à celle de réalisateur, est alors motivée, selon Jonas Mekas, par l’impossibilité de trouver un distributeur pour son film tourné en Afrique du Sud : « les cinéastes, fatigués de supplier les distributeurs et les gérants de salle de diffuser leurs films, commencent à ouvrir leurs propres cinémas. Lionel l’a fait […] parce que personne ne voulait montrer Come Back, Africa. »12 Son premier film, On the Bowery, après une sélection à la Mostra de Venise en 1956 et l’attribution du Grand Prix du documentaire qui lui apporte une certaine reconnaissance médiatique et une légitimité institutionnelle, a été distribué à New York et à Londres – de façon toutefois limitée dans les deux villes, c’est-à-dire dans une seule salle. Avec Come Back, Africa, qu’il termine au début de l’année 1959, Rogosin tente à nouveau d’être sélectionné à Venise, mais sans succès. Il est néanmoins invité à participer au jury de la section documentaire13, ce qui lui offre la possibilité de présenter son film hors compétition au festival, celui-ci recevant un écho favorable dans la presse notamment. La présentation du film dans le cadre de ce festival international ouvre de nouvelles possibilités de distribution, comme l’explique Rogosin dans son autobiographie inédite : « [A Paris,] la publicité de Venise nous a précédés et j’ai été en mesure de conclure un bon contrat avec Madame De Caris [sic, il s’agit d’Yvonne Decaris] du cinéma la Pagode »14. Plus tôt dans l’année, en mai, un communiqué de presse présentant le film annonce qu’il « sortira simultanément aux Etats-Unis et en Angleterre en été ou au début de l’automne »15 ; mais c’est d’abord en Europe, à Londres puis à Paris, que le film est montré.
Rogosin affirme qu’il a envisagé d’ouvrir son propre cinéma après avoir terminé Come Back, Africa :
Comme il était crucial de présenter en première diffusion les films à New York, il y avait toujours une grande liste de films avant vous. En plus, comme il y avait pénurie de cinémas pour des premières sorties [first run cinemas], leurs charges étaient exorbitantes, 3000 ou 4000 dollars par semaine d’exploitation, en plus d’une garantie de 5000 dollars par semaine pour la publicité. A moins que le film ne soit un grand succès, vous étiez certain de perdre de l’argent – ainsi, j’ai senti qu’il serait bien de créer mon propre cinéma.16
L’évidence avec laquelle il arrive à cette conclusion témoigne de son statut privilégié par rapport à la grande majorité des autres « nouveaux cinéastes américains » : Rogosin bénéficie alors d’une certaine aisance financière, liée au succès commercial de l’entreprise familiale Beaunit Mills, qui fabrique du fil synthétique, et dont il a dirigé le secteur textile jusqu’en 1954, avant de se tourner vers le cinéma. Il peut ainsi investir près de 40 000 dollars dans la rénovation et l’aménagement de la salle qu’il loue, sans s’endetter pour autant17. S’il n’est pas possible, en recoupant les sources disponibles, de retracer la provenance de l’argent à disposition de Rogosin, ni de faire le point sur les comptes de la salle de cinéma au fil des ans, une lettre du bureau d’avocats new-yorkais Platoff Platoff & Heftler [sic], qui travaille alors pour le cinéaste, à Irwin S. Meltzer, de l’entreprise Beaunit Mills, faisant en avril 1961 le bilan d’une rencontre avec Oscar Zurer, le propriétaire de la salle, témoigne du lien que Rogosin entretient encore avec l’entreprise familiale. Le compte rendu du rendez-vous, qui visait à convaincre le propriétaire de baisser le loyer suite « aux pertes subies par le cinéma », indique également les difficultés financières que rencontre le Bleecker une année après son ouverture. Selon ses propos rapportés dans la lettre de l’avocat Dave Harrison, Zurer n’est alors pas disposé à faire de concessions, accusant Rogosin d’une mauvaise gestion économique :
Tout le monde était alors d’accord, selon Zurer, que de sérieux doutes avaient été émis quant à la viabilité économique du cinéma. Il affirme avoir averti Lionel avant la signature du contrat. Toutefois, il affirme aussi que la réponse de Lionel consistait à soutenir qu’il n’était pas nécessaire que le cinéma fasse du profit étant donné que l’importance de la salle était d’agir comme un forum pour la projection de ses propres films, ainsi que de ceux qu’il comptait importer.18
Que ces propos soient attestés ou non, le Bleecker Street Cinema constitue dans tous les cas dès le départ « un forum » pour les films de Rogosin : le cinéma ouvre au début du mois d’avril 1960 avec la première new-yorkaise de son film tourné en Afrique du Sud (fig. 1)19. Deux mois après son inauguration, l’hebdomadaire The New Yorker consacre un article à Rogosin, le seul réalisateur et producteur « qui a réalisé l’exploit de devenir non seulement le distributeur de son film, mais aussi le preneur de bail de la salle dans laquelle il est montré » ; le journaliste va jusqu’à lui attribuer le surnom de « [Greenwich] Village Napoleon »20. A rebours de cette interprétation, le réalisateur et exploitant insiste auprès des journalistes sur le fait que la salle ne servira pas seulement ses propres intérêts, mais sera aussi mise à disposition d’autres réalisateurs indépendants, étatsuniens ou étrangers, potentiellement confrontés aux mêmes difficultés que lui, comme ici avant l’ouverture de la salle : « il y a une pénurie de salles pour certains types de films – un genre qui n’est certainement pas commercial, mais qui mérite d’être vu. Notre but est de montrer ces films »21 ; « durant un ou deux mois dans l’année, le cinéma prévoit un festival de films américains et étrangers remarquables qui n’ont pas encore été ‹ découverts › par les distributeurs »22. En été 1960, une publicité dans Film Culture annonce en outre, en lettres capitales, que le Bleecker Street est la salle « du nouveau cinéma américain pour le nouveau cinéaste américain » (fig. 2).
Le texte programmatique publié dans Film Culture sera actualisé (pour un temps) moins par la programmation publique de la salle que par l’utilisation informelle du lieu. Le foyer du cinéma sert ainsi de lieu de réunion pour l’embryonnaire NACG : dans son « premier bulletin » qui contient la version initiale de la « première déclaration » susmentionnée, le groupe indique ainsi que les deuxième et quatrième rendez-vous du groupe en vue de sa fondation ont eu lieu à Bleecker Street en automne 196023. Deux mémentos datant de 1961 conservés par Jonas Mekas, attestent aussi que le groupe a continué de s’y réunir après sa formation24. A partir de la création de la Filmmakers’ Cooperative en janvier 1962, à laquelle Rogosin ne participe pas, les réunions se déplaceront dans les bureaux de la revue Film Culture, qui deviennent également ceux de la nouvelle coopérative de cinéastes (à 414 Park Avenue South – c’est alors aussi l’appartement de Mekas). Ce déplacement concorde avec la prise de distance de Rogosin avec le NACG : une distance « idéologique » puisqu’il refuse de rejoindre la coopérative, et désapprouve son fonctionnement non sélectif25, mais aussi géographique, puisqu’il est amené à voyager hors des Etats-Unis, notamment en lien avec son projet filmique Good Times, Wonderful Times (1965)26.
Comme le remarque Ben Davis dans son étude historique sur les salles de cinéma indépendantes à New York entre 1960 et 1994, Rogosin délègue très vite la gestion du cinéma à d’autres27 et s’y investit peu. Le Bleecker Street Cinema devient alors « connu comme salle de répertoire, avec une emphase auteuriste sur les grands réalisateurs étrangers »28, plutôt que pour sa présentation de nouveaux films indépendants américains. A quelques occasions toutefois, la salle accueille ce type d’événements : une série de films intitulée « Jeunes réalisateurs américains » (« Young American Directors ») en 1961, qui se concentre sur des films de genre à petit budget29, par exemple, ou des projections organisées sous l’égide de la Filmmakers’ Cooperative et de Film Culture les lundis à minuit, qui ont lieu durant quelques mois en 196330. Dans sa rubrique dans le Village Voice qui annonce cette dernière série, intitulée « La vitrine du cinéaste » (« Film-Maker’s Showcase »), la position de Mekas (organisateur non annoncé de ces dernières séances) vis-à-vis de la programmation courante de la salle, dont il avait d’abord salué l’ouverture, est sans équivoque, et témoigne de sa nouvelle orientation :
Certains parmi vous seront peut-être surpris qu’une telle irruption de films modestes [les films programmés dans la série] soit possible dans les Quartiers Généraux du Grand Art – mais c’est en effet le cas. Le Bleecker Street Cinema n’apprécie pas l’agitation de l’underground, et ne veut pas être identifié à eux. Malgré tout, je suis heureux de ce nouveau développement, et je retire le Bleecker Street Cinema de ma liste noire.31
Plutôt que les films assimilés à la Nouvelle Vague française par exemple, présentés au Bleecker Street Cinema et associés alors négativement par Mekas à un cinéma « commercial et bourgeois »32, la salle accueille lors de ces séances de minuit des films pour la plupart non narratifs, réalisés avec très peu de moyens, et n’empruntant pas le format « classique » du long métrage (fig. 3) : ceux de Robert Breer (4 février), Marie Menken (27 mai), Stan Brakhage (18 mars), Jack Smith (29 avril), entre autres, qui font partie du catalogue de la coopérative des cinéastes indépendants ; mais aussi des films étrangers, tels que le radical Traité de bave et d’éternité (Isidore Isou, Fr., 1951 ; 11 mars) ou, dans un autre registre, le long métrage Banditi a Orgosolo de Vittorio de Seta (It., 1961 ; 15 avril)33 ; ou encore une soirée ouverte à de « nouveaux films », que les cinéastes peuvent librement soumettre (18 février) ; et même une conférence de Brakhage, avec une projection de ses films (13 mai). Le contraste par rapport à la programmation habituelle de la salle est frappant ; et, de fait, la collaboration tournera court puisqu’après deux mois déjà, le manager du cinéma Marshall Lewis écrit à Mekas pour « mettre un terme à leur accord », afin de préserver la « réputation du cinéma » (les projections continueront toutefois jusqu’à fin mai)34. En écho à son premier commentaire, Mekas réinscrit publiquement, semble-t-il, le Bleecker Street Cinema sur sa « liste noire » :
Le plus triste dans tout ça, c’est que quand Rogosin a ouvert son cinéma il y a trois ans, son intention affichée était d’établir une vitrine pour les cinéastes indépendants. […] Il savait qu’il perdrait peut-être de l’argent, mais il était prêt à prendre le risque. Il était trop en colère vis-à-vis de la situation présente de l’exploitation : personne ne voulait montrer ses propres films. Et maintenant, qu’est-il advenu de ses furieuses intentions ? La ville a juste un autre cinéma.35
Trois ans après cet épisode, un changement dans la programmation de la salle a lieu, selon Davis, quand le distributeur de films étrangers Janus Films acquiert les droits de nombreux films programmés auparavant par le Bleecker Street et n’offre plus la possibilité au cinéma de les louer individuellement ; c’est à cette période que Rogosin revient de façon plus permanente à New York36. Dès lors, en plus de films étrangers inédits, venant en particulier d’Europe de l’Est37, la salle met à l’affiche des films étatsuniens indépendants, comme ceux de Kenneth Anger (Scorpio Rising, 1963 – programmé en 1966), Jonas Mekas (The Brig, 1964 – programmé en 1966), Robert Downey (Chafed Elbows, 1966), ou Shirley Clarke (Portrait of Jason, 1967) – une sélection qui coïncide et est directement liée avec le nouveau rapprochement, temporaire, de Rogosin avec Mekas et Clarke pour fonder un centre de distribution, qui, contrairement à la coopérative, aura des ambitions commerciales, et distribuera principalement des longs métrages38.
Après des périodes de fermeture intermittentes, Rogosin remettra le cinéma en 1974, en raison de difficultés financières : d’après lui, « la location de biens immobiliers a augmenté plus rapidement que les recettes des entrées »39. Malgré tout, son initiative d’ouvrir une salle de cinéma à New York a eu des retombées certaines durant de nombreuses années vis-à-vis de la culture cinéphilique new-yorkaise, et a permis, dans une certaine mesure, de rendre visibles des films étatsuniens indépendants. La programmation de la salle a en outre plus largement contribué à la formation « cinéphilique » de jeunes réalisateurs : Martin Scorsese, étudiant à l’université de New York (dont le campus se situe lui aussi à Greenwich Village) dans les années 1960, a reconnu l’importance du Bleecker Street pour lui40, tout comme d’autres réalisateurs, qui développeront une pratique hors de l’industrie, à l’instar du cinéaste expérimental Nathaniel Dorsky, qui crédite en particulier la série de projections des lundis à minuit organisée par Mekas en 196341. Néanmoins, si la gestion d’une salle de cinéma offre l’opportunité de programmer des films remarquables et d’avoir un impact sur un public de proximité, elle n’en demeure pas moins très locale et ponctuelle, ne pouvant guère répondre à la problématique plus générale de la distribution et de la circulation de films indépendants, et ne génère pas de revenus significatifs pour les producteurs et réalisateurs se situant en dehors de l’industrie.
Vers une circulation nationale des films
Au moment même où il ouvre Bleecker Street Cinema, Rogosin développe un autre projet, presque oublié aujourd’hui42, pour une circulation nationale des films indépendants. Un article dans la revue corporatiste Variety, qui rend compte notamment de l’ouverture prochaine de la salle, présente en ces termes ce projet :
Rogosin n’a pas l’intention d’ouvrir sa propre chaîne de cinémas pour résoudre la question du manque de sorties appropriées par rapport aux productions qu’il soutient. Il pense plutôt que la solution pourrait se trouver dans la coordination d’un circuit de ciné-clubs. Il y a plus de 400 ciné-clubs dans ce pays, a affirmé le jeune réalisateur à New York vendredi […], et tous se consacrent au secteur expérimental, sérieux, et, à divers égards, non conventionnel [offbeat].43
Le journaliste précise la proposition de Rogosin : il s’agirait d’obtenir l’accord d’environ cent ciné-clubs pour montrer un même film, en prélevant une entrée sur laquelle le cinéaste (et/ou le producteur) toucherait un pourcentage fixé à l’avance. D’après les propos rapportés du cinéaste, « les quelque 20 000 dollars qui pourraient être engendrés par une telle diffusion en ciné-clubs ne suffiraient pas à conduire qui que ce soit à réaliser des films pour ce marché uniquement ; mais ceci aiderait immensément ces réalisateurs pour qui, comme lui, ces 20 000 dollars s’additionnant à l’argent récolté par une sortie en salle traditionnelle, pourraient faire la différence entre profit et perte »44. Le circuit des ciné-clubs est ainsi envisagé comme complémentaire à celui des salles commerciales ; le bénéfice tiré serait non seulement financier, mais encore symbolique.
En 1960, le mouvement des ciné-clubs est en expansion aux Etats-Unis, comme en atteste la fondation en 1955 de la Fédération Américaine des Ciné-Clubs (American Federation of Film Societies), qui entend se mettre au service du « développement d’un large public informé et […] accroître la conscience de celui-ci du cinéma comme un médium évolué »45. Au sein de ce réseau circulent, principalement en 16mm, des films expérimentaux, scientifiques, documentaires, indépendants, étatsuniens ou étrangers, souvent invisibles autrement ; un public et une demande sont de plus en plus présents. Amos Vogel, qui dirige avec sa femme Marcia le ciné-club Cinema 16 à New York entre 1947 et 1963, explique ainsi rétrospectivement le succès de ses premières séances par le fait qu’une telle organisation répondait à « un véritable besoin social » auprès d’« un grand ensemble inexploité de gens qui ne pouvaient voir ces films d’aucune autre façon »46.
James Kreul, dans sa thèse de doctorat, précise la singularité du projet de diffusion élaboré par Rogosin : un exploitant de salle (Rogosin) propose d’investir un circuit alternatif, placé comme un agent concurrent viable par rapport à l’exploitation commerciale (position qui est sans aucun doute motivée par son activité de cinéaste) ; le système proposé par Rogosin vise à substituer un pourcentage sur les recettes à un tarif forfaitaire de location de films (dans le but d’accroître le bénéfice du distributeur, du producteur et du réalisateur en cas de succès public). Des films à bas budget pourraient ainsi générer des revenus conséquents, permettant au réalisateur de réinvestir ces entrées sur les recettes. Kreul ne le précise pas, mais ces propositions se heurtent à certaines difficultés : la vente de billets individuels, par exemple, va à l’encontre du système d’adhésion en vigueur dans certains ciné-clubs, les membres payant une cotisation annuelle47.
Le projet dont Rogosin fait part au journaliste est-il alors resté lettre morte ? Dans les archives du cinéaste, des documents indiquent qu’il a bel et bien entrepris de le développer, mais en se concentrant essentiellement sur les campus universitaires48. Le choix de se focaliser sur les campus est lié à leur essor dans les années 1960 : d’après l’historienne Elaine Bapis, « entre 1950 et 1967, le nombre de ciné-clubs sur des campus [aux Etats-Unis] a grimpé de deux cents à environ quatre mille »49, et ils constituent des lieux importants de projection, de discussion, et de valorisation de films non hollywoodiens. Ce vaste réseau, comme l’avance Michael Zryd, s’étend « à l’extérieur des grands centres urbains » tels que New York, où se concentrent les institutions et salles alternatives, et a été « partie prenante dans la création d’une culture cinématographique alternative régionale »50. Ainsi Rogosin peut-il espérer atteindre un public dispersé dans le pays : la liste d’universités se concentrant sur l’Est du pays (sans doute pour des raisons pratiques de circulation des copies) conservée dans ses archives comprend non seulement Boston, New York et Washington, mais aussi Rochester, Syracuse, Troy et Albany dans l’Etat de New York, Providence à Rhode Island, Hamilton, Ithaca et Pittsburgh en Pennsylvanie, Dayton dans l’Ohio ou encore Durham en Caroline du Nord. Cet élargissement géographique est sans doute contrebalancé par l’homogénéité de la provenance sociale du public. Si les sources manquent souvent pour reconstruire les publics ayant participé à des projections singulières, les campus et les ciné-clubs en général sont fréquentés principalement par une population favorisée et éduquée.
Un article promouvant dans Film Quarterly en 1960 le développement d’une coopération entre les « petites » salles, les universités et les ciné-clubs rapporte ainsi les résultats d’une enquête issue de questionnaires distribués dans ces deux milieux, dans le sud de la Californie : « une majorité [des spectateurs fréquentant ces lieux de projection non commerciaux] sont des enseignants, des docteurs, des ingénieurs, et d’autres professions libérales. Soixante-cinq pour cent ont été à l’université, trente-cinq pour cent ont des diplômes professionnels »51. Rogosin semble intéressé par ce type de public : significativement, avant de s’adresser à de nombreuses universités, il organise des projections d’On the Bowery à l’Institut de technologie du Massachussetts (MIT), à Cambridge (décembre 1959), et aux universités de Princeton et Yale (février 1960, programmé avec le court métrage de Robert Frank et Alfred Leslie, Pull my Daisy, 1959, fig. 4), qui font partie de la prestigieuse et élitiste Ivy League. Le succès de ces séances, pour lesquels l’investissement publicitaire local a été particulièrement important52, sert de caution au projet.
Rogosin cherche à atteindre une jeune population d’étudiants sur les campus universitaires. Comme Zryd le démontre, « l’expansion des études cinématographiques dans les années 1960 a été largement un phénomène mené par les étudiants »53, et « les ciné-clubs universitaires […] ont été instrumentaux pour développer la demande étudiante pour des cours et des programmes de cinéma dans beaucoup d’universités »54. La proposition de Rogosin semble s’inscrire dans cette perspective. A cet égard, une lettre de Sheldon Rochlin55 adressée à Rogosin est exemplaire. Celui-ci a proposé au secrétaire de l’association des étudiants de l’université de John Hopkins, à Baltimore, d’organiser et sponsoriser une série de projections d’On the Bowery sur le campus et en ville :
Vous vous demandez peut-être quel est mon intérêt dans cette affaire ! En tant que jeune réalisateur [22 ans] et citoyen de cette ville culturellement stagnante, ce serait une grande satisfaction personnelle de voir de beaux exemples de films d’art présentés à Baltimore. A l’heure actuelle, comme vous le savez déjà, ceci ne peut se faire qu’à travers les circuits universitaires. En construisant un public pour l’art cinématographique, je développe un public potentiel pour mes propres films.56
Rochlin explicite ici l’importance non seulement de la circulation et de l’accessibilité des films, mais aussi de la « construction d’un public » nécessaire à la croissance d’un mouvement de films non hollywoodiens. Pour la mobilisation et la formation de ce « public », la présence du réalisateur, qui introduit et discute son film, est envisagée comme un atout. Rogosin, à de nombreuses reprises, accompagnera ses films dans ce type de contexte (fig. 5 et 6). L’intérêt pour le cinéaste est aussi financier, puisqu’il reçoit des honoraires en échange de sa participation – une source de revenu non négligeable pour les cinéastes indépendants –, comme l’explique Shirley Clarke à l’occasion d’une table ronde publiée dans Film Quarterly sur la distribution des films indépendants en 1960 :
Selon ma propre expérience […], mes films ont rapporté plus quand j’ai été prête à les accompagner et à en parler. […] Lionel Rogosin m’a dit qu’il a récemment projeté On the Bowery dans la région de Boston, et en présentant le film dans trois endroits […] il a pu gagner une somme assez importante – suffisante pour qu’il envisage à présent circuler dans le pays avec ses films.57
Peu après l’échange avec Rochlin, On the Bowery a été présenté dans un cinéma à Baltimore (et peut-être ailleurs dans la ville)58. Les films de Rogosin ont circulé dans un circuit alternatif, notamment via les universités et les ciné-clubs. Si la volonté initiale exprimée par le réalisateur de distribuer d’autres films ne semble avoir été menée à bien59, celle-ci représente néanmoins un antécédent pour la société de distribution Impact Films qu’il fondera plus tard et qui comptera principalement sur ce circuit pour fonctionner.
Vers une collaboration transnationale
Lors d’une discussion avec trois critiques retranscrite dans la revue tchécoslovaque Young Cinema / Jeune Cinéma en 1965, Rogosin, qui est interrogé sur la distribution de ses films, répond qu’« [a]ux Etats-Unis, [ses films] n’ont été présentés que dans les clubs cinématographiques réservés aux spectateurs exigeants », tandis qu’ils « ont obtenu un grand succès […] en France et en Scandinavie ». Il conclut ensuite :
Tourner des films comme les miens et les vendre ensuite, c’est tout à fait impossible. Une grande société internationale devrait être fondée qui financerait le tournage des films et les distribuerait ensuite. Elle ferait travailler des cinéastes comme Lindsay Anderson, Karel Reisz, Tadeus Makarczynsky, Joris Ivens et d’autres. […] Je considère la question de la distribution comme le problème le plus important de la cinématographie mondiale. Espérons qu’une solution sera bientôt trouvée.60
Le « problème » de la distribution, que Rogosin a connu par le biais d’initiatives locale et nationale, est ici situé par le réalisateur – significativement, dans un journal européen – à l’échelle transnationale. Si l’idée avancée d’une « grande société internationale » peut sembler utopique ou naïve, elle s’inscrit dans l’histoire du cinéma d’après-guerre qui perdure jusqu’à la fin des années 1960, que Dudley Andrew a décrit comme marqué par un modèle de fédération, « ancré dans le territoire, comme le nationalisme », mais qui « encourage la coopération »61. La proposition du réalisateur témoigne aussi de son implication et de ses connexions au-delà des frontières étatsuniennes. Il est lié personnellement à des réalisateurs qu’il a rencontrés au gré de projections (Anderson et Reisz sans doute en lien avec la projection d’On the Bowery à Londres62), de festivals (Ivens à Venise63), ou avec qui il a directement collaboré (Makarczyński pour Good Times, Wonderful Times). Certains réalisateurs ont organisé des projections de ses films à l’étranger (Anderson et Reisz à Londres) ; il diffusera pour sa part leurs films sur le sol étatsunien, tout en élargissant son répertoire (des films de Reisz et Anderson, ainsi que de Makarczyński sont présentés au Bleecker Street Cinema en mars 196164 ; certains films de Joris Ivens seront distribués plus tard via sa compagnie Impact Films65). Ainsi, dans un moment où le cadre national reste prégnant, notamment dans la construction des différents « nouveaux cinémas », le cas de ces réalisateurs illustre l’importance des liens interpersonnels et informels qui se tissent au gré d’événements comme les festivals, et qui jouent un rôle non négligeable dans la circulation transnationale des films.
Mais l’idée d’une « grande société internationale » et l’espoir d’une « solution » suggérés de façon vague par Rogosin en conclusion de l’entretien font aussi écho à une initiative très concrète à laquelle le réalisateur est invité à prendre part au même moment, dans le cadre d’un festival66. Les organisateurs du premier Festival International du Nouveau Cinéma (Mostra Internazionale del Nuovo Cinema) de Pesaro, en Italie, le contactent au début de l’année 1965 pour l’inviter à présenter son film Good Times, Wonderful Times, et pour participer à des débats sur les liens entre la critique et le « nouveau cinéma » d’une part et sur la distribution internationale des films associés à cette catégorie d’autre part67. Bien qu’il ne présente finalement pas son film au festival qui se tient en mai-juin 1965, Rogosin se rend tout de même dans la ville portuaire italienne, et contribue activement aux deux séminaires68. Dans ses interventions, il met l’accent sur la nécessité d’établir une collaboration transnationale entre cinéastes, producteurs et distributeurs, et de mettre en place une « organisation internationale » pour la distribution des films « indépendants ». S’il ne propose pas de description concrète du statut et du fonctionnement d’une telle structure, de la provenance de ses ressources et de leur partage, etc., il semble suggérer qu’elle devrait avant tout prodiguer une aide organisationnelle et financière pour la distribution internationale des films « à petits budgets », qui libère le réalisateur et/ou le producteur des fastidieuses prospections et dépenses liées à la distribution :
Ma propre expérience avec la distribution de Come Back, Africa et On the Bowery m’a enseigné qu’il est tout à fait irréaliste pour un réalisateur indépendant de distribuer ses propres films pays par pays. Les coûts de distribution pour un seul film sont trop importants par rapport au revenu qui peut en être tiré, et seuls des films avec un énorme potentiel économique sont recherchés par les grandes sociétés de distribution mondiale. […] A partir de [mon] expérience, j’ai compris qu’il exist[e] assurément des ressources financières assez importantes à travers le monde pour couvrir les coûts de production de films à petit budget. On ne peut toutefois obtenir ces ressources qu’à travers une organisation internationale, le producteur indépendant n’ayant pas à couvrir tous les frais lui-même.69
Suite aux discussions et échanges lors des tables rondes et séminaires, un communiqué de presse annonce à la fin du festival que « les membres de la réunion internationale [sur les problèmes de la production, distribution et circulation des films modernes] ont adopté à l’unanimité une motion […] pour mettre en place un comité permanent sous la présidence de Lionel Rogosin ». Le « comité provisoire » formé à l’occasion et qui comprend, outre le réalisateur étatsunien, Jaromil Jires (Tchécoslovaquie), Claude Jutra (Canada), Glauber Rocha (Brésil), Kashiko Kawakita (Japon), Walter Talmon-Gros (Allemagne), Louis Marcorelles (France), Gianni Amico, Gian Vittorio Baldi et Mario Gallo (Italie), est chargé de « contacter les organisation nationales et internationales qui pourraient vouloir soutenir le futur Centre International des Films Modernes [International Modern Films Center] ». Le comité aurait pour objectifs, toujours selon ce communiqué, de mettre en place un centre à Rome (où se situent les bureaux du festival) « pour faciliter la libre circulation de films dans divers pays », de présenter une sélection de films au festival annuellement « au plus grand nombre possible de personnes intéressées dans leur circulation et leur distribution », et d’éditer un bulletin d’information sur les films à destination des « auteurs, critiques et distributeurs […] pour maintenir un flux permanent d’échanges »70. Si l’ambition du futur centre est internationale, le comité comprenant des membres d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Europe de l’Est, il est frappant de noter que son siège serait en Italie, tandis que le directeur nommé est étatsunien : la « périphérie », suivant une perspective occidentale, est valorisée, mais le « centre » n’en reste pas moins à sa place71.
Le réalisateur, qui apprend sa nomination juste avant de quitter le festival, écrit ensuite à Lino Miccichè que ce centre est « une bonne idée, mais dépend pour son succès des personnes qui y sont impliquées »72. Il anticipe alors peut-être sa propre distance avec le projet initié à Pesaro : si sa correspondance avec Louis Marcorelles peu après la tenue du festival atteste qu’il a contribué au travail du comité dans un premier temps73, il semble n’être que peu actif par la suite. Un peu moins d’une année après la manifestation, Marcorelles, à l’occasion d’une conversation avec Shirley Clarke, Louis Brigante, Jonas Mekas et Rogosin à New York, décrit la situation en ces termes :
[P]our l’instant, il n’y a pas de système en place pour promouvoir systématiquement ces nouveaux films qui se singularisent par leur contenu, parfois par leur technique, et parfois aussi par leur économie. Nous avons essayé l’année dernière de créer le soi-disant Centre International ou Comité pour le Nouveau Cinéma. Tu étais là, Lionel, et tu sais très bien ce qui s’est passé. […] On pensait alors que de l’argent pourrait provenir d’Italie ou d’Amérique. Rien n’est venu de nulle part, et à la fin de l’année, après avoir demandé de l’aide et des suggestions à plusieurs instances, nous n’avions pas d’argent.74
La présence du critique français à New York n’a toutefois pas pour but de partager un constat d’échec, mais bien plutôt d’informer d’une nouvelle direction prise par le projet dans lequel il s’implique activement : comme il l’explique à ses quatre interlocuteurs, le comité s’apparente à un organisme sans but lucratif qui se chargerait de coordonner la sélection de premiers films internationaux, puis d’organiser des « semaines du nouveau cinéma partout dans le monde avec un film de chaque nation », qui seraient introduites par des critiques et/ou les réalisateurs. Le comité fonctionnerait ainsi principalement comme un organisme d’échange et de promotion ; des retombées commerciales ne sont envisagées qu’éventuellement, dans un second temps : « nous espérons qu’après que ces films ont été introduits, il y aura des gens (des cinémas d’art et d’essai, la télévision, des ciné-clubs et des universités) qui voudront les acheter – ce serait l’idéal. »75
Lors de la deuxième édition du festiva de Pesaro, c’est Adrienne Mancia, commissaire assistante depuis 1964 au département film du Musée d’art moderne de New York (MoMA), qui devient, sans l’avoir prémédité, la représentante étatsunienne du sous-comité national qui doit être créé76. Une nouvelle réunion du comité au festival de Karlovy Vary, en août 1966, voit la réélection de Rogosin en tant que « président international » ; mais son implication semble réduite. De fait, c’est Mancia qui réunit au musée new-yorkais en septembre de la même année une série de personnes qu’elle imagine intéressées à participer au sous-comité national ; et l’absence de Rogosin est remarquée par Jonas Mekas : « Lionel Rogosin connaît le mieux [l’histoire du Comité pour le Nouveau Cinéma]. Mais il n’est pas là – le président de l’organisation n’est pas là. »77
Lors de cette première réunion et d’une discussion publique au Festival de film de New York, dont les échanges sont retranscrits dans Film Culture, Mancia souscrit à la même direction générale que celle proposée par Marcorelles : l’orientation du sous-comité vise à aider les « cinéastes américains non affiliés [aux studios] […] en termes de relations publiques, pour faire connaître leur travail », mais aussi à favoriser la circulation de « films nouveaux et intéressants réalisés dans d’autres pays »78. Plus concrètement, elle annonce qu’une « semaine de nouveau cinéma », telle que suggérée plus tôt par Marcorelles, sera organisée au musée79. La position institutionnelle de Mancia constitue à cet égard un atout indéniable, et permet de mettre sur pieds un tel événement en janvier 1967. Le MoMA programme alors douze films de onze pays, inédits aux Etats-Unis80, et accueille un symposium intitulé « Y a-t-il un nouveau cinéma ? », qui réunit à New York des intervenants locaux81, à l’exception de Lino Miccichè. Dans cette discussion publique, le critique italien insiste sur l’importance de la « création de nouvelles structures pour un nouveau cinéma […] qui soient fondées sur des propositions culturelles »82.
Et de fait, lors de sa troisième édition, le festival de Pesaro accueille une nouvelle réunion du Centre international pour la diffusion du nouveau cinéma (Centro Internazionale per la diffusione del Nuovo Cinema)83. Mais d’après l’historien du cinéma Guglielmo Pescatore, l’organisation ne survivra pas jusqu’à l’édition suivante du festival, « en raison de la difficulté de passer au marché de la distribution sans une logique et une organisation commerciale »84.
Du Filmmakers’ Distribution Center à Impact Films
C’est cette logique « commerciale » qu’une nouvelle initiative du NACG tentera, dans une certaine mesure, d’emprunter en 1966. Rogosin, rappelons-le, s’est rapidement distancé du groupe, et n’a pas rejoint la coopérative de cinéastes créée en 1962. En 1966, de retour à New York, il est sollicité par Shirley Clarke et Jonas Mekas pour lancer une nouvelle division du NACG : le Filmmakers’ Distribution Center. Contrairement à la coopérative qui ne travaille pas à promouvoir certains de ses films en particulier – films qui sont loués principalement à des taux forfaitaires dans les circuits alternatifs –, le centre a pour but d’aider la diffusion à travers le pays des films « adaptés à la soi-disant distribution commerciale en salles [theatrical distribution] »85, en organisant des campagnes de publicité ciblées. Ce centre naît d’une part d’un constat d’échec vis-à-vis de la production de longs métrages indépendants, tels que ceux de Clarke et Rogosin, et d’autre part du nouveau succès médiatique des films alors associés à l’underground et distribués par la coopérative. Dans la conversation avec Louis Marcorelles citée plus haut, à laquelle participe aussi Rogosin, Mekas et Clarke expliquent :
Mekas : J’ai toujours considéré qu’il y a eu une trahison quelque part des personnes avec qui nous avons commencé ensemble [le NACG], il y a cinq ans. Seuls les cinéastes expérimentaux, d’avant-garde, [travaillant avec de] très très bas budgets sont restés ensemble et ont créés l’empire underground. Mais certains des cinéastes, comme Shirley, [Emile] de Antonio, Lionel, Lew[is] Allen, avaient de plus grands films et de plus grands espoirs et rêves [en tête] à ce moment. […]
Clarke : […] Ce qui est intéressant, c’est qu’en quatre ans, [les cinéastes expérimentaux qui ont rejoint la coopérative…] ont fait de l’argent avec leurs films et les personnes qui n’ont pas rejoint [la coopérative] pas. […] En ce moment, obtenir de l’argent pour faire un film indépendant est presque impossible. J’y ai passé deux ans et j’ai été incapable, avec deux scénarios, de trouver un seul centime. »86
Ainsi, si le centre veut se tourner vers les salles commerciales, son but n’est pas de capitaliser, mais de permettre aux cinéastes de subsister : l’organisation est ainsi créée « sans but lucratif », 50 % des revenus bruts liés à la distribution étant reversés aux cinéastes87. Lors de la formation du Centre en février, qui est annoncée publiquement fin mars 1966, Rogosin s’investit de deux manières : d’une part, il apporte un soutien financier pour son lancement88 ; d’autre part, il met à disposition le Bleecker Street Cinema comme salle où pourront être montrés les films soutenus par le centre89. Assez rapidement toutefois, son nom n’apparaît plus dans les documents liés au centre, qui se développera grâce au succès considérable du film d’Andy Warhol Chelsea Girls (E.-U., 1966), mais qui ne réussira finalement pas à atteindre une viabilité économique et fermera définitivement en 197090.
De fait, peu de temps après la création du centre, Rogosin fonde une nouvelle compagnie de distribution : Impact Films. Annoncée en janvier 196791, sa formation résulte, d’après les articles de presse, de la fusion de Rogosin Film Productions (la compagnie de production des films de Rogosin), et de Promenade Films, une compagnie fondée en 1964 par un avocat, Max N. Osen92. Dans son autobiographie, Rogosin déclare qu’Impact est créé pour distribuer son film Good Times, Wonderful Times, de la même façon que le Bleecker Street Cinema avait été initialement ouvert pour montrer son film Come Back, Africa :
[Good Times, Wonderful Times] étant un film anti-guerre achevé peu avant le début de la guerre du Vietnam, il semblait impossible d’obtenir une distribution commerciale et je suis finalement arrivé à la conclusion inévitable qu’il fallait que je distribue le film moi-même dans des circuits alternatifs [non-theatrical circuit] – ce que je ne pensais pas réalisable. Je redoutais de le faire, mais je n’avais pas d’autre choix, et j’ai donc lancé Impact Films.93
Le film sort en fait dans une salle commerciale à New York en 1965, avant que la compagnie ne soit créée94, mais l’association faite par Rogosin entre la portée politique du film, son contexte de sortie et la difficulté à le faire circuler indique bien quels sont les objectifs d’Impact Films, et en quoi cette compagnie se différencie du centre de distribution. Ainsi, si le Filmmakers’ Distribution Center mise sur des films étatsuniens underground, l’« impact » qu’aimerait provoquer Rogosin avec sa compagnie se veut plus directement politique : la majorité des films que distribue la compagnie entre dans la catégorie des « documentaires radicaux à importance sociale » évoqués dans le texte cité en exergue de cet article, et inclut dès le départ des films étrangers. S’il semble conscient de la difficulté de distribuer de tels films, la contestation contre la guerre du Vietnam et l’essor de la Nouvelle gauche (New Left) et d’organisations étudiantes comme la Students for a Democratic Society, ont sans doute joué un rôle incitateur dans le lancement de la compagnie, qui se positionnera de plus en plus clairement du côté de ce type de productions.
A cet égard, une comparaison entre deux encarts publicitaires parus dans deux revues à six ans d’écart est parlante. En 1967, Impact est promu en pleine page dans la revue corporatiste Variety, destinée aux professionnels de la branche cinématographique (fig. 7). Les titres de films sont listés hiérarchiquement, et des distinctions légitimant leur valeur sont mises en avant. Par ailleurs, l’orientation de la compagnie, qui n’a pas encore de logo, n’est pas clairement affichée. En 1973, une publicité pour Impact Films paraît dans Cineaste, une jeune revue étudiante de cinéma, connue pour son orientation politique de gauche95, dans un numéro spécial consacré au « film radical américain » (fig. 8). Là, la ligne de la compagnie est affichée sans ambages – « Pour un changement social » – et les films documentaires listés sont tous (y compris ceux de Rogosin) présentés dans les mêmes dimensions, et leur contenu brièvement décrit (qui va de la pauvreté, de la surveillance ou de l’oppression des Mexicains aux Etats-Unis, jusqu’aux révolutions cubaine et chilienne ou encore au mouvement pour l’indépendance au Mozambique, en passant par les luttes féministes).
Comme l’indique Rogosin dans son autobiographie, les circuits alternatifs (plutôt que les cinémas commerciaux) sont visés prioritairement par Impact Films, contrairement au centre de distribution. Si le projet initial prévoit de diffuser également « quelques [films] pour une sortie générale »96, au fil des ans, comme en atteste la publicité dans Cineaste, Impact se concentre sur les réseaux éducatifs, associatifs ou militants. En parcourant le catalogue d’automne 1973, on peut ainsi noter un certain nombre d’éléments ancrés du côté de la militance : en premier lieu, la couverture, qui réunit, en mosaïque, des portraits de figures associées à diverses luttes (féministe, antiraciste, de contestation contre la guerre du Viêt Nam, communiste, révolutionnaire…) et les protagonistes de films proposés par la compagnie dont les regards sont dirigés dans diverses directions97 (fig. 9) ; en deuxième lieu, l’introduction au catalogue, qui présente la sélection de films comme « comprenant les meilleurs œuvres cinématographiques qui manifestent une conscience sociale et politique » ; enfin, encore plus significativement, l’organisation du catalogue non pas par noms de réalisateurs, mais par thématique ou aire géographique (fig. 10). Parmi les sources administratives de la compagnie qui subsistent, un « bref rapport annuel » daté de janvier 1974 témoigne de la dépendance d’Impact Films par rapport à ces réseaux : la croissance de la liste de diffusion du catalogue est présentée comme « un accomplissement considérable considérant qu’en 1973 seulement plus de 10 000 organisations populaires, comités pour la paix, organisations noires, pour les droits civiques, groupes de femmes, et organisations écologiques ont cessé d’exister […] – des organisations qui ont […] représenté la majeure partie des locations d’Impact »98.
Dans son autobiographie, Rogosin précise qu’il a fermé Impact Films en 1978, suite à des difficultés financières, et dans l’espoir de se concentrer à nouveau sur ses projets de films99. Revenant sur la double fonction qu’il a exercée au cours de sa carrière, Rogosin, qui se définit en premier lieu comme réalisateur, semble s’excuser : « Les réalisateurs sont généralement de mauvais hommes d’affaire car nous sommes trop émotionnels et obsessionnels par rapport à notre travail »100. Les efforts qu’il a investis dans le domaine de la distribution durant ces vingt années sont néanmoins remarquables, et les envisager permet non seulement d’éclairer son parcours et sa filmographie personnels, mais aussi d’appréhender les difficultés, dans le contexte spécifique des Etats-Unis, qu’ont rencontrées des cinéastes travaillant hors des studios et qui ont cherché à créer un système de distribution de leurs films qui puisse aussi constituer un moyen de subsistance.