François Bovier, Cédric Fluckiger

Come Back, Africa (Lionel Rogosin, 1959) : « J’accuse… ! » le système de l’apartheid

Come Back, Africa (1959), deuxième long métrage de Lionel Rogosin (qui fait suite à On the Bowery, 1956), est l’un des premiers films à dénoncer ouvertement l’apartheid en Afrique du Sud (institutionnalisé dès 1948, et préfiguré par des lois coloniales discriminatoires établies dans les années 19101). Le réalisateur et sa femme Elinor séjournent à Johannesburg en vue de ce projet, dès mai 19572 ; le film est tourné en 1958, sur une période de quatre mois, dans une situation de quasi-clandestinité3, Rogosin prétendant aux autorités tourner un documentaire sur la musique et les traditions vivantes4, ou encore une adaptation des mémoires de Deneys Reitz sur la guerre des Boers5. Film militant, Come Back, Africa a pu être réalisé grâce à un réseau de soutien à la cause anti-apartheid6, en premier lieu l’équipe de la rédaction de Drum – revue fondée en 1951 qui privilégie tant le goût du sensationnalisme (culture jazz, reportage sur les gangs et la scène du crime, portraits de célébrités et photos de pin-up) qu’un journalisme d’investigation, dénonçant notamment les conditions de détention dans les prisons et de vie dans les campagnes, tout en se distinguant par son photojournalisme engagé.

William « Bloke » Modisane, militant, écrivain, membre de l’African Theater Workshop, critique de jazz, journaliste à Drum et coscénariste de Come Back, Africa, décrit en ces termes le projet de film de Rogosin dans son autobiographie, publiée en 1963 :

Come Back, Africa constitue le premier témoignage authentique qui porte sur le système de l’apartheid en Afrique du Sud par le biais d’une caméra. […] Lionel Rogosin a enquêté en profondeur pour développer son récit, il s’est immiscé dans les lieux les plus sordides pour comprendre les sentiments des Africains. Il est allé dans les shebeen et il a écouté les gens parler, tantôt avec amertume, tantôt avec humour, de l’injustice, de la misère et de la pauvreté qui sont au centre de leur vie. […] Lorsqu’il fut prêt à commencer à tourner, nous l’avions conditionné à voir les choses, à penser et à réagir comme un Africain.7

Alternant entre le ton du constat, la critique virulente et l’empathie avec ses personnages, Come Back, Africa expose les rouages de l’apartheid à travers la vie d’un homme contraint de quitter la campagne pour chercher du travail à Johannesburg (qui devient tour à tour mineur, domestique, employé de garage, serveur, ouvrier des routes). En rejetant explicitement le point de vue « progressiste » des libéraux blancs et toute tentation de repli sur un traditionalisme agraire non « vicié » par le milieu urbain, ce film peut être envisagé comme une réponse au roman d’Alan Paton, Cry, the Beloved Country8 – adapté au cinéma par Zoltan Korda en 1951, avec comme acteurs principaux Canada Lee et Sidney Poitier. Que ce roman ait servi de point de repère ou de repoussoir pour Rogosin, un fait n’en demeure pas moins avéré. Come Back, Africa repose sur un scénario écrit par Lionel Rogosin, Wiliam « Bloke » Modisane et Lewis Nkosi (écrivain et journaliste, rejoignant la rédaction de Drum en 1957), ces deux derniers critiquant le point de vue libéral du roman d’Alan Paton lors de la discussion informelle et improvisée qui se tient dans le bar clandestin à la fin du film. Comme il le rapporte à l’occasion d’un entretien filmé, Rogosin se serait adressé en ces termes à Lewis Nkosi et Bloke Modisane :

Ecoutez les gars, vous devez m’aider à écrire ce scénario. C’est votre film, c’est votre histoire. Je suis votre média, c’est tout [I am just your media].9

En six heures, Nkosi, Modisane et Rogosin rédigent ainsi le canevas du film, qui sera plus longuement développé lors de séances de travail dans l’appartement de Rogosin et de sa femme à Johannesburg10.

De ce scénario, le film s’écarte à maintes reprises, au vu de moyens techniques limités et de la clandestinité de son tournage. L’improvisation des dialogues s’impose dans certaines séquences, les acteurs non professionnels étant mis en scène dans diverses situations et actions. L’équipe technique est réduite, avec pour opérateurs l’Israélien Emil Knebel et le Suisse Ernest Artaria, et à la prise de son le Suisse Walter Wettler. Lionel Rogosin, qui organise parfois des castings, recherche avant tout dans des lieux publics des personnes à la physionomie particulièrement expressive. Wiliam « Bloke » Modisane lui suggère la gare routière comme lieu d’investigation propice ; avec Morris Hugh, qui occupe la fonction d’assistant de production, Rogosin repère ainsi parmi la foule son acteur principal, Zacharia Mgabi11. Le film alterne entre des séquences mises en scène et des plans documentaires tournés dans la rue, certains d’entre eux constituant de véritables leitmotiv visuels, à l’instar de la foule de travailleurs noirs déversée chaque matin par des trains ou encore des entrées et sorties d’usine, les ouvriers étant représentés sur fond de battements de tambours comme une armée de domestiques obéissants sous le joug d’un pouvoir blanc ségrégationniste.

Un document contre le racisme

De l’idée initiale du projet de film à la direction des acteurs non professionnels, Rogosin construit Come Back, Africa (le titre fait référence à un slogan de l’ANC, le Congrès national africain [Mayibuye ! iAfrica !]) à travers un point de vue militant et fortement articulé, mettant à nu la dynamique oppressive de la ségrégation. Il infléchit ainsi le « point de vue documenté »12 revendiqué par Jean Vigo dans sa définition du documentaire social (ce dernier excluant le recours au jeu d’acteurs pour privilégier les prises de vue à l’improviste, à la différence du réalisateur d’On the Bowery qui recourt très largement à la scénarisation et à la fiction). Rogosin affiche d’ailleurs son credo sur l’annonce de la sortie parisienne du film : « Je veux montrer ce que l’on évite de voir… »13. Comme on peut le lire dans le texte de présentation qui introduit le scénario dialogué du film en français, Come Back, Africa « est fondamentalement un document sensible et fidèle sur les conditions actuelles de la vie des Noirs d’Afrique du Sud dans les mines d’or, à Johannesburg et dans son faubourg : Sophiatown »14.

Rappelons que Rogosin se rend en Afrique du Sud en vue de dénoncer par la caméra le racisme, qu’il considère comme l’une des plus grandes inégalités de son époque15, alors qu’il prétend aux autorités locales tourner un film folklorique sur les traditions africaines vivantes, en premier lieu la musique (Rogosin recense longuement dans ses notes de tournage les nombreux problèmes administratifs qu’il a rencontrés avec les autorités de Johannesburg ; il entre en Afrique du Sud avec un permis de touriste et peine à faire venir son équipe technique16). Il peut ainsi tourner une série de plans sur des musiciens de rue, qui seront effectivement incorporés au film – conduisant certains critiques à mobiliser avec pertinence le contexte de l’ethnomusicologie17. C’est par exemple le cas d’une séquence exemplaire, tant au niveau de la composition des plans que du discours articulé par le film. Après une succession de plans sur différents groupes de musique dans la ville de Johannesburg, Rogosin se concentre sur un ensemble de jeunes musiciens, qu’il a déjà présentés lors de répétitions dans le township de Sophiatown (le fils de Zacharia – dans la diégèse du film – ayant intégré cette formation). La séquence s’ouvre sur un panoramique qui part de la foule majoritairement blanche pour cadrer les jeunes musiciens noirs, vêtus de haillons et pour la plupart pieds nus. La séquence alterne entre le public endimanché, pour certains dans une position surélevée, et les musiciens de rue, situés en contre-bas. L’opérateur filme le groupe, tout en multipliant les contre-champs sur le public qui écoute avec intérêt ou observe à distance les musiciens. La séquence « documente » le jeu des musiciens de rue, mais construit aussi deux mondes présentés comme séparés, irrémédiablement divisés, sans possibilité de mélange ou de mixité. Il y a donc une double lecture possible de ces plans, simplement « folklorique » ou radicalement critique : les jeunes musiciens sont observés comme une curiosité plutôt qu’écoutés par le public présenté comme la classe dominante (il faut d’ailleurs noter la présence de policiers), le regard de l’opérateur se dissociant de celui du public, par sa proximité avec le groupe (la caméra cadrant en plans rapprochés les musiciens, et en plans larges et légère contre-plongée le public). La caméra se situe donc ici aux antipodes d’un regard distancé sur les musiciens de rue, le point de vue objectivant de l’« entomologiste » étant ici attribué au public, principalement blanc. Cette séquence, qui aurait pu être tournée « platement » ou « frontalement » dans un film « folklorique » ou un documentaire ethnographique, acquiert, comme par un effet de contre-point, une fonction de résistance vis-à-vis du joug diffus et omniprésent de l’apartheid : les observateurs sont présentés comme distants et lointains, à travers de nombreux plans soulignant leurs regards. De plus, les plans sur les musiciens documentent un mode de vie et des activités qui sont sur le point de disparaître, à l’image du quartier de Sophiatown18, suite à la politique de déplacement forcé de la population indigène.

Une autre séquence, tournée à Sophiatown, répond par la suite dans le film à cette séquence « urbaine » inscrite dans un quartier blanc : la caméra suit le couple formé par Zacharia et Vinah qui se rendent chez la tante de celui-ci pour trouver un logement. La caméra filme en travelling (depuis une voiture) le couple qui marche dans la rue du township. Différents plans sont intercalés : ici un groupe de musique avec des cuivres, là une cérémonie de l’Eglise méthodiste conduite par quelques hommes qui chantent, ici un autre groupe de cuivres avec des femmes et des enfants qui dansent, là encore des mariés défilant dans la rue. Le film à cette occasion dévoile la pauvreté du township tout en mettant en évidence le dynamisme de ce quartier, où la partition entre acteurs et spectateurs n’a plus cours. Ces images sont d’emblée chargées d’une fonction d’archive, au vu de la destruction imminente du township19. Rogosin oppose ainsi deux modes d’occupation du territoire et deux rapports à l’espace, à l’ère de la ségrégation : à l’urbanisme occidental et à sa modernisation effrénée (trottoirs bétonnés, blocs d’immeubles, magasins et cinémas20, circulation routière) répond une activité débordante et une occupation de lieux ouverts, de terrains vagues, à travers une dynamique festive.

Une parole libérée dans les espaces clandestins de l’apartheid

Come Back, Africa construit une polarité entre les espaces publics et clandestins, la loi de l’apartheid et les townships, ces lieux de la marge. Ou plutôt, il faut ici préciser que la caméra emprunte le plus souvent le point de vue des marges, qu’elle se concentre sur la socialité qui se noue dans les bars clandestins (les shebeen) ou qu’elle évoque le destin des tsotsi (littéralement un voyou), ces personnages qui se situent hors-la-loi. Cette opposition passe autant par la parole que par l’image : le clivage entre la lumière de la rue et l’obscurité des shebeen est ainsi redoublé par la distinction entre l’absence de discours « noir » dans les rues en plein jour (qui est en un sens suppléé par la musique) et une parole libérée qui s’exprime dans les lieux clos21. La parole publique durant la journée est majoritairement « blanche » : on entend les propos du patron, de la maîtresse de maison, des policiers, tandis que la parole en plein jour des Noirs se réduit à des formules de politesse (l’ingénieur des routes et chaussées reprenant par exemple l’ami de Zacharia, qui quémande du travail pour ce dernier, lui enjoignant d’user le terme « chef » lorsqu’il s’adresse à lui). La séquence du bar clandestin, tournée avec deux caméras, scénarisée mais laissant libre place à l’improvisation22, est en tout point remarquable : non seulement c’est là le lieu de prendre la parole et de libérer le discours des opprimés, mais c’est encore l’occasion de mettre en abyme le propos du film, les coscénaristes « Bloke » Modisane et Lewis Nkosi jouant leur propre rôle ou en tout cas énonçant leur opinion sur la situation politique et sociale de leur pays. La séquence s’ouvre sur l’arrivée de Zacharia dans le shebeen, celui-ci venant de se battre dans la rue avec le tsotsi Marumu qui l’a provoqué sans raison. Can Themba, écrivain, journaliste et rédacteur en chef adjoint à Drum, commence par exposer à Zacharia et à ses amis le déterminisme social et le schéma de reproduction socio-culturelle qui a conduit Marumu à devenir tsotsi – cette figure, condamnée par Paton dans son roman, apparaît ici comme un support d’identification pour les intellectuels sud-africains23. Ensuite, la conversation se fixe sur la condition des Noirs en Afrique du Sud. Une première caméra cadre frontalement et en plan large l’ensemble des interlocuteurs, tandis qu’une seconde caméra, située sur la droite, capte les visages en gros plans et en légère plongée. Lewis Nkosi est assis par terre, à droite du cadre ; de droite à gauche, sur un canapé, sont assis devant une table basse, sur laquelle se trouvent des bouteilles d’alcool et des verres, William « Bloke » Modisane, Can Themba, Zacharia Mgabi et Morris Hugh. En début de séquence, une femme, la tenancière du sheeben, est assise sur l’accoudoir, à côté de « Bloke » Modisane ; elle disparaît par la suite. La séquence est tournée en continuité, le montage alternant entre les deux caméras, tout en insérant quelques gros plans de visages (probablement tournés ultérieurement). Can Themba, la caméra se focalisant sur sa prise de parole, développe un discours nuancé sur la situation des Sud-Africains, qui se distingue des positions plus vindicatives et radicales de Nkosi et Modisane :

La violence est si ordinaire que l’on est jugés à tort pour notre couleur de peau. Qu’importe si l’on est Indien, Juif, Allemand ou Afrikaner. Mais les gens veulent mettre des étiquettes. […] Ils nous étiquettent par race parce que c’est plus facile… C’est facile de distinguer les couleurs. Les gens pensent qu’ils gagnent à nous diviser. Ils distinguent les personnes selon leur couleur et ils font ce qu’ils veulent. Ils nous manipulent. […] Si tu pouvais ôter la couleur de ta peau, tu serais beaucoup plus libre. Je voudrais que les gens se parlent. Si je parlais avec mon pire ennemi devant une bière, on se comprendrait peut-être. Il ne suffit pas de se parler, mais de se comprendre, on vit dans le même monde.24

A la faveur de l’espace clandestin du shebeen, lieu de rencontre et de cohésion de la communauté noire, en particulier des activistes politiques, des écrivains, des artistes et des musiciens, la parole des Noirs et des opprimés peut enfin se déployer : les journalistes de Drum exposent leur point de vue militant sur la situation de l’apartheid, relayé directement par le film qui sert ainsi de porte-voix. Aussi n’est-ce pas un Américain (Rogosin) qui exprime son opinion sur l’apartheid en Afrique du Sud, mais bien les militants anti-apartheid sud-africains eux-mêmes25. Ou, pour être un peu plus précis, c’est Rogosin qui met en scène des propos militants à travers un mode d’improvisation ouvert, les activistes débattant librement tandis que la caméra découpe des prises de vue sur un espace subversif et souterrain, l’équipe de tournage recherchant l’ancrage ou, en l’occurrence, le point d’écoute le plus approprié. La conversation politique est ensuite interrompue par l’arrivée de Miriam Makeba, qui est invitée à chanter. La chanteuse, célèbre en Afrique du Sud mais encore inconnue en Occident au moment du tournage26, interprète Lakutshon llanga et Into Yam, se levant du canapé pendant la seconde chanson pour danser – cette scène n’a d’ailleurs pas manqué d’être perçue comme l’un des plus authentiques moments de grâce du film, participant à la médiatisation de Miriam Makeba en Europe et aux Etats-Unis27.

Quand la discussion reprend, elle se noue autour de l’art et de la religion, Morris Hugh défendant la foi bahá’íe comme religion universelle et rassembleuse, qui ne se préoccupe pas de la couleur de peau de ses adeptes.

Lewis Nkosi rétorque alors : « Je crois en l’art, c’est l’unique valeur universelle. Peu importe qu’il soit japonais, africain ou européen. »

Morris Hugh reprend : « C’est une religion. »

Et Lewis Nkosi d’enchaîner : « C’est ce que je pense. Mais ta religion n’accepte pas ceux qui ne la suivent pas. Celui qui n’accepte pas une religion est ennemi de cette religion. »

Morris Hugh : « Qu’en penses-tu Can ? »

Can Themba répond, éméché : « La religion n’est qu’une forme d’évasion. Pour fuir la réalité de la vie, on s’accroche à la religion. L’art est aussi une forme d’évasion. Mais les pauvres en sont exclus. Tu ne peins pas quand tu as faim. »

Lewis Nkosi : « Mais ils peuvent l’apprécier. »

Can Themba : « On ne peut croire en rien. La situation est désespérée. Les êtres humains ont un énorme potentiel, mais ils ont choisi d’y renoncer. Les êtres humains ne feront rien de bon. La nature humaine est répugnante. »28

Les caméras sont disposées autrement dans l’espace pour cette dernière discussion, comme pour marquer non seulement le changement de sujet mais encore un mode d’énonciation plus dialogique. Les termes débattus, l’art et la religion, parfois présentés comme interchangeables, sont étroitement articulés aux différences raciales et à la pauvreté. Le film, lorsque son instance d’énonciation se tient en retrait pour laisser la parole aux personnages, s’apparente ainsi à une forme de manifeste (pourrions-nous entendre dans les propos de Nkosi une préfiguration de « l’esthétique de la faim » de Glauber Rocha29 ?).

Documenter et cartographier la ségrégation raciale

Le film expose parfois sans détours la misère et l’exploitation des travailleurs, à travers un style « direct » qui renoue avec le cinéma ouvrier (nous pensons ici à Joris Ivens – notamment Misère ai Borinage avec Henri Storck, Bel., 1933 – mais aussi à certains films du GPO Film Unit – tels que Coal Face d’Alberto Cavalcanti, G.-B., 1935). Lors d’une séquence mémorable, Rogosin et son équipe filment les mineurs qui travaillent dans des conditions extrêmes. Le tournage, qui n’est pas autorisé en extérieur, se déroule à l’aube. La séquence s’ouvre sur l’infrastructure extérieure de la mine au lever du jour ; une dense file de mineurs, la lampe frontale allumée sur le casque, progresse lentement jusqu’aux escaliers descendant dans la mine, tels des forçats (la qualité plastique de la photographie est tout à fait remarquable). Des gros plans isolent les visages de certains ouvriers, les individuant. Les mineurs, constituant une foule compacte, s’engouffrent dans le boyau ; le plan est très large, les ouvriers empruntant trois niveaux d’escaliers en fer, les rambardes de sécurité comportant pour la plupart des chaînes, évoquant ainsi le joug de l’esclavage. La bande son, constituée de bruits de pas sur les escaliers en fer et de souffleries, souligne le caractère infernal du travail. A nouveau, des gros plans de visages de mineurs sont insérés, contribuant à les personnifier. Emile Knebel, descendu seul dans la mine d’or de Marievale (Zacharia n’osant pas se mêler aux ouvriers dans la mine, de peur d’être incorporé parmi eux30), cadre les ouvriers, habillés en haillons, qui manient avec difficulté le marteau-piqueur ou qui poussent des wagonnets. La pénibilité et la dangerosité du travail sont ici exposées avec précision (une explosion contraignant par ailleurs l’opérateur à quitter précipitamment la mine). Cette séquence, ponctuée par un fondu au noir après la reprise du plan de l’infrastructure extérieure de la mine, peut être mise en relation avec deux moments singuliers du film, qui rompent avec sa dimension documentaire. Un instructeur, à travers une scène chorégraphiée, expose le maniement des pelles aux nouveaux ouvriers, qui répondent mécaniquement à ses injonctions, comme s’ils maniaient des armes. L’automatisation des gestes et l’aliénation impliquée par ce travail « mécanisé » sont ainsi stigmatisées, l’instructeur mimant des mouvements de danse traditionnelle, tournant ainsi en dérision la vision folklorique des us et coutumes en Afrique du Sud. De la même façon, lorsque Zacharia travaille à la construction d’une route, les ouvriers (dont le protagoniste du film) sont filmés au bord de la chaussée creusant en rythme le sol avec une pioche, à travers des gestes chorégraphiés et accompagnés par une chanson traditionnelle. La scène évoque ici très explicitement l’esclavage ou le travail des galériens. Ces deux segments s’apparentent à une forme d’allégorie, suspendant ou mettant à distance le style « néo-réaliste » du film (rappelons que Rogosin revendique cet héritage, convoquant comme modèles De Sica mais aussi Flaherty31).

La fin du film est sans appel, récusant tout possibilité de résolution des conflits. Elle expose la violence qui règne également dans la communauté noire. Marumu, après l’arrestation de Zacharia, tente de soutirer de l’argent à sa femme Vinah, avant de l’agresser sexuellement et de l’étrangler alors que celle-ci lui résiste. Lorsque Zacharia, libéré, découvre sa femme morte, il laisse libre cours à sa rage et son désespoir jusqu’alors réprimés, jetant violemment contre le mur les objets qui lui tombent sous la main. Abattu et impuissant, il finit par frapper rageusement du poing la table, son geste de révolte étant prolongé et explicité à travers une forme de montage par récapitulation : Zacharia travaillant à la mine, sur les routes, etc. Cette séquence répond à l’ouverture du film, scellant l’absence de possibilité d’échappatoire pour la communauté noire au sein du système de l’apartheid. En effet, après le générique, le film présente un panoramique sur un immeuble de Johannesburg (trace concrète d’une forme d’urbanisation aliénante) ; celui-ci est interrompu par une sirène d’usine, un fil de fer barbelé barrant l’écran (métaphore de l’apartheid pouvant évoquer les camps de concentration) ; les plans suivants présentent une série de panoramiques et de plans de plus en plus brefs (presque photographiques) sur les façades et les toits de Johannesburg, la sirène d’usine retentissant ; enfin, la caméra cadre une habitation vétuste du township, tandis que sur la bande-son des coups frappés avec insistance à une porte annoncent l’arrivée de la police. Le film, dans son mouvement général, dessine ainsi une trajectoire circulaire, à l’image de la logique implacable de la ségrégation : le cheminement de Zacharia s’apparente à un cercle sans échappatoire. Rogosin présente explicitement dans son film l’apartheid comme une forme moderne d’esclavage, qui est étatisée et légalisée : un fil de fer barbelé, qui ne peut être franchi que dans un sens (comme on peut le lire au détour d’un plan sur un écriteau : Net Blankes / Whites only), sépare irrémédiablement la ville blanche du township.

La réception du film : d’un acte d’accusation politique à la promotion du Nouveau Cinéma Américain sur le plan esthétique

Come Back, Africa s’apparente sans aucun doute à une démarche filmique militante. Mais pouvons-nous pour autant parler de cinéma d’intervention sociale (dans le sens d’un film inséré dans une lutte) ? Dans cette perspective, il nous paraît légitime de s’interroger sur son efficacité politique immédiate. Il faut d’abord rappeler que le film est interdit en Afrique du Sud32 – les acteurs non professionnels qui ont participé au film ayant par ailleurs pris de véritables risques. L’hostilité des autorités sud-africaines ne manque pas de se faire ressentir à l’étranger : dans le Daily Telegraph, par exemple, à la suite de la première du film à Londres, on apprend que les représentants du consulat sud-africain à New York condamnent l’introduction d’« ‹ une forme de sensationnalisme › dans la problématique de l’apartheid »33. De fait, le film s’adresse avant tout à un public occidental. Un article du Daily Herald témoigne de son pouvoir de persuasion, suite à sa présentation au Festival de Venise à l’été 1959 (hors compétition)34. En effet, le journaliste du quotidien du Labour, à la sortie de la projection, déclare avoir « honte d’être blanc », c’est-à-dire d’appartenir à une part de l’humanité qui « oppresse et terrorise des personnes d’autres couleurs »35. Come Back, Africa participe bien ainsi à un éveil des consciences vis-à-vis de la politique de ségrégation en Afrique du Sud. Toujours à Londres, Nina Hibbin, dans le Daily Worker, adhère au procès intenté par le film contre cette politique étatisée de ségrégation :

D’une intégrité brulante, c’est l’acte d’accusation le plus accablant de l’apartheid et du système des permis que j’ai jamais vu. Dans un climat de rage et de frustration presque insupportable, le film martèle la question qui, bien qu’inexprimée, vient à l’esprit de chaque personne qui le voit : combien de temps allons-nous encore accepter l’existence de ces conditions épouvantables de vie ?36

L’acte d’accusation politique semble avoir été entendu, du moins par certains journalistes à Londres.

Nkosi lui-même souligne l’importance sociale du film, dans un article paru dans Fighting Talk, un journal militant d’Afrique du Sud dirigé par Ruth First :

[…] le récit émerge comme un document puissant porteur d’une vérité sociale, que la caméra d’aucun autre réalisateur n’a réussi à saisir dans ce pays. […] Pour un Africain qui est habitué à voir des films présentant une image stéréotypée de l’Afrique – une Afrique où chaque touriste américain ou européen encourt véritablement le risque d’être cuisiné et servi comme un morceau de choix à l’occasion d’un repas réunissant le soir des ‹ sauvages indigènes › –, travailler avec le réalisateur Lionel Rogosin a constitué une expérience rare et inoubliable, riche de moments inouïs.37

A New York, Rogosin entend initialement distribuer son film au sein des réseaux de salles commerciales. Mais il a finalement recours à son propre canal de diffusion, face à l’absence d’intérêt des exploitants, pratiquant une politique implicite de ségrégation38. Il inaugure ainsi en mai 1960 la première séance du Bleecker Street Cinema, la salle de 250 places qu’il a acquise à Greenwich Village, avec Come Back, Africa39. La sortie du film à New York suit de peu le scandale du massacre de Sharpeville qui connaît d’emblée une ampleur internationale – 79 Noirs étant tués à l’occasion de la répression d’une manifestation contre l’apartheid, le 21 mars, dans le township de la ville de Vereeniging, dans le Transvaal40. Ce contexte politique surdétermine la réception critique de Come Back, Africa aux Etats-Unis. Archer Winsten, dans le New York Post, peut ainsi souligner la fonction de révélation du film :

Si vous voulez voir ou comprendre l’Afrique du Sud, il n’y a pas de meilleur moyen que de visionner ce film de Johannesburg : la violence des Blancs, la colère grandissante des Noirs et l’horreur des abris et des cabanes en tôle de Sophiatown y sont exposées.41

Par ailleurs, Come Back, Africa est investi comme une œuvre participant au renouvellement du cinéma américain – c’est le sens de la campagne de promotion du film dans The Village Voice42, probablement à l’instigation de Jonas Mekas. En 1960, le film est cité comme modèle à suivre par les signataires du manifeste du Nouveau Cinéma Américain (New American Cinema Group, désormais NAC), parmi les films suivants : Shadows (1959, John Cassavetes), Pull My Daisy (1959, Robert Frank et Alfred Leslie), The Sin of Jesus (1960, Robert Frank), Don Peyote (1960, Harold Humes), The Connection (1961, Shirley Clarke), Guns of the Trees (1961, Jonas Mekas), The Little Fugitive (1953, Morris Engel) – qui sont tous réalisés par des signataires du groupe, à l’exception de Morris Engel43. Malgré la volonté commune manifestée par ces films de réformer le cinéma – qui est encore pensée vis-à-vis des salles d’exploitation commerciale, pour ainsi dire de l’intérieur, et non par les marges (suivant la rhétorique de l’underground et le programme de la Filmmakers’ Cooperative, fondée à l’instigation de Jonas Mekas à New York en 1962) ou de l’extérieur (conformément à la logique et à l’économie des films d’artistes) –, le militantisme anti-apartheid de Come Back, Africa détonne quelque peu dans ce paysage, dont l’engagement social est cependant fortement marqué (Shadows critique le racisme ordinaire exercé à l’égard des Afro-Américains, tandis que The Connection, tiré d’une pièce performée par le Living Theater, explore le monde des dealers et la communauté des marginaux). En ce sens, son interrogation de l’identité africaine le rapproche davantage du cinéma militant que du nouveau cinéma (nord-)américain.

Quoi qu’il en soit, Jonas Mekas, à travers la chronique qu’il tient dans le Village Voice, est le défenseur le plus ardent du film. Il peut ainsi écrire en avril 1960 :

[Come Back Africa] est un film inhabituel, quelle que soit la façon dont on le regarde : en tant que document, en tant qu’expression personnelle, en tant qu’instrument de propagande. […] Nous connaissons, plus ou moins, son approche : une combinaison du fait et de la fiction. L’amateurisme même des acteurs participe à la vérité et à l’authenticité du film. […] Et aussi, il y a cette séquence finale, une scène mortifère, lorsque l’homme frappe la table de son poing, une simple action physique, rien d’autre, qui constitue à mon sens la meilleure scène de souffrance et de colère que j’ai jamais vue dans un film. […] Elle marche si bien que le son du poing frappé ne se limite pas à une expression de la souffrance : il devient le son vibrant de la conscience noire d’une Afrique qui s’éveille. […] Lionel Rogosin est un représentant caractéristique des Nouveaux Cinéastes Américains de la Neuvième Vague. Ce n’est d’aucune façon un intellectuel ; il a néanmoins développé, semble-t-il, une immunité innée contre les clichés du cinéma officiel. Par pure intuition, il redirige le cinéma américain dans des terrains revigorants et inexplorés.44

Pourtant, le NAC se détournera de l’engagement politique direct (malgré les points de rencontre entre la Filmmakers’ Cooperative de New York et le collectif Newsreel45), le « son vibrant de la conscience d’une Afrique qui s’éveille » ne s’apparentant guère au rejet des « clichés du cinéma officiel » et à l’appel à un nouveau cinéma qui finissent par s’imposer. Il faut cependant le préciser, le plaidoyer de Mekas en faveur de Come Back, Africa n’en demeure pas moins sincère et pertinent46. La relative éclipse « publique » et « critique » que connaît aujourd’hui encore Come Back, Africa est pour le moins surprenante. Car, rappelons-le, il s’agit là d’un des premiers films anti-apartheid, réalisé avec la collaboration de militants sud-africains, qui a connu une exploitation publique, quand bien même celle-ci était limitée – et qui a servi de référence en Afrique du Sud, et au-delà.

Certaines nuances pourraient néanmoins être apportées à ce constat, dans la perspective d’une analyse plus approfondie du cinéma anticolonialiste. En effet, Come Back, Africa, qui s’inscrit dans le projet d’une trilogie filmique contre le racisme, repose sur une dramatisation de ce dernier, qui est apparenté à une forme d’esclavage ; l’apartheid est ainsi clairement dénoncé par Rogosin comme une discrimination raciale, la critique ne portant que peu sur les mécanismes économiques d’exploitation des hommes et des femmes47. Quelque quinze ans plus tard, dans un autre film qui dénonce l’apartheid en Afrique du Sud, l’analyse porte cette fois, dans une perspective marxiste, sur les processus d’exploitation économique eux-mêmes ; aussi Frontline (Brigitte Criton, Buana Kaube, Oliver Tambo, René Vautier, 1974, coproduit par l’African National Congress et l’Unité de Production Cinéma Bretagne), par le biais d’un entretien avec une juriste sud-africaine, intente-t-il un procès contre le capitalisme à l’ère néocoloniale :

Il est important de différencier l’apartheid du racisme, parce que les deux mots n’ont pas la même signification. Très souvent, les deux termes sont confondus. On dit que l’apartheid est de la discrimination raciale, du racisme. En fait, dans l’apartheid, la race est utilisée comme un outil ; telle est la relation entre les deux. L’un est utilisé par l’autre. L’apartheid est un système d’exploitation économique. C’est un aspect de l’exploitation. Et du fait de l’histoire du pays, où les exploiteurs et les exploités appartiennent à deux groupes raciaux différents, cette différence a été utilisée, et une idéologie raciale a été créée. Cette idéologie est utilisée à la fois pour rationaliser l’exploitation et pour la justifier.48

1 Voir en particulier le Natives Land Act de 1913, qui réserve sept pour-cent du territoire aux populations noires et leur interdit d’acquérir ou de louer des terres en dehors des territoires autochtones.

2 Peter Davis (éd.), Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, Johannesburg, STE Publishers, 2004, p. 18. Ce livre reprend partiellement les propos que Lionel Rogosin a enregistrés pendant et après le tournage de son film.

3 Après la séquence d’ouverture, un carton informe le public des conditions du tournage : « Ce film a été tourné clandestinement afin de montrer les vraies conditions de vie de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. Il n’y a pas d’acteurs professionnels. C’est l’histoire d’un homme et de son pays. C’est l’histoire de Zacharia – un Africain parmi des centaines de milliers d’autres contraints chaque année à quitter leurs terres pour rejoindre les mines d’or. » (carton traduit dans le DVD édité par Carlotta Films, Paris, 2010, traduction modifiée). Voir aussi les deux études suivantes, qui sont à ce jour les plus documentées sur ce film : Litheko Modisane, South Africa’s Renegade Reels : The Making and Public Lives of Black-Centered Films, New York, Palgrave Macmillan, 2013, pp. 25-70 (chapitre 2 : « From Africa to America and Back Again : Come Back, Africa (1959) ») ; Isabel Balseiro, « Come Back, Africa. Black Claims on ‹ White › Cities », in Isabel Balseiro et Ntongela Masilela (éd.), To Change Reels : Film and Culture in South Africa, Detroit, Wayne State University Press, 2003, pp. 88-111.

4 Rogosin a déclaré à plusieurs reprises qu’il prétendait aux autorités sud-africaines tourner un « travelogue musical » (voir notamment Peter Trueman, « Africa Film Mass of Fear », Montreal Star, 22 mai 1960 ; Archer Winsten, « Come Back, Africa at Bleecker », New York Post, 5 avril 1960).

5 Bloke Modisane, cité dans Peter Davis (éd.), Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, op. cit., p. 133. Modisane fait référence au témoignage de Deneys Reitz, Commando : A Boer Journal of the Boer War, Londres, Faber and Faber, 1929 (La guerre des Boers : mémoire du volontaire Deneys Reitz, Paris, Payot, 1930).

6 Frankie Nicole Weaver précise que Rogosin a été introduit au milieu des militants anti-apartheid par le biais de Mary Benson, une activiste blanche qu’il a rencontrée grâce au Père Trevor Huddleston et au révérend Michael Scott, tous deux résidant alors à Londres (F. N. Weaver, « Anti-Apartheid Solidarity Networks and the Production of Come Back Africa », Safundi, The Journal of South African and American Studies, vol. 16, no 2, p. 193). Entre 1946 et 1952, Scott réalise le court métrage Civilisation on Trial in South Africa, probablement le premier film anti-apartheid tourné en Afrique du Sud (id., p. 192).

7 Bloke Modisane, Blame Me on History, Hammondsworth, Penguin, 1963, cité dans Peter Davis (éd.), Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, p. 133 [notre trad.].

8 Jacqueline Maingard soutient que Come Back, Africa est « en partie influencé par Cry, the Beloved Country et par Paton lui-même, que Rogosin a rencontré chez Walter White, alors secrétaire de la National Association for the Advancement of Colored People aux Etats-Unis » (J. Mainard, South African National Cinema, Abingdon, Routledge, 2007, p. 111 [notre trad.]). Cry, the Beloved Country, malgré son ton paternaliste, constitue une référence incontournable quant au traitement réservé à la population noire en Afrique du Sud ; l’ouvrage, publié en 1948 et souvent comparé à Uncle Tom’s Cabin (Harriet Beecher Stowe, 1852), est par ailleurs sérialisé dans Drum. Si Rogosin a effectivement fréquenté Walter White, il a par contre cherché en vain à rencontrer Alan Paton avant de tourner Come Back, Africa (Kenneth H. Rey, « Come Back Africa (1959) : Another Look », Film and History : An Interdisciplinary Journal of Film and Television Studies, vol. 10, no 3, septembre 1980, p. 61). Voir aussi l’étude d’Isabel Balseiro (« Come Back, Africa. Black Claims on ‹ White › Cities », op. cit.) qui oppose terme à terme le film de Rogosin à la nouvelle de Paton.

9 Propos de Lionel Rogosin dans le documentaire produit par Michael Rogosin et réalisé par Lloyd Ross, An American in Sophiatown, 2007 (en supplément sur le DVD de Come Back, Africa, édité par Carlotta Films, op. cit. ; nous citons et modifions les sous-titres).

10 Peter Davis (éd.), Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, op. cit., p. 53.

11 Id., p. 58. Zacharia prend d’abord la fuite, assimilant Hugh et Rogosin à des policiers.

12 Voir Jean Vigo, « Vers un cinéma social » [texte prononcé au Théâtre du Vieux-Colombier le 14 juin 1930], Œuvre de cinéma, Paris, La Cinémathèque française/Lherminier, 1985, p. 65. Vigo déclare notamment : « Ce documentaire social se distingue du documentaire tout court et des actualités de la semaine par le point de vue qu’y défend nettement l’auteur. Ce documentaire exige que l’on prenne position, car il met les points sur les i. S’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme. […] L’appareil de prise de vues sera braqué sur ce qui doit être considéré comme un document, et qui sera interprété, au montage, en tant que document. […] Et le but sera atteint si l’on parvient à révéler la raison cachée d’un geste, à extraire d’une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l’on parvient à révéler l’esprit d’une collectivité d’après une de ses manifestations purement physiques. […] Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux. »

13 Voir l’encart annonçant la sortie du film à La Pagode, qui fait suite à l’article de René Guyonnet, « Come Back, Africa : une vérité impitoyable », L’Express, 21 janvier 1960. Lionel Rogosin a en effet déclaré à l’occasion d’un entretien publié dans L’Express du 15 octobre 1959 : « Je veux simplement montrer ce que l’on évite de voir, montrer les hommes ignorés, faire des films qui doivent être faits et qui ne l’ont pas encore été. »

14 « Come Back Africa. Dialogue complet de film », supplément à L’Ecran, no 1, mai-juillet 1960, p. 17. Notons encore que dans Positif, on invoque le réalisme de Brecht (Michèle Firk, « Come Back Africa. Que Viva Africa », Positif, no 34, mai 1960, pp. 58-61), tandis que dans Les Cahiers du cinéma, on regrette à l’inverse une « tendance à la typification », un « certain misérabilisme », un « paternalisme inconscient » et une « volonté de démonstration » (Fred Carson, « Les hommes oubliés de Dieu. Come Back Africa », Cahiers du Cinéma, no 105, mars 1960, pp. 51-53). Nous ne souscrivons aucunement à cette dernière analyse, qui minimise l’importance de ce film en recourant à une argumentation convenue et en ce cas tout à fait inappropriée.

15 Dans le dossier de presse établi pour la ressortie du film par le distributeur étatsunien Milestone Films en 2012, on lit que « pendant la production d’On the Bowery, Rogosin a imaginé tourner une trilogie de films basés sur le racisme dans trois parties différentes du monde – les Etats-Unis, l’Afrique du Sud et l’Asie. » (« Milestone Film presents a film by Lionel Rogosin, Come Back Africa », www.comebackafrica.com, consulté le 12 septembre 2017, p. 5 [notre trad.]).

16 Voir Peter Davis (éd.), Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, op. cit.

17 Voir James Roy MacBean, « Come Back, Africa. The Brig », dans Melinda Ward (éd.), The American New Wave 1958-1967, Buffalo, Walker Art Center / Media Study, pp. 56-61.

18 En 1958, au moment du tournage de Come Back, Africa, le quartier multi-ethnique de Sophiatown, où se côtoient différentes classes sociales (écrivains, musiciens, médecins, enseignants et autres professions libérales, mais aussi membres du lumpenprolétariat, émigrés, gangs), est en voie de démolition par le gouvernement du Parti national d’Afrique du Sud, qui a fait déplacer par la police dès 1955 une partie de la population dans une nouvelle zone non blanche. Comme le rapporte Peter Davis, « Rogosin a été le dernier à filmer Sophiatown avant sa disparition finale, et il a été le seul à donner un aperçu d’une riche culture qui a été impitoyablement supprimée » (Peter Davis [éd.], Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, op. cit., p. 55 [notre trad.]).

19 Le slogan « Hands Off the Western Areas » (Ne touchez pas aux zones de l’Ouest !), inscrit sur un mur lorsque Zacharia et Vinah sont à la recherche d’un logement, renvoie au déplacement forcé de la population hors de cette « zone réservée » (conformément au Group Areas Act, institué dès 1950). Sur ce point, voir Isabel Balseiro, « Come Back, Africa. Black Claims on ‹ White › Cities », op. cit., p. 91.

20 Significativement, Rogosin filme l’enseigne d’une salle de cinéma qui présente Fiend without a Face (Arthur Crabtree, 1958 – littéralement « Démon sans visage ») ; dans ce contexte, le titre de ce film acquiert une valeur métadiscursive.

21 Ntongela Masilela souligne la présence signifiante de trois langages dans le film : le zoulou parlé par les ouvriers dans la mine ou le « langage de la solidarité de classe », l’afrikaans parlé par les policiers ou le « langage de la coercition et de la répression », et l’anglais parlé par des intellectuels africains et des hommes d’affaires ou le « langage du commerce et de l’échange intellectuel » (« Come Back Africa and South African Film History », Jump Cut, no 36, mai 1991, pp. 61-65 [notre trad.]).

22 Rogosin fournit de l’alcool pour cette scène, ce qui est tout à fait illégal (voir le témoignage de Lewis Nkosi, dans Peter Davis [éd.], Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed op. cit., p. 132). La séquence est tournée sans dialogues écrits, Rogosin voulant restituer avec le plus d’authenticité possible des discussions qu’il a entendues dans des shebeen (F. N. Weaver, op. cit., p. 199).

23 Nkosi n’hésite pas à écrire : « […] le criminel non blanc en Afrique du Sud révèle ouvertement les désirs inavoués ou frustrés de la majorité, c’est-à-dire renverser les chaînes qui le réduisent à sa condition misérable » (L. Nkosi, « Alex La Guma », dans Liz Gunner et Lindy Stiebel [éd.], Still Beating the Drum : Critical Perspectives on Lewis Nkosi, New York, Rodopi, 2005, pp. 259-260 [notre trad.]). Selon cette perspective, le chef de gang Maruma est un symbole de la résistance à la loi de l’apartheid. Dans son autobiographie, Modisane peut ainsi exalter la « dignité » des tsotsi : « ils répondent à l’arrogance blanche par une arrogance noire, ils revendiquent leur dû par le vol et le pillage au sein d’une économie discriminatoire. L’Africain bien éduqué est limité par la rationalisation académique, tandis que le tsotsi est un réaliste pragmatique ; c’est une personne sensible qui répond aux dénis et aux préjudices par la seule logique que l’homme blanc comprend et respecte. » (Bloke Modisane, Blame me on History, op. cit., pp. 227-228 [notre trad.])

24 Nous citons ici les sous-titres du film édité par Carlotta Films. La prise de parole de Can Themba est moins continue que ne le laisse entendre cette transcription des dialogues ; mais nous tenons à restituer ses propos dans leur complexité et leur intégralité – nous pourrions ici légitimement parler de dialogue philosophique inscrit au sein d’une séquence qui a une double fonction de réflexivité et de révélation/dénonciation.

25 Pour Ntongela Masilela, Come Back, Africa soulève une question fondamentale, trente ans après sa réalisation : « Quelles devraient être la nature et la structure d’un authentique cinéma national d’Afrique du Sud ? » (« Come Back Africa and South African Film History », op. cit., p. 65 [notre trad.])

26 Miriam Makeba fait par exemple la « une » du numéro de juin 1957 de Drum. Rogosin envisage de donner le premier rôle féminin à Makeba, avant de se raviser (par souci de vraisemblance). Makeba manifeste quelque réserve à tourner dans le film, comme elle le rapporte dans son autobiographie : « Le documentaire de M. Rogosin présente autant d’opportunités que de risques. Si M. Rogosin est extradé du pays, il peut revenir en Amérique et faire d’autres films. Mais les autres acteurs noirs et moi-même connaîtront de vrais problèmes. » (Miriam Makeba et James Hall, Makeba : My Story, New York, Penguin, 1987, p. 66, cité par F. N. Weaver, op. cit., p. 198 [notre trad.]). A la fin du tournage, Lionel Rogosin finance le voyage de Miriam Makeba à Londres, qu’il invite ensuite à Venise pour promouvoir la première du film à l’occasion du festival du film de 1959. Celle-ci développera par la suite une carrière de chanteuse internationale.

27 Come Back, Africa a constitué le premier support de médiatisation de Miriam Makeba en Occident. Harry Belafonte, qui a joué un rôle dans l’obtention d’un visa pour la chanteuse aux Etats-Unis et qui a par la suite directement contribué à son succès international, l’a découverte à travers ce film (voir Ruth Feldstein, How It Feels to Be Free. Black Women Entertainers and the Civil Rights Movement, Oxford/New York, Oxford University Press, 2013, pp. 51-52). Dix jours après son arrivée à New York, en décembre 1959, Miriam Makeba se produit dans l’émission télévisée The Steve Allen Shown à Los Angeles pour un public estimé à 60 millions de téléspectateurs (id., p. 33).

28 Nous citons à nouveau les sous-titres du film édité par Carlotta. La séquence, encore une fois, est nettement plus discontinue que ce que ne laisse entendre cette transcription, comportant différents plans et changements d’axes.

29 Glauber Rocha, « Esthétique de la faim » [1965], traduit sous le titre « L’Esthétique de la violence », Positif, no 73, février 1966, pp. 22-24.

30 Voir Peter Davis (éd.), Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, op. cit., p. 91.

31 Le point de vue (pour le moins convenu) de Rogosin sur le néoréalisme et l’exemplarité de la démarche de Flaherty (faut-il rappeler que Nanook meurt de faim quelque temps après le tournage de Nanook of the North ?) par rapport au développement de la Nouvelle Vague américaine est synthétisé dans un article programmatique qu’il publie dans Film Culture (no 21, été 1960, pp. 20-28), « Interpreting Reality (Notes on the Esthetics and Practices of Improvisational Acting) », traduit dans ce numéro. Rogosin souscrit ici sans ambiguïté au programme qui sera revendiqué par les signataires du manifeste du New American Cinema Group (dont il fait partie).

32 Ntongela Masilela affirme que Come Back, Africa est censuré en Afrique du Sud (« Come Back Africa and South African Film History », op. cit, pp. 61-65). Litheko Modisane précise ce point : « Come Back, Africa n’a pas circulé en Afrique du Sud au moment de sa sortie. Le film a presque été interdit et n’a refait surface que bien plus tard [en 1988]. » (South Africa’s Renegade Reels : The Making and Public Lives of Black-Centered Films, op. cit., p. 28 [notre trad.]).

33 « Clandestine U.S. Film Attacks Apartheid », Daily Telegraph, 21 juin 1959 [notre trad.].

34 Come Back, Africa remporte le prix de la critique à Venise. Le film est également primé au Festival du cinéma de Vancouver, en 1959, et à Paris, en 1960.

35 Anthony Carthew, London Daily Herald, 4 septembre 1959, cité dans « Labour Man Sees Come Back, Africa » [notre trad.]. Carthew écrit notamment : « Le film s’appelle Come Back, Africa et révèle pour la première fois ce qui se passe vraiment pour les gens de couleur en Afrique du Sud. […] Le film montre dans les détails et avec une vérité criante le fonctionnement horrible de l’apartheid. » [notre trad.].

36 Nina Hibbin, Daily Worker, cité dans Peter Davis (éd.), Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, op. cit., p. 145 [notre trad.].

37 Lewis Nkosi, « Come Back Africa », Fighting Talk, février 1960, p. 12 [notre trad.].

38 Aux Etats-Unis, les films centrés sur des thèmes raciaux et en particulier sur les conditions sociales des Africains sont destinés aux salles afro-américaines (voir Litheko Modisane, South Africa’s Renegade Reels, op. cit., p. 40). Une campagne de dénigrement du film et de Rogosin pour accointances communistes est orchestrée aux Etats-Unis (voir Peter Davis, « Introduction », Come Back Africa : Lionel Rogosin – A Man Possessed, op. cit., p. 12).

39 Voir A. H. Weiler, « By Way of Report », The New York Times, 28 février 1960 ; Jonas Mekas, « Movie Journal », Village Voice, 6 avril 1960, p. 8. Come Back, Africa est repris par la suite dans la salle indépendante le New Yorker, dirigée par les critiques de cinéma Daniel Talbot et Toby Talbot.

40 Voir notamment Jerry Oster, « ‹ Africa › Does Indeed Come Back », New York Times, 18 janvier 1977. Le journaliste rappelle également que le film circule principalement dans les réseaux scolaires et non commerciaux (il écrit son article au moment de la reprise du film lors de trois séances au Bleecker Street Cinema).

41 Archer Winsten, « Come Back Africa at Bleecker », New York Post, 5 avril 1960 [notre trad.].

42 Le 6 avril 1960, dans le Village Voice, un poster annonce Come Back, Africa, illustré par une photographie de l’arrestation de Zacharia, tirée du film ; le 12 avril 1960, un nouveau poster promeut le film, avec une photographie de Zacharia lors de la séquence finale, la tête reposant entre ses bras, affalé contre la table ; le 27 avril 1960, un troisième poster est cette fois illustré par Miriam Makeba, souriant de profil ; le 18 mai, un poster annonce la présentation du film à l’occasion d’un gala de musique au théâtre Apollo à Harlem. Jonas Mekas écrit longuement sur le film de Rogosin, dans sa chronique du 6 avril 1960. Voir Litheko Modisane, South Africa’s Renegade Reels, op. cit., pp. 42-45.

43 « The First Statement of the New American Cinema Group », Film Culture, no 22-23, été 1961, repris dans P. Adams Sitney, Film Culture Reader, New York, Cooper Press, 2000 [première édition : New York, Praeger, 1970], pp. 79-83. Le manifeste est daté du 28 septembre 1960.

44 Jonas Mekas, « Movie Journal », Village Voice, 6 avril 1960, p. 10 [notre trad.].

45 Le 22 décembre 1967, à l’invitation de Mekas et de Melvin Margolies, une soixantaine de cinéastes et techniciens se réunissent dans les locaux de la Film-Makers’ Cinematheque et créent le collectif Newsreel (Cynthia A. Young, Soul Power : Culture, Radicalism, and the Making of a US Third World Left, Durham/Londres, Duke University Press, 2006, p. 100). En 1968, Mekas appelle de ses vœux dans les colonnes du Village Voice une redirection du collectif Newsreel vers la pratique d’un « documentaire d’avant-garde » [avant-garde newsreel] (voir Michael Renov, « Early Newsreel : The Construction of a Political Imaginary for the Left » [1985], dans Grant H. Kester [éd.], Art, Activism and Oppositionality. Essays from Afterimage, Durham/Londres, Duke University Press, 1998, p. 208). Le collectif Newsreel, à New York à la fin des années 1960, répond majoritairement aux revendications ouvrières et à la politique de la nouvelle gauche américaine ; il connaît une réorientation dans les années qui suivent, se renommant significativement Third World Newsreel en 1973, en se recentrant sur le féminisme et les luttes anticoloniales. Il faut cependant noter que la branche de San Francisco relaie les revendications des Black Panthers dès 1968. (Voir Bill Nichols, Newsreel : Documentary Filmmaking on the American Left, New York, Arno Press, 1980.)

46 Mekas est un passeur et communicateur accompli, qui sait diversifier ses alliances : non seulement il fonde diverses structures (Film Culture, la Filmmakers’ Cooperative), mais il multiplie aussi les collaborations (il est par exemple le répondant film de Fluxus pour Maciunas) et mobilise des dispositifs de médiatisation tels que l’exposition (le NAC est d’emblée présent à travers des expositions organisées par Mekas – par exemple au Festival des deux mondes à Spoleto, en 1961).

47 Isabel Balseiro (op. cit.) souligne les mécanismes économiques d’oppression de classe qui orientent la démarche de Rogosin, dont le propos ne se limite pas à l’apartheid. Malgré la pertinence de son analyse, nous ne la suivons pas sur ce point. Rogosin réalise selon nous des films antiracistes (dans ses mémoires, il s’inscrit dans la filiation directe du front antifasciste, sans développer pour autant une analyse approfondie des inégalités de classes), qui ne correspondent ni au programme du cinéma ouvrier (tel qu’il s’est pratiqué au sein du Secours ouvrier international) ni à celui du cinéma militant (de quelque obédience qu’il soit). Sa position est avant tout celle d’un humaniste, qui a systématiquement recours à la forme de la fiction et à une scénarisation d’acteurs non professionnels (d’où son attachement à la « tradition » néoréaliste).

48 Nous citons les propos « doublés » de la juriste dans Frontline, film édité dans le coffret DVD René Vautier en Algérie, Les Mutins de Pangée, Paris, 2014.