La poétique du piratage : appropriation et processus d’expérimentation
Reconstruire la signification, ou du moins soustraire cette notion aux départements de marketing et aux firmes de relations publiques nécessite l’intervention de chasseurs de fantômes qui maîtrisent les codes de la culture visuelle.Marc Dery1
Il est facile de voir à quel point est attaché à l’aliénation du vieux monde le principe même de spectacle : la non-intervention. […] La révolution n’est pas ‹ montrer › la vie aux gens, mais les faire vivre.Guy Debord2
Ecrire sur le cinéma de found footage, c’est écrire sur la mémoire, ses activités, son archéologie, son activation, ses transformations et ses déformations. Qu’il s’agisse de Hollywood, de films de famille, de Bollywood ou d’actualités, le temps re-cadre les films et les photographies ; et ce cadrage révèle un imaginaire socio-économique rhizomatique et dispersé. En un sens, le found footage, c’est l’histoire culturelle : une épigenèse symbolique.
Le cinéma se transforme irrémédiablement en found footage, détruit et nourri par le passage du temps [bleeding and breeding through time]. Les images, qu’il s’agisse à l’origine de films documentaires, de publicités, d’actualités, de films de fiction, de chutes, ou de bobines endommagées, sont des résidus. Il n’empêche, elles se déroulent continuellement : elles ricochent contre nous. Nous re-lisons ces images à travers l’acte de la remémoration et le prisme de nos convictions. Nous resituons leur sens par rapport à leur époque, mais aussi à partir de notre situation présente, ironiquement, nostalgiquement, sentimentalement, familièrement, nationalement, politiquement. Le found footage engage le passé : c’est-à-dire une secondarité du sens et de la compréhension. Le métrage d’origine, argentique ou digital, est reconstitué, esthétisé, politisé, fantasmé ; le présent devient familier, et le passé resurgit. L’objet produit s’apparente à une spirale imaginaire, à un amalgame historique, à un voyage à travers le temps.
Comment re-lire ces histoires à travers un regard critique ? Comment faire défiler dans notre esprit une banque d’images mémorielles ? Ou plutôt, comment pouvons-nous les reformater ? Comment intervenir sur ce qui est oublié, rejeté, mis de côté ? Comment prendre en compte les implications ambivalentes d’images de familles, de portraits individualisés, de rivalités entre enfants, de récits personnels, se situant dans les marges, voués aux gémonies ? Le found footage se présente indissociablement comme perte et comme histoire : comme détritus, dont le pouvoir de réfraction est sans doute plus intense que l’Histoire officielle.
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En 1999, l’archiviste Rick Prelinger a mis de l’ordre dans sa collection de films ; il m’a donné peut-être vingt bobines. Il s’agissait de matériaux banals, quelconques, issus de films industriels et de films éducationnels, c’est-à-dire de « chutes » dans un sens hyperbolique. Personne ne voulait de ces bandes. Je me suis efforcée de tirer quelque chose de ces matériaux destinés au rebut, en vue d’interroger, entre autres choses, les notions de « valeur » et d’intégration. En a résulté Surface Noise (2000).
J’ai choisi de recourir à la forme classique de la sonate comme principe d’organisation : c’est-à-dire une composition en trois parties – avec une exposition, un développement et une récapitulation – qui explore deux thèmes ou deux sujets en établissant des relations clefs. Je me suis efforcée de réaliser ce que j’avais par le passé désigné comme des « traductions impossibles ». La couleur rouge était assignée au thème A, la couleur bleue au thème B. J’ai substitué la couleur au contenu, avant tout parce qu’une grande partie du métrage avait viré au rouge – ce qui arrive avec des copies de travail usées par le temps. Comme le film est presque fini au stade du montage, les images « rouges » pouvaient venir à faire défaut, et je devais re-définir mes catégories, tant et si bien que le résultat a suivi un cours improvisé3. Néanmoins, la forme de la sonate permettait d’assembler ces matériaux disparates. Parfois, la forme musicale n’est pas reconnaissable, mais on ressent la structure derrière les matériaux : comme dans un immeuble, où l’on n’est pas conscient des structures en béton ou du revêtement du sol sur lequel on marche, mange et dort. Le métrage que j’avais retenu explorait l’espace public, en se concentrant sur le travail. J’ai ajouté des images en noir et blanc de films de familles extraites d’autres sources, qui introduisaient la problématique des classes : les propriétaires et les travailleurs, le loisir et le travail, la saturation et la dispersion.
J’ai choisi en partie comme bande-son des chutes de ma série de films Is This What You Were Born For ? (1981-1989) : des matériaux qui avaient été finalement retirés de la structure d’ensemble du film ou qui n’avaient pas été utilisés du tout. Des bribes de voix over des poètes Steve Benson et Carla Harryman4 ponctuent le film. J’ai également inclus de la musique, des sons, des percussions, des dialogues et d’autres extraits de bandes sonores optiques à partir de différents matériaux filmés que j’ai sélectionnés. J’ai fait appel à des musiciens avec qui j’avais déjà travaillé par le passé : Zeena Parkins (au synthétiseur), Christian Marclay (aux platines), Shelley Hirsch (à la voix) et Jim Black (aux percussions). Ils ont enregistré face aux images, faisant plusieurs prises ; à partir de ce matériau, j’ai sélectionné, monté et mixé différentes bandes sonores en relation avec des sons trouvés.
Il est possible de mettre en scène les actes carnavalesques de l’histoire à partir des épaves et des reliques de la culture cinématographique qui flottent à la dérive.5
Ce film porte sur la couleur, le rythme et la beauté, mais aussi sur l’accélération, le jeu, la vitesse, la critique et la traduction. L’enjeu est de recontextualiser les images et les sons en un ensemble qui s’ouvre à de nouvelles significations, récusant la normativité de l’« éducation » et les valeurs culturelles admises. Cette œuvre reflète le monde en général, son enchantement comme ses misères, son exploitation comme ses désirs, de façon sensible et explosive. Objet à la fois séduisant et dérangeant, ce film cherche à reterritorialiser les éléments constitutifs du cinéma, tout en interrogeant les structures de la narration, du pouvoir et du genre sexué. Cette œuvre éprouve la façon dont on assimile les informations et évolue entre l’histoire et la mémoire, re-façonnant et re-signifiant l’image cinématographique dans son déploiement.
Cette intention a orienté tous mes films, quelle que soit leur structure ou leur contenu, que je les aie tournés intégralement ou qu’ils reposent exclusivement sur des documents d’archives. Dans mon travail le plus récent, des idées multiples et des voix sédimentées persistent à se répondre à travers d’étroites correspondances. Mes films cherchent à répondre aux problématiques du genre, de la misogynie, du queer, et à cultiver un sens de l’art qui procède par la fracturation des codes et par la mobilisation du public : les ressacs d’une vague tourbillonnante et polyphonique. Mon travail tente, par sa rapidité comme par sa matérialité, d’incarner le flux cognitif, l’échange d’idées qu’une image et un son peuvent susciter dans notre cerveau. Le cinéma opère une distinction entre notre connaissance passée et notre connaissance la plus récente, entre notre présent et son interprétation. L’effet se manifeste toujours entre des contextes. Dans cet espace vide mais de liaison, à travers cette vibration, courant le long de l’échine, s’échappant, glissant, bondissant, disparaissant – le public donne vie au film.
A l’opposé des instructions de Walter Murch qui recommande d’utiliser exclusivement le matériel sonore que l’on a enregistré soi-même, je travaille souvent à partir de sons trouvés, entremêlés à d’autres formes sonores6. Je collabore avec des musiciens et j’expérimente à partir de bandes-son optiques, les sons se superposant entre eux ou à une image, s’opposant à l’image. Je procède par couches sédimentées, par transformations, le son vibrant en désaccord, avant de disparaître.
Par la suite, j’ai travaillé sur une échelle plus large, en pensant aux différences ou aux sautes entre les scènes, entre les mises en scène, plutôt qu’entre les plans – notamment dans un long métrage expérimental portant sur Emma Goldman : Acts & Intermissions – un ensemble prismatique de scènes faussées, trafiquées, tant sur le plan historique que contemporain.
Je continue à penser que la poésie change le monde, ou qu’elle peut changer le monde. […] Dans mes travaux, ma démarche sur le plan technique consiste à trouver de nouvelles formes par lesquelles je peux devenir le support de l’œuvre et tenter d’éprouver et court-circuiter le style du mieux que je le peux.7
Cette irrégularité, cette pluri-vocalité – la poly-sémiotique de l’insistance différentielle et multi-intentionnelle –, constitue un choix esthétique. Les œuvres ne se répètent pas : elles ne se confondent pas en un tout. Pareille ambition problématise peut-être la compréhension de l’œuvre, et sans aucun doute sa catégorisation. Et en effet, The Future is Behind You (1995) est relié à Covert Action (1984) et à Cake and Steak (2004), en ce sens qu’ils sont tous construits comme des films de famille, portant principalement sur le monde de jeunes femmes et structurés sous forme de chapitres ; mais ils sont séparés par vingt ans de distance. Et aucun de ces films n’entretient de liens évidents avec des œuvres encyclopédiques telles que Prefaces (1981), Mercy (1989) et Surface Noise (2000), dont les sources reposent largement sur des images industrielles et éducationnelles. Et l’on trouvera encore moins de relations directes par rapport aux cut-ups et aux réarrangements de figures narratives dans Dark Dark (2001), Mirror World (2006), Salomé (2014), To and No Fro (2005) et Ligatures (2009).
Aucune de ces œuvres ne fait preuve de nostalgie envers les années 1950 ou les films de familles. Ce ne sont ni des parodies, ni des satires de célèbres films hollywoodiens, ni des soap operas avec des héroïnes vues sous un angle misogyne, ni un effort de deuil envers une mère décédée. Ce sont des mondes d’images constitués à partir de déchets, d’images délaissées, de contenus marginaux, de sons inadéquats, de bribes de films mainstream, en bref, une opération de sauvetage. Le film crée une forme d’architecture, que nous pourrions décrire comme une architecture molle et virtuelle à partir de vestiges culturels. Un artiste ne devrait-il pas tenter de structurer l’amas d’images qui hante son esprit : c’est-à-dire re-disposer/relire/réarranger le paysage industriel/ capitaliste des images ; créer à partir du fatras de beautés et d’informations qui s’échangent rapidement et s’accélèrent à l’époque contemporaine ? Il ne s’agit pas d’opérer un retour au paysage, au sexisme, mais bel et bien de traverser, de détourner et de briser ce « flux ».
Notre regard se porte sur l’espace désagrégé de l’échange symbolique du sens. […] Quelle peut donc être la forme d’une politique engagée au sein de l’empire des signes ?8
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas une forme close, mais qui « frémit » et qui est suggestive9. Parler clairement ne constitue pas selon moi un geste politique, mais nous ramène à l’idée orwellienne d’une langue instrumentalisée. L’appropriation et le collage constituent un médium artistique qui appartient spécifiquement au xxe siècle. Les citoyens de l’ère moderne, et désormais post-moderne ou post-internet caractéristique du xxie siècle, font preuve d’une capacité à affronter la discontinuité, tant sur le plan de l’esthétique que de leur vie physique/virtuelle, que l’on n’aurait pas pu imaginer par le passé. Il faut peut-être rappeler que la compulsion pour le montage est liée à une technologie déterminée et à des moyens de production de masse, qui remontent aux journaux au xixe siècle, avec leurs nouvelles contiguës et leurs récits variés, l’espace s’ajustant au temps de « lecture » des pendulaires. Ainsi, le rythme du travail et des informations, l’industrialisation qui se caractérise par sa vitesse et sa capacité à toucher les masses, s’associent pour former ce que l’on pourrait appeler une culture du collage. J’ai grandi au sein de cette culture, constituée d’images de magazines, comme Life ou National Geographic ; d’articles qui sautent d’un pays à l’autre, d’un sujet à l’autre ; et de la télévision qui emblématise le zappage, la variabilité, le changement, l’amalgame de l’information, du contenu et de la publicité. Ce monde est le nôtre ; et nous nous adonnons sans retenue au collage, au glanage.
Ce qui m’intéresse, c’est l’excès, ce qui ne se laisse pas aseptiser. Ce n’est pas l’image parfaite, le poème parfait, mais le désordre, l’inarticulé, l’extraordinaire, le brouillon qui m’animent. Mon cinéma est mis en pièces ; il n’est en aucun cas monumental. Il n’est pas aléatoire, mais inclusif et maximaliste.
J’aimerais écrire un poème sur la mise en ordre.10
Ce que suggère ici Bernadette Mayer, c’est qu’il faut miser sur ce qui n’est pas reconnu, sur ce qui est rejeté et jugé sans valeur. Comme mes héros cinématographiques, Arthur Lipsett et Agnès Varda, dont le travail créatif repose sur le glanage, remettant en cause notre sens de la valeur tout en attestant de la puissance de résonance d’images trouvées, de leur capacité à refléter le monde.
On active des textes / des montages à partir d’accumulations de signes. On met en forme des résidus. Une polyphonie manifeste attribue à l’assemblage un air d’évidence. Chaque amalgame peut se métamorphoser en créature, en une sorte de « cactus », une innovation, qui inspire et qui expire11.
D’autres fois, le métrage est « parfait » tel quel, comme dans ce film de Ken Jacobs de 1986 : Perfect Film12. Dans mon œuvre, c’est Dark Dark qui s’apparente le plus à un « film parfait » – c’est-à-dire présenté comme trouvé, dans la filiation du projet de Duchamp. Le métrage provient d’un ami qui a frappé à ma porte avec deux sacs de commissions remplis de films super-8 et 16mm. Les vingt minutes de Dark Dark sont tirées d’une bobine d’une heure, ses images étant inversées et passées à l’envers13. Le film s’apparente à une copie de travail récupérée dans la poubelle d’un studio, hâtivement assemblée, sans qu’aucune attention ne soit prêtée à la tête ou à la queue de la pellicule, à la base ou à l’émulsion. A mes yeux, le film était presque parfait dans sa magie combinatoire : comme un geste narratif fantomatique et mouvant qui entremêle quatre fragments de récits trouvés : le film noir, le western, la romance et la poursuite. Cette structure reposant sur des histoires croisées me rappelait Mayhem, et par ailleurs mon premier film expérimental, Some Exterior Presence, où je manipule librement des images de nonnes, passant le film en avant et en arrière, du début à la fin14.
Qui a tourné les images d’origine ? S’agit-il d’étudiants, les plans paraissant filmés en haut de West Side, avec des jeunes gens ? Ou s’agit-il d’ouvriers syndiqués, d’opérateurs professionnels ou de techniciens qui se sont réunis pour réaliser un film, puisque les hommes manipulant le clap à chaque « prise » présentent une calvitie avancée et un âge respectable ? Je ne l’ai jamais su, mais j’aime particulièrement le mouvement des hommes avec les claps, qui se tiennent à côté de l’actrice non professionnelle et dont l’ombre gagne le visage à chaque prise de vues : il s’agit d’une histoire du dehors, d’un méta-moment dans lequel la caméra est « synchrone » avec le son.
Le plus souvent, je monte mes films suivant une logique d’addition. Dans ce cas, j’ai traité le film par soustraction, comme un bloc de pierre à sculpter. J’ai procédé par suppression des matériaux jusqu’à ce que la bobine se réduise à un ensemble de narrations qui s’effondrent ou entrent en collision. Je n’ai pas altéré l’ordre des plans, je n’ai pas déplacé les pièces du puzzle pour qu’il devienne « lisible ». Bien au contraire, j’ai suivi une équation du second degré pour déterminer les figures narratives. La musique d’Ennio Morricone accompagne les images, créant des réseaux hypnotiques et saturés qui évoquent des souvenirs et la folie. Dans ce film réduit en fragments, on trouve une histoire de revanche caractéristique des films noirs, une femme empoisonnant son mari qui ensuite la hante du fond de sa tombe ; une adaptation du célèbre récit de O’Henry, une femme coupant ses cheveux pour acheter une chaîne de gousset à son mari, tandis que l’homme vend sa montre pour offrir un peigne à sa femme ; une scène de cowboy soudainement et définitivement interrompue ; et une course-poursuite improbable dans Central Park. Pour rendre hommage à l’esprit de bizarrerie et au concept de tissage-avec-une-erreur, j’ai inversé un plan (qui défile à l’envers) et j’ai ajouté un plan de mon cru au montage.
En 2005, j’ai conçu Foreign Films : ce titre désigne un ensemble ouvert de films et d’installations conçus en collaboration avec des poètes, avec de l’image et du texte. Ce projet est inspiré de mon enfance et de la seule salle de cinéma à downtown East Orange, dans le New Jersey, qui diffusait des films étrangers. C’est dans ce contexte que j’ai découvert le sous-titrage, le texte apposé au film, et l’attrait de l’idiosyncrasie : le conflit entre l’image et le texte. A présent, j’ai terminé quatre films de cette série : To and No Fro (2005), avec Monica de la Torre et Une femme sans amour (1952) de Buñuel ; Mirror World (2006), avec le poète Gary Sullivan et Mangala, fille des Indes (1952) de Mehboob Khan ; (If I Could Sing a Song About) Ligatures (2009), avec Nada Gordon et les photographies d’Ernest J. Bellocq à Storyville ; et Salomé (2014), avec Adeena Karasick et le film homonyme de Charles Bryant de 1923 dont le rôle clef est interprété par la danseuse russe Nazimova.
Pour Mirror World, je m’en suis remise à un magasin de location de DVD de films indiens sur la 6e rue, à East Village ; je m’y suis rendue chaque semaine, en demandant des conseils. Mes amis les poètes Gary Sullivan et Nada Gordon, qui sont des aficionados de Bollywood, m’ont fait bénéficier de leur connaissance approfondie et minutieuse de cette cinématographie15. Nous avons passé plusieurs soirées à visionner des films ensemble. Ils m’ont laissé quelques films et Gary m’a envoyé quatre pages de matériaux trouvés : soit soixante phrases d’une excentricité remarquable et d’un esprit de quiproquo confondant, extraites de dialogues « mal traduits » de films bollywoodiens. J’en ai finalement utilisé un tiers.
Mais le film que j’ai choisi, après plusieurs semaines de montage, n’a pas répondu à mes attentes. Le problème, c’est que le film lui-même est déjà trop spectaculaire. Son excès confine au sublime. Je ne pouvais pas distordre sa signification dans une autre direction.
Ce film singulier, Mirror World, occupe la partie centrale d’une installation sur trois écrans, que j’ai dû réaliser en six semaines ; l’équilibre des couleurs, en relation avec les deux autres films adjacents, To and No Fro et Dark Dark, des collages narratifs en noir et blanc, détermine le triptyque16. Je suis ensuite tombée sur Mangala, fille des Indes, dont les gros plans, les couleurs criardes, la politique de genre et de classe, le mélodrame galvaudé et parfois osé, invitaient à un geste de déconstruction. Le film est flamboyant et empreint de stéréotypes, mais aussi évocateur et poétique. Ma première décision a été de supprimer tous les plans comportant des hommes. Cela implique que, par moments, seule la moitié de l’écran est occupée ; et c’est devenu l’un des principes constructifs de ce film sur le plan visuel, cette façon dont l’image disparaît soudainement.
Dans Mirror World, l’histoire se répète à trois niveaux distincts (au moins) : en tant que moment du cinéma épique flamboyant du Bollywood des années 1950, avec le film musical de cape et d’épées Mangala, fille des Indes de Mehboob Khan ; en tant que théâtre de la mémoire culturelle de l’Empire britannique, avec les conséquences sous-jacentes du colonialisme et des différences de classes, systématiquement refoulées ; en tant que terrain de bataille pour des stéréotypes genrés persistants. Tournant en dérision ces différents aspects, Mirror World génère sur le plan conceptuel un bouillonnement aveuglant d’images et un texte paratactique. Les jeux formels et le texte poétique minent toute logique de causalité, subvertissant les conflits de classes et l’expression du désir à travers une beauté luxuriante et excessive. L’effet d’illustration est contredit par la fragmentation, alors que le texte tourne en dérision l’image, refusant d’effacer l’ironie, poussant le public à la participation et à la re-connaissance.
Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous là ? Ces questions traversent tous les personnages féminins de Mirror World. La mention : On ne peut pas compter sur le ciel s’inscrit à l’écran entre le lac et le ciel, l’image étant renversée, la réflexion du ciel dans l’eau se confondant avec le ciel tel que nous nous le représentons. Sur le dos d’une femme, on peut lire : Détourne tes yeux de mon visage. Le texte répond à l’image, suivant une tactique que j’utilise depuis Covert Action (1984), c’est-à-dire que le texte reconfigure l’image, entre en collision avec elle ou la découpe. Le texte nous projette hors-champ, en dehors de toute mise en scène définie, suivant des sons évocateurs qui fracturent l’image.
… comme si je m’adressais à moi-mêmeL’histoire d’une personne commence par celle d’une autre.Tous les êtres humains sont irréelsPense à moi comme à l’incarnation de la beauté… C’est ce que tout le monde pense de moi.
Dans l’installation pour trois écrans Mirrorworlds, les films sont projetés simultanément, avec leurs bandes sonores respectives, parfois sur différents murs, parfois sur un seul mur. Sur la gauche et sur la droite, se trouvent les montages en noir et blanc de récits d’héroïnes et de héros ; au centre, il y a Mirror World. Des procédés de fragmentation disloquent le corps humain, celui-ci tournoyant dans le champ. Le mélodrame revêt un aspect humoristique digne du mythe de Sisyphe, même si les répétitions sont infiniment variées. Chaque film suit une durée différente, de telle sorte que la synchronicité passagère des trois films alignés côte à côte ne se reproduit jamais. Les changements sont constants, et pourtant des schémas récurrents émergent : par exemple, trois visages, en gros plans, sont tournés dans des directions opposées ; ou alors, des personnages traversent des portes avant de se heurter au seuil fermé/bloqué/contrecarré par les images avoisinantes. Les différentes couches de sons forment un pot-pourri cacophonique, évoluant entre l’espagnol, le hindi et l’anglais, à travers des bribes de dialogues, des commentaires comiques et de la musique, le tout en situation de miroir.
Nous baignons dans une mer de récits, une mer qui est spécifiquement féminine et mélodramatique. Je réalise des films en tant que féministe17.
Des fragments de narrations sont suggérés (un regard, un mouvement, un accord, un sous-titre ou une syllabe), intensifiés (à travers une répétition arythmique, le montage, la juxtaposition) et finalement abandonnés (ou du moins projetés dans toutes les directions imaginables). Le hindi se superpose à l’espagnol, à l’anglais, divers styles musicaux et effets sonores se chevauchent, et l’esthétique de l’interruption elle-même est suspendue à travers de longs plans fixes de paysages ou de gestes.18
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Une première digression : sur la matérialité et le temps
Tout au long de cet essai, je me suis confrontée à la matérialité du cinéma. Mes films les plus récents ont été montés digitalement, pour des raisons techniques : c’est-à-dire pour assembler le son et combiner ensemble les différentes sources d’images – comprenant du 16mm, des vidéos tournées à partir d’un iPhone, du HD, du DVCAM et des téléchargements sur internet. Je reste cependant consciente de la différence entre la pellicule et le HD – tant sur le plan du tournage que du visionnement ou du spectacle.
La matérialité du cinéma participe à cette distinction. Le cinéma est doté d’une profondeur. La pellicule, l’original, le négatif ou l’inversible reposent sur un processus chimique et sur une dimensionnalité. Lorsque la pellicule est projetée, on perçoit immédiatement l’insolubilité granuleuse de la mise au point dans l’image de base (mal) diffusée. La pellicule peut moisir (comme cela a été le cas avec mon film original de 1979, Ornamentals) ; elle repose sur un substrat chimique. Quand bien même en sommes-nous conscients, la profondeur du film, quand on la compare à la même image projetée en haute définition, devient évidente, criante. L’image HD paraît plate, comme si elle se reflétait sur du verre, et je pense au commentaire insolent de Brakhage qui soutenait que la vidéo « s’écrit sur l’eau ». Sa prise de position semble poétique, presque fragile, mais je pense qu’il voulait dire par là que l’image se tient à la surface, qu’elle flotte, disparaît, et finalement s’abîme. Et en effet, le digital est purement liquide, virtuel.
C’est un lieu commun d’affirmer que l’Histoire a pris fin avec le digital. D’un certain point de vue, le raz-de-marée d’informations qui nous noie chaque jour crée un passé aussitôt démodé, l’histoire se calculant en semaines/jours/heures. De plus, ces informations sont virtuelles au niveau de leur substance. Elles sont indicibles. Toutes ces photographies de famille vont disparaître si on ne les transfère pas, si on ne les charge pas. Si l’on retrouve trente ans plus tard un disque dur au fin fond d’un garage ou dans un grenier, on ne parviendra plus à le faire fonctionner. Le Nuage disparaîtra, ou sera dépourvu d’images, ou les gardera par-devers soi. Comment conserver les images de la famille, de la nation, de la guerre, de la mémoire, du témoignage ?
Mais en avons-nous vraiment besoin ? Ne faudrait-il pas bien plutôt s’en passer ? Je connais beaucoup de personnes qui ont jeté leurs DVD, disques, livres, après les avoir enregistrés sur un disque dur. Mais celui-ci a une durée de dix ans. Est-ce là notre nouvelle Histoire ? Ne faut-il pas plutôt y voir la Fin de l’Histoire ? Avec le digital, la question des archives qui passeront à la postérité se pose avec acuité, dans une proportion égale à la facilité que l’on a de reproduire et copier des images : qu’en restera-t-il ? Et pour combien de temps ?
Par rapport à la pratique du found footage et du cinéma, cela signifie non seulement que tout est disponible, mais que tout peut être perdu. L’ensemble de cet ADN matériel/brut/culturel est sauvegardé sur des disques durs, à la durée de vie limitée. Le miracle éternel du digital consiste à copier sans cesse des fichiers d’un disque dur au prochain format et au suivant, de télécharger toutes ces informations sur le Nuage informatique, etc. En tant qu’artiste impliquée depuis plusieurs décennies dans la réalisation de médias, je tente de me situer moi-même au-dessus de cette mêlée. Ce qui est compliqué et coûteux ; mais si je ne le fais pas, mon œuvre ne connaîtra pas d’avenir19. La question n’est toujours pas résolue : le digital a-t-il accru le caractère éphémère de nos images collectives, à la mesure de l’élargissement de son accessibilité et de sa mobilisation dans l’art et les sphères commerciales ?
Seconde digression : à propos de l’« aura » et du temps
En gardant à l’esprit le principe énoncé par Hollis Frampton – l’art advient lorsque les œuvres ont perdu leur utilité –, j’aimerais suggérer que la photographie et le cinéma se sont modifiés avec le temps par rapport au concept de l’aura. Walter Benjamin décrit résolument un phénomène de « libération des objets de leur aura » dès 1931, dans sa « Petite histoire de la photographie », où il commente en ces termes les photographies d’Atget : « […] elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule »20. C’est sur ce point que se noue la définition de l’aura : « Un singulier entrelacs d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il. »21 Les exemples donnés par Benjamin pour illustrer cette définition ont trait à la nature : les montagnes ou une branche, observées « par un jour d’été, à midi, […] jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur apparition ». Benjamin envisage la « destruction » de l’aura par l’impermanence et la reproductibilité comme une opération de « salutaire distance »22. Dans cet essai devenu classique, il cherche à ressaisir les expériences potentielles ouvertes par ces nouvelles formes culturelles. Quand il aborde le cinéma, Benjamin adhère à un modernisme technologique affirmatif, qui célèbre les conséquences du déclin de l’aura.
Pourtant, j’ai vécu à plusieurs reprises le visionnement de films comme un événement singulier, où l’unicité d’un espace apparaît, le temps d’un instant : comme une authentique performance. Dans ces cas, l’expérience de la séance cinématographique est elle-même investie d’une aura : la non-reproductibilité d’instants singuliers de visionnement. Tout à coup, le film était/devient vivant. Je peux donner les exemples suivants : le visionnement de longs métrages hollywoodiens au balcon d’une salle de downtown New Jersey, à Newark, à la fin des années 1960, le sol jonché de pop-corn et exhalant l’odeur écœurante de sucreries, tandis que le public indiscipliné n’hésitait pas à répondre aux propos tenus à l’écran ; l’expérience de Do the Right Thing (Spike Lee) dans un Spic Span d’un shopping mall du New Jersey avec un public principalement blanc, qui est ressorti chapeau bas ; un drive-in lorsque j’étais adolescente, avec une copie si dégradée et « reproduite » que la publicité pour une pizza s’apparentait à une blessure sanglante suintant sur l’écran – un événement inoubliable, mais d’une matérialité hystérique.
Comme Kodak a limité sa production de pellicule, renonçant à certains types, celle-ci est devenue une denrée rare. Par exemple, le tirage de mon film Ornementals reposait sur de la pellicule Kodachrome. Dans les années 1980, quand la pellicule Kodachrome a été abandonnée, j’ai tiré sept copies du film. Désormais, Ornementals n’est plus un artefact technologique reproductible indéfiniment. Ce film est devenu une édition limitée pour des raisons techniques. Le cinéaste Bruce Conner avait re-monté les séquences de montage ultra-court au centre de Report, en intervenant à l’intérieur des copies elles-mêmes, de sorte qu’il existe plusieurs « mono-copies » uniques et modifiées de ce film. Mais comme le celluloïd a presque disparu à Hollywood, les coûts se sont envolés. Deux directions opposées voient le jour : une attraction/dépendance décuplée envers la pellicule trouvée par des artistes, qui explorent de fait des archives ; et une valorisation accrue de la rareté de la pellicule. Le film remporte la « mise » alors même qu’il est en voie d’extinction. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux récents achats de copies et de négatifs 16mm par des musées, ou aux collectionneurs d’art qui acquièrent des œuvres multimédia (qu’ils lèguent le plus souvent à des musées). Historiquement, il est possible que le support du film n’ait duré que 110 ans.
S’agit-il là d’un regard nostalgique et rétrograde ? Ou d’une obstination de luddite, de briseur de machines ? Je ne le pense pas. Bien au contraire, j’entends désigner ici un changement de technologies radical, et la façon dont la culture reflète et est réfractée par ces bouleversements. Nous envisageons la surface du film comme bidimensionnelle, à la différence de la planéité du support HD (je l’ai déjà noté auparavant) : la pellicule est dotée de profondeur et présente une saturation différentielle des couleurs. La différence entre ces supports est comparable à celle entre la chaleur et le piqué d’un disque vinyle d’une part, et le son digital d’autre part. La popularité du film a tendance à s’amenuiser, celui-ci devenant un art et entretenant dès lors une nouvelle relation à l’histoire de l’image en mouvement, tandis que les processus de digitalisation sont en pleine mutation, et sur le point de nous transformer. A la fin des années 1980, le format Digital8 prédominait ; pendant les années 1990, le DVCAM s’est généralisé, avant de laisser place au xxie siècle au Full HD, avec des logiciels de montage digitaux qui se sont imposés dès la fin des années 1990. Ces bouleversements technologiques n’ont pas seulement eu un impact sur la qualité de la représentation, qui a gagné en nombre de pixels et en netteté, mais également sur notre perception corporelle. En 2006, tandis que je tournais en DVCAM avec Arthur Jafa23, opérateur reconnu, nous avions interposé des filtres face à l’objectif de la caméra pour flouter l’image, et ainsi rapprocher le DVCAM de la qualité du film. Si l’on regarde à présent le flouté du DVCAM depuis le point de vue plus aiguisé auquel nous a accoutumés le HD, on peut légitimement poser la question : comment avons-nous pu penser que ces images étaient nettes ? L’expérience du bruit du défilement de la pellicule, du scintillement de l’image photochimique, de l’éclat de la lumière s’échappant du projecteur situé dans la cabine au fond de la salle, de l’irradiation de notre mémoire historique par ce premier dispositif de projection d’images en mouvement est à jamais perdue. On vit à présent dans un univers digital, et on peut s’interroger : comment le digital affectera-t-il notre mémoire ? Est-ce qu’il l’avivera, tandis que les téléphages « vivront l’expérience » d’un gribouillis virtuel qui se déploie sur leurs murs de la taille d’un écran ? A quelles histoires le digital nous invitera-t-il ? Est-ce que l’on croulera sous la masse/le chaos des images déversées ? Faut-il y voir l’annonce d’un monde reposant sur l’oubli et l’effacement ?
J’adhère à la position de Vilém Flusser qui soutient que l’image technique a bouleversé notre façon de voir et de penser. Dans Pour une philosophie de la photographie, il suggère que la photographie et le cinéma ont opéré une transformation structurelle par rapport à la conscience et à la culture humaines aussi importante que l’écriture linéaire il y a 4000 ans24.
La photographie et le cinéma ont bouleversé notre mémoire, ont modifié notre connaissance du passé et la façon dont nous l’appréhendons. A présent, les scientifiques affirment que notre capacité de concentration s’est transformée, et sans aucun doute notre rapport au regard et à la mémoire s’est métamorphosé ; nous voyons le monde à travers une machine. Notre vision est de plus en plus nette, claire, mais irréelle aussi. Qu’implique donc le fait de voir le monde à travers la technologie ? De vivre à travers une distance ?
L’homme oublie que c’est lui qui a créé les images, afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination.25
Si nous voulons être des « chasseurs de fantômes » qui maîtrisent les codes de la culture visuelle, nous devons en tant qu’artistes approcher ces images avec attention, savoir-faire, détermination et délicatesse, pour retourner ou, si vous préférez, détourner l’hallucination en imagination : pour re-former une vision qui demeure humaine, avivée, ludique et consciente.