Jaimie Baron

Un « Indien » dans les archives : le document trouvé et l’image composite

Sylvain Portmann

Qu’arrive-t-il lorsque des instants, séparés par des années ou des décennies, se heurtent au sein d’une même image ? Nous ne sommes parfois pas conscients de cette collision, car ces moments sont reliés par des fils invisibles ; à d’autres occasions, cet impact perturbe et dérange notre consommation passive du flux audiovisuel. Un document d’archives peut nous séduire grâce à la promesse d’une rencontre camp ou nostalgique avec des objets insolites ou des gens reclus dans un temps révolu. Et pourtant, le document pris dans son ensemble – apparemment sacré, par le fait de son âge avéré – peut être brisé par l’artiste dont le geste sacrilège d’appropriation ou de recomposition révèle de façon abrupte la proximité du passé et du présent. C’est grâce à la combinaison de ces gestes d’appropriation et de recomposition que le texte dévoile la manière dont notre attrait pour le passé peut parfois nous rendre aveugles à sa violence insidieuse.

Dans The Archive Effet : Found Footage and the Audiovisual Experience of History, j’ai soutenu que le « document d’archives » ne peut plus être défini en termes de localisation physique dans une institution officielle, ni grâce à des caractéristiques inhérentes au document lui-même – et ce d’autant plus qu’actuellement les archives privées, les collections de films de familles et les bases de données en ligne sont devenues des sources pour de nombreuses appropriations audiovisuelles. Le document d’archives audiovisuel doit désormais être appréhendé en tant qu’expérience vécue par le spectateur regardant un film donné ou une vidéo. Pour que le document d’archives existe en tant que tel, le spectateur doit faire l’expérience d’une disparité entre deux aspects : le premier regroupant certains sons et images apparemment fabriqués spécifiquement pour ledit texte, tandis que le second est constitué de sons et d’images qui semblent provenir d’ailleurs. Plus précisément, le spectateur éprouve une sensation de « disparité temporelle » lorsque certains documents paraissent provenir de temps plus anciens que d’autres, signalés par les rayures du film, sa dégradation ou tout simplement un contenu daté. Un sentiment de « présent » et d’« après » surgissent donc au sein même du texte. Dans le même temps, le spectateur éprouve également une sensation de « disparité intentionnelle », qui consiste à prendre conscience d’un nouveau propos situé au-dessus ou au-delà de la fonction première de certaines parties du texte filmique (bien que ce rôle original ne puisse qu’être imaginé et jamais véritablement connu). Prises ensemble, ces deux expériences de disparités textuelles – temporelle et intentionnelle – constituent l’« effet archive »1. Seuls ces documents, qui génèrent l’effet d’archive, peuvent être appelés « d’archive ».

L’effet archive peut être relié à ce que l’on nomme généralement l’« effet Kouléchov »2, entendu comme le montage d’images disparates forgeant par là un lien entre elles. Dans son célèbre article de 1929 intitulé « L’Art du cinéma », Kouléchov notait que « [ce] n’est pas tant le contenu des fragments en soi qui importe que la réunion de deux fragments de contenu différent, la manière de les combiner et de les enchaîner »3. En d’autres termes, c’est à travers le procédé du montage que la signification cinématographique se crée. De la même manière, l’effet archive n’apparaît qu’en assemblant différents documents audiovisuels. Mais à la différence de Kouléchov qui s’intéressait à la manière dont le montage insinue auprès du spectateur une connexion entre des images dépourvues de liens préalables, l’effet archive dépend de la reconnaissance constante par le spectateur de différences entre des documents d’archive et d’autres qui ne le sont pas. Si le spectateur ne reconnaît aucune disparité temporelle ou intentionnelle, l’effet archive ne se produit pas. Et pourtant, comme je m’efforcerai de le démontrer, l’effet archive et l’« effet Kouléchov » peuvent parfois se produire simultanément, la « supercherie » de l’« effet Kouléchov » étant maintenue en tension par la « conscience » associée à l’effet archive.

De plus, puisque l’effet archive et l’« effet Kouléchov » sont d’ordinaire générés grâce au montage de plans différents, j’avance que tous deux peuvent – et de façon simultanée – se produire à l’intérieur d’un même plan grâce à la composition de l’image. Lev Manovich a beaucoup écrit à propos de l’utilisation par Dziga Vertov du montage à l’intérieur d’un plan. Tandis que la composition digitale est généralement employée pour dissimuler les marques d’assemblage, rendant invisibles la construction des plans et le montage, Manovich déclare que lorsque le montage se fait au sein même du plan, « des réalités distinctes forment des parties contingentes d’une seule image »4. Plus loin, il remarque qu’« une image créée grâce à l’incrustation [une forme de composition] présente une réalité hybride, composée de différents espaces »5. En effet, lorsque le traitement de l’image est exhibé, comme c’est par exemple le cas dans L’Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929), l’espace demeure visiblement fracturé, suscitant par là une expérience spatiale peu familière auprès du spectateur. J’ajouterais cependant que lorsque les éléments composites sont clairement issus d’origines différentes, tant spatiales que temporelles, une expérience complexe et hybride peut également se produire, permettant l’émergence d’une nouvelle conscience historique – et potentiellement politique –, comme l’ombre de l’effet Kouléchov battant par intermittence dans le sillage de l’archive.

I for NDN (2011) est un film très court, d’apparence simple et empreint d’humour, de Clint Enns et Darryl Nepinak, qui s’ouvre sur le son d’une cloche et le logo rudimentaire d’une école sur lequel on lit « L’Art de l’Ecole présente : Apprendre à la maison avec l’institutrice Fran Allison ». Les graphiques sont frustres et la qualité de la vidéo suggère un transfert VHS d’une ancienne émission de télévision. Fran, une femme blanche d’âge moyen coiffée d’une permanente, qui porte un pull-over jaune et un collier à perles, apparaît au-devant d’un arrangement de fleurs, derrière un bureau sur lequel on voit un présentoir garni de plusieurs cartes rectangulaires. Elle s’adresse à la caméra avec un ton de voix artificiel, comme si elle parlait à de jeunes enfants :

Bonjour ! Tu te rappelles de nos amis d’hier, A et E ? Hé bien, aujourd’hui nous allons apprendre le son de nouvelles lettres. Ici, tu sais qui c’est, n’est-ce pas ? Bien sûr. Un Indien. Et quel est le son que tu entends au début du mot « Indien » ? « ɛ˜ » – « in » – est le son des lettres « i » et « n » dans le mot « Indien ».

Lorsque Fran désigne une carte en plan large, nous découvrons un Indien dessiné de façon classique. Et pourtant, lorsque la caméra raccorde avec un gros plan sur la carte, nous ne voyons plus le dessin mais l’image en mouvement d’un homme en T-shirt fumant une cigarette et regardant sa montre. Cette image a clairement été insérée de façon digitale au sein du cadre rectangulaire de la carte à l’écran. Il s’agit en fait de l’un des réalisateurs, Darryl Nepinak, membre de la Première Nation Saulteaux. L’« Indien » paraît tout d’abord ne pas entendre la voix féminine, mais à la répétition du mot « Indien », il s’étonne et regarde autour de lui comme s’il cherchait d’où provenait la voix. Retour sur Fran, qui poursuit : « Passons en revue les lettres que nous avons apprises jusqu’ici avec cette chansonnette », tandis que la musique commence et qu’elle chante une chanson sur les trois premières voyelles apprises, A, E et I, et la façon dont elles se prononcent lorsqu’elles sont immédiatement suivies par des lettres qui changent leur sonorité [a pour apple, e pour elephant, i pour Indian] – il s’agit pour les enfants de reconnaître ces voyelles malgré leur prononciation. Pendant qu’elle chante, nous voyons en gros plan trois cartes affichant ces trois lettres et trois autres cartes avec respectivement le dessin d’une pomme, d’un éléphant et – une fois de plus – l’image animée de Nepinak. La main de Fran tend une craie en direction des lettres et des images, suivant les paroles de sa chanson, et Nepinak danse gaiement tandis qu’elle désigne ainsi en chantant la pomme et l’éléphant. Lorsqu’elle désigne l’Indien, Nepinak s’arrête soudainement et affiche un air confus et quelque peu irrité. Le film revient ensuite à Fran, par le biais d’une coupe franche, qui déclare : « Nous avons maintenant appris cinq lettres et nous pouvons commencer à former nos premiers mots ». Le son d’une cloche retentit alors à nouveau et un titre annonce : « Fin de la leçon du lundi », immédiatement suivi par le générique de fin du film de Enns et Nepinak, accompagné de la carte originale arborant le dessin d’un Indien stéréotypé, avec un bandana, des plumes et des tresses6.

Le visionnement de ce court film combine l’expérience de l’« effet Kouléchov » à celle de l’effet archive, bien que ce dernier soit prépondérant. Grâce au montage et à l’incrustation, Fran Allison et Darryl Nepinak semblent bien appartenir au même espace, et Nepinak paraît répondre à Fran, suggérant par là des relations entre les différents éléments qui entrent dans cette composition. Le spectateur demeure pourtant tout à fait conscient que les images de Learn at Home proviennent d’un autre temps (un « alors ») que celles de Nepinak (le « présent »), produisant par là une forte sensation de contraste temporel. De plus, si les images de Learn at Home étaient clairement destinées à un programme pédagogique pour apprendre la lecture aux enfants, elles servent désormais un tout autre propos. En effet, nous ne percevons plus les images de Learn at Home comme une source autoritaire pour l’apprentissage de l’alphabet anglais mais comme un exemple de ce que Susan Sontag identifie à la catégorie du « Camp naïf ». Pour Sontag, « personnes et choses, tout ce qui est ‹ camp › est, pour une bonne part, artificiel »7. Souvent, ce caractère artificiel est révélé par le passage du temps. Sontag poursuit : « C’est pourquoi le goût ‹ camp › prise si fort certains objets d’époque, vieillots, démodés. Ce n’est pas là simplement le goût de l’ancien, mais le fait que le vieillissement procure le détachement nécessaire – ou suscite naturellement la sympathie. […] Ce qui fut banal peut, avec l’aide du temps, devenir fantastique »8. Cette caractérisation décrit pertinemment l’exercice contemporain de Learn at Home. Tout d’abord, le fait que Fran s’adresse à des enfants confère à son ton une artificialité que tout adulte qui l’écoute remarque. Son sérieux, qui plaît très certainement aux enfants, paraît excessif à un public adulte. De plus, le caractère daté des images amplifie encore la naïveté du propos. Pour les spectateurs d’aujourd’hui, les images de Learn at Home paraissent appartenir au style camp à cause de leur rapport aux « objets d’époque, vieillots, démodés » : les cheveux et les habits de Fran, le décor très chargé, le son criard et le graphisme extrêmement basique. Notre sentiment de distance par rapport aux années 1950 conduit à un détachement qui nous fait percevoir ces images comme naïves et par conséquent potentiellement nostalgiques et charmantes : le témoignage d’une époque soi-disant « plus facile ».

Pourtant, l’expérience de la disparité intentionnelle ne se cantonne pas ici à la reconsidération d’une émission éducative comme du camp naïf. Le terme même d’« Indien » – particulièrement au sein du contexte canadien, dont les réalisateurs Enns et Nepinak sont originaires – engage des connotations extrêmement péjoratives, et le refus d’employer le terme est immédiatement indiqué par le titre, les lettres homophones « NDN » remplaçant « Indian » [jeu anglo-saxon sur l’homophonie de Indian avec NDN, note du traducteur]. De plus, l’insertion de l’image de Nepinak à la place de l’« Indien » dessiné au sein de cet univers daté et artificiel nous pousse à nous identifier à la réaction de frustration perplexe de Nepinak qui devient l’équivalent d’une pomme ou d’un éléphant dans la leçon de Fran. C’est grâce à ses gestes que Nepinak résiste à ce processus d’appropriation, à la fois audiovisuelle et culturelle. Il refuse d’être totalement assimilé à l’espace physique et idéologique de Learn at Home. La temporalité hybride engendrée par ces actes d’appropriation et d’incrustation ne peut être totalement résorbée, même si nous percevons bien un semblant de continuité et d’interaction entre Fran et Nepinak à l’intérieur du film. Ce qui est en fait nodal dans ce type particulier de temporalité hybride, c’est le déploiement de deux moments historiques distincts : un premier où la population blanche considérait les Indiens comme des caricatures et non comme entièrement humains, et un second où une majorité de Blancs déclarent tout du moins que les populations indigènes sont des êtres humains. Aussi cette actualisation particulière de l’effet archive constitue-t-elle un geste politique. Les images de Learn at Home pourraient jusqu’à un certain point être considérées comme nostalgiques et charmantes ; mais nous sommes également encouragés à identifier leur complicité avec le tort véritable causé aux populations aborigènes vivant à l’époque de la production et de la diffusion de cette émission.

Très certainement, l’effet archive généré par I for NDN suscite et subvertit simultanément l’« effet Kouléchov ». D’une part, l’incrustation crée un lien entre les deux types d’images : en l’occurrence, entre deux personnes et deux temporalités. Et si Fran demeure impassible face à Nepinak et à sa frustration, nous le voyons bien en revanche réagir à sa voix et à son objectivation en tant qu’« Indien ». La voix devient le liant qui permet de réunir ces deux différentes temporalités. D’autre part, au même moment, nous demeurons totalement conscients du fait que cette relation est construite. A cela s’ajoute le fait que Nepinak – au contraire de l’acteur Ivan Mosjoukine dont l’expression ambiguë a été employée de manière célèbre pour démontrer l’« effet Kouléchov » – refuse d’être la figure passive sur laquelle n’importe quelle identité ou émotion peut être projetée par Fran – ou par le spectateur.

Sontag soutient que le camp n’est pas une forme de cynisme ou, si c’est bien le cas, qu’il s’agit alors d’un « cynisme édulcoré ». Elle déclare que le camp demande un « désinvestissement » et un « détachement », et qu’il ne moralise pas. Pourtant, j’affirmerais volontiers que I for NDN démontre que le camp peut être associé – via les effets archive et Kouléchov – à un point de vue moral. Le film est distrayant car il nous permet de goûter à la naïveté des images de Learn at Home, mais il en fait aussi significativement la critique à travers un parti pris de décalage vis-à-vis de ce document d’archives. En produisant une temporalité hybride au sein d’une seule image, le film d’Enns et Nepinak attire l’attention sur le fait qu’une « époque plus facile » autorisait aussi des affirmations et des expressions que nous jugeons aujourd’hui comme racistes. Et elles n’étaient pas seulement admises, elles étaient activement et inconsciemment transmises aux enfants lors de cours simplement destinés à leur apprendre le son des voyelles anglaises. Sans faire ouvertement de morale, I for NDN désigne la fonction profondément idéologique de l’éducation, même lorsque celle-ci n’est pas consciente de la portée de ses propres énoncés – ce qui constitue, bien évidemment, la définition même de l’idéologie.

Finalement, I for NDN déploie simultanément l’effet archive et l’« effet Kouléchov » dans la perspective d’une intervention éthique active, établissant un lien entre des images qui n’en possèdent apparemment pas, de sorte à dévoiler leurs relations essentielles. D’autres artistes, comme le duo australien Soda_Jerk, qui assemble digitalement des documents d’archives, explorent de façon similaire les potentialités de l’hybridité temporelle au sein d’une seule image et les ramifications conceptuelles – et politiques – de telles combinaisons. Tandis que Kouléchov s’intéressait prioritairement à la capacité du montage à « créer une surface terrestre qui n’existe nulle part »9, les expériences faites sur la recomposition d’archives génèrent de nouveaux terrains temporels qui n’existent ni ne convainquent vraiment, mais qui sont à même de susciter de nouvelles formes de conscience historique.

1 Jaimie Baron, The Archive Effect : Found Footage and the Audiovisual Experience of History, Londres, Routledge, 2014, pp. 16-47.

2 Concernant l’origine de l’expression et son utilisation, voir François Albera, « Koulechov en effet… », dans Gérard-Denis Farcy et René Prédal (éd.), Brûler les planches, crever l’écran. La présence de l’acteur, Saint-Jean-de-Védas, L’Entretemps, 2001, pp. 97-113.

3 Lev Kouléchov, L’Art du cinéma et autres écrits (1917-1934), Lausanne, L’Age d’Homme, 1994, p. 148.

4 Lev Manovich, « Compositing : From Image Streams to Modular Media », dans Chris Gehman et Steve Reink (éd.), The Sharpest Point : Animation at the End of Cinema, Toronto, YYZ Books, 2005, p. 61 [ma traduction, ainsi que les suivantes].

5 Id., p. 62.

6 I for NDN est visible sur https://vimeo.com/30398024 (dernière consultation le 16 septembre 2016).

7 Susan Sontag, « Le style camp », dans Susan Sontag, Œuvres complètes, vol. V (L’Œuvre parle), Paris, Christian Bourgois, 2010, p. 427.

8 Id., p. 438.

9 Lev Kouléchov, op. cit., p. 152.