Notes sur le cinéma d’Audrius Stonys à l’occasion de Visions du Réel 2016
L’édition 2016 du Festival international Visions du Réel de Nyon, qui s’est tenue du 15 au 23 avril, nous a permis de parcourir l’œuvre singulière, déjà conséquente et cependant assez méconnue du cinéaste lituanien Audrius Stonys. Avec l’appui du Lithuanian Film Center, le festival a pu proposer un « atelier » qui permettait de voir 18 de ses films – sa filmographie en compte 21 – et de l’entendre à l’occasion d’une masterclass. En plus de rendre son univers accessible au public du festival, cette initiative a permis la numérisation de plusieurs de ses films réalisés dans les années 1990 avec de la pellicule 35mm ukrainienne Svema héritée de la période communiste, et qui, de l’aveu du cinéaste lui-même, vire avec le temps « du brun au rouge puis au jaune avant de disparaître ».
Audrius Stonys a étudié le cinéma à l’Académie de Musique et de Théâtre de Vilnius où il a bénéficié des enseignements du documentariste Henrikas Šablevičius : fondateur de la Faculté du cinéma et de la télévision au sein de l’Académie, ce dernier avait initié, avec Robertas Verba, le « documentarisme poétique » dans les années 1960 en réaction au documentaire officiel, instrument de la propagande soviétique1. Pour les tenants de ce courant, et leurs héritiers, le documentaire est avant tout une forme artistique libre qui permet d’exprimer, à travers la poésie du quotidien et en faisant l’économie du discours, l’identité lituanienne. Audrius Stonys a ensuite suivi, à l’Anthology Film Archives, un séminaire de Jonas Mekas de qui il tient la conviction qu’un rapport sincère à la réalité ne restreint nullement la liberté de l’auteur2. Ce double parrainage lui a semble-t-il permis de développer une œuvre singulière et intuitive et de revendiquer la validité documentaire d’une représentation du monde guidée par la subjectivité. Il commence à tourner en 1989 et l’indépendance politique de la Lituanie, acquise en 1991, a eu pour conséquence de conforter la pertinence de la posture professionnelle et artistique qui est la sienne : son œuvre est composée essentiellement de courts et de moyens métrages, tournés avec de petites équipes (deux ou trois personnes) et des moyens réduits ; une économie rigoureuse, imposée par l’usage de la pellicule et un contexte de production appelant la plus grande frugalité, caractérise son usage de la prise de vue même lorsqu’il tourne en numérique3 : pour Ramin (2011, 58 min), quatorze heures de rushes seulement ont été tournées.
Tous ses films à une exception près – The Last Car (2002) une expérience des méthodes de la fiction qu’il dit ne pas souhaiter renouveler, et qui n’était pas présenté à Nyon – sont des documentaires qui s’intéressent à la vie, fût-elle intérieure, de ses semblables. Or, ainsi qu’il l’a déclaré lors de sa masterclass, le financement du cinéma lituanien continue à encourager la production documentaire qui fonde la culture cinéphile dans ce pays et rejoint le goût du public. Dans le film Fedia. Three Minutes After the Big Bang (1999), le personnage central du film, un ouvrier mutique face aux questions existentielles que lui pose le réalisateur, confirme cette préférence en déclarant sur le générique de fin : « Ce sont les films lituaniens que j’aime avec des gens normaux, à propos de la vie et tout ça… Maintenant on ne nous montre que des films américains, des films sur la mafia… je n’aime pas ça, non ». Trop longtemps dépossédé de son histoire, le peuple lituanien attend du cinéma qu’il lui tende le miroir qu’il mérite.
C’est cette histoire justement, qui dicte aux cinéastes de cette génération, et particulièrement à Audrius Stonys, de se méfier des mots et des discours depuis longtemps discrédités par le régime soviétique : les paroles mentent mais pas les images. Pour lui, les faits et leurs récits ne comptent pas, les connaître n’est pas essentiel, ce qui est important c’est ce qui peut être observé et imaginé de la vie intérieure des gens. Ce qui importe et constitue la matière de ses films, c’est ce qu’il y a entre les gens et lui : l’espace, la présence, la relation, la confiance et l’imaginaire. Le film, c’est alors le lieu où la vie intérieure du personnage rencontre la fiction du cinéaste. Hors de cette rencontre, toute entreprise documentaire est vouée à l’échec, selon Audrius Stonys. Alone (2001), en thématisant ce lieu, constitue sans doute un tournant dans la filmographie d’Audrius Stonys : il met en scène une petite fille conduite par un travailleur social – le père du réalisateur – à la prison où est enfermée sa mère. En vue du trajet en voiture, une caméra est placée sous les yeux de l’enfant docile et silencieuse. Un dispositif de surveillance qui fait l’objet d’une mise en scène réflexive à travers les images tramées de la vidéo représentant l’équipe à l’œuvre contraste avec celles, en 35mm, de la solitude de l’enfant que la musique magnifie (fig. 1-2). Son visage reste indéchiffrable ; elle ne prononce pas un mot, refuse de boire ou de manger. Le bruit de la caméra souligne l’échec de la communication quand le travailleur social l’incite à se restaurer avec lui et l’omniprésence du dispositif renforce l’artificialité de la rencontre avec la mère (fig. 3-4). La fin du film – une envolée d’oiseaux blancs autour d’un arbre – peut se voir comme un cadeau fait à l’enfant qui contrebalance la vaine violence suscitée par la réalisation de ce film. Audrius Stonys en retiendra l’idée que le cinéma ne peut documenter ce qui lui est extérieur, ce qui se dérobe à la rencontre.
Toute une méthode résulte de cette dialectique entre distanciation et fraternisation, pour emprunter la formule d’Edgar Morin4 : la découverte du personnage découle de la rencontre entre un désir et ce que la réalité lui oppose. Pour trouver la structure de ses documentaires, Stonys écrit une histoire, qu’il nomme « fable » (« Fairy Tale ») : une histoire fictionnelle basée sur la réalité des personnages et sur les fantasmes que lui inspire la situation ou l’endroit ; il n’y a pas de récit linéaire, le discours est évité jusque dans la forme, et à défaut de paroles signifiantes, le son est conçu comme une création à part entière. Pour ce faire, Audrius Stonys travaille toujours avec le même preneur de son, Viktoras Juzonis, qui l’accompagne dès les repérages. Le montage, nous dit-il, relève d’associations libres sans aucune autocensure, qu’elle soit artistique ou politique.
Paradoxalement, corrélativement au désir de sonder l’âme lituanienne – ou celle de la Géorgie, berceau de la chrétienté –, ce qui traverse l’œuvre de Stonys, c’est le caractère impénétrable du réel et l’irréductibilité de ses personnages qui à maintes reprises manifestent leur indépendance par le rire, le refus de dire ou le silence. Toute velléité de portrait, toute tentative d’enquête donne lieu à un parcours sensible sans résolution. Les débuts de films sont à cet égard explicites : ils invitent à partager une sensation, un état du corps, à voler, à plonger, ou à respirer, mais se refusent à guider le spectateur. Countdown (2004) dessine le portrait en creux d’Augustinas Baltrušaitis, un réalisateur disparu de l’époque soviétique. Aucun des témoins questionnés à son sujet n’est identifié : débarrassé de toute légende, chaque visage est scruté pour ce qu’il exprime, pour ce qu’il est. A la question « quel type d’homme est-ce ? », il n’y a pas de réponse concrète attendue. De sa part non plus d’ailleurs quand, après 20 minutes de film, il apparaît. Il oppose à toute volonté d’élucidation l’image opaque d’un homme qui fume une cigarette et s’en va, livrant la chambre vide aux images spectrales d’une petite télévision, à l’ombre projetée des arbres sur le lit défait et aux réflexions du spectateur sur la notoriété et l’oubli, et la disparition d’un monde (fig. 5-6). Seules ou presque nous restent les images de fin de la résidence rouge et cubique où il vit, et en gros plans, des composants électriques entre ses doigts mutilés sur fond de chants d’église. Le mystère de cet homme reste entier et le cinéaste nous laisse sur une étendue de neige et de ciel blanc, parsemée de quelques lointaines formes noires.
The Bell (2007) est également représentatif de ce cheminement proposé au spectateur. Il se présente comme une enquête destinée à élucider une légende populaire qui prétend que trois siècles auparavant la cloche de l’église de Plateliai aurait disparu au fond du lac gelé. Témoignages contradictoires et images d’archives se succèdent, mais ce qui compte, c’est ce que les gens croient et se racontent ; c’est là seulement que la parole est utile. La vérité, elle, reste enfouie au fond des eaux (fig. 7-8).
L’eau, le ciel et le sommeil sont des figures récurrentes de la filmographie de Stonys, comme autant de représentations d’un en-deçà ou d’un au-delà du langage. Le sommeil occupe une place privilégiée au cœur de son œuvre et nous intéresse d’autant plus qu’il exprime l’essence de sa pratique de cinéaste. Dans ses films, les mots sont rares parce que discrédités par les mensonges du régime soviétique.
Le cinéma permet de voir mieux et plus profondément que ne le permet notre vision humaine. De pénétrer des territoires au-delà du monde sensible. De voir différemment […] pour s’assurer que le monde ne s’arrête pas au visible.5
On comprend alors l’importance du sommeil dans ses films qui rend prégnant dans sa pratique la question de la confiance et de la relation.
Earth of the Blind (1992), tisse des liens étranges et silencieux entre deux personnes aveugles et des hommes travaillant dans un abattoir. Pour Audrius Stonys, filmer des personnes aveugles conduit à la recherche d’une lumière qui éclaire le destin des hommes au-delà du visible, au-delà même du sensible, un au-delà que le cinéma seul permet de percevoir.
Ce qui m’intéresse ce ne sont pas les faits, c’est la vie intérieure plutôt que les faits. Et les aveugles sont différents de nous quand ils sont éveillés mais pas quand ils dorment, et quand ils rêvent, nous sommes égaux.6
Dans ce film, l’absence de paroles normalise l’absence de regard de la femme âgée aux cheveux blancs, l’échange passe par la présence et le geste. Lorsqu’elle nourrit ses animaux, elle instaure une manière particulière d’être parmi eux, de leur tendre la paille, immobile, et de les laisser venir à elle (fig. 9). La vulnérabilité de l’aveugle – elle ne les voit pas, eux si – rend nécessaire cette confiance et une qualité particulière de l’être-avec (le chat, les chèvres, les poules) qui englobe cinéaste et spectateurs dans ce partage de l’espace invisible. La cécité abolit le seuil entre veille et sommeil et c’est parce que cette femme est dans cette acceptation paisible de la présence de l’autre qu’elle peut s’endormir, alors qu’elle est filmée, en toute confiance (fig. 10).
Ramin (2011), réalisé en Géorgie, est le portrait d’un ancien champion de lutte âgé de 75 ans et célèbre dans toute l’ex-Union soviétique. Le film l’accompagne dans son quotidien, et restitue son passé glorieux au moyen d’images d’archives. Nous l’accompagnons aussi alors qu’il part à la recherche de son amour de jeunesse, qu’il ne retrouve pas – encore une enquête non résolue. A son retour à la maison, Ramin s’apprête à dormir, seul avec son chat. Il effectue devant la caméra les gestes rituels qu’il fait chaque jour avant de se coucher : il met son bonnet, fait quelques assouplissements. L’auto-mise en scène repose sur cette ritualisation, cette réitération des gestes : les gestes répétés par l’acteur occasionnel au quotidien peuvent être joués devant la caméra sans effort et sans affectation. L’exceptionnel de cette scène par contre est l’évidence du sommeil authentique, « documentaire » : celui de l’homme et celui du chat (fig. 11-12). La respiration de l’un et de l’autre, l’une accidentée, l’autre régulière, pourtant en osmose : là encore, la confiance qui lie l’homme et le chat, la plénitude de leur coprésence absorbe la présence du cinéaste et de la caméra. La musique annonce le rêve du personnage : le troupeau de moutons dans la montagne comme une autre image de l’être-ensemble (fig. 13).
La question est souvent posée à Audrius Stonys de ce qui lui permet de filmer des personnes dans des situations aussi intimes que la nudité et le sommeil. A propos du film Uku Ukai (2006), il répond :
Je passe beaucoup de temps avec eux, si bien qu’ils ne prêtent plus attention à la caméra. Pour cette vieille dame qui dort dans Uku Ukai, nous filmions avec une caméra Arriflex 35mm, de l’éclairage et tout l’équipement. Nous avions installé une structure près de son lit sous laquelle elle devait ramper pour aller dans son lit. Nous lui avions demandé comment elle dormait la nuit et elle nous avait dit que le moindre bruit la réveillait. Nous allions filmer toutes les heures pendant qu’elle dormait, et nous éclairions. Et le lendemain, je lui ai demandé ‹ comment avez-vous dormi ? ›, elle m’a répondu ‹ comme un bébé, je n’ai jamais dormi aussi bien ›.7
Uku Ukai est un essai sur les rapports que l’homme, aux prises avec la perspective de la mort, entretient avec son corps. Cette vieille dame dont parle le cinéaste est le personnage central de ce film. Les séquences où elle dort, s’éveille puis retombe dans le sommeil ponctuent à cinq reprises le film qui dure 30 minutes. On peut donc interpréter le film entier comme le rêve de cette femme : un rêve de beauté, de vitalité, mais aussi de communion avec la nature et les êtres vivants ; un rêve où l’on peut dormir et rire ensemble et en même temps (fig. 14-15).
Mais ici, tout au long du film une voix nous inclut, nous invite à prendre part à ces expériences des corps dans l’espace du film : « Take a deep breath in and a deep breath out… ». Ces indications invitent le spectateur à entrer dans la communauté de sensations du film, à partager le sommeil et le rêve de la femme qui dort « comme un bébé » avec le film. Le spectateur est, à son tour, happé par la qualité d’être-ensemble qui seul rend le film possible. Dans le cinéma d’Audrius Stonys, cet au-delà de la parole – le « rêve des pauvres » comme un au-delà de la « fabulation des pauvres » ? – est le lieu où la fiction du personnage et celle du cinéaste se rejoignent. Ainsi, à l’heure où les webcaméras et les caméras à infra-rouge de la télé-réalité ont pénétré l’espace privé de la chambre à coucher, l’idée que l’acteur occasionnel du film documentaire puisse dormir avec le film – ce sommeil partagé – apparaît comme la conquête ultime et utopique d’une communion qui affecte tout à la fois le filmeur, celui qui est filmé et le spectateur.