Jean-Michel Baconnier

L’œuvre composite de Christian Marclay, ou les migrations new-yorkaises du réemploi à travers les domaines de l’art, entre 1977 et 1982

Comme le mentionnent Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours, les exemples de gestes de réemploi de matériaux culturels dans l’art du xxe siècle sont légion1. Le passage des images d’un contexte historique et culturel à un autre couvre un large spectre de domaines visuels, de formats et de supports (peinture, installation, photographie, cinéma, affiche, etc.)2. Cette migration ne se limite pas aux arts plastiques, puisqu’elle se déploie aussi dans les arts sonores et la littérature. En outre, ces pratiques de réutilisation esthétique font régulièrement l’objet de discussions sans pour autant donner lieu à une véritable unification terminologique. Ainsi, comme le constate Georges Roque, au gré des auteurs, « nous trouvons un grand nombre de termes utilisés de façon plus ou moins équivalente : ‹ citation ›, ‹ clin d’œil ›, ‹ emprunt ›, ‹ influence ›, ‹ imitation › (dans une de ses acceptions : ‹ action de prendre l’œuvre d’un autre pour modèle et s’en inspirer › [Le Petit Robert]), ‹ détournement ›, ‹ plagiat ›, ‹ appropriation ›, etc. »3 Roque tente de préciser ce glossaire en le structurant à l’aide d’un corpus de catégories et de définitions qu’il classe en fonction de leur régime opératoire. Pour notre part, à défaut d’assigner une logique d’usage définitive à ces vocables notionnels, nous tenterons de maintenir une cohérence en les limitant aux domaines artistiques auxquels ils sont généralement liés : l’appropriation et le détournement dans les arts visuels, le found footage et le remontage dans le cinéma et la vidéo, le sample, le remix et le mashup dans la musique rap, par exemple. Cette précaution d’usage nous permet d’éclairer les enjeux esthétiques d’opérations de réemploi qui s’exercent à travers des champs artistiques ancrés dans des milieux socioculturels hétérogènes. A cet égard, les termes de réemploi et de recyclage, précise encore Roque, « impliquent un cycle, une ‹ vie › d’une œuvre »4. Ce processus de mise en boucle peut s’envisager au niveau d’une seconde vie de matériaux iconographiques et sonores, avec plus d’épaisseur encore lorsque celle-ci coïncide avec une période d’intenses mouvements sociaux, comme ceux engendrés par la crise financière, culturelle et identitaire aux Etats-Unis, entre 1975 et 1980, suite à la guerre du Viêt Nam, à l’affaire du Watergate et à une ségrégation toujours rampante5. Toutefois, si ces deux vocables – réemploi et recyclage – induisent un processus générique de relance, le premier détermine un usage peut-être trop spécifique à un matériau esthétique qui le cantonne à une fonction prédéterminée (c’est-à-dire qui astreindrait une propriété fonctionnaliste à la réutilisation, au risque d’annuler de fait les effets esthétiques du réemploi : détournement, insertion, amplification, etc.), tandis que le second implique une dimension écologique sur laquelle nous pourrions nous méprendre, en l’appréhendant d’un point de vue climatique. En revanche, cette connotation écologique a le mérite d’introduire la prise en compte d’un environnement qui s’organise par le biais de ses interactions avec les composantes humaines et non humaines qui le structurent. Autrement dit, la notion d’écologie met en lumière le fait qu’un processus de recyclage iconographique peut trouver son sens dans une prise en considération du contexte dans lequel il opère.

Dans le cadre de cet article, nous ne nous risquerons pas à retracer une histoire de la « seconde main » dans les pratiques artistiques ou de proposer une typologie exhaustive des régimes du réemploi dans l’art (ce à quoi s’appliquent respectivement Christa Blümlinger et Nicole Brenez6 par rapport aux pratiques du cinéma expérimental). Dans un premier temps, nous souhaitons plus modestement revenir sur la scène de la contre-culture new-yorkaise au milieu des années 1970 qui voit l’émergence de nombreux artistes utilisant des procédés esthétiques de recyclage dans le domaine des arts visuels, du cinéma et de la musique, à l’époque d’une profonde remise en question de la société de consommation et du conformisme culturel de la classe moyenne américaine. Nous nous arrêterons donc sur les scènes de l’Appropriation Art, du Hip-hop et du cinéma underground qui proposaient à leur manière une alternative, parfois paradoxale, souvent divergente (en regard de leurs motivations respectives), au divertissement culturel de masse et consumériste. En effet, la manipulation critique des codes des images médiatiques par des artistes comme Richard Prince ou Barbara Kruger n’est évidemment pas basée sur les mêmes enjeux que ceux qui poussent des personnages comme DJ Kool Herc ou Afrika Bambaataa à fédérer culturellement des gangs du Bronx à travers le Hip-hop afin d’exister dans une société qui les stigmatise et les condamne à vivre dans des taudis (constituant ainsi la face dub du rêve américain). Au sein de cette classe de laissés pour compte se développe tout un art du recyclage dans lequel des techniques musicales comme le cut et le sampling s’épanouiront.

On l’aura compris, les modalités du réemploi pratiquées par divers artistes dans les années 1970 nous semblent intéressantes non seulement parce qu’elles traversent différents champs de production esthétique, mais aussi parce que cette circulation participe à une forme de décloisonnement socioculturel complexe et équivoque entre différentes communautés. Ces points de jonction engendrent de façon sporadique des interactions entre les quartiers du ghetto et ceux du centre-ville de New York. Sur une échelle territoriale plus large, d’autres croisements émergent, comme celui entre les scènes de l’art de la côte Ouest et de la côte Est – notamment avec l’arrivée à New York de jeunes artistes tels que Jack Goldstein (qui fera d’abord un détour par Buffalo), Matt Mullican, David Salle et James Welling suite à leurs études avec John Baldessari à CalArts (à Valencia, dans la banlieue de Los Angeles). Selon le critique d’art Douglas Crimp, la plupart d’entre eux apparaîtront comme les figures de proue de l’Appropriation Art, dès 19777. Plus précisément, ils feront tous les cinq partie de la Pictures Generation (ils seront ainsi exposés à l’occasion de la rétrospective au titre homonyme organisée par Douglas Eklund au Metropolitan Museum of Art à New York, en 20089). D’autres artistes de cette mouvance viennent de Buffalo, comme Cindy Sherman et Robert Longo. Ils fondent dans cette ville, en 1974, avec Charles Clough, Diane Bertolo, Nancy Dwyer, Larry Lundy et Michael Zwack, l’espace indépendant Hallwalls9. Ce lieu, toujours en activité, propose dès ses débuts une programmation interdisciplinaire à travers l’organisation d’expositions, de concerts, de projections et de performances. Christian Marclay y présente d’ailleurs le 14 avril 1984 à 20h30 une composition pour multiples platines et enregistrements ayant pour titre Wish She Was Alive10. L’un des objectifs des membres fondateurs de Hallwalls était non seulement de disposer d’un endroit pour diffuser le travail d’artistes locaux et le leur, mais aussi d’inviter des artistes d’autres villes. Ce postulat leur a permis de créer notamment des liens avec les scènes artistiques de New York et de Los Angeles en organisant des échanges, comme celui proposé par Robert Longo, du 11au 31 mars 1977, intitulé Resemblance. Dans le cadre de cet événement ont été présentées les œuvres de Troy Brauntuch, Matt Mullican, Paul McMahon, Jack Goldstein et David Salle, dont la plupart feront partie de l’exposition Pictures réalisée par Crimp à New York en septembre de la même année.

Cependant, le séisme social qui secoue le pays durant les années 1960, à travers les mouvements contestataires rythmés par des émeutes, n’a pas pour autant fait tomber tous les murs de la ségrégation des minorités11. Par exemple, dans le milieu du Hip-hop new-yorkais, il faut attendre le début des années 1980 pour que se rencontrent, dans les sous-sols de la contre-culture qui aspire à la lumière de la reconnaissance planétaire, des rappeurs afro-américains du Bronx et des rockers blancs de downtown12. Dans ce sens, il n’est pas possible d’avancer unanimement que des gestes de réemploi esthétique et les réagencements formels d’œuvres recyclées ont provoqué par analogie une reconfiguration et un rapprochement entre des communautés. Cette hypothèse demanderait une investigation bien plus détaillée que le panorama que nous esquissons dans le cadre de cet article, mais nous proposerons ici les prémices d’une telle étude.

Dans un second temps, nous nous pencherons sur l’œuvre de Christian Marclay13 qui recense non seulement différentes modalités de réemploi, mais trouve sa forme dans un assemblage de matériaux sonores, picturaux, cinématographiques et textuels. Cette hétérogénéité de sources et de formats esthétiques ne limite donc pas sa pratique de l’emprunt à un domaine artistique, ce qui lui permet de faire circuler son travail dans des clubs, des salles de cinéma ou des espaces d’exposition. En outre, en arrivant de Boston en 1978 pour faire un échange d’une année, dans le cadre de ses études, à la Cooper Union, Marclay est un témoin privilégié, puis un acteur, du foisonnement culturel new-yorkais. Il nous a d’ailleurs confié s’être reconnu dans la pratique d’appropriation de Richard Prince, qu’il a découvert lors d’une exposition durant son séjour14. Pour autant, Marclay ne fréquente pas directement les artistes de l’Appropriation Art dont Prince fait partie ; cependant, ils réaliseront des interventions dans les mêmes espaces d’art, comme à la Kitchen à New York.

Par conséquent, nous tenterons de saisir en quoi son travail peut être exemplaire en envisageant le contexte socioculturel au sein duquel il a émergé. Le fait de conclure cet article sur l’œuvre de Christian Marclay peut sembler le positionner en périphérie de nos investigations ; néanmoins, il est à l’origine de celles-ci. Plutôt que de proposer une énième analyse des régimes d’emprunt et d’échantillonnage dans l’œuvre de Marclay, nous tenterons de contextualiser les débuts de sa pratique interdisciplinaire au sein de l’effervescence artistique new-yorkaise afin de mettre en lumière l’impact qu’a pu avoir ce milieu culturel hybride sur la pratique même du recyclage chez l’artiste.

Appropriation Art et graffitis

Selon Camille Debrabant, la série de peintures « kleptomanes » d’Elaine Sturtevant exposée à la galerie Bianchini à New York, en 1965, est l’un des événements déclencheurs de l’Appropriation Art15. L’artiste y présente entre autres ses reproductions d’œuvres d’Andy Warhol, de Claes Oldenbourg et de Jasper Johns. Néanmoins, son travail s’inscrit moins dans la critique des images de la culture de masse, comme le fera dix ans plus tard la Pictures Generation, que dans des questions sur les modes de représentation à travers la « répétition » d’une œuvre d’art et le pouvoir octroyé à l’artiste par ses attributs identitaires (genre, signature, etc.). Plus de dix ans plus tard et juste après l’exposition organisée par Longo au Hallwalls de Buffalo, Crimp présente, du 24 septembre au 29 octobre 1977, à l’Artists Space de New York (dirigé alors par Helene Winer), les travaux de quelques artistes qui trouvent leur forme, selon lui, dans des gestes d’« appropriation ». A travers cette notion, le curateur regroupe les œuvres de Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, Robert Longo et Philip Smith. Peu après cet événement, l’ancrage théorique de l’Appropriation Art et plus largement de la Pictures Generation se fera par un ensemble de critiques d’art proches de la revue October, tels que Craig Owens, Thomas Lawson, Hal Foster et évidemment Douglas Crimp lui-même16.

En 1982, Crimp publie un article intitulé « Appropriating Appropriation » dans le catalogue de l’exposition Image Scavengers : Photography, organisée par Paula Marincol17. Dans son texte, Crimp soulève l’ambiguïté de la mouvance de l’appropriation à l’égard de la manière dont elle envisage ses sources et prend en compte le contexte socioculturel qui engendre une prolifération massive d’images aux statuts multiples. Selon lui, certains artistes comme Robert Mapplethorpe réinvestissent l’esthétique de la photographie pour développer « un style personnel ». Mapplethorpe se réfère par exemple aux images de nus néo-classiques d’Edward Weston ou aux clichés qui proviennent de l’industrie de la mode comme ceux de George Platt Lynes. Ce genre de démarche appropriative se limite donc à prolonger l’histoire d’un médium, tout en répondant aux valeurs du marché de l’art. En ce sens, ces œuvres ne portent aucun regard critique sur les codes de la photographie, ni sur les systèmes de production et de diffusion des images. A l’inverse, lorsque Sherrie Levine fait référence au travail d’Edward Weston en rephotographiant ses études de nu, elle ne peut revendiquer aucune originalité formelle. De ce fait, elle pointe justement les conventions stylistiques de la photographie que Mapplethorpe continue naïvement à suivre. Dès lors, l’appropriation de Levine porte sur les stratégies de l’appropriation elle-même. Ainsi, cette démarche interroge tout à la fois la place de la référence à la sculpture classique dans les photographies de Weston ; la reprise par Mapplethorpe de l’esthétique du nu chez Weston ; l’accueil par les institutions muséales du travail de Weston et de Mapplethorpe ; et enfin, toujours selon Crimp, le rôle de la photographie comme outil d’appropriation.

Sur le plan socio-économique, un paradoxe supplémentaire dans le milieu de la Pictures Generation a trait au contexte de diffusion des œuvres. En effet, leur visibilité se fait en grande partie par l’intermédiaire de nouvelles galeries commerciales qui s’installent au centre de New York, telle la Metro Pictures fondée par Janelle Reiring et Helene Winer, qui dirigeait auparavant l’Artists Space. Pour son ouverture dans le quartier de SoHo, en 198018, la galerie organise une exposition avec les artistes phares de la Pictures Generation : Cindy Sherman, Robert Longo, Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, James Welling et Richard Prince19. Etant donné leur situation géographique, ces lieux d’exposition accueillent principalement un public blanc qui vit au-dessus de la classe moyenne américaine. Par conséquent, le spectateur qui a accès au travail de la Pictures Generation et qui est susceptible de le collectionner fait directement partie de la société de consommation que dénoncent les artistes regroupés sous cette enseigne esthétique. Toutefois, dans cette effervescence culturelle équivoque, il y a aussi des espaces alternatifs, comme le Fashion Moda installé dans le sud du Bronx, qui souhaitent décloisonner les scènes artistiques new-yorkaises et provoquer la rencontre d’un public appartenant à des origines sociales diverses. En 1978, le fondateur de Fashion Moda, Stefan Eins, quitte donc SoHo et ouvre cet espace d’exposition indépendant dans lequel il présente notamment les peintures de graffeurs comme Daze (Chris Ellis), Crash (John Matos) et A-One (Anthony Clark), mais aussi le travail d’artistes comme Sophie Calle, John Ahearn et Jenny Holzer.

Du côté d’East Village, quartier lui aussi en pleine ébullition artistique à cette époque, Patti Astor et Bill Stelling ouvrent la Fun Gallery en été 1981. Ce petit espace d’exposition est situé dans une zone habitée par des Blancs de la classe défavorisée et par des artistes. La Fun Gallery est l’un des premiers lieux à montrer à Manhattan les peintures de graffeurs venant de tous les coins de New York, comme Fab 5 Freddy, Futura 2000, Lady Pink et Zephyr, mais aussi des artistes formés dans des écoles d’art comme Keith Haring et Kenny Scharf qui réalisent un travail artistique proche de l’esthétique du graffiti. Cette galerie commerciale constitue l’un des tremplins qui ont participé à propulser certains d’entre eux sur la scène internationale de l’art. Selon l’historienne de l’art Liza Kirwin, à l’inverse des mouvements bohèmes qui résistent à la culture mainstream, « les habitants rusés d’East Village jouaient de leur statut de ‹ sous-culture › comme d’une marchandise »20.

Afin de mettre en lumière ces positions contradictoires du monde de l’art face à son marché, le groupe d’artistes Colab (Collaborative Projects) organise des événements qui interrogent la politique des institutions muséales, le rôle économique des galeries et plus largement les clivages sociaux engendrés par la société de consommation. Ce collectif21 propose notamment deux expositions importantes sur ces questions. La première, intitulée Times Square Show, a lieu dans un immeuble abandonné au coin de la 41e rue et de la 7e près de Times Square, en juin 1980. Ce building déserté dans un carrefour saturé par les panneaux publicitaires représente symboliquement les paradoxes de la crise économique et permet aux artistes invités par Colab de critiquer « le système du pouvoir basé sur le contrôle de la propriété, de commenter le déclin de la ville et de toucher les habitants de Times Square »22. La seconde exposition, New York / New Wave, est montée en février 1981 au P.S.1 Contemporary Art Center23. Elle réunit un grand nombre d’artistes (Joseph Kosuth, Andy Warhol, Lawrence Weiner, etc.), de graffeurs urbains (Fab 5 Freddy, Futura 2000, Crash, etc.), mais aussi de cinéastes, photographes, auteurs et musiciens de la mouvance New Wave et No Wave (Larry Clark, Nan Goldin, Judy Linn, Lydia Lunch, Glenn O’Brien, etc.) ainsi que des amateurs24. Toutefois, il semble qu’aucun artiste majeur de la Pictures Generation n’ait participé à cette exposition. En outre, selon Margo Thompson, cet événement a suscité une discorde autour du graffiti qui a fragilisé le discours même de Colab sur la critique de l’art consumériste. En effet, certains graffeurs saisirent l’occasion de cet événement pour vendre leur travail et faire leurs premiers pas dans le marché de l’art, leur ouvrant, entre autres, les portes de la Fun Gallery.

En intégrant les galeries commerciales du monde de l’art, la pratique du graffiti se confronte au cadre de la toile, aux attentes esthétiques des collectionneurs ; les graffeurs perdent ainsi leur anonymat25. Pendant que le monde de l’art les accueille – voire s’approprie leur production – avec des intérêts variés, le maire de New York Edward Koch organise une violente répression contre leur activité dans les métros et les rues26.

Hip-hop et punks

Sur le plan musical de la scène Hip-hop, Afrika Bambaataa est l’une des figures majeures qui ont introduit « la musique et la culture du Bronx noir et latino dans les milieux de l’art et les clubs punk-rock blancs du sud de Manhattan »27, au début des années 1980. Toutefois, avant d’opérer cette délocalisation, il est l’un des personnages qui ont contribué à la pacification entre les gangs du Bronx en les fédérant dès 1971 à travers la culture Hip-hop. Bambaataa gagne sa réputation de rassembleur en organisant des block parties et des battles de rap, de breakdance et de sound systems qui remplacèrent peu à peu les bagarres et les émeutes. A l’été 1975, sa légitimité de leader est acquise, non sans heurts dans cet environnement social chaotique, et lui permet de fonder le mouvement de l’Universal Zulu Nation28. Cette organisation a pour objectif d’apporter une paix durable dans les quartiers du ghetto et de faire reculer l’emprise de la drogue. Les membres des gangs deviennent les crews de la Zulu Nation, des Brothers Disco et des Funky 4+1 qui animaient les fêtes29. C’est dans ce contexte de changement culturel parfois houleux que des DJ’s comme Kool Herc qui arrive de Jamaïque et a baigné dans les mixages du dub, développent la pratique du sampling en isolant les parties instrumentales dans des morceaux de reggae, de rock, de soul et de funk. Afin de soutenir le rythme et d’allonger les breaks, Herc est l’un des premiers à mixer deux disques de même tempo pour faire danser les b-boys. En utilisant cette technique analogique d’échantillonnage, il remanie les morceaux existants et en propose de nouvelles versions. C’est la dynamique de ces dernières et leur capacité à faire onduler les corps qui ont amené les DJ’s à faire de leurs samples des compositions sonores originales et donc à créer une esthétique musicale propre sur la base du réemploi d’enregistrements d’autres musiciens. Le mouvement Hip-hop prend alors de l’ampleur et s’impose comme une culture à part entière en développant sa musique, sa danse, son art visuel et son langage ; mais il se limite au quartier du Bronx.

A la fin des années 1970, les graffeurs des quartiers afro et latino-américains, qui aspirent à une reconnaissance sociale et pour certains à gagner leur vie en vendant leurs toiles, commencent à s’implanter dans les espaces d’exposition du centre de Manhattan. Fab 5 Freddy (Frederick Brathwaite) est particulièrement actif dans « la promotion du graffiti dans le milieu artistique downtown »30. Il s’immerge donc dans les quartiers blancs en fréquentant assidûment des clubs comme le 57, le Jefferson Hotel, The Kitchen (fig. 1) et le Mudd et « traîne dans les parages de l’émission de télé câblée de Glenn O’Brien »31. Durant son nomadisme culturel dans les arrondissements new-yorkais, Brathwaite rencontre aussi bien des DJ’s de la scène Hip-hop (Grandmaster Flash, les Furious Four, Smith Houses, etc.), des acteurs de la scène New Wave et No Wave (Charlie Ahearn, Diego Cortez, Deborah Harry, Alan Vega, etc.) que des artistes du centre-ville (Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Andy Warhol, etc.). En avril 1981, Fab 5 Freddy organise avec Futura 2000 (Leonard Hilton McGurr) une exposition au Mudd Club intitulée Beyond the Worlds : Graffiti–Based, – Rooted, and – Inspired Work « qui établit un lien solide entre le South Bronx et l’East Village »32. L’exposition réunit des protagonistes venant des deux quartiers ayant des pratiques artistiques différentes tels que les graffeurs Lee Quiñones, Phase 2, Lady Pink et Zephyr ; les photographes Martha Cooper et Henry Chalfant ; les peintres Jean-Michel Basquiat, Keith Haring et Kenny Scharf ainsi que des membres de Colab33. A l’occasion du vernissage, les deux curateurs demandent à Cold Crush Brothers, les Fantastic Freaks et les Jazzy Five MCs de Bambaataa d’assurer la musique. C’est la première fois que les membres de la Zulu Nation jouent leur rap downtown34. Suite à cet événement, les milieux musicaux de la New Wave, de la No Wave, du punk et du Hip-hop commencent à se croiser dans les clubs du centre-ville, notamment durant les soirées « Wheels of Steel » organisées par Ruza Blue d’abord au Negril puis, dès l’été 1982, au Roxy à Chelsea sur la 18e rue Ouest et la 10e avenue. L’élan du Do it yourself et de la récupération à tous les niveaux se conjugue au moins le temps de quelques fêtes, ce qui n’échappe pas à l’attention des producteurs de la Factory tel Glenn O’Brien et au regard ingénieux d’Andy Warhol.

Cinéma underground et films No Wave

Durant ces pérégrinations, Fred 5 Freddy rencontre Charlie Ahearn par l’intermédiaire de Diego Cortez lors de l’exposition à Times Square organisée par le collectif Colab en juin 198035. Brathwaite avait vu le film The Deadly Art of Survival qu’Ahearn a réalisé en 1979. Il s’agit d’une fiction de série B dans laquelle un maître en art martial qui dirige une école de kung-fu se heurte à des trafiquants de drogues et propriétaires d’un dojo rival. Leur intérêt commun pour le phénomène du graffiti les conduit à travailler sur un projet de film sur la scène Hip-hop. De cette collaboration sortira le docu-fiction Wild Style (1982). Ce long métrage raconte la vie du graffeur Zoro (Lee Quiñones) qui rencontre Virginia, une journaliste (Patti Astor) à qui il fait découvrir la culture Hip-hop du ghetto. Le scénario sert de prétexte pour présenter la musique de DJ’s et de groupes de rap tels que The Rock Steady Crew, The Cold Crush Brothers et Grandmaster Flash ainsi que les peintures de graffeurs comme Lee Quiñones, Lady Pink et Zephyr. Pendant que Charlie Ahearn réalise son film, Edo Bertoglio et Glenn O’Brien tournent New York Beat Movie, un autre docu-fiction qui met Jean-Michel Basquiat sous les feux des projecteurs, entouré par des figures de la scène artistique d’East Village et des graffeurs dont Fred 5 Freddy et Lee Quiñones. Pour des raisons de financement, le film ne sort qu’en 2000 sous le titre Downtown 81.

Lors de l’une des premières soirées proposées par Ruza Blue au Roxy en juillet 1982, Malcom McLaren projette The Great Rock’n’Roll Swindle (1980) dans lequel il joue son propre rôle de manager – controversé – des Sex Pistols. Pour Fab 5 Freddy qui est présent à la projection, ce film a permis à la scène Hip-hop, tout juste arrivée downtown, de découvrir la musique punk. Ce fut ensuite, nous l’avons dit, le début d’une période de ramification entre ces deux mouvements de la contre-culture au sein de clubs comme celui de Chelsea36.

La volonté de propager de nouvelles formes culturelles, qui motive la réalisation de ces récits fictifs aux allures de documentaire, semble difficilement rejoindre les questions esthétiques que posent les cinéastes underground, tels Jonas Mekas ou Stan VanDerbeek, dès le début des années 1960. Néanmoins, un tel clivage constitue sans doute une simplification fallacieuse en omettant la circulation de certains réalisateurs entre les différents mouvements de la contre-culture qui procède, entre autres, par l’évolution du New American Cinema (représenté par le travail de Kenneth Anger, Stan Brakhage, Bruce Conner, Gregory Markopoulos, Jonas Mekas ou Stan VanDerBeek) vers un New New American Cinema (celui d’Ernie Gehr, Hollis Frampton, Ken Jacobs, George Landow ou Paul Sharits37), à partir du milieu des années 1970, pour rependre la typologie de Dominique Noguez38. Toutefois, dans cette évolution, Noguez n’évoque pas les cinéastes de la No Wave, alors que par exemple Coleen Fitzgibbon, qui en fait partie, a étudié à l’Art Institute de Chicago et au Whitney Independant Study Program de New York avec George Landow, Stan Brakhage et Yvonne Rainer39.

Andy Warhol est peut-être l’artiste qui a navigué avec le plus d’aisance esthétique et sociale entre la radicalité du cinéma underground, la libre décadence de la scène No Wave et son rôle de star de l’art. Noguez mentionne à ce propos qu’au milieu des années 1960, « c’est le moment où la censure est encore étouffante, le libre cinéma de la Factory, avec son côté bâclé, techniquement désinvolte, son non-montage qui aurait ravi Bazin, son côté ‹ minimal › aussi, révèle aux Américains une réalité et un microcosme jusqu’ici peu visibles : une sorte de version new-yorkaise et ironique d’Hollywood »40. Pour Vera Dika, le cinéma de Warhol, qui investit la dimension contemplative de l’image en mouvement, l’étude de nouvelles formes narratives et le corps comme matériau cinématographique, se positionne à l’opposé de l’esthétique des films d’avant-garde, en particulier face à l’expressionnisme abstrait de Stan Brakhage et au minimalisme de Peter Kubelka41.

Quelques années plus tard, entre 1978 et 1979, Becky Johnston, James Nares et Eric Mitchell créent la salle de projection The New Cinema, au numéro 12 de la St. Marks Place à New York42. Ils réalisent durant six mois un programme hebdomadaire qui présente des films de la scène du cinéma No Wave dont ils sont les protagonistes avec Beth B & Scott B, Vivienne Dick, Coleen Fitzgibbon, Richard Kern, Amos Poe, etc. Christian Marclay se souvient d’ailleurs être allé à ces projections43. Durant cette période de crise socio-économique, le cinéma No Wave veut se démarquer de la vision moderniste du cinéma underground des années précédentes. Son esthétique tend donc à ne suivre aucune règle formelle tout en réinvestissant des éléments de la structure narrative, le rôle de l’acteur et la représentation du corps44. Ainsi, le cinéma No Wave trouve sa forme dans l’hétérogénéité des genres cinématographiques et s’inspire notamment des films de Warhol, Jack Smith, John Waters et de ceux de la Nouvelle Vague, ainsi que des films documentaires et de série B. Des régimes de réemploi sont déployés à travers le pastiche de films hollywoodiens, le remake et la satire des tropes de la télévision.

En outre, comme le démontre Vera Dika, les enjeux cinématographiques qui traversent les films d’Andy Warhol intéressent non seulement les cinéastes de la No Wave, mais aussi les artistes de la Pictures Generation, comme Cindy Sherman, Robert Longo et Jack Goldstein dont le travail respectif entretient un lien étroit avec le cinéma45. Vera Dika met en évidence l’impact de l’œuvre de Warhol sur la pratique de ces trois artistes, mais rappelle aussi qu’ils ont largement accès aux films de Tony Conrad, Paul Sharits et Hollis Frampton qui enseignent dans le programme du Professeur Gerald O’Grady à la State University of New York à Buffalo. Si Goldstein arrive de CallArts, les cours de O’Grady axés sur le croisement de multiples domaines artistiques (cinéma, photographie, installation, performance, etc.) et la mise en place du Center for Media Study, en 1972, favorisent les interactions avec la scène artistique locale46 (même si ces trois artistes n’ont pas directement suivi son enseignement). Notons que cette approche interdisciplinaire est non seulement au centre des œuvres de Goldstein, Longo et Sherman, mais encore de leur programmation au Hallwalls. Le travail d’un grand nombre d’artistes nationaux et internationaux venant de différentes scènes et influences culturelles (No Wave, New Wave, Pictures Generation, cinéma underground, musique expérimentale, etc.) y est montré, tel que celui de Charlie Ahearn, Erika Beckman, Stan Brakhage, Glenn Branca, Tony Conrad, Mike Kelley, Barbara Kruger, Sherrie Levine, Eric Mitchell, Matt Mullican, Paul Sharits, Michael Snow, Andy Warhol, etc.

Christian Marclay : Boston – New York

Lorsque Christian Marclay arrive de Boston à New York pour son échange à la Cooper Union, en 1978, les acteurs de la Pictures Generation, de la scène No Wave ainsi que le milieu du Hip-hop développent respectivement une pratique du réemploi depuis quelques années. Ces artistes et ces musiciens commencent non seulement à circuler d’une région à l’autre des Etats-Unis et d’un quartier à l’autre de New York, mais aussi entre les domaines artistiques. La diffusion de pratiques interdisciplinaires est d’ailleurs au centre des activités de certains lieux de la contre-culture à but non lucratif comme The Kitchen à New York (fig. 2-3). Cette salle de spectacle, toujours active, propose une programmation de films et de vidéos, de performances, de danses, de musiques et de lectures ainsi que des expositions. The Kitchen est fondé en 1971, dans les cuisines du Broadway Central Hotel au 240 Mercer Street, par le collectif d’artistes vidéastes Perception composé d’Eric Siegel, de Vince Novak et de Steina et Woody Vasulka47. Cristelle Terroni précise qu’« à cette adresse se trouve un ancien hôtel de Greenwich Village, reconverti quelques années auparavant en un centre d’art consacré notamment au théâtre (le Mercer Arts Center) »48. Lors de son ouverture, le collectif présente l’endroit comme « un laboratoire d’essais devant public »49. Entre 1971 et 1973, le groupe d’artistes s’occupe de la programmation et la salle devient un lieu de prédilection pour la culture électronique à New York. Après deux années passées à sa direction, les Vasulka déménagent à Buffalo, car « ils sont invités à développer le laboratoire de production du Center for Media Study »50, par Gerald O’Grady. Ainsi, beaucoup d’artistes qui ont été montrés à la Kitchen le sont désormais aussi au Hallwalls. En collaboration avec les Vasulka avant leur départ en 1973, d’autres artistes et musiciens, comme Rhys Chatham (fig. 4)51, Eric Bogosian, Robert Longo, et l’historienne de l’art RoseLee Goldberg52, poursuivent la programmation ; c’est aujourd’hui Tim Griffin qui en est le directeur53. En 1973, The Kitchen rejoint la scène alternative de SoHo en s’installant au 59 Wooster Street, suite à un incendie qui ravage le Mercer Art Center et le rend inutilisable54.

Christian Marclay a donc fréquenté assidûment la Kitchen dès son arrivée à New York. Sa programmation interdisciplinaire fait écho à ses recherches sur les liens entre les sons, envisagés comme un matériau plastique, et les arts visuels. En outre, le couple de Vaudois Catherine et Nicolas Ceresole, qui écument les clubs et les salles de spectacle new-yorkais comme le CBGB, le Mudd et la Kitchen pour y photographier la scène musicale underground55, organisent des repas, auxquels Marclay est invité, qui donnent l’opportunité à un bon nombre d’artistes et musiciens de se rencontrer (fig. 5)56.

C’est dans ce cadre que Marclay fait la connaissance de John Zorn, dont le travail sur l’improvisation et la citation musicales nourrira également sa pratique57. Cette rencontre impulse ensuite de nombreuses collaborations avec d’autres musiciens, comme Lawrence D. « Butch » Morris ou Eliot Sharp (fig. 6). Quelques années plus tard, du 24 au 25 novembre 1982, Tim Carr organise à la Kitchen un événement intitulé His Master’s Voice. The art of the record players pour lequel il invite des DJ’s comme Afrika Islam (membre de Zulu Nation), Bill Bahlman, DJ Spy et Wanda D & Debbie D ainsi que Christian Marclay qui propose l’une de ses premières performances de turntablism (fig. 7)58. Néamoins, Marclay ne revendique pas de filiation directe avec le courant Hip-hop et ne fréquente pas ses acteurs. Il n’articule d’ailleurs pas la problématique politico-culturelle de la discrimination des minorités ethniques à New York, qui développent une culture basée sur une esthétique du réemploi, à sa propre pratique artistique du recyclage, inspirée par la culture occidentale.

Tout comme un bon nombre d’artistes indépendants qui habitent dans le quartier de SoHo ou celui d’East Village, Christian Marclay manque à cette époque de moyens financiers pour disposer d’un atelier où produire et stocker ses œuvres (ce qui le conduit à détruire une grande partie de ses premiers travaux)59. Ce sera l’une des raisons pour laquelle il privilégiera la performance et sera amené à réutiliser des musiques, des films et des images fixes et animées déjà existants qui ne demandent pas un budget conséquent. Marclay mentionne par ailleurs que la phrase de l’artiste Douglas Huebler « le monde est rempli d’objets, plus ou moins intéressants ; je ne désire pas en ajouter »60 fit en quelque sorte, pour lui, figure de manifeste du recyclage61. Ajoutons encore que, comme le rappelle Guillaume Mansart62, John Baldessari a lui aussi décidé de mettre en place des stratégies de dématérialisation de son travail. Il planifie alors avec rigueur et humour le projet suivant :

Démonter toutes mes peintures, toutes mes œuvres, etc. Pulvériser, atomiser, transformer en matière comestible et mélanger à de la nourriture, des cookies, etc. Donner à manger aux invités d’un événement artistique. Art recyclé.63

Selon Emma Lavigne, « au même titre que le punk, la destruction fait partie intégrante du processus compositionnel chez Marclay ; il s’agit de produire en direct des bruits concrets ; ‹ casser, c’est faire un son ›64 »65. Dans ce sens, la première performance Disc Composition de Marclay à la Kitchen, le 16 janvier 1982, consistait à réaliser une composition sonore à travers les bruits générés par la destruction de vinyles sur le sol66. Il rééditera ce type de geste, notamment dans Record Players (1984), où les musiciens fracassent des disques en rythme. Lavigne ajoute :

l’acte de destruction questionne avant tout le statut même de l’objet disque, à la fois produit de consommation et réceptacle d’une mémoire musicale qui en fait aussi un patrimoine à préserver.67

Cet intérêt pour la mémoire d’un point de vue archivistique est récurrent dans le travail vidéo de Marclay. Selon Christa Blümlinger, la vidéo Telephones (1995) peut être comparée à certaines planches de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, comme celle qui recense une série d’images dans la section intitulée « Mains ». L’historien de l’art y dégage « des formules extrêmes du langage des gestes dans la représentation artistique depuis l’Antiquité »68. Dans la même direction, Marclay pointe dans le montage d’extraits en série « un certain type de poses du cinéma classique » :

la figure de l’entretien téléphonique met en évidence la transformation d’un motif gestuel en un code (champ/contrechamp). L’emploi du son (les sonneries répétées) permet en outre de rythmer, de renforcer et d’exposer dans un potentiel énergétique et métaphorique la capture filmique d’un geste.69

En outre, les vidéos de Marclay sont généralement agencées par le biais du remploi d’images et de sons déjà réalisés, comme c’est justement le cas dans Telephones, mais également dans Video Quartet (2002), Crossfire (2007), The Clock (2010) et le radical Up and Out (1998) qui peut être perçu, selon nous, comme une sorte de catalogue raisonné de son œuvre. Plus largement, la problématique de la destruction, du recyclage, de l’échantillonnage, de l’assemblage et de la mémoire traverse l’œuvre de Christian Marclay jusqu’à aujourd’hui. Ces modalités lui permettent de reconfigurer les matériaux plastiques et sonores de façon à les transformer en des artefacts esthétiques qui éprouvent, dans l’action de leur remise en jeu spatio-temporelle, les codes et les valeurs culturelles de notre société occidentale.

Cependant, la pratique du réemploi chez Marclay ne se limite pas à un seul régime d’agencement des matériaux réutilisés. Up and Out, par exemple, n’est pas un film composé d’extraits de scènes d’autres films, comme dans la plupart de ses vidéos, mais la reprise intégrale de la bande image de Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni et de la bande son de Blow Out (1981) de Brian De Palma. Par ce montage en parallèle, le son et l’image se déploient dans un jeu de synchronisation et de désynchronisation qui ouvre un espace et un temps de perception inédits. Up and Out déstabilise de façon opératoire – dynamique – nos habitudes sensorielles en sollicitant de façon accrue notre attention. Toutefois, cet assemblage ne se limite pas à créer un effet phénoménologique chez le spectateur, mais engendre un méta-film. Cette distanciation réflexive raisonne – et résonne – sur l’amplification de la mise en abyme du son et de l’image qui constitue la narration même de Blow-Up et Blow Out. Le film de De Palma le fait d’ailleurs déjà en tant que remake sonore du film d’Antonioni. Ainsi, l’assemblage de Marclay dans Up and Out n’est pas sans rappeler la formule du montage du cinéaste Jean-Daniel Pollet : « 1 + 1 = 3 »70.

En outre, Guitar Drag (2000) est une vidéo qui n’est pas construite à partir d’échantillons d’autres films. Si Marclay n’a pas considéré dans son travail le problème de la ségrégation des minorités afro et latino-américaines au moment où les quartiers blancs découvrent la culture du réemploi dans le Hip-hop à l’orée des années 1980, il le fera quelques années plus tard dans Guitar Drag. Cette vidéo reconstitue métaphoriquement le lynchage, à Jasper au Texas, de James Byrd. Cet Afro-Américain fut traîné à mort par un véhicule conduit par trois Blancs le 7 juin 1998. Marclay représente symboliquement ce crime raciste en tirant derrière un pick-up une guitare électrique branchée à un amplificateur. Lors de la projection, le son que produit l’instrument lorsqu’il se fracasse sur le sol est diffusé à haut volume dans l’espace. Néanmoins. Marclay ne fait pas référence à la culture Hip-hop pour dénoncer ce fait divers qui n’a malheureusement rien perdu de son actualité. Guitar Drag se nourrit plutôt de la rugosité du blues, de l’improvisation dans le jazz et cite les rituels punk-rock de la destruction scénique de guitares par les musiciens. Comme l’écrit Lavigne, ce geste renvoie « au corps à corps de Jimi Hendrix, des Who, des Sex Pistols ou des Clash détruisant leurs instruments »71. Un tel acte de pulvérisation a lieu d’ailleurs dans Blow-Up : le guitariste Jeff Beck casse sa Höfner contre son amplificateur avant de lui donner des coups de talons, durant un concert du groupe de rock anglais les Yardbirds.

New York – Boston – New York

A la suite de cette année d’échange à la Cooper Union, Marclay retourne à Boston pour y terminer son bachelor au Massachusetts College of Art, durant l’année universitaire 1979-1980. Lors de cette dernière, il organise le festival Eventworks afin d’explorer les relations et les influences entre la musique punk-rock et le monde de l’art. A cette occasion, il souhaite partager la diversité et le foisonnement artistique qu’il a découverts à New York. Dans ce cadre, il invite notamment DNA, Rhys Chatham et Karole Armitage, Dan Graham, Kim Gordon, Johanna Went, Boyd Rice et Z’ev (qui vient de Los Angeles) à jouer des concerts ou réaliser des performances. Il y projette aussi les films d’Eric Mitchell, de Jack Smith et de Vivienne Dick, parmi d’autres. RoseLee Goldberg donne une conférence sur la performance, tandis que Vito Acconci est convié à faire une intervention sur l’éventuel lien entre son travail de performeur et le punk – mais il a dû renoncer à venir au dernier moment72. Pour Marclay, ce sont ces deux genres artistiques qui ont eu le plus d’influence sur son travail73.

Après avoir obtenu son diplôme, Christian Marclay retourne à New York pour y habiter et devient, dans les années 1980, un acteur à part entière de l’effervescence culturelle qui y règne. Il développe une œuvre inclassable, ancrée non seulement dans l’histoire de l’art, mais aussi dans un contexte socioculturel et artistique en plein essor. Dans ce cadre, son travail prend forme à la croisée de différents champs artistiques et modalités du réemploi en circulant entre les mondes de l’art et de la musique (il serait cependant réducteur de faire de cette hétérogénéité une recette pour analyser unilatéralement le travail de Marclay). Les procédés de recyclage auxquels il recourt pourraient faire l’objet d’une investigation spécifique pour chaque projet de l’artiste en repartant de l’environnement de leur production. Nous n’avons donc pas souhaité ériger une œuvre spécifique en modèle, mais proposer une piste de lecture possible du travail artistique de Marclay à partir du contexte socioculturel composite où il a éclos. Ce paysage hétéroclite ouvre selon nous de multiples voies d’analyses non seulement pour appréhender l’œuvre à multiples facettes de Christian Marclay, mais aussi pour celle de nombreux autres artistes des scènes de l’art new-yorkais entre 1977 et 1982.

1 Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours, « La propriété, c’est du vol », dans Y. Beauvais et J.-M. Bouhours (éd.), Monter sampler. L’échantillonnage généralisé, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2000, p. 23.

2 Georges Roque et Luciano Cheles, « Avant-propos », Figures de l’art, no 23 (Georges Roque et Luciano Cheles [éd.], « L’image recyclée »), 2013, p. 13.

3 Georges Roque, « Recyclage : terminologie et opérations », Figures de l’art, op. cit., p. 38.

4 Id., p. 39.

5 André Kaspi, Les Américains, 2. Les Etats-Unis de 1945 à nos jours, Paris, Editions du Seuil (coll. Histoire), 2014, pp. 239-272.

6 Voir Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias (trad. Pierre Rusch et Christophe Jouanlanne), Paris, Editions Klincksieck, 2013 [première publication : 2009] ; Nicole Brenez, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 13, no 1-2 (Elena Dagrada [éd.], « Limite(s) du montage »), automne 2002, pp. 49-67.

7 Voir Douglas Crimp, « Pictures », October, vol. 8, été 1979, pp. 75-88.

8 Voir le court historique sur leur site internet : www.hallwalls.org/history.php (dernière consultation le 29 juin 2016).

9 Voir Douglas Eklund (éd.), The Pictures Generation, 1974-1984, New York/New Haven/Londres, The Metropolitan Museum of Art/Yale University, 2009. Nous remercions Geneviève Loup de nous avoir transmis cette référence.

10 Voir les archives de Hallwalls concernant cet événement à l’adresse url suivante : www.hallwalls.org/pubs/252.html (dernière consultation le 29 juin 2016).

11 A. Kaspi, op. cit., pp. 174-184.

12 Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop. Une histoire de la génération Hip-hop (trad. Héloïse Esquié), Paris, Editions Allia, 2015 [première publication : 2005], pp. 117-268.

13 A cet égard, nous tenons à remercier chaleureusement Christian Marclay qui nous a livré de précieuses informations sur les scènes de l’art new-yorkais au début des années 1980, lors de notre rencontre à Lausanne le samedi 25 juin 2016.

14 Ibid., entretien cité.

15 Camille Debrabant, « Photographie et appropriation art : mécanismes et usages de l’appropriation », Figures de l’art, op. cit., p. 153.

16 Id., p. 154.

17 Il s’agissait d’une exposition en deux parties qui portaient respectivement le titre Image Scavengers : Painting / Image Scavengers : Photography, qui a eu lieu du 8 décembre 1982 au 30 janvier 1983, à l’Institute of Contemporay Art University of Pennsylvania. La partie peinture incluait les œuvres de Richard Bosman, Nancy Dwyer, Ehry, Jack Goldstein, Thomas Lawson, Robert Longo, Judy Rifka, Walter Robinson, David Salle, Richard Seehausen et Robin Winters ; la partie photographie comprenait celles d’Ellen Brooks, Eileen Cowin, Jimmy de Sana, Barbara Kruger, Sherrie Levine, Richard Prince, Don Rodan, Cindy Sherman et Laurie Simmons.

18 Les usines abandonnées du quartier de SoHo offraient à cette époque des espaces bon marché pour les galeristes et les artistes, comme le mentionne l’historien François Weil (Histoire de New York, Paris, Fayard, 2005, p. 283). Aujourd’hui, Metro Pictures Gallery est à Chelsea.

19 Voir le bref historique de la galerie sur son site internet : www.metropictures.com/info/ (dernière consultation le 28 juin 2016).

20 Liza Kirwin, citée par Margo Thompson, American Graffiti, New York, Parkstone Press International, 2009, non paginé.

21 Colab regroupe les membres suivants : Charlie Ahearn, John Ahearn, Diego Cortez, Liza Bear, Andrea Callard, Mitch Corber, Stefan Eins, Boby G., Mike Glier, Jenny Holzer, Matthew Geller, Alan Moore, Eric Mitchell, Tom Otterness, Cara Perlman, Virginia Piersol, Robin Winters, Kiki Smith, Becky Howland et Walter Robinson. Voir Julie Ault (éd.), Alternative Art, New York : A Cultural Politics Book for the Social Text Collective, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002, p. 49.

22 M. Thompson, op. cit., non paginé.

23 Le P.S.1 est situé à Long Island City dans le Queens. Il s’agit d’anciens locaux d’une école primaire (public school d’où P.S.). Ce centre d’art est fondé par Alanna Heiss en 1971 et ouvre ses portes en 1976. Il fait partie du programme de The Institute for Art and Urban Resources Inc. qui a pour mission de réhabiliter les bâtiments abandonnés de New York en ateliers d’artiste et lieux d’exposition. Le P.S.1 est rattaché au MoMa depuis 2000 (pour plus d’informations, voir l’historique du P.S.1 à l’adresse url suivante : http://momaps1.org/about/ [dernière consultation le 29 juin 2016]).

24 Voir la liste des artistes qui ont participé à l’exposition à l’adresse url : www.moma.org/learn/resources/archives/ps1_exhibitions/exhibitions_1981#Exh362 (dernière consultation le 20 juin 2016).

25 M. Thompson, op. cit., non paginé.

26 J. Chang, op. cit., p. 231.

27 Id., p. 123.

28 Id., p. 125.

29 Id., p. 143.

30 Id., p. 191.

31 Id., p. 190.

32 M. Thompson, op. cit., non paginé.

33 Ibid.

34 J. Chang, op. cit., p. 194.

35 Id., p. 191.

36 Id., p. 222.

37 Bruce Conner, Ernie Gehr, Hollis Frampton et Ken Jacobs jouent d’ailleurs un rôle central dans la pratique du found footage au cinéma, comme le montre notamment Christa Blümlinger dans son ouvrage Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, op. cit.

38 Dominique Noguez, Eloge du Cinéma expérimental, Paris, Editions Centre Pompidou, 2010 (3e édition), pp. 114-115.

39 Voir la biographie de l’artiste sur son site internet : www.coleenfitzgibbon.com/bio (dernière consultation le 3 juillet 2016).

40 D. Noguez, op. cit., p. 113.

41 Vera Dika, The (Moving) Pictures Generation, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 25.

42 Id., p. 92.

43 Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit.

44 V. Dika, op. cit., pp. 3-22.

45 Id. ; voir le chapitre 2 (« Stillness/Movement : Joseph Cornell, Edison Company, Andy Warhol, Jack Goldstein », pp. 23-32) et le chapitre 7 (« Strategies of Transformation : Jack Goldstein, Robert Longo, Cindy Sherman », pp. 119-139).

46 Id., p. 125. Voir aussi Woody Vasulka et Peter Weibel (éd.), Buffalo Heads : Media Study, Media Practice, Media Pioneers, 1973–1990, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2008.

47 Steinunn Briem Bjarnadottir (Steina) est née en Islande et a une formation de violoniste. Elle s’intéresse aussi à l’art électronique et à la vidéo. En 1959, elle reçoit une bourse pour aller au Conservatoire de Prague où elle rencontre Woody Vasulka qui y étudie le cinéma. En 1965, le couple part pour New York. Voir leur biographie respective sur le site internet de la fondation Daniel Langlois : www.fondation-langlois.org/html/f/liste.php?Selection=DIV+bio+ind (dernière consultation le 4 juillet 2016). Lire aussi l’article de Gene Youngblood, « Une médiation sur les archives Vasulka » à l’adresse url suivante : www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=179 (dernière consultation le 4 juillet 2016).

48 Cristelle Terroni, New York Seventies. Avant-garde et espaces alternatifs, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 27.

49 G. Youngblood, op. cit.

50 Vincent Bonin, « Fonds Steina et Woody Vasulka », article en ligne à l’adresse url suivante : www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=422 (dernière consultation le 4 juillet 2016).

51 Par ailleurs, Rhys Chatham a composé notamment en 1977 Guitar Trio pour trois guitares électriques qu’il performe durant le festival New Music, New York à la Kitchen, le 16 juin 1979, avec Nina Canal, David Rosenbloom et Wharton Tiers à la batterie. Robert Longo projette une partition visuelle qui accompagne cette composition (cf. programmation du festival adresse url suivante : http://archive.thekitchen.org/wp-content/uploads/2012/04/Book_New-Music-New-York.pdf [dernière consultation le 4 juillet 2016]).

52 Lauren Rosati et Mary Anne Staniszewski (éd.), Alternative Histories. New York Art Spaces 1960 to 2010, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2012, p. 132.

53 Pour plus d’informations à ce sujet, voir la rubrique « à propos » sur le site internet de The Kitchen : www.thekitchen.org/about/our-people (dernière consultation le 4 juillet 2016).

54 C. Terroni, op. cit., p. 27.

55 Plus précisément, c’est Catherine Ceresole qui réalise les photographies. Voir notamment ses tirages de Suicide, Swans, Lounge Lizards, DNA, James Chance, Lydia Lunch, Glenn Branca, Rhys Chatham, Sonic Youth et John Zorn dans Beauty Lies in the Eye (Zurich, Editions Patrick Frey, 2013). Dans cet ouvrage, nous pouvons aussi lire des textes de Christian Marclay, Thurston Moore, Rhys Chatham, entre autres.

56 Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit.

57 Ibid.

58 Le programme complet de l’événement se trouve à l’adresse url suivante : http://archive.thekitchen.org/?p=1484 (dernière consultation le 5 juillet 2016).

59 Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit.

60 Douglas Huebler, « Manifest », dans January 5-31, 1969, New York, Seth Siegelaub, 1969, non paginé.

61 Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit.

62 Guillaume Mansart, « Anne-Valérie Gasc : Se méfier de l’eau qui dort », Multitudes 2009/4, no 39, pp. 40-42.

63 John Baldessari, « The World Has Too Much Art », dans Konrad Fischer (éd.), Konzeption / Conception, Leverkusen, Städtische Museum, 1969, non paginé ; reproduit dans Gauthier Herrmann et Fabrice Reymond (éd.), Art conceptuel, une entologie, Paris, MIX Edition, 2008.

64 Emma Lavigne précise : « Titre de la chanson ‹ Search and Destroy › d’Iggy and The Stooges (album Raw Power) ».

65 Emma Lavigne, « A Walk on the Wilde Side. Fragments d’une esthétique punk », dans Jean-Pierre Criqui (éd.), Replay Marclay, Paris, Réunion des Musées nationaux et Cité de la musique, 2007, p. 90.

66 Programme de l’événement : http://archive.thekitchen.org/?p=3192 (dernière consultation le 6 juillet 2016).

67 E. Lavigne, op. cit., p. 90.

68 Ch. Blümlinger, op. cit., p. 43.

69 Ibid.

70 Cette formule sert de ligne directrice au personnage féminin de Linda dans le film Ceux d’en face (2001), qui se voit demander par Sébastien, l’homme qui vient de la quitter (en vue de s’atteler aux questions existentielles qui le hantent), d’agencer une collection de photographies qu’il a rassemblées.

71 E. Lavigne, op. cit., p. 88.

72 Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit.

73 Ibid.