L’image « dissensuelle » dans Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard
Dans « Montage, mon beau souci »1, Godard définit sa conception du cinéma en faisant porter l’accent sur le montage. Loin de réduire le montage au simple « raccord » des images garantissant la continuité du récit filmique, Godard l’appréhende comme une opération complexe d’agencement, un « art de la composition », qui renouvelle les possibilités de l’écriture cinématographique. Le principe du montage, explique Godard, « c’est de mettre en rapport les choses […]. Ce que j’appelle montage est simplement un rapprochement. […] Le montage permet de voir des choses et non plus de les dire »2. Ainsi, monter, ce n’est pas « dire », c’est « faire voir » : c’est rapprocher deux images pour en créer une troisième, une « image-pensée », « dissensuelle », qui transcende la signification de ses éléments constitutifs, s’établissant en marge des « clichés » ou de la grammaire conventionnelle du cinéma et problématisant la codification du sens filmique.
Cette formulation godardienne du montage n’est pas sans rappeler le rapprochement de deux entités distinctes et distantes dans l’image surréaliste, elle-même héritée de Pierre Reverdy. L’image, telle que Reverdy la définit, est un « rapport mesuré » par l’esprit, un rapport « juste » dans « l’éloignement » : « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique »3. De même chez Godard, la force de l’image dépend de la justesse et de la qualité des opérations de rapprochement, du lien et de la distance, de la commensurabilité d’éléments à première vue incommensurables et formant ce que l’on pourrait appeler avec Deleuze « une synthèse disjonctive »4. Le montage, en tant qu’assemblage imprévisible d’éléments sonores, textuels et visuels distincts, à l’image d’une composition musicale ou d’un agencement architectural, doit « faire voir » autrement sans ployer l’image sous le faix des mots, sans l’obscurcir sous le poids émotionnel de la musique5, sans faire des éléments en présence un tout unifié dans la direction du récit. En cela, le montage au cinéma est « plus proche de l’architecture », dit Godard6, que d’une addition cumulative d’éléments distincts sous-tendus par la progression dramatique d’un récit.
Dans Histoire(s) du cinéma7 (France, 1988-1998), le cinéma de Godard se confronte à nouveau à l’histoire, mais cette fois, à partir de son propre matériau, de ses propres images, de ses propres histoires, passés au scalpel de la technique vidéographique. En effet, dans Histoire(s) du Cinéma, Godard n’appréhende pas l’objet historique suivant une perspective diégétique (il ne produit pas à partir d’une multiplicité de faits contingents une narration, un tout cohérent et logique dont la séquentialité est garantie par le principe de causalité) mais le réarticule à partir d’une composition intermédiale (un remontage de textes, d’images filmées, d’images d’archives et de sons provenant de multiples sources) qui résiste à la logique totalisante d’un récit unique – Jacques Aumont peut justement parler à cet égard d’« accomplissement de la langue cinématographique »8 qui se définit par sa pluricodicité.
Suivant une structure prismatique, Histoire(s) du Cinéma découvre ainsi – à travers un déploiement magistral d’échos, de renvois et de mélanges de sons, d’images et de textes – un espace « problématique » où la nature relationnelle des différents éléments audio-visuels entre en tension, force l’indétermination et défie toute tentative de synthèse du sens. En optant pour un titre qui oscille entre singulier et pluriel (« Histoire(s) avec un ‹ s › », comme le souligne Godard9), pluriel relativisé par l’emploi de parenthèses, le réalisateur, en assimilant récit fictionnel et récit factuel, fiction et discours historique, souvenir collectif et réminiscence personnelle, construit conjointement un « autoportrait », une réflexion sur l’Histoire et sur la mémoire, et un art poétique ; en un mot, une « histoire du cinéma très personnelle »10. C’est cet espace « polémique », constitué de décadrages, de remontages, que j’entends ici investiguer : un espace polyphonique où le visuel, le sonore et le textuel « travaillent » le sens sans jamais l’épuiser, manifestent une conscience historique sans faire de l’histoire traditionnelle à proprement parler. En mettant en évidence ses stratégies formelles, l’enjeu est d’exposer comment le cinéma des Histoire(s) affronte les démons de l’Histoire comme les aspérités de sa propre histoire. Dans ce véritable jeu de « chassé-croisé », Histoire(s) du cinéma forge une autre vision du passé et renouvelle le « travail de la mémoire » à partir d’un mode singulier de « récit » qui repose tant sur une introspection du médium cinématographique que sur une prise de conscience historique.
Contre la visée messianique
Une série de leçons intitulée Introduction à une véritable histoire du cinéma, donnée par Jean-Luc Godard lui-même en 1978 à l’Université de Montréal11, est à l’origine d’Histoire(s) du cinéma. De 1978 à 1998, Godard, s’inspirant des thèmes et des questions soulevées par ces interventions, notamment la relation entre l’histoire, la vérité et le cinéma, va développer, repenser, transformer ces textes en un véritable édifice audio-visuel, un film de 4h30 décliné en quatre chapitres ou huit épisodes d’une densité étonnante. Histoire(s) du cinéma constitue un mélange remarquable de régimes d’expressivité artistiques, un entrelacs de textes, d’images et de sons, au point de donner prise à une lecture « postmoderniste »12.
Prenant appui sur l’interprétation benjaminienne de l’Histoire, de nombreux critiques envisagent Histoire(s) du cinéma comme un acte de contrition : le cinéma n’aurait pas filmé les camps, n’aurait pas empêché l’Holocauste ; mais il aurait maintenant l’occasion de se racheter en devenant la conscience éthique du siècle. Déroulant « la généalogie de [son] impuissance » face aux horreurs du passé13, le cinéma confesserait sa « force faible »14 et se rédimerait ainsi dans un acte de mémoire. Car, observe Céline Scemama, « l’image se souvient » : elle cristallise le passé, témoigne de ce qu’elle a vu et de ce que l’on n’a pas voulu voir, à savoir l’ombre grandissante de l’Holocauste qui s’approchait à grands pas.
Cependant, mettre l’emphase sur le récit de la rédemption comme élément constitutif des Histoire(s) du cinéma ne permet pas de rendre compte de la complexité du projet de Godard. A l’opposé de cette dimension rédemptrice, je me propose de montrer comment Godard utilise les ressources du montage pour construire un équilibre fragile, entre mouvement de totalisation et mouvement opposé de décadrages : c’est-à-dire entre un processus de narrativisation dans lequel s’articule le faible pouvoir de rédemption du cinéma (celui de produire une contre-histoire pluralisée s’opposant à l’Histoire officielle) d’une part, et un processus de détotalisation qui, loin de s’assimiler à un avatar du « postmodernisme » esthétique, ébranle l’Histoire entendue comme récit linéaire du passé, comme ensemble cohérent et chronologique d’autre part.
En fait, Histoire(s), ne se réduisant pas à un acte de rédemption, renoue avec la question qui travaillait déjà des films tels que Shoah (Claude Lanzmann, France, 1985) ou Nuit et brouillard (Alain Resnais, France, 1955) – et plus récemment Sursis (Harun Farocki, Allemagne/Pays-Bas, 2007) et A Film Unfinished (Yael Hersonki, Israël, 2010)15. Cependant, Godard, contrairement à Lanzmann ou à Resnais, n’évoque pas un « devoir de mémoire » mais un « droit de mémoire »16, substituant à l’obligation éthique du souvenir, une liberté, un pouvoir ou un privilège éminemment humain ou cinématographique, celui de pouvoir se retourner sur le passé, d’arracher aux images, donc à l’espace et au temps, d’autres possibilités que celles d’un récit purement linéaire – qui le plus souvent « permet d’oublier tout en faisant croire qu’on se souvient »17. Godard vise bien plutôt un travail critique de la mémoire, tel que le décrit Ricœur. En effet, ce dernier relativise l’impératif du devoir de mémoire : celui-ci, dit-il, est « aujourd’hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l’histoire, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, de la figer dans l’humeur de la victimisation, de la déraciner du sens de la justice et de l’équité »18. Quant à Godard, il promeut une forme d’effacement, un acte de destruction-construction lié non à un désir de survie, mais à une nouvelle vie, à la « forme noble de la mémoire »19.
Pluralisation de l’Histoire
La composition d’Histoire(s) du cinéma dévoile une multitude d’opérations de remontage qui informent ou déforment l’écran, dérogeant à la sacro-sainte continuité du régime traditionnel de la fiction comme de l’opération historiographique, niant l’excès de visibilité de l’image indicielle en la rayant, tout en assignant au regard du spectateur une tâche, celle de négocier son parcours dans cet entrelacs de voix tumultueuses. Pour preuve, aucun des épisodes du film n’est construit selon une logique séquentielle chronologique. Godard perturbe même la temporalité linéaire de l’énoncé narratif, oscillant entre différents modes verbaux (le conditionnel, le futur et le passé), lorsqu’il répète20 à maintes reprises : « toutes les histoires qu’il y aurait, qu’il y aura ou qu’il aurait ?… qu’il y a eu » (chapitre 1 épisode A, désormais 1A). Godard refuse de réduire l’Histoire à une série de dates et d’événements, comme il rejette la coupure traditionnelle entre le récit fictionnel et le souvenir. La composition visuelle du film met donc en scène différents types d’imagéité, différentes temporalités : des plans de Godard au travail (un « présent » de la narration pour ainsi dire) ; des séquences filmées par Godard pour l’occasion (avec Julie Delpy ou Sabine Azéma par exemple) ; des images du passé puisées dans l’imaginaire pictural, littéraire, comme dans les archives télévisées ou journalistiques, ou encore les actualités cinématographiques ; enfin, des photogrammes ou des séquences au ralenti tirés des films eux-mêmes, qui composent la mémoire collective du cinéma à proprement parler. A cette hybridité visuelle se greffe une hybridité sonore et textuelle, qui fait voler en éclats le mode d’écriture de l’historiographie traditionnelle.
C’est dans cet un espace « polémique », travaillé par le conflit, que Godard construit sa propre historiographie. Car la collision des images, des textes et des sons ne dévoile pas seulement la manière dont l’Histoire comme telle nous échappe ; elle transforme encore l’Histoire en objet « problématique », qu’il faut constamment revisiter, interroger, construire et déconstruire, pour en extraire des résonances et dissonances, des distinctions et similarités. Les stratégies formelles adoptées par Godard maintiennent cet espace dans un état de tension permanent qui reflète le chaos désordonné de l’histoire, certes, mais surtout l’épaisseur infinie du vécu et la multitude des récits qui le composent. En résumé, Godard fait d’Histoire(s) un lieu de renégociation du sens et du dire, un espace où le cinéma interroge, élargit et éprouve sa puissance d’expressivité. Ce faisant, il découvre à nouveau, grâce aux ressources infinies du montage, la possibilité de reformuler un « acte de mémoire » proprement cinématographique.
Le travail de l’image : construction d’un espace polémique et détotalisation du sens
Le film s’ouvre sur une citation de Virgile tirée de L’Enéide, épigraphe qui apparaît en ouverture du premier épisode (1A) intitulé « Toutes les histoires » : « hoc opus / hic labor est » (« c’est une entreprise, c’est un travail difficile »21). Ces mots, minutieusement inscrits à l’écran, surgissent en deux temps, à travers deux plans consécutifs. Ici, les déictiques « hic » et « hoc » qui instituent la citation latine en un énoncé autoréférentiel renvoient néanmoins explicitement à Histoire(s) du cinéma ; l’entreprise de Godard est ainsi placée sous l’égide de L’Enéide, donc d’une odyssée rédemptrice. Notons par ailleurs que le terme « opus » vise l’œuvre achevée alors que « labor » renvoie au labeur nécessaire mais invisible qu’exige l’accomplissement de l’ouvrage.
Ce geste apparent d’autocélébration masque cependant une vulnérabilité qui sape toute prétention à la glorification. D’une part, la distribution insolite et non linéaire du texte, sous forme de colonnes, les mots légèrement décalés, oriente la citation latine dans le sens de l’autodérision. D’ailleurs, tout au long d’Histoire(s), Godard multipliera les procédés de déconstruction ou de distanciation critique du texte par des décentrages, des césures, une mise en page singulière ou une dynamisation temporelle du texte par manipulation numérique. D’autre part, et c’est aussi le cas pour toutes les citations visuelles présentes dans le film, chaque référence textuelle est arrachée à son contexte d’énonciation. Dans cet exemple, le texte de la citation est tiré du livre 6 de L’Enéide où Enée, guidé par la Sybille, s’apprête à entreprendre une périlleuse descente aux Enfers. A cet instant, la Sybille lui adresse ses mots : « Hoc opus, hic labor est ». Sybille prévient Enée : il est périlleux de remonter des Enfers après avoir séjourné au milieu des souffrances et des vices humains : « opus » et « labor » font sans ambiguïté allusion au labeur, à la difficulté de l’ouvrage à accomplir. Par conséquent, ce qui n’est pas représenté au niveau textuel, ce que Godard laisse dans le noir, problématise non seulement la première impression d’emphase du projet, mais renvoie encore et surtout au dur labeur de la genèse du film comme à l’horreur des images du passé. Le film, loin d’aspirer à la monumentalité de « l’opus », s’apparente allégoriquement à une entreprise initiatique, voire à une remontée des Enfers – comme si les images disséminées ou dynamitées d’Histoires (ce « hoc opus ») émergeaient elles-mêmes des ténèbres, de l’horreur et de l’oubli, et représentaient une victoire de la lumière sur l’obscurité (donc un « travail » surhumain mais aussi un travail proprement cinématographique : « hic labor est »). Si l’épigraphe latine invite à construire un récit totalisant, le contexte de cette citation est mis en demeure : il se voit « détotalisé » et non pas narrativisé. Le « récit » est construit ou projeté depuis un lieu de l’absence, un lieu « déterritorialisé »22. En définitive, images, textes, paroles ne peuvent être pris pour argent comptant : leur visibilité partielle ne garantit pas la véracité du contenu, étant donné que chaque citation (visuelle, sonore ou textuelle) n’est qu’un fragment « décadré », coupée d’une œuvre muette, invisible, recouvrant une marge d’indétermination.
Le travail de détotalisation du sens dans Histoire(s) du Cinéma se caractérise également par des procédures de mise en abyme de la représentation, ainsi que par une plasticité extrême des modalités d’apparition des éléments en présence. La dynamique intermédiale engage un travail de remédiation, c’est-à-dire des opérations multiples de décadrage ou de recadrage visuels, textuels et sonores, des opérations précises de mise en relation entre différentes voix médiales. En découvrant la matérialité comme la plasticité des signes, le cinéma des Histoire(s) révèle des potentialités du dire non encore explorées.
A titre d’exemple, Godard brise toute opération de synthèse du sens en subvertissant la linéarité du balayage traditionnel de l’œil propre à la lecture. Godard fait également exploser toutes les règles de composition graphique (la règle d’or, la règle des tiers, le principe de lisibilité optimale) : les mots sont ou fragmentés, ou inachevés, ou enchevêtrés (« la vie continu… » ; « une vague nouvell ») ; ils débordent parfois le cadre de l’écran, comme si Godard mimait par là l’excès qui les habite (le sens ne peut que déborder du cadre ou de la prison discursive qui les enceint) ; leur lisibilité s’estompe parfois au point de rendre la lecture difficile, voire impossible ; l’interlignage s’effondre et les mots se chevauchant forment un entrelacs de signes relativement hermétiques. Le texte est en quelque sorte poussé à la limite du non-sens, il ne dit plus rien ou ne communique plus un sens unique. Le dire se fait désormais voir, il s’incline dans l’image.
Plus généralement, Godard fait de « l’écran » une surface plastique malléable, une « batterie de signifiants que l’on peut décomposer, maltraiter, démantibuler » et où tous « les pouvoirs du montage y sont démontrés »23. Il utilise en effet toutes les ressources du montage pour déranger l’ordre, l’harmonie de l’image consensuelle, et faire travailler le sens (l’affect et la signification) : effets d’ouverture et de fermeture à l’iris, volets mouvants, clignotement d’images mimant l’obturateur photographique, procédés de surimpression, de fragmentation, de fusion en transparence, « trouage » de l’image par une autre qui apparaît au centre et l’engloutit, procédés de fondu enchaîné entre images ; donc des opérations de passages, de flash, de clignotements et de croisements en tout sens. Jacques Aumont parle d’une poétique de « battement d’images » telle une fulguration énergétique qui rappelle l’esthétique du choc de Benjamin, interdisant toute contemplation, et nous contraignant à un mode d’attention aiguisé. Cette poétique de « battement d’images » vise ainsi à construire un espace ouvert et détotalisé, où les sens sont sans cesse stimulés, où le sens est constamment renégocié.
Par ailleurs, l’édifice d’Histoire(s) du cinéma ressemble à un collage monumental de citations (visuelles, textuelles, sonores) et cette logique citationnelle structurant le discours filmique s’inscrit à nouveau dans une perspective d’émancipation du sens. Interviewé par Alain Bergala, Godard explique la différence entre ce qu’il appelle « l’extrait » et « la citation ». Tandis que « l’extrait » est un bloc de texte immuable, un espace clos saturé de sa propre signification, « la citation » est, par contraste, une extraction libre, un mouvement d’abstraction et de renaissance. Pour Godard, « Dans la citation, il y a création »24, car la citation est réinjectée dans de nouveaux circuits de signifiance : elle renégocie son sens dans l’altérité de son contexte de réémergence. Si l’extrait, placé sous l’autorité d’une loi auctoriale, demeure un vestige du passé qui inhibe toute pensée à venir, la citation, au contraire, déracinée, excavée, puis « remontée », « enracinée » de nouveau et fasciculée à l’extrême, devient une image-relation, une image-mutation, une image en devenir. Ainsi déliés de leur origine, les énoncés entrent en tension, en contradiction souvent, dans un espace polémique. De même, les photogrammes extraits de leur propre séquence ou série actantielle puis travaillés intermédialement, se déploient en « rhizomes » et ne peuvent converger en une « histoire seule » (titre du deuxième épisode 1B). La citation, dont le sens est global, flotte dans un espace flou, oscillant pour ainsi dire entre mention et usage, à la fois référence externe et énoncé qui vaut pour lui-même, quoique toujours re-couplé à d’autres formes d’expression.
Cet univers polyphonique et fragmentaire des citations contribue à forger un monde où nul énoncé ne peut être compris littéralement : c’est un lieu déhiérarchisé où Godard ne privilégie ni la voix, ni l’image, ni le texte, ni le silence, ni le noir. Ce dispositif éconduit en effet la possibilité d’une voix totalisante ou celle d’une distribution narrative linéaire fondée, selon la théorie narrative de Ricœur, sur « un dynamisme intégrateur qui tire une histoire une et complète d’un divers d’incidents »25. En ce sens, le régime citationnel participe d’une déconstruction de l’histoire (et même de l’historiographie classique) au profit d’une pluralisation discordante, ce qui légitime la mise au pluriel des Histoire(s). La vérité s’échoue ainsi dans une pluralité d’histoires incompatibles, dans un dire polyphonique qui ne se limite plus à la parole ou à l’écriture. C’est un véritable travail de « palpation du dire » au sein de différentes voix médiales. Il ne s’agit nullement de tout dire ni même de raconter une histoire « une », mais bien de faire travailler le « dire » dans des « remédiations », de créer une matière narrative sans vectorisation : le sens est ouvert, et si la totalité existe encore, elle est toujours détotalisée.
A titre d’exemple, à la fin du prélude du chapitre 1A, le martèlement de la machine à écrire épouse remarquablement le troisième mouvement de la symphonie Dona Nobis Pacem26 (1945-1946) d’Arthur Honegger. Une rencontre inopinée se produit littéralement à l’écran entre un mouvement réel dans l’image, celui du microphone qui s’immisce lentement (et « illégalement » selon les conventions filmiques traditionnelles) dans le champ de vision, un mouvement symphonique et le mouvement trépidant de la machine à écrire où Godard tape presque en mesure. Les différents flux, s’ils se conjuguent, ne s’harmonisent pas : ils se brouillent. Le son s’immisce dans le champ à la manière d’un acte de résistance, créant un flux de tensions : en l’occurrence, la musique-résistance d’Honegger, l’intrusion du microphone dans le champ (faute technique qui fait figure de résistance par rapport au code normatif du récit filmique), la juxtaposition « sacrilège » d’un bruit trivial de machine et d’une symphonie « classique », et enfin la voix cérémonieuse qui annonce le titre du film : « Histoire(s) du cinéma, chapitre un (a) ». La structure se décline ironiquement en chapitres, comme si le chaos de l’Histoire pouvait magiquement s’ordonner, se projeter dans une histoire fantasmée à partir d’un matériau composite (à l’instar du principe de concordance dans le récit aristotélicien). Mais l’image dément : elle témoigne encore du chaos de l’Histoire. Le geste d’abstraction du titre (« chapitre 1a ») peut bien ignorer les voix qui composent l’Histoire, l’altérité qui la nourrit et la singularise, l’histoire de sa genèse et le récit fictif (« L’Histoire, Chapitre 1a ») auquel elle aspire. L’image, elle, les rend de nouveau visibles.
Godard crée ainsi un espace polémique où différentes voix médiales s’affrontent et s’imbriquent de manière insolite, où le montage n’est lui-même qu’une longue négociation d’images, de sons et de textes, bref, un lieu de conflits, de tensions, à l’image même de l’Histoire du monde et des horreurs du passé. Dans cet espace polémique, la fissure (l’interstice27) devient primordiale ; elle force le regard à négocier ce qu’il voit. La mise en mouvement de l’image qui défile sur le banc de montage, le bruit du projecteur ou le cliquetis de la machine à écrire de Godard, sont autant de motifs « sonores » qui, jalonnant et rythmant les épisodes des Histoire(s) du cinéma, offrent à la mêlée visuelle un renfort composite sonore. A cet égard, la frappe de la machine à écrire (image sonore récurrente dans Histoire(s) du cinéma) rappelle les crépitements d’une rafale de mitraillette : l’image dévoile la violence de sa propre genèse de même que l’esprit d’antagonisme qui hante idéologiquement la création filmique. L’histoire du xxe siècle est si sanglante qu’elle impose de « travailler » l’image « pour faire voir » cette violence.
Dans cet espace de pluralisation des liens, l’énoncé se libère de son référent comme du souci de vérité. Tout est vrai, mais tout est aussi fabulation, comme le fait remarquer Godard lui-même dans l’épisode 1B :
Le cinéma / comme le christianisme / ne se fonde pas sur une / vérité historique / le cinéma comme le / christianisme / le cinéma comme le / christianisme/ [pause] le cinéma comme le / christianisme / ne se fonde pas sur une / vérité historique / il nous donne un récit / une histoire et nous dit / maintenant crois.
Dialogisation de l’Histoire
A l’incipit du film, la scansion individuée des lettres (H-i-s-t-o-i-r-e) permet l’apparition progressive du pronom « toi » que dissimule le syntagme « histoire » ; elle fait donc apparaître l’altérité, le toi, synonyme d’interpellation de l’Autre. L’Histoire surgit alors comme le lieu de l’altérité ou de l’adversité par excellence.
Tout au long d’Histoire(s), on observe une mise en valeur de la situation dialogique : elle prend d’abord une forme littérale par l’inscription dissimulée des pronoms personnels objet « moi » et « toi » dans le titre même du film « Histoire(s) du cinéma » (Godard transforme cinéma en « cinémoi » dans les épisodes 1A et 2B). Le « toi/moi », matérialisant autant le couple ou la copule que la « duellité », devient un principe fondamental de structuration du film. Ce « toi » apposé et non plus opposé au « moi », omniprésent, construit tout un système allocutif qui, renforcé par l’usage des différents déterminants possessifs, simule une adresse, un mouvement vers l’Autre28 comme un mouvement de l’autre vers soi. Car si le « toi » peut bien être proféré, il ne peut être « représenté » à proprement parler. Il subsistera toujours un espace infranchissable entre le « moi », l’écran, et le « toi », le public. Cet appel impuissant à l’Autre qui se contente d’écrire « toi » amorce néanmoins un geste vers l’autre, donc un processus continu de « dialogisation » de l’Histoire.
L’omniprésence du « deux » vacillant entre adversité et altérité, fonde ainsi une quête proprement historiographique, celle d’intégrer les laissés-pour-compte de l’Histoire, ceux qui n’ont jamais fait l’Histoire mais sur lesquels celle-ci s’est glorieusement érigée (notamment les femmes, les personnages ou événements mineurs, les travailleurs et les faibles, comme également les « voix » mineures, les sources dites « apocryphes » ou illégitimes). A la lumière répond l’obscurité ; à l’image répond le néant, c’est-à-dire l’intervalle noir de la projection (le noir est traité comme une image à part entière). Outre la référence à la camera obscura et au développement photographique, le noir matérialise l’écran où l’image se projette ; mais il évoque également les intertitres des films muets. Il renvoie donc à l’historicité ou à la genèse du langage filmique. En outre, il compose avec l’image un tout organique : le noir est pulsatif, il ponctue et rythme l’ensemble du film, tel un soupir, une respiration ou un clignement d’œil. Enfin, le « noir » fonctionne comme métaphore de l’oubli ou de la mort. Son « écranisation » est d’autant plus justifiée dans l’optique du film, attendu qu’un effort méthodique de souvenance sous-tend le projet. Les Histoire(s) du cinéma impliquent nécessairement en elles l’assomption en profondeur de la dimension d’oubli au cœur de l’Histoire elle-même.
Dès lors, au lieu de convoquer la lecture, les images s’offrent à la négociation du regard. Elles se font même icône, signal, slogan et pulsation. Pour le dire autrement, l’image, évoquant le cinéma en ses débuts, devient ostentatoire, spectaculaire, phénomène de foire. Dans un clignotement permanent d’images, Godard rappelle que nous vivons entourés de slogans (« les signes [sont] parmi nous »), que nous sommes constamment martelés d’annonces publicitaires. Outre le matraquage publicitaire, la poétique du « clignotement » évoque également les pulsations cardiaques : « monter est un battement de cœur »29. Ainsi, tandis que l’œil du spectateur discerne à peine l’image d’un charnier qui disparaît immédiatement dans un flash, l’image clignote comme pour offrir un dernier battement de vie. L’image clignote mais elle ne dure pas, elle refuse de défiler en continu et de faire perdurer l’illusion de réalité. Godard nous rappelle, non sans ironie, que le cinéma, c’est la « vérité 24 fois par seconde ». En réalité, il montre surtout que les clichés aussi s’entassent et dépérissent comme des corps, que la pulsation qui les projette est tantôt pulsion de vie, tantôt pulsion de mort. Car ce « battement d’images » renvoie également à la pulsation d’un métronome : ces mots qui clignotent à la manière d’une composition musicale, manifestent la vitalité propre au sens. Ils nous rappellent enfin que le Temps a des plis irréguliers, que l’Histoire est un entrelacs de rythmes, donc de multiples temporalités. Au cœur de ces processus qu’on peut qualifier de décadrages en ce sens qu’ils affectent la fixité de la signification, la rigidité du discours historique traditionnel et la grammaire codifiée de l’énoncé filmique, un dilemme se découvre : comment « dire » en effet les instants oubliés, les moments morts de l’Histoire, bref tous les clichés qui sombrent dans l’oubli ? Comment éviter que ces plans ne meurent une seconde fois, pétrifiés dans l’image ?
Compositions sérielles
Lors d’un entretien accordé aux Cahiers du cinéma, Foucault condamne la mauvaise « réécriture » de l’Histoire qui falsifie la vitalité de la mémoire populaire pour lui substituer une Histoire « idéalisée », expurgée de « l’enfer » des archives de la classe dominante. Analysant quelques adaptations récentes de la Seconde Guerre mondiale, qui réécrivent l’Histoire sous forme d’épopée héroïque, Foucault conclut qu’« on montre aux gens, non pas ce qu’ils ont été, mais ce qu’il faut qu’il se souviennent qu’ils ont été »30. Et les films d’Histoire deviennent alors d’authentiques lieux d’amnésies. On trouve une revendication semblable chez Godard : contre l’amnésie des images télévisuelles qui ne permettent pas de construire une pensée, il faut multiplier les histoires et faire travailler la mémoire.
Lors d’un entretien avec Alain Bergala, Godard explique que faire de l’Histoire, c’est essentiellement une histoire de raccords31 : les historiens sélectionnent certains faits et événements, les tissent conjointement pour créer une « trame historique ». Et Godard d’inverser la formule : si l’Histoire est pur raccord, comme le montage au cinéma, alors le geste de montage s’apparente au geste de l’historien.
Ainsi, malgré l’apparent chaos d’Histoire(s), Godard joue l’orfèvre, ciselant par le montage ce que nous pouvons désigner comme des « compositions sérielles » – qu’on pourrait même qualifier, dans le sillage de Benjamin, de « constellations »32. Autrement dit, en joignant des éléments hétéroclites et même hétérogènes – éléments qui n’avaient en apparence aucune raison d’êtres accolés mais qui, dans le moule qui les informe, engendrent une série de consonances et de dissonances, de couplages et de découplages –, Godard fait de l’Histoire une autre histoire, force un « dire » détaché de toute continuité où percent en filigrane d’autres formes d’« images ». L’inattendu de ces accords déstabilise l’œil accoutumé à une continuité narrative ; mais ce premier bouleversement anticipe une déstabilisation plus générale de l’(H)istoire au sens large. Ces « accords » d’apparence incongrue minent les présupposés idéologiques classiques – ceux-là mêmes qui font du cinéma ou de l’Histoire officielle le creuset de l’oubli – et dotent les Histoire(s) d’un apparent pouvoir rédempteur ou messianique.
Ces compositions dynamiques qui se profilent tout au long du film sont marquées par le même sceau : ce sont de brèves séquences autonomes réglées sur une logique similaire de composition, où un courant alternatif d’images module un fragment de texte dans un flot sonore composé d’une ou de plusieurs voix. Ces rapprochements insolites forment un système d’échos et de dissonances : Godard suscite ou s’approprie volontiers l’étincelle surréaliste, l’« explosante fixe »33. Mais sous le débridement du « dire » se trame une interrogation réciproque des éléments mis en contact, bref une « image-relation » trouée de part en part, qui ne prend sens qu’à l’horizon d’un autre flux d’expressivité. Et la formule identifiée au montage (1+2 = pensée) signifie qu’une image additionnée à une autre crée un élément tiers, lequel ne résulte pas de la fusion des deux premiers, mais naît de leur rapprochement même. Ce tiers élément, je l’appellerai « image latente »34.
Dans le chapitre 1A, Godard fait ainsi entrer dans un chassé-croisé visuel et musical l’imagerie ignée du Faust (F. W. Murnau, Allemagne, 1926) avec l’apparition de Méphistophélès, et la scène de séduction de Cyd Charisse face à Fred Astaire dans Tous en scène (Vincente Minnelli, Etats-Unis, 1953), alors que, simultanément, la bande sonore laisse deviner un fragment de dialogue extrait de L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, France, 1961), lui-même interrompu par le Quartet no 10 de Beethoven. Dans l’extrait du dialogue tiré du film de Resnais, X, l’homme à l’accent italien, tente de convaincre A, la femme brune, qu’ils se sont déjà rencontrés par le passé. Le film de Resnais explore l’indiscernabilité du vrai et du faux, comme celle de l’image-souvenir et de l’image rêvée. De même, la voix de l’Italien placée sur les séquences filmées de Murnau et de Minnelli, déréalisant par là même les deux scènes juxtaposées, met en évidence l’ambiguïté, voire la fragilité ontologique de l’image. S’agit-il d’une scène rêvée, d’un fantasme ou d’un écran-souvenir ?
Godard aboute trois moments pour le moins incongrus, correspondant à trois styles bien distincts comme à trois moments glorieux de l’histoire du cinéma : l’expressionisme allemand, le cinéma classique d’Hollywood et la Nouvelle Vague. Outre les dissonances idéologiques, ces trois styles relèvent de grammaires filmiques bien distinctes. Et si l’universalisme de Beethoven masque l’alternance des images (en elle-même une danse), opérant une suture musicale, le « chuchotement » de la Nouvelle Vague (la voix de l’Italien est légèrement étouffée) crée une brèche dissonante, elle-même renforcée par la présence de Méphistophélès, dotant le film de Minnelli d’une tonalité macabre. Les images des deux films se conjuguent ; leurs mouvements entrent en résonance et se prolongent : une même courbe se dessine entre la main tendue de Cyd Charisse et celle de Méphistophélès, comme si pour Godard, le geste de l’amour et celui de la trahison présentaient une gémellité souterraine.
L’impact du couple Charisse-Astaire et Méphistophélès-Faust se propage au delà de sa sphère de référence immédiate ; par prolifération « métonymique », elle se lie au moment suivant, elle le met en scène : c’est l’avènement par exemple de l’usine à rêves, de la Babel d’Hollywood. Godard s’abstient de dire que « le cinéma du diable » a fait de l’industrie cinématographique un démon de la séduction, un Faust, un voleur d’âmes, « une industrie de l’évasion » (1B) ; l’image « dissensuelle », elle, le montre sans le dire explicitement. A mesure que la danse séductrice de Cyd Charisse se mue visuellement et virtuellement en danse funeste avec le Diable, au niveau de l’énoncé en quelque sorte, le cinéma expressionniste allemand flirte, au niveau de « l’énonciation », avec la puissance de Hollywood35, à savoir cette grande machine de prostitution cinématographique (« pour que ça se mette à exister » tonne Godard sur un fond d’images pornographiques), dont la puissance de fiction s’est partiellement inclinée36 face à la menace latente du nazisme. Au cours de l’épisode 1A, le film suggère que le cinéma hollywoodien a vendu son âme au « Capital », qu’il s’est fait « machine à histoires », histoires mêlées de sexe et de sang, cinéma de femmes filmées par des hommes (« the next thing I remember, we were at home and you were beating me » [1A]), bref une puissante machine de séduction des masses à l’image de celle organisée par la propagande nazie.
En filigrane, on voit se profiler trois monstruosités : l’Allemagne nazie, le cinéma de propagande et la Seconde Guerre mondiale (ou comme l’énonce Godard : « histoires du cinéma avec des SS »), avec en arrière-fond l’ombre grandissante de l’Holocauste. Dans cet exemple, c’est bien une « image latente » ou une « image-souvenir » de l’Holocauste qui émerge de la confluence ou de la collision entre trois moments historiques ou trois styles en apparence incommensurables. A la fin de l’épisode 1A, la même « image latente » se cristallise dans les plans séquences de fuite des films de Renoir et de Mizoguchi. Les deux chasses présentées sous formes d’extraits en alternance se bousculent, la chasse humaine et la chasse animale ; surtout, elles font surgir une autre chasse, l’« image-souvenir » de la persécution des Juifs. Par conséquent, l’image composite forme des réseaux et montre sans « dire » : un mouvement narratif s’ébauche dans les consonances et les dissonances des images et des sons.
Enfin, dans la composition sérielle des images de Carl Theodor Dreyer (Jour de colère, Danemark, 1943) et de King Vidor (Gilda, Etats-Unis, 1946) apparaît l’image du coupable et du bourreau. La chasse aux sorcières, thème principal de Jour de colère, rappelle une forme de génocide, et acquiert également le statut de métaphore de l’Holocauste. Mais ce n’est pas tant le processus de métaphorisation immédiate qui m’intéresse ici que la « production » d’une tierce image à partir d’éléments lointains mis en contact, et l’« influence des relations de contiguïté sur l’exercice du rapport métaphorique » comme le décrivait Genette37 à propos de la métaphore proustienne. En effet, la poétique de l’« image latente » chez Godard procède de manière similaire. Sur l’axe syntagmatique temporel, les images des deux femmes s’enchaînent : alors que le corps de la vieille femme crucifiée bascule, engloutie par les flammes, l’image sublime de Gilda apparaît graduellement en fondu enchaîné, suivie du regard esseulé, mi-ange mi-démon, de Robinson Crusoé. Sur la bande-son, Gilda interprète son célèbre refrain (« Put the blame on me »), renforçant ainsi l’évocation de la culture biblique du blâme. Des vignettes apparaissent sur l’écran : le titre d’un film et celui d’un roman, La Sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, Suède, 1921) et Au cœur des ténèbres (Joseph Conrad, 1902). L’association par le fondu enchaîné des deux femmes couplée aux références filmique et textuelle produisent une autre image : celle d’une religion persécutée, celle d’un peuple stigmatisé pour avoir tué son sauveur, pris le contrôle du monde et manifesté un excès de puissance.
De nouveau, l’image de l’Holocauste se matérialise dans un rapprochement de sons, d’images et de textes, un tissage de citations fragmentaires détachées de leurs sources, mais qui, ravivées par les liens du montage, produisent une autre image, une image narrative. Partant, ce mode de narrativisation se sérialise ; il dote Histoire(s) du cinéma d’une forme cyclique, d’un rythme alternatif, d’une temporalité pluralisée. La filature de ces constellations d’images fait apparaître l’ombre de multiples trames historiques.
Il faut noter ici que l’événement de l’Holocauste ne s’offre pas comme « évidence photographique » pure, ni même comme « témoignage oral » ou « témoignage écrit ». La stratégie représentative de Godard vise à subvertir toute possibilité de « représentation » : l’horreur de l’Holocauste est évoquée à travers le miroitement collusif de voix, dans un « montage de temps et d’espaces hétérogènes où la représentation se ‹ surprend ›, se ‹ suspend ›, voire ‹ s’interdit › – au sens que lui donne Jean-Luc Nancy –, dans la mesure où sa prolifération même dessine quelque chose, non comme une iconographie, mais comme une sismographie de l’histoire »38. L’histoire ne s’écrit pas, elle « s’excrit » à travers la conflagration de médias dans un nouvel acte de composition proprement cinématographique.
Un nouvel acte de mémoire : de l’historicité mortifère à l’historicité vivante
Les jeux de montages problématisant l’objet historique, rompant avec l’unicité d’une voix et l’univocité d’un récit, ne se réduisent pas à un moyen de contestation : ils s’ouvrent à un nouveau langage filmique qui articule une nouvelle écriture de l’Histoire comme acte de mémoire. Mais à quelle mémoire du siècle les images composites ou latentes d’Histoire(s) du cinéma nous invitent-elles ? Dans quelle mesure la prolifération d’images-plans, d’images-regards, de clichés photographiques pourrait-elle reconfigurer l’acte de mémoire ? Suffit-il, comme dans la poétique d’Histoire(s), de faire de la décomposition du mouvement une caractéristique essentielle, et de l’arrêt de mort qui lui est associée, une puissance d’affect ?
Dans Histoire(s) du cinéma, les arrêts sur image peuvent être perçus comme des fragments (que ce soit une phrase musicale, un extrait textuel ou un plan filmique) qui ont arrêté le « regard » de Godard39. Car le matériau brut et composite d’Histoire(s) est bien constitué d’instantanés, ou de « traces qu’ont laissées le cinéma et les films »40 dans la mémoire du réalisateur. Comme le remarque Benjamin à propos de l’œuvre monumentale de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, « L’écrivain est pénétré de cette vérité que les vrais drames de l’existence qui nous est destinée, nous n’avons pas le temps de les vivre […] »41.
Dans Histoire(s), il est également moins question d’Histoire que de mémoire, et plus d’instants poétiques que d’une succession de moments forts suivant un continuum dramatique. En marge des dates de l’Histoire officielle, des événements clichés qui ont « marqué » l’histoire du cinéma, on trouve le corps souffrant, le quotidien, le vécu sans traces, bref, l’invisible ou « les vrais drames de l’existence », drames du temps qui nous imprègnent sans que nous le sachions.
Pour redynamiser les clichés de l’existence, le héros d’A la recherche du temps perdu appréhende l’acte de mémoire comme une investigation des moments oubliés de l’existence, inaperçus, mais qui ont pourtant laissé une marque indélébile sur la trame de l’existence. A l’image de la Recherche, c’est aussi le temps perdu, perdu par l’image (c’est-à-dire oublié ou ignoré), ainsi que les moments sous-jacents, en latence, « proustiens », que Godard extrait sous forme de fragments (tirés parfois de films obscurs), pour que les vrais drames de l’existence, comme ceux de l’Histoire et du cinéma, puissent enfin « apparaître » dans la durée. Grace au montage, Godard opère un travail sur l’image qui la sauve de son propre sacrifice (de la décomposition du mouvement qui lui fait violence), et qui fait que l’apparaître dure. En d’autres termes, les stratégies de montage semblent opérer une forme de re-temporalisation du plan fixe, d’où résulte une forme de résurrection ou une galvanisation du cliché conjurant « l’arrêt de mort » où baignent les images d’Histoire(s). Par le remontage, Godard peut comme Marcel Proust retrouver le temps perdu à partir de sa propre mémoire (ou de la mémoire de ses propres images).
Cette re-temporalisation du cliché ne renvoie pas chez Godard à la continuité du mouvement produit par la mécanique de la projection (à 24 images par seconde), elle n’est donc pas « représentation » de la durée. Elle renvoie essentiellement à une « présentation pluralisée » du temps. Par « pluralisation » du temps, j’entends avant tout désigner la temporalité plurielle qui sous-tend la matière d’Histoire(s) du cinéma, formant un abîme citationnel traversé de multiples histoires et temporalités : à savoir, la « diégèse » propre du film, le « présent » de l’écriture (Godard dans son atelier de travail), l’univers spatio-temporel de chaque livre ou de chaque film cités visuellement ou oralement, la temporalité propre aux lettres ou aux mots qui refluent puis s’évanouissent dans la profondeur du noir, et enfin le passé de l’image cinématographique, avec des cartons ressemblant aux intertitres des films muets. Les procédés de remontage qu’utilise Godard pluralisent les amorces narratives : les citations de toutes sortes, ces « instantanés » qui ont arrêté le regard de Godard, servent en réalité « d’embrayages à fiction »42. Dans Histoire(s), une filature d’images non séquentielles provoquent le regard, stimulent un désir de récit sous-tendu par une recherche de causalité : la fiction est rendue à la vie grâce à « la puissance d’association que ces images possèdent avec toutes celles qui leur sont virtuellement coprésentes, toutes celles qui s’entre-appartiennent au sein de ce régime de sens et d’expérience qui s’appelle l’Histoire »43.
Enfin, dans le face-à-face des images fixes de Godard avec la mort, l’invention d’une nouvelle image composite saturée de flux force la matière de l’image à se maintenir dans l’apparaître sans se fondre immédiatement dans un continuum visuel, « lâchement » uni par les fils de l’intrigue. Contre l’image fixe devenue lettre morte, Godard tisse un réseau de résonances et fait de la grande machine d’Histoire(s) du cinéma une filature d’images neuves érigeant ainsi une forme inédite de « musée du réel ».
Ce temps pluralisé, c’est le temps de « l’Eternel Retour », de la reprise et du ressassement, qui aspire à dire l’Histoire autrement, à « faire une description précise des choses… de ce qui n’a jamais eu lieu »44. Dire l’Histoire ne revient plus à retracer le récit des faits ou des événements qui se sont passés, sur le mode de l’indicatif, de la certitude ; c’est proposer au contraire un récit au conditionnel, et évoquer les choses du passé qui n’ont pas eu lieu, et qui, pour avoir failli au test de l’écriture, ne sont pas entrées dans la mémoire collective.
Le « s » des Histoire(s) du Cinéma érige déjà ce devoir de reprise ou de ressassement en technique de remémoration, comme s’il ne fallait pas oublier, pour nous spectateurs comme pour lui Godard, le faiseur d’histoires, que cette « coupe immobile dans le temps » opérée par l’image se comprend par filiation, tel un fragment pris dans un tissu intersubjectif. Lorsque Merleau-Ponty critique le « musée imaginaire »45 de Malraux, il fait valoir l’existence d’une trame invisible, d’une communauté sous-jacente entre gestes créateurs, bref un dialogue vivant ou un échange « continu »46 que la muséification réduit définitivement au silence. Le geste radical des Histoire(s) consiste à convertir l’historicité mortifère en historicité vivante, revivifiée par la mécanique sérielle, la poétique de « l’Eternel Retour » propre à Histoire(s) du cinéma. Godard ne demande-t-il pas au cinéma « de ‹ réinventer la vie › dans un effort de reprise continuée, en travaillant l’image animée à partir de sa mort »47 ?
Chez Godard, le remontage d’archives ne dévoile donc rien mais il pluralise les manières de « redire le passé » pour libérer l’image de son illusionnisme comme de son asservissement narratif, et lui rendre tout à la fois sa force mnémonique originale et son pouvoir mythologisant.
La vraie « Mémoire du cinéma »
Dans Histoire(s) du cinéma, Godard raye l’image pour mieux la faire apparaître ou réapparaître à l’écran. Se crée alors un espace où l’historicité devient palpable et perceptible suivant une « mythologisation » effrénée qui résiste à toute unification.
L’incipit du film, marqué par la figure d’Enée, nous plonge irrévocablement dans un récit messianique, faisant d’Histoire(s) du cinéma une entreprise sotériologique de rédemption du passé. Le projet de Godard prend l’allure tellurique d’une remontée des Enfers, d’une laborieuse excavation d’images venant du passé. Au fil des séquences, le film continue de tisser cette trame messianique à travers l’image d’Orphée : « le cinéma… autor/ise Orphée… de se re/tourner… sans faire mourir Eury/dice ». De nouveau se dessine en filigrane le motif de l’« Eternel Retour » (1B) et avec lui, le devoir de reprise, matérialisé ici par le verbe « se retourner ». Le cinéma offre à Godard, l’« autor », le moyen de retourner sans péril dans le passé des images pour pouvoir le dire (« dice »). De même, Godard offrirait au cinéma l’occasion de se retourner sur son propre passé pour pouvoir se dire (« Le cinéma autor/ise Orphée » = le cinéma [d’auteur] rend possible [is] la figure d’Orphée, mais aussi l’institue en auteur du film). Fidèle au double sens comme à la palinodie, le motif d’Orphée prolonge l’ambivalence du geste inaugural d’Histoire(s), réaffirmant par là le labeur qu’exige le travail d’anamnèse et assimilant l’ouvrage laborieux de la mémoire au travail de Pénélope qui, « détissant la nuit ce qu’elle tisse le jour, […] cherche dans les profondeurs de l’obscurité de quoi délier et défaire ce que la lumière ne cesse de lier et de synthétiser. Avec ruse et ingéniosité, elle tente de gagner du temps en différant le terme final : la mort »48. Et c’est parce que le présent efface le passé qu’il est à même de lui rendre un nouveau souffle, et que Godard peut écrire : « seule la main qui efface peut écrire ». Seule la main qui efface le « passé » en tant que passé peut le faire perdurer et le transmettre à l’avenir. C’est en ce sens que Godard active le travail de la mémoire : non pour rédimer le passé dans le présent, mais pour l’intégrer ou l’incorporer dans le présent.
Ainsi, au delà du récit messianique, les Histoire(s) tissent une multitude d’autres histoires liées à d’autres mythes et souvenirs, et ces histoires sont à la fois vraies et fausses : car ce ne sont que des « fables » ou des allégories de la vérité. C’est en cela que Godard fait véritablement « l’histoire » du cinéma. Dans le remontage d’archives de toutes sortes, Godard découvre des fictions, des constructions mythiques, toute une mythologie liée à l’Histoire et au cinéma. Ce faisant, il met en abyme « l’historiographie » du cinéma des premiers temps, la façon dont l’histoire du cinéma s’est écrite depuis son entrée dans l’Histoire.
Au tournant du xxe siècle, en effet, le cinéma s’est construit sur le mythe de l’art total (mythe réactualisé au xixe siècle par Wagner, concomitant avec la découverte de la photographie et de son pouvoir de représentation totale). Curiosité scientifique qu’il serait difficile d’exploiter d’un point de vue commercial (les frères Lumière considéraient le cinématographe comme sans avenir), ou au contraire medium révolutionnaire qui aurait un pouvoir de rédemption des choses (voir sur ce point le dernier ouvrage que Kracauer a consacré au cinéma49), le cinéma a fait l’objet de nombreuses projections ou constructions « fictives », que l’on peut recouper schématiquement à travers l’opposition entre art révolutionnaire et support technique sans avenir. Godard participe à ce geste de mystification du cinéma, en incarnant le cinéma sous les traits du colporteur par exemple (4B). Et le geste qui est à l’origine d’Histoire(s) participe de la même mythologie, même si cette fois, c’est dans ses propres images que se trame la « fable cinématographique » du xxe siècle50. Godard accomplit en ce sens la tâche de métahistorien définie par Hollis Frampton :
Le métahistorien du cinéma, pour sa part, se préoccupe d’inventer une tradition, c’est-à-dire un ensemble maniable et cohérent de monuments discrets qui implantent dans le corps grandissant de son art une unité résonante. De telles œuvres peuvent ne pas exister, il est alors de son devoir de les faire.51
Dans la mise en relation d’images apparemment disjointes et hétéroclites, appartenant à différentes temporalités, se produisent en effet des réminiscences, des chocs, des jeux de sens, bref des histoires plurielles comme une histoire commune – et c’est le travail de la mémoire qui est convoqué. Godard fait de cet acte de mémoire non une simple survivance du passé (un temps retrouvé dans une composition d’images), mais une méditation sur le temps perdu (l’acte de mort et la fixité des images) et, par là même, une réflexion sur un présent voué lui-même à disparaître. Pour Godard, la vraie mémoire ne consiste pas à faire renaître artificiellement le passé (l’illusion cinématographique de totalisation), mais bien à rendre hommage à la mort, à la présentifier dans « l’image de la perte » – retrouvée alors comme « temps perdu » : d’où la prolifération des plans fixes dans Histoire(s) qui à la fois convoquent et conjurent la mort. C’est par la présentification renouvelée d’une absence plutôt que par une présence se donnant d’emblée et faussement comme passé retrouvé, que se constitue proprement le travail de la mémoire. En coupant les images de leur contexte, les textes et la musique de leur environnement, il parvient à rendre présent l’absence comme absence (et non comme simulacre de présence, c’est-à-dire comme représentation) ; et il réussit surtout à les faire « parler » de nouveau, à leur rendre leur pouvoir expressif. La mémoire du cinéma n’est pas restauratrice : c’est un acte de dépossession, un acte qui provoque un état de tension permanente, d’attention et de désir, et surtout un acte de création. L’acte de mémoire ainsi généré ne peut simplement re-produire ce qui est passé, mais il le dote d’une nouvelle forme d’existence. Il n’y a pas rédemption du passé à proprement parler, au sens d’une résurrection du passé dans le présent. Il y a « continuation » ou « filature » du passé dans le présent, création d’un lien, dans un acte qui exhibe sa propre finitude, qui efface le passé pour mieux le réécrire, et qui fait donc du passé, un passé et un avenir. Il s’agit moins d’une « rédemption » de l’histoire du cinéma que d’un nouvel acte de mémoire, qui consiste à préserver l’image morte pour la donner à voir telle quelle et lui redonner vie. Dans Histoire(s), Godard nous montre que pour dire l’Histoire, les clichés doivent d’abord s’annihiler. Une fois effacés, rendus inaudibles, inexpressifs, voire invisibles, ils peuvent alors construire une image autre du temps, c’est-à-dire l’image sans cesse renouvelée d’un passé mort refondu dans l’avenir. Il faut donc retrouver le temps perdu comme tel, faire du passé un véritable passé, en le faisant passer dans le présent et dans l’avenir : c’est bien là ce que visait Merleau-Ponty en évoquant, par le biais de Husserl, la « forme noble de la mémoire ».