Le ready-made et l’analyse : autour de Perfect Film (1986) de Ken Jacobs
Un singulier rendez-vous
L’histoire est bien connue, malgré certaines incertitudes qui persistent encore, la genèse même de Perfect Film étant en effet assez floue. Ken Jacobs se souvient avoir trouvé une bobine de film 16mm (il ne donne pas d’autre indication), probablement à Canal Street. Cette bobine contenait les rushes noir et blanc d’un métrage tourné pour un reportage télévisuel documentant, suivant les conventions du cinéma direct, les réactions suscitées par l’assassinat du militant noir américain Malcolm X à New York (le 21 février 1965, à l’Audubon Ballroom de Harlem).
Si l’on s’en tient aux explications de Ken Jacobs à propos de son film, il n’est nullement intervenu sur le « montage », ou plutôt sur l’assemblage des prises de vues en question – la juxtaposition des différentes chutes aurait été occasionnée par une nécessité d’ordre pragmatique : collecter le plus de métrage possible sur une seule bobine. Jacobs insiste sur l’unique modification qu’il aurait apportée aux éléments trouvés, à savoir relever le niveau sonore d’une des parties du film1.
Approcher Perfect Film n’est pas une tâche aisée, l’œuvre se donnant à voir à travers une simplicité trompeuse. Il est tentant d’analyser l’œuvre en commençant par l’inscrire dans la continuité de ses précédents travaux de found footage – il suffit de penser à son film pionnier Tom Tom, the Piper’s Son (1969/1971). Pourtant, des différences significatives subsistent. Partons alors de ce qui est présenté, sous un angle éminemment matériel : une bobine de film ou, plus précisément, une bobine trouvée. Qu’est-ce qui rend ce film « parfait », comme l’explicite son titre ? Si l’on s’en tient aux déclarations de Jacobs, on pourrait dire que le titre ne cache rien d’autre qu’une réaction spontanée face à un objet trouvé. Après avoir effectué une première projection pour vérifier l’état de la copie, l’artiste considère sa trouvaille comme « parfaite » – un adjectif qui relève de l’ordre du jugement esthétique. Dans un entretien de 1999, Jacobs décrit en ces termes sa découverte :
Un film parfait ? Un film peut-il être parfait ? Je ne l’ai pas transformé. Je m’explique : ma contribution a consisté à le laisser en l’état. Il s’agissait de rushes non montés réalisés par un studio de télévision, pour une actualité. Ce métrage avait été rejeté et quelqu’un, plutôt que de le jeter à la poubelle, avait décidé, dieu sait pourquoi, peut-être pour un usage futur, d’effectuer un montage bout à bout, sans aucun ordre. C’est ainsi que je l’ai trouvé. La bobine était vendue pour le carter métallique qui contenait le film. Ce n’était vraiment pas cher, car le vendeur vous laissait le soin de le débarrasser de ce rebut. J’ai visionné ces éléments, et cela m’a paru vraiment bien : extrêmement révélateur. Alors, j’ai laissé cette preuve telle quelle. J’ai jeté un regard là-dessus, et je me suis exclamé : ‹ C’est parfait ! › Du début à la fin, ‹ c’est parfait ›.2
Ce point est crucial. Le film, envisagé sous un angle matériel, appartient à la sphère des objets. La bobine est un artefact, que l’on visionne ou non son contenu. Le récit de Jacobs s’apparente à la description d’une rencontre ou, pour le dire autrement, d’une « sorte de rendez-vous »3. Mais si Marcel Duchamp suggérait d’indiquer la date de la rencontre avec un objet trouvé, les souvenirs imprécis de Ken Jacobs n’aident pas à définir la date de réalisation et de présentation de son film4.
Consistance objectale / rendez-vous : ces deux points pourraient très bien être à l’origine de toute une production que l’on regroupe sous la catégorie imprécise de found footage. Et peut-être n’est-ce pas un hasard, tant la généalogie de cette production apparaît comme indissociable de la trajectoire biographique de l’artiste. Dans ce cas, il faut nous tourner vers la période pendant laquelle Jacobs a assisté, très brièvement, Joseph Cornell. Au moment où il se retrouve à travailler avec Cornell, Jacobs raconte son épiphanie face à Rose Hobart (que Cornell avait réalisé en 1936), qu’il montrera à son ami Jack Smith :
Je revoyais Jack et je lui dis : ‹ Jack, il faut que tu voies ce film ›. Nous l’avons regardé encore et encore, et nous étions tous deux ahuris. […] Nous l’avons vu de toutes les façons possibles et imaginables, projeté au plafond, sur des miroirs, en le faisant rebondir un peu partout dans la pièce, dans les angles, net, flou, avec ou sans le filtre bleu que m’avait donné Cornell, en marche arrière. C’était comme un flot d’énergie, et comme un renforcement supplémentaire de l’idée que j’avais eue pour faire ce film de merde [Star Spangled to Death], qu’il faudrait d’abord démonter pour que tout se réorganise.5
La rencontre avec le travail de Cornell s’avère décisive dans la pratique de Ken Jacobs. Et pourtant, une différence essentielle perdure. De manière radicale, Perfect Film ne propose aucune intervention directe sur le corps du film – l’objet trouvé en ressort presque intact. Un effet est central dans le déplacement occasionné par le ready-made : le film, destiné à la télévision, trouve un nouveau spectateur – ou plutôt un autre regardeur6. Il s’agit là encore d’une rencontre : entre le regardeur, et l’objet trouvé.
Trouver / Choisir
Une différence cruciale s’opère en revanche entre Perfect Film et la typologie d’objet propre à la notion de ready-made dans le sens duchampien. Dans l’un des textes les plus célèbres sur le ready-made – une courte intervention prononcée en 1961 au Museum of Modern Art, dans le cadre d’un colloque organisé par William Seitz7 –, Duchamp a affirmé que le choix d’un objet ready-made n’est jamais de l’ordre de la recherche esthétique. Au contraire, l’artiste affirme une indifférence visuelle. L’objet devrait ainsi se situer au-delà de la notion de goût, que celui-ci soit considéré comme bon ou mauvais. Il est ici question d’une anesthésie complète, pour reprendre les dires de Duchamp et son affection particulière pour les jeux de mots :
[Cet article que j’ai rédigé en 1961] porte sur le choix des ready-made, qui n’ont jamais été le résultat d’une délectation esthétique. En d’autres termes, ils n’ont en aucun cas été choisis parce qu’ils étaient beaux, artistiques ou conformes à mon goût. C’est sur ce point que résidait la difficulté à choisir quelque chose : à la minute où vous choisissez un objet, vous valorisez son aspect artistique et sa nature esthétique. Mais ce n’est pas de cela dont il s’agissait avec le ready-made. Donc cela rend la sélection bien plus difficile, car vous ne pouvez pas vous empêcher de choisir des choses qui vous plaisent.8
Cette volonté d’opérer un choix résolument impersonnel est encore renforcée par le fait que les objets choisis par Duchamp relèvent de la production industrielle. Et pourtant, l’opération de Duchamp repose sur le « choix » : comme Thierry de Duve l’a démontré dans sa relecture de l’œuvre de Duchamp, la notion de « choix » devient synonyme de l’acte artistique.
L’artiste a proposé cette équation lors d’un entretien avec Georges Charbonnier en 1961 :
Le mot ‹ art ›, d’ailleurs, étymologiquement veut dire faire, tout simplement faire… Qu’est-ce que faire ? Faire quelque chose, c’est choisir un tube de bleu, un tube de rouge, en mettre un peu sur sa palette. […] pour choisir, on peut se servir de tubes de couleur, on peut se servir de pinceaux, mais on peut aussi se servir d’une chose toute faite, qui a été faite, ou mécaniquement, ou par la main d’un autre homme.9
L’implication théorique du geste se situerait ainsi dans l’acte de « choisir » lui-même.
Le choix de Ken Jacobs s’avère être toutefois bien différent de l’opération décrite et réalisée par Duchamp. C’est dans ce clivage que réside peut-être l’hostilité de Jacobs envers les réalisations de Duchamp :
Mes sentiments envers Marcel Duchamp sont mitigés. [...] je n’ai jamais eu l’impression […] qu’il a effectivement produit une œuvre d’art. J’ai été abasourdi par le métrage que j’appelle Perfect Film, mais je n’ai jamais pensé à l’extraire de son contexte et à l’envisager comme un canular du monde de l’art.10
Relevons une évidence, qui masque une complexité extrême : le matériau de départ de Jacobs est le film, qui partage un certain nombre de caractéristiques avec les artefacts industriels que Duchamp avait su prélever et réorienter (mais il faudrait encore préciser que la nature reproductible du matériau est ici centrale). Le choix de Jacobs peut en effet être considéré comme le symptôme d’une délectation esthétique, comme le titre Perfect Film semble le suggérer. Dans l’extrait de l’entretien cité, Jacobs pousse son appréciation de l’objet trouvé encore plus loin : le matériau est investi d’une propriété « révélatrice » qui confère à l’appropriation son caractère d’exploration (ou plus précisément – comme nous l’exposerons – d’analyse)11.
Présenter / Analyser
Revenons brièvement au titre du film. Le qualificatif de « parfait » associé aux éléments filmiques découverts par Jacobs ne devrait pas nous étonner. Quelques années plus tôt, dans un entretien avec David Shapiro publié dans Millennium Film Journal, Ken Jacobs, interrogé sur son film le plus célèbre, Tom Tom, The Pipers’ Son, avait utilisé la même expression :
Tout d’abord, le film d’origine est parfait, il n’a pas besoin d’amélioration de ma part, et je ne l’ai pas modifié. Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’améliorer la perception du spectateur.12
Tom Tom est en effet une exploration, sur une durée d’environ deux heures, du film éponyme réalisé par Billy Bitzer en 1905, pour le compte de la Biograph. Au cours du film, remanié par Ken Jacobs, le spectateur est capable de visionner chaque détail de l’œuvre originale, à travers une série d’agrandissements, de ralentissements, d’arrêts sur image. Jacobs opère un remontage du film en le refilmant à l’aide d’un projecteur « analytique », le Kalart-Viktor – particulièrement apprécié pour pouvoir produire des arrêts sur image pendant la projection13. Si le Tom Tom de Bitzer était déjà « parfait », ce que Jacobs recherche est plutôt une amélioration de la perception du spectateur. Il en va de même avec Perfect Film : en regardant ce film, le spectateur est amené à remarquer chaque détail, mouvement, déplacement des figures dans le cadre. Le matériel original est présenté par le cinéaste sous forme d’« objet », avec toutes ses aspérités : avec les débuts et les fins de bobine, ainsi que les amorces qui viennent ponctuer le ruban filmique.
La succession (arbitrairement ordonnée) des séquences d’entretiens et des plans de contextualisation, caractéristiques de la syntaxe du reportage télévisuel, produit une collision entre différents registres de représentation, oscillant entre la dimension informative des témoignages réalisés face caméra et la nature quasi abstraite des prises de vues extérieures silencieuses. Dans la séquence d’ouverture, on aperçoit un journaliste présent sur place, lors de l’assassinat, qui répond aux questions alors qu’à l’arrière-plan s’amasse un groupe de personnes interpellant la caméra. Ce même journaliste apparaît dans trois séquences différentes du film, prises sous trois angles de prises de vue distincts. A travers ce jeu subtil de répétition, une idée s’impose avec évidence : la séquence, ainsi que le contenu de ce reportage, repose sur un travail de mise en scène, de cadrage – pour résumer, cette scène est le fruit d’une construction. Cette découverte, pour évidente qu’elle soit, n’en demeure pas moins troublante (non sans humour parfois, bien que cela soit probablement involontaire). Nous ne pouvons qu’évoquer ici, en soulignant sa dimension politique, le procédé de « l’étude visuelle » que Jacobs a développé dans son film Tom Tom14.
Avec Perfect Film, toutefois, Jacobs pousse cette opération à ses limites. Ici, « l’analyse » se confond tout simplement avec la présentation du matériel. Le geste analytique est redirigé sur le moment de la projection qui, de surcroît, constitue l’unique instance de montage (au sens large). Montrer les éléments qui composent Perfect Film reviendrait ainsi à les « monter », au sens éminemment « intellectuel » du terme. La présentation (à savoir la projection) est ainsi investie d’une dimension supplémentaire. A l’instar de la démonstration de Thierry de Duve qui vise à réduire l’œuvre d’art, à travers le ready-made, à une seule affirmation : « ceci est de l’art »15, on pourrait affirmer que Perfect Film propose un pacte de lecture singulier et exclusif, que l’on peut résumer ainsi : « ce film doit être analysé ». Perfect Film revendique précisément ce programme : cet objet (que Jacobs montre « sans le monter ») nécessite un travail intense d’investigation. C’est dans ce sens que le moment du « choix » acquiert toute son importance : l’objet trouvé doit susciter l’analyse. On pourrait toutefois retourner cette proposition : Jacobs ne « découvre » pas tant un film « parfait », qu’il n’invente une relation analytique aux images, appelant à l’invention d’un nouveau spectateur. En s’appropriant ces rushes, Jacobs évolue d’un paradigme artistique à une posture éminemment analytique.
Tom Gunning, à l’occasion de la rétrospective de Ken Jacobs organisée au Museum of Moving Image à New York, pouvait affirmer, à propos de Perfect Film :
Non seulement Jacobs a trouvé le film même, mais il nous permet de découvrir en lui beaucoup de choses. Il renonce au statut de créateur tout puissant, faiseur, façonneur d’images, pour endosser celui de témoin, d’observateur, d’investigateur, et, en définitive, d’analyste. Sa contribution au film réside dans le fait que, si nous avons déjà vu ses autres films, nous avons vu son microscope, en découvrant ce qui est dissimulé et en portant l’attention sur ce qui est généralement ignoré.16
Une pédagogie de l’« exposition »
La volonté « analytique » de Jacobs est indissociable d’un contexte pédagogique – nous pensons ici aux cours que Jacobs dispensait au Harpur College à Binghamton (NY). Il faut rappeler que Jacobs n’a pas suivi un parcours académique ; il était selon le cartoonist Art Spiegelman un high school dropout17 – il était entré à l’université grâce à une lettre de recommandation de Willard Van Dyke (cinéaste qui travaillait à ce moment-là au Museum of Modern Art, à New York). Il donnait des cours de théorie et d’histoire du cinéma ; et surtout, il projetait des films. Une des particularités des cours de Jacobs résidait dans le fait qu’il présentait les films avec un projecteur 16mm apte à faire des arrêts sur image (le Kalart-Viktor, qu’il avait utilisé pour réaliser son film Tom Tom, the Piper’s Son)18, avec lequel il pouvait engager des analyses de films de manière inédite.
Que projetait Ken Jacobs pendant ses cours ? Il présentait ses propres travaux, dont notamment, dans son état inachevé, Star Spangled to Death, cette grande fresque sur les Etats-Unis sur laquelle il a travaillé tout au long de sa carrière (jusqu’en 2004) ; mais il montrait aussi des films expérimentaux comme Arnulf Rainer (1958-1960) de Peter Kubelka ou The Flicker (1966) de Tony Conrad, esquissant d’une certaine manière les contours d’un nouveau canon de l’histoire du cinéma. L’intérêt de Jacobs pour la représentation des minorités afro-américaines l’a conduit également à présenter des films d’Oscar Micheaux et de Spencer Williams, mais aussi des dessins animés controversés ou considérés comme racistes.
C’est à la lumière de cette expérience d’enseignement, Jacobs faisant dialoguer culture populaire et cinéma d’avant-garde, que l’on peut reconsidérer Perfect Film, et observer ce geste « d’exposition » par le biais de la simple projection, dans un contexte élargi. En s’appropriant des chutes d’un film 16mm anonyme, Ken Jacobs parvient à montrer ce film précisément « comme un film » à part entière. Son souci n’est pourtant pas d’ordre historiographique : le but n’est pas d’inscrire les rushes de ce reportage dans une histoire « oppositionnelle » ou « mineure » du cinéma (et encore moins au sein d’un canon). Le geste de Jacobs consiste plutôt à investir ce film comme un outil et un terrain d’expérimentation d’ordre analytique : en fin de compte, il s’agit d’un véritable exercice d’analyse filmique. C’est peut-être sur ce point que se manifeste l’affranchissement décisif de la part de Ken Jacobs par rapport à la poétique de l’objet trouvé surréaliste (et de son « maître » Joseph Cornell) et à la logique du « nominalisme » propre à Duchamp.
Jacobs a reconsidéré ce geste « d’exposition » des images dans une note d’intention beaucoup plus tardive :
Je suis un travailleur iconoclaste qui ne brise pas les images à la manière malveillante des Talibans face aux sculptures d’un temple bouddhiste. Mon travail consiste à exposer avec amour une image montrée comme telle. Il en est ainsi parce que c’est à ça que ressemble une apparence de réalité […] lorsqu’elle provient des moyens cinématographiques et doit traverser le temps et d’inimaginables incidents.19
« Exposer avec amour une image montrée en tant que telle » ; ou encore : laisser résonner sa pensée. C’est précisément là que repose, selon nous, le point de départ de n’importe quel travail critique. Le geste de monstration qui soutient Perfect Film est peut-être l’étape ultime, la plus aigüe et radicale, d’un effort analytique. Ken Jacobs, pédagogue désenchanté, serait réticent à en fournir une possible « explication » définitive. Le film est l’objet d’un travail analytique sans fin, et, en tant que tel, il ne peut que désorienter. « Perdez-vous encore et à nouveau. C’est ainsi que l’art s’enseigne », répétait Jacobs à ses étudiants20. En fin de compte, la projection de Perfect Film, déconcertante par sa simplicité, invite le spectateur à se forger ses propres outils analytiques – qui, eux, ne sont pas ready-made.