Le détournement cinématographique, du lettrisme au situationnisme
Si le procédé du détournement a fini par s’identifier à l’organisation situationniste, c’est dans le contexte esthétique et politique du lettrisme qu’a émergé cette pratique de remontage. De l’usage détourné de la pellicule, inauguré dans le Traité de bave et d’éternité (1951) d’Isidore Isou, à celui de la salle, dans Le Film est déjà commencé ? (1951) de Maurice Lemaître, le champ d’intervention des lettristes ne va cesser de s’élargir, jusqu’aux « […] bouleversements de situations, sinon rien »1 annoncés de façon programmatique par Guy Debord au terme de ses « Prolégomènes à tout cinéma futur » (juin 1952). Ces actes sacrilèges qui transgressent les normes instituées du dispositif cinématographique2 ouvrent indirectement la voie au plagiat, tel que Guy Debord et Gil Joseph Wolman le préconisent dans le cadre dissident de l’Internationale lettriste (1952-1957). Le réemploi de matériaux préexistants constitue l’un des traits distinctifs du cinéma lettriste émergeant (1951-1952), avant de voir son usage systématisé dans les films de Maurice Lemaître et de Guy Debord.
Le détournement de phrases : Hurlements en faveur de Sade (1952)
Dès son premier film réalisé au mois de juin 1952, intitulé Hurlements en faveur de Sade (1952), Guy Debord s’est livré à la pratique du détournement, mais en limitant en ce cas son usage aux phrases qui en constituaient le commentaire. C’est dans le contexte du lettrisme, ce mouvement néo-dadaïste fondé par Isidore Isou en 1945 en vue d’entreprendre un bouleversement général de l’esthétique, que cette pratique de remontage a émergé, avant même que son usage ne soit théorisé en 1956 par Wolman et Debord dans le « Mode d’emploi du détournement »3. Hurlements en faveur de Sade était précédé dans cette voie par le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou, film-manifeste qui inaugure la naissance du cinéma lettriste, ainsi que par Le Film est déjà commencé ?, film élargi à la « séance de cinéma »4, que Maurice Lemaître présente le 7 décembre 1951 au « ‹ Ciné-Club du Quartier latin › de François Froeschel […] »5. Entamée au cours de l’hiver 1951, l’écriture de Hurlements en faveur de Sade subira l’influence de ces deux films, comme en témoigne la première version du scénario publiée au mois d’avril 1952 dans la revue lettriste Ion6. Conformément au principe disjonctif du « montage discrépant »7 énoncé et mis en œuvre dans le Traité de bave et d’éternité, Debord structure son scénario en deux colonnes séparant la bande-son de la bande-image. A plusieurs reprises, il mentionne des interventions à effectuer directement sur la matérialité de la pellicule (« Pellicule brossée »), poursuivant le procédé des « ciselures » par lequel Isou entend parvenir à détruire la photographie au profit de la parole. La précision apportée par Debord à l’une d’entre elles – « Pellicule brossée jusqu’à la destruction complète de l’image »8 – correspond précisément à ce que Maurice Lemaître, fort de son expérience de monteur-ciseleur sur le Traité, avait accompli dans Le Film est déjà commencé ?, jusqu’à rendre impossible l’identification des matériaux utilisés. La séquence relative à la « Progression de l’infanterie française en Indochine »9 indiquée dans la bande-image semble provenir des chutes de films recueillies par Isou aux Services cinématographiques de l’Armée, à l’instar de ce que Maurice Lemaître avait fait en intégrant à son film des prises de vues (en négatif, toutefois) produites lors du tournage du Traité. La bande-son de Hurlements devait aussi comprendre des extraits du poème lettriste « J’interroge et j’invective » de François Dufrêne10, que l’on pouvait déjà entendre dans le Traité de bave et d’éternité. S’il est en revanche question, dans les « Prolégomènes à tout cinéma futur » précédant le scénario, de « phrase censurée »11, de « mots épelés »12, ou encore de « dialogue parlé-écrit »13, Debord ne semble pas encore envisager d’appliquer la méthode du détournement aux phrases composant le commentaire de son film.
Réalisé le 17 juin 1952, le film témoigne finalement de nombreux écarts par rapport à la version du scénario publiée deux mois auparavant. A la suite de L’Anticoncept (1951) de Gil J. Wolman14, les ciselures et les images discursives ont été supprimées, et le poème de Dufrêne remplacé par un poème mégapneumique de Wolman en introduction. Après le passage d’une amorce, la bande-image de Hurlements en faveur de Sade se résume à l’alternance d’écrans noirs recueillant de longues « masses de silence vide »15, et d’écrans blancs circonscrivant les moments où des « phrases détournées »16 sont à tour de rôle énoncées par cinq locuteurs (Wolman, Debord, Serge Berna, Barbara Rosenthal, Isidore Isou). Ces phrases ont été sélectionnées parmi des matériaux préexistants de nature hétérogène, tels que des articles du Code civil17, des journaux, une réplique de Rio Grande (1950) de John Ford, mais aussi bien des phrases prélevées chez Joyce ou parmi les écrits lettristes18. Ces sources cependant, comme les noms des locuteurs se donnant la réplique en voix over, ne sont pas mentionnés au cours du film19, en sorte que le commentaire se présente sous la forme hétérogène et anonyme d’un collage de citations, de « différents styles d’écritures »20 et de voix compromettant l’intelligibilité des répliques. Plutôt que de s’autoriser à produire un texte original, Debord limite son activité à une phase de démontage – la sélection et le découpage des phrases opérés en amont – et à une phase de remontage, où les citations acquièrent par leur mise en contiguïté de nouvelles significations. Survenues tardivement, ces modifications seraient à mettre au compte de Wolman21, dont Debord s’est depuis rapproché et auquel il dédie Hurlements en faveur de Sade. En inscrivant son film dans la filiation esthétique de L’Anticoncept, Debord forme avec Wolman une aile an-iconique et « non ciselante » au sein du cinéma lettriste émergeant. Le recours à des phrases détournées a pu constituer, pour Debord, un moyen de prendre ses distances avec le fondateur du lettrisme, sinon d’anticiper la scission prochaine avec le mouvement isouien à la fin du mois d’octobre 1952. Nous sommes d’autant plus incités à le penser que ces divergences esthétiques interviennent le même mois au cours duquel Debord et Wolman fondent secrètement l’Internationale lettriste (1952-1957 ; IL).
L’emploi du détournement comme abolition et dépassement des arts : le « Mode d’emploi du détournement » (mai 1956), par « Aragon et André Breton »22
Le 7 décembre 1952, le « dépassement des arts »23 sera l’un des objectifs adoptés par les membres constitués en Internationale lettriste (Debord, Wolman, Serge Berna, Jean-Louis Brau). Avec les dérives psychogéographiques menées dans les rues de Paris en 1953, l’activité artistique est provisoirement remplacée par une pratique immédiate d’exploration et de réappropriation de la vie quotidienne. D’une autre façon, le détournement répond au dépassement des arts en acquérant, dans le « Mode d’emploi » publié dans Les Lèvres nues (mai 1956), une valeur d’usage propagandiste et révolutionnaire. Debord et Wolman le présentent en effet comme un « […] instrument culturel au service d’une lutte de classes bien comprise »24, définition qui exclut tout usage de ce procédé à une fin esthétique. Les valeurs d’utilité et d’efficacité propagandistes priment, dès lors, toute notion de création, de beauté et de jugement de goût. Son usage s’étend à tous types de matériaux (artistique, publicitaire, journaux, affiches), mais aussi bien, avec l’« ultra-détournement », à l’ensemble des domaines composant la réalité sociale (vêtements, architecture, urbanisme). Les auteurs procèdent cependant à une hiérarchisation des matériaux pour distinguer « le détournement mineur », dont les éléments détournés n’ont par eux-mêmes aucune importance (coupures de presse, photographie d’un sujet quelconque), du « détournement abusif » qui concerne le détournement d’œuvres au contenu révolutionnaire (Saint-Just, la séquence d’un film d’Eisenstein).
Si « [t]out peut servir »25 au détournement, c’est parce qu’il n’est pas de chose dont l’usage n’ait été séparé, ni de domaine de la réalité sociale qui ne témoigne d’une expropriation de la vie. Détourner revient à se réapproprier ce qui a été préalablement séparé dans la sphère de l’économie (les moyens de production détenus par la classe dirigeante), de la politique et du droit. La propriété intellectuelle est perçue en ce sens comme un privilège faisant obstacle au libre usage transformateur des œuvres. D’où, à la suite de Lautréamont26, la nécessité du plagiat dont les auteurs excluent le cinéma, dans le but d’instaurer un « communisme littéraire »27 fondé sur l’abolition de la propriété intellectuelle. La restitution à l’usage public des œuvres littéraires rejoint le projet de se réapproprier l’espace public initié par les dérives psychogéographiques. La transformation des citations littéraires est en outre conforme au projet révolutionnaire de bouleverser l’organisation sociale existante. Le détournement engage un tel processus révolutionnaire en altérant la forme, et en désactivant l’usage et le sens qui étaient donnés à un produit ou à un objet esthétique préfabriqué : il faut démembrer l’objet pour transformer sa valeur d’usage au profit d’un contre-usage révolutionnaire se retournant contre ses conditions sociales de production.
Les prescriptions d’usage relatives au cinéma ont principalement une valeur prospective. Comme pour les citations littéraires, le travail d’appropriation exerce un acte de négation à l’encontre des matériaux détournés. Celui-ci peut se limiter à modifier le titre d’un film, ou encore à remplacer la bande-son ; dans le cas d’Intolerance : Love’s Struggle Throughout the Ages (Intolérance, 1916) de Griffith, Debord et Wolman proposent d’introduire un commentaire pour convertir l’idéologie raciste de ce film en une « puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Ku-Klux-Klan […] »28. Par retournement de l’usage et du sens, l’efficacité de ce procédé se réalise au détriment de l’intégrité physique et contextuelle des matériaux. De façon générale, il est conseillé de démonter n’importe quel film en s’aidant le cas échéant d’éléments « picturaux ou musicaux, aussi bien qu’historiques »29. Le recours à ces formes d’expression marque une rupture importante par rapport à Hurlements en faveur de Sade, qui relevait par son dépouillement d’une « hypostase réductionnelle du cinéma »30. Dans les films suivants que réalisera Debord, la pratique du détournement ne se limitera plus à des phrases, mais s’étendra dorénavant à la musique, ainsi qu’à toutes sortes de matériaux visuels.
Le détournement comme critique de la production culturelle : Sur le passage de quelques personnes sur une assez courte unité de temps (1959), Critique de la séparation (1961)
L’emploi du détournement sera confirmé dans le cadre de l’Internationale situationniste (1957-1973), organisation fondée le 27 juillet 1957 à partir d’« une réunification de la création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire de la société »31. Dans le premier bulletin de l’Internationale situationniste (juin 1958), son emploi constitue désormais « la signature du mouvement, la trace de sa présence et de sa contestation dans la réalité culturelle d’aujourd’hui […] »32. Après la publication de la Fin de Copenhague (1957)33 puis de Mémoires (1958)34, conjointement réalisés par Asger Jorn et Guy Debord à partir d’éléments préfabriqués, c’est en 1959 que ce dernier renoue avec le cinéma en réalisant Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), puis Critique de la séparation (1961), dont le montage est achevé au mois de février 1961. Dans ces deux courts métrages produits par les Films Expérimentaux Franco-Danois (Dansk-Fransk Experimentalfilms kompagni) et financés par Asger Jorn, Debord emploie le détournement dans le but de démystifier le cinéma documentaire, tantôt en feignant d’adopter ses conventions, tantôt en les déjouant pour révéler sa prétention illusoire à l’objectivité et à la vérité. Si ces films comprennent dorénavant des éléments de représentation, ceux-ci sont au service d’une pensée iconoclaste qui récuse toute valeur documentaire. Reflets d’une production culturelle jugée aliénante et mensongère, ils sont convoqués à contre-emploi afin d’entreprendre une critique du visible médiatisé. Le détournement va alors exercer sa négation au sein de la fonction de communication du documentaire, pour la retourner contre elle-même et dénoncer la séparation, la non-communication sur laquelle elle se fonde réellement. On a là, en germe, tout le cinéma à venir de Debord, qui ne cessera de redéployer l’opposition entre la vie et la vision, comprise en tant qu’aliénation35, mais aussi entre l’activité et la passivité, entre l’immédiateté et le visible médiatisé. Dans ces deux films, la critique du visible médiatisé justifie la réappropriation de matériaux exogènes produits par la société spectaculaire (images d’actualité, journaux, bandes-annonces publicitaires, comics, placards)36, ainsi que la réalisation de prises de vue par le chef-opérateur André Mrugalski37. Qu’elles aient été produites pendant le tournage ou qu’elles proviennent de matériaux préexistants, les images se présentent dans ces deux films dans un état lacunaire, ayant préalablement subi l’épreuve du démontage. Lorsque les photographies ont été recadrées au banc-titre, Debord leur a systématiquement retiré tout commentaire, toute légende (dans le cas de photographies de journaux) ou tout titre (pour la couverture d’un roman de science-fiction). Les reconstitutions de scènes de café, dans Sur le passage, ou les prises de vue sur l’équipe de tournage, dans Critique de la séparation, n’échappent pas à cette phase de décontextualisation : ses « acteurs » sont privés de voix. Debord refuse toute autonomie à ces images mutilées en leur adjoignant un commentaire composé de citations détournées. Faisant office de nouvelle « légende », le commentaire vient recontextualiser la perception et l’intelligibilité des images. La parole entre en contact avec les images, interférence qui entraîne « l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée »38. Le détournement peut également reposer sur les interférences entre les images et des énoncés écrits : aux « placards » et images sous-titrées introduits dans Sur le passage s’ajoutent, dans Critique de la séparation, les phylactères de comics.
Dès les premières images de Sur le passage, Debord procède à un détournement temporel en leur ajoutant simplement une indication écrite – « PARIS 1952 » – qui ne correspond pas à la date à laquelle ont été réellement produites ces prises de vues à Saint-Germain-des-Prés, au mois d’avril 1959. L’inscription anachronise la perception des images en produisant un retour fictif à l’année de fondation de l’Internationale lettriste. De façon générale, toutes les prises de vues réalisées par André Mrugalski sont dans ce film retournées contre leur valeur documentaire, participant à la mystification du spectateur. Puis c’est au tour de la parole d’entrer en rapport avec les images ; les prises de vues détournées sont commentées par un speaker (interprété par Jean Harnois) qui emprunte le ton neutre et officiel des actualités cinématographiques pour introduire le spectateur à un « documentaire ordinaire, techniquement moyen »39. Son statut de speaker commence à vaciller quand il laisse échapper l’expression « notre histoire »40, s’incluant dans le sujet collectif – l’Internationale lettriste – qu’il se propose de traiter. La simulation de l’objectivité documentaire intègre dialectiquement sa contradiction démystificatrice, selon « le double jeu de l’art et de sa négation »41 inhérent au « parodique-sérieux »42. Le speaker réadopte ensuite une position d’extériorité conforme au « style du film d’art », que vient souligner l’ajout conventionnel d’une musique d’accompagnement (« L’Origine du dessin », extrait des Suites de ballets de Haendel). Une photographie prise par Mrugalski montre quatre amis buvant du vin à la table d’un café ; il s’agit de Debord, Asger Jorn, Michelle Bernstein et Colette Gaillard, dont les noms ne sont jamais mentionnés par le speaker qui les désigne impersonnellement d’un « ils » ou de « [c]es gens ». Leurs visages scrutés en gros plans reprennent la façon dont le « documentaire sur l’art » communique un sujet à partir d’un document médiatisant son existence. C’est pourtant ce projet qui est contredit par la dernière phrase énoncée par le speaker : « […] Ces gens méprisaient aussi la prétendue profondeur subjective. Ils ne s’intéressaient à rien qu’à une expression suffisante d’eux-mêmes, concrètement. »43 La pratique immédiate et concrète de la vie évoquée ici oppose un démenti à la médiation photographique, et plus largement à la réalisation du film. Plutôt que d’introduire le spectateur au sujet, la photographie est utilisée dans le but d’élaborer une critique du visible médiatisé. A contre-emploi de sa valeur documentaire, elle est rappelée à son usage séparé de private joke. Maintenu dans une clandestinité anonyme (qui, dans l’exemple mentionné, a fini par céder avec le temps : le spectateur averti reconnaît aujourd’hui les protagonistes de l’IS), le sujet s’opacifie, résiste au dispositif qui tente de l’objectiver ; la communication est convertie en une langue secrète44 qui révèle, au contraire, l’impossibilité du sujet à se communiquer sous une forme documentaire. Dans cette faille s’engouffre la première intervention orale de Debord, dont la voix « plus triste et sourde »45 que celle du speaker suspend par son inflexion lyrique l’objectivité du documentaire. Son intervention élève le commentaire du speaker au constat de l’aliénation :
Les êtres humains ne sont pas pleinement conscients de leur vie réelle… agissent le plus souvent en tâtonnant ; leurs actes les suivent, les entraînent, les débordent par leurs conséquences ; à chaque moment donc les groupes et les individus se trouvent devant des résultats qu’ils n’avaient pas voulus.46
A l’instar de l’Internationale lettriste qui s’est érigée contre cette aliénation en proclamant la nécessité de se réapproprier la vie quotidienne, le caractère général de cette affirmation acquiert, au contact de ces fragments photographiques, une inflexion personnelle, qui confère à ce détournement une fonction autoréflexive et autocritique. Le tâtonnement évoqué par Debord est relayé par le contact que celui-ci établit sur la photographie avec Colette Gaillard – la main autour du cou de la jeune femme, geste fétiche du rapport amoureux chez Debord qui est contraire à la médiation, à la distance dans laquelle s’éloignent les représentations. Pour la première phrase qu’il prononce, Debord emploie aussi un terme qui réfléchit son nom – « débordent » – au moment même où le découpage s’effectue sur la table recouverte de verres de vin. Le débordement évoqué semble alors se rapporter aux excès de l’alcool, dont la table inondée de vin serait en quelque sorte le résultat provisoire. La lisibilité de l’image est opacifiée par un système de renvoi personnel, de même que l’extrait musical se prête dorénavant à célébrer une vie aventureuse menée dans la clandestinité.
Après d’autres portraits photographiques – dont l’un d’entre eux représente Isidore Isou –, la pseudo-objectivité du documentaire est reconduite à travers le commentaire du speaker : « Notre objectif a saisi pour vous quelques aspects d’une micro-société provisoire. » Assujetties à la voix officielle du speaker, les prises de vue d’André Mrugalski servent aussi bien à illustrer le commentaire, qu’à attester l’existence d’un microcosme vivant en marge de la société, en 1952. On est proche du scoop, par le caractère inédit que présenterait un sujet se laissant pour la première fois « approcher » par une caméra. Un écart se creuse cependant entre ce qui est énoncé par le speaker et les scènes de café anodines qui sont exposées, en sorte que « le texte apparaît de plus en plus inadéquat et emphatiquement grossi par rapport aux images »47. Le speaker est ensuite interrompu par deux interventions lyriques de Debord se rapportant à la dérive et à la vie, hors-champ de ce film, dont la première affirme l’appartenance à une communauté insaisissable : « Notre vie est un voyage – Dans l’hiver et dans la nuit. – Nous cherchons notre passage. » Puis une troisième voix, relative à une « fille très jeune » (interprétée par Claude Brabant), vient à son tour altérer l’objectivité du documentaire. Au fur et à mesure que le film avance, les deux voix aux tonalités lyriques vont progressivement se substituer à celle du speaker. A ce déplacement de l’objectivité participent des réminiscences de Hurlements en faveur de Sade : dès la huitième minute, un écran uniformément blanc interrompt le flux des représentations, si bien que « le film commence à se démentir lui-même sur toute la ligne – devient ainsi plus clair, son auteur prenant parti contre lui »48. Le procédé est conforme au programme iconoclaste énoncé par Debord : « On ne conteste jamais réellement une organisation de l’existence sans contester toutes les formes de langage qui appartiennent à cette organisation. » Le documentaire sur l’art se découvre « anti-film d’art sur l’œuvre non faite de l’époque […] »49. Au total, ce sont neuf écrans blancs qui occupent les interstices du film, y ménageant des pauses au cours desquelles est véhiculé un contenu critique à l’égard du documentaire, et autoréflexif à l’égard du film réalisé.
Concernant le détournement de matériaux visuels préexistants, on remarque une utilisation importante d’images d’actualités représentant des manifestations réprimées par les forces de l’ordre. A la onzième minute, une première séquence montre longuement de « violents affrontements entre des ouvriers japonais et la police »50. C’est ce moment que choisit Debord pour énoncer un commentaire portant sur l’un des leitmotive de l’IL et de l’IS : le « dépérissement de l’art »51. Cette condamnation de l’esthétique annoncée sur la bande-son est dialectiquement mise en acte par le détournement qui affecte l’intégrité physique et le sens premier des matériaux remontés. Le détournement répond exemplairement à sa fonction d’instrument au service de la lutte des classes, prenant position au côté des ouvriers réprimés, contre les forces de l’ordre qui maintiennent « le règne cohérent de la misère »52, comme le précise Debord à partir d’images montrant la répression policière de manifestants anglais. Il y a une corrélation étroite entre la pratique du détournement et la sélection de matériaux préfabriqués à partir de leur contenu visiblement réactionnaire et militariste. Le détournement va par exemple servir à dénoncer l’engagement militaire du gouvernement français en Algérie. Dans une séquence montrant brièvement les généraux Massu et Salan au cours d’un rassemblement de colons à Alger (mai 1958), il revient au speaker de détourner ces images en ajoutant cette assertion : « Finalement, dans ce pays, ce sont les hommes d’ordre qui se sont faits émeutiers. Ils ont assuré davantage leur pouvoir. »53 Puis, lors d’un défilé de parachutistes français, le port d’armes des militaires, au niveau du cœur, acquiert une signification critique au contact de la parole du speaker : « Le grotesque des conditions dominantes ils ont pu l’aggraver selon leur cœur. »54 Le caractère officiel de ce défilé militaire sombre dans le grotesque, tandis que l’idéologie militariste et colonisatrice est convertie en son contraire, conformément aux positions anti-colonialistes défendues par l’IL. Avec le plan qui conclut cette séquence – un discours du Général de Gaulle rendu au silence –, ce sont autant d’images périmées qui appartiennent « aux pompes funèbres du passé »55.
Dans ces deux courts métrages, les seuls que Debord aura finalement réalisés dans le cadre de l’Internationale situationniste, l’élargissement du détournement aux images fait ressortir, paradoxalement, des affinités avec l’esthétique isouienne. Du Traité de bave et d’éternité, Debord reprend la composition mixte de la bande-image, mêlant le remontage de matériaux exogènes à la production de prises de vue. Leurs contenus entrent parfois en relation, comme ces prises de vue anodines sur les façades du quartier de Saint-Germain-des-Prés, que l’on trouve dans le Traité et au début de Sur le passage. On trouve également dans le Traité des private joke adressés aux lettristes ayant contribué à la réalisation du film : ainsi tel passage de Marc’O ou de Maurice Lemaître dans Saint-Germain-des-Prés, sans compter les nombreuses prises de vues et photographies d’identité représentant le réalisateur lui-même, dès les premières images du film. Dans la première version du scénario de Hurlements en faveur de Sade publiée dans la revue Ion (avril 1952), Debord adresse des privates jokes en direction d’Isou et de Marc’O56, comme il intégrait déjà des « [s]cènes d’émeutes »57 ou relatives à un contexte colonialiste (la guerre d’Indochine).
Si, à l’inverse d’Isidore Isou, Debord ne procède pas à des ciselures pour détruire la photographie et sa réalité, il le rejoint par l’énoncé de sa pensée et l’emploi iconoclaste des images. Le détournement, à l’instar du réemploi ciselant58, se réalise au détriment des matériaux et de leurs représentations, sans toutefois intervenir sur la matérialité de la pellicule. Avant la publication du « Mode d’emploi du détournement », le principe de composer un film à partir de fragments d’autres films fut – dans une perspective ciselante et discrépante – à la fois proclamé et mis en acte dans le Traité :
Du point de vue de la photo, je ferai foutre la pellicule en l’air avec des rayons de soleil, je prendrai des chutes d’anciens films et je les rayerai, je les écorcherai pour que des beautés inconnues paraissent à la lumière, je sculpterai des fleurs sur la pellicule, quitte à faire de ce désordre un ordre neuf. (Bande-son du Traité de bave et d’éternité)
L’intégration d’éléments préfabriqués – des bandes-amorces et des chutes de films récupérées au Service cinématographique de l’Armée – sert de pré-texte, de support au ciselant, qui en retour « les transforme en matière esthétique »59, finalité à laquelle est étranger l’emploi situationniste du détournement.
En découvrant les deux courts métrages de Debord, Isou revendiquera avoir été le premier à appliquer au cinéma le procédé du détournement, invention qu’il rapporte au poème dada de Tzara, composé à partir de mots découpés dans un journal et remontés au hasard60. Contre le « plagiaire » Debord, Isou s’approprie la paternité du détournement au nom du discrépant61, terme par lequel il désigne à la fois le travail d’appropriation de films préexistants et un montage qui « fait diverger les bandes et les rend indifférentes, les unes aux autres »62. Du montage discrépant, Debord conserve la prédominance de la parole comme principe de négation des images63, sans que celles-ci ne se réduisent à illustrer le commentaire, sinon quand il s’agit de simuler la communication du documentaire. C’est cela même que Isou jugera régressif dans les deux courts métrages de Debord, non seulement parce qu’ils font état d’une bande-image non ciselée, mais parce que leur montage revient à « une espèce d’asynchronisme ou au synchronisme allusif d’un René Clair ou d’un Poudovkine, dont la bande-son marque une relation avec la bande-image […] »64. L’emploi situationniste du détournement ne peut pas reposer sur « l’anti-synchronisme total »65 du montage discrépant, dès lors qu’il tire son efficacité du rapport « flottant » qu’il produit entre la parole, des énoncés écrits, et des représentations imagées auxquelles Debord ajoute parfois un accompagnement musical.
La critique formulée par Isidore Isou peut cependant s’appliquer au Traité de bave et d’éternité, qui comporte une certaine proportion de chutes non ciselées, exposées « nues » à l’écran (mais toujours sans leur bande-son d’origine). Comme l’a souligné Maurice Lemaître, la relation entre la bande-image et la bande-son n’est pas indifférente dans le premier chapitre du film, mais allusive, Isou énonçant lui-même les principes de son film-manifeste en même temps qu’apparaît à l’écran son visage ou son passage dans les rues de Saint-Germain66. Au cours d’un entretien avec Frédérique Devaux, Isou affirme avoir sélectionné et remonté les séquences récupérées en fonction du montage de la bande-son préalablement composée67. L’agencement de ces séquences ne doit donc rien au hasard, contrairement au poème de Tzara dont il se réclame, ou à Chutes (1968) et Une œuvre (1968) de Maurice Lemaître, deux films reposant sur un remontage de chutes non sélectionnées68. Dans les séquences récupérées du Traité, les ciselures et les taches à l’encre de Chine effectuées par Maurice Lemaître pour cacher les visages seraient motivées par des raisons juridiques – afin d’éviter un procès69.
Si, d’un côté, Maurice Lemaître mène les ciselures ébauchées sur le Traité à leur achèvement, jusqu’à l’illisibilité intégrale des représentations impressionnées sur la pellicule, il expose de l’autre un extrait d’Intolerance de Griffith dépourvu de ciselures, entrecoupé seulement de placards détournés dont Debord reprendra l’utilisation dans ses deux courts métrages. Cette citation se présente cependant comme un réemploi élargi à la séance70, selon des conditions de projection et de mise en scène indiquées dans le livre homonyme de Lemaître :
Un écran portatif de couleur rose sera installé devant l’entrée du cinéma aux néons tous éteints, dès que la nuit se sera allongée sur le boulevard. Une heure avant la séance et jusqu’à celle-ci, un opérateur impassible y projettera des classiques du film : ‹ Intolerance de Griffith ›, par exemple.71
Dans cette séance de « syncinéma » qui relève de la performance, des figurants mêlés aux spectateurs sortiront pour « se placer devant l’écran extérieur sur lequel continuera à passer le film de Griffith. Ils en suivront attentivement la projection, l’entrecoupant d’approbations bruyantes. »72 En introduisant cette séance de cinéma par une citation d’Intolerance, Lemaître souhaite rendre hommage aux créateurs du cinéma « amplique », comme il le fera ensuite à l’égard de Chaplin et de Méliès dans Un navet (1975-1977), ou de Erich von Stroheim (Erich von Stroheim, 1979)73. Par le biais de ce réemploi « fétichiste » de Griffith (trait caractéristique de la cinéphilie), le metteur en scène inscrit sa création dans un héritage cinématographique qui appartient à l’histoire de l’art74. L’absence de ciselures traduirait ici la dévotion du réalisateur à l’égard de ces réalisateurs, attitude idolâtre à laquelle Debord et Wolman s’opposeront en initiant le scandale contre Chaplin (octobre 1952), lequel sera à l’origine de la scission entre le mouvement isouien et l’Internationale lettriste. Chaplin était aussi l’un des créateurs auquel Isou avait dédié le Traité de bave et d’éternité, hommage à partir duquel débutait ce film. Avec le dépassement des arts, l’Internationale lettriste rompra avec cette attitude révérencieuse à l’égard du passé, comme ses membres déplaceront l’enjeu politique du soulèvement de la jeunesse – l’externité75 – vers celui de la lutte des classes.