L’art bâtard de Bruce Conner : de l’assemblage au cinéma de démontage
Les films de Bruce Conner (1933-2008) sont systématiquement associés à la pratique du cinéma de found footage, son œuvre étant le plus souvent réduite à une simple illustration de cette démarche filmique orientée par le réemploi et le recyclage. Aussi, la plupart des expositions consacrées au found footage incluent-elles l’un ou l’autre de ses films au sein de leur corpus1. Se caractérisant par un montage court et disruptif, reposant sur l’appropriation de plans préexistants dont la dimension de cliché est le plus souvent soulignée de façon caustique, les films de Conner, régulièrement programmés dans les salles indépendantes et les cinémas de musées d’art contemporain, connaissent aujourd’hui encore un succès inégalé dans le champ du cinéma expérimental, réputé conceptuel ou formaliste, dans tous les cas difficile d’accès.
Il a ainsi pu être intronisé en « père fondateur » ou « inventeur » du vidéoclip2, notamment avec BREAKAWAY (1966), qui décompose le corps de la danseuse et chanteuse Toni Basil, qui fragmente ses mouvements par le biais du cadrage et d’une suite de photogrammes isolés s’apparentant à des clichés de mode (la durée du film correspondant strictement à la durée de la chanson).
Le « junk art » et l’art de l’environnement
Il paraît pourtant plus pertinent et productif de réinscrire les films de Conner au sein de son œuvre plastique, qui est principalement constituée d’assemblages à partir d’objets manufacturés et de détritus, croisement ou interaction qui est déjà au centre de l’analyse de Michael O’Pray, dans un article éloquemment intitulé « From Dada to Junk : Bruce Conner and the Found-Footage Film »3. Inscrivant les films de Conner dans la contre-culture américaine de la côte Ouest des années 1950, en particulier la scène des assemblagistes, O’Pray est par ailleurs l’un des rares critiques à relever le fait que le premier film de Conner, A MOVIE (1958), généralement considéré comme le point de départ du found footage – Rose Hobart (1936) de Joseph Cornell, artiste américain proche du surréalisme, est le plus souvent également cité comme précédent –, n’avait initialement pas été pensé comme un film autonome, mais comme un environnement : « A MOVIE était destiné à accompagner un assemblage imposant de Conner et n’avait jamais été conçu pour la distribution »4. Comme Conner le précise dans un entretien en 1986, A MOVIE devait être montré « dans une salle que je voulais construire. Ce local présentait un espace intérieur et extérieur. Il s’agissait d’une pièce dans une pièce. […] L’ensemble devait constituer un assemblage, à l’intérieur duquel le public pouvait se déplacer. »5 Dans un entretien conduit par Doug Aitken, Conner précise ses intentions quant à la présentation de A MOVIE sous forme d’installation :
Je voulais que le film soit projeté dans un cube régulier de 3 mètres sur 3 mètres dans lequel le public pouvait se tenir debout. Je voulais que les lumières varient, et que des enregistrements sonores, des programmes radio et le son d’une télévision interfèrent auditivement sur le public par instants et aléatoirement. De cette façon, le film pouvait être vu dans un contexte différent à chaque visionnement.6
Le projet, qui devait comprendre, outre le film, des stroboscopes ainsi que le son d’une radio et d’une télévision, n’a pas été actualisé. Le film sera en fin de compte projeté de façon « traditionnelle » en 16mm à l’occasion de l’exposition personnelle de Conner à la East and West Gallery de San Francisco (même le recours à une diffusion en boucle s’avère impossible, faute de moyens techniques à disposition dans la galerie)7. Mais il permet de situer la démarche de Conner : le film, qui fait l’objet d’un « démontage » ou d’un « décollage », est investi comme un élément ou un rouage d’une machinerie plus large ; s’il est sans doute privilégié – constituant le point focal de l’attention, du moins sur le plan visuel –, il ne s’articule pas moins à d’autres media, dans la constitution d’un environnement, conformément à la dynamique du « cinéma élargi » qui connaîtra un essor sans précédents dans les années 19608.
Malgré ces réserves, relativisant la notion de « montage-roi »9 qui pourrait être légitimement appliquée à A MOVIE lorsque l’on se concentre sur sa construction filmique « interne », il faut néanmoins préciser que le film n’est pas traité comme un matériau indifférent, qui entrerait dans un assemblage au même titre que des détritus ou des objets trouvés dans la rue, à l’instar de ce qui se joue dans les assemblages de Conner dès la fin des années 195010. Car, comme il l’affirme de façon programmatique dans une lettre envoyée en avril 1957 à son galeriste Charles Alan, Conner promeut le film en tant qu’œuvre d’art à part entière, doté d’une valeur marchande :
Il y a de la place pour un mécène du Cinéma Expérimental. Il n’a pas encore été approché. Je ne parle pas d’un mécène qui financerait un film. Je parle d’une personne qui achèterait une ‹ copie › d’un film. Il est tout à fait possible de trouver de potentiels acquéreurs de films expérimentaux, qui achèteraient une copie comme on acquiert une gravure ou une peinture. […] Il y a des artistes singuliers qui créent des œuvres très personnelles, expressives et intimes dans le domaine du cinéma. Leurs films ne sont pas faits pour être vus à travers le même regard ou système de valeurs que les grandes productions. Ils constituent une forme d’art individuelle qui est reçue de façon privilégiée en privé… comme un parchemin chinois.11
A MOVIE : le cinéma selon Conner
C’est un lieu commun que d’envisager le montage de A MOVIE comme emblématique de la méthode de Conner, ce premier film contenant de façon embryonnaire ceux qui allaient suivre : les éléments constitutifs du film (actualités filmées, images érotiques, films de série B, intertitres, etc.) et leur organisation (montage rapide, saccadé, non conventionnel) instaurent un style particulier, à la fois réflexif, subversif et comique, que l’on retrouvera par la suite. Ce film est néanmoins tout à fait remarquable, se distinguant de ses productions ultérieures, et ce à plusieurs égards. Le titre déjà déploie différentes significations et met à distance sa propre désignation. L’appellation générique et apparemment naïve de l’œuvre (A MOVIE : Un film), suggérant par là une acception traditionnelle de l’objet film, est contredite par son contenu éclaté, non narratif et apparemment anarchique. A MOVIE n’a en effet rien d’un film ordinaire, bien qu’il se réfère très explicitement à l’économie du film classique et que son appréhension passe par une connaissance des attentes spectatorielles, en termes de contenu et de montage. Au-delà de l’aspect prétendument « standard » que le titre du film suggère, ce dernier joue avec l’appellation « A » des films de première catégorie de l’industrie hollywoodienne à gros budget (versus les films de série « B » – B Movies en anglais), voués à la grande distribution. Etant destiné à une diffusion dans un espace muséal, A MOVIE (qui n’en demeure pas moins un film, dont la circulation sera multiple, et surtout cantonnée aux salles de cinéma spécialisées dans les années qui suivent sa réalisation) échappe d’emblée au réseau commercial des films à succès. Enfin, non sans ironie, « un film » (A MOVIE) regroupe plusieurs films, empruntant des images à d’autres films qui ont existé indépendamment, se les appropriant (en ce sens, le titre du film est oxymorique), tout en n’en formant finalement qu’un seul : l’ensemble des séquences, aussi disparates soient-elles, constitue une entité unique.
La structure du film peut être décomposée en trois parties, chacune débutant par un intertitre renvoyant au titre du film [A MOVIE] et se terminant par un carton : « THE END ». La première partie dure un peu plus d’une minute et se résume à des intertitres annonçant un film de Bruce Conner, un compte à rebours dans lequel s’intercale une courte séquence cadrant une femme aux seins nus12, assise de profil et retirant ses bas, et finalement un carton de fin. Ce faux départ, ou parodie d’« ensemble », qui tend à former un tout puisqu’on y trouve un générique de début et un carton de fin, reconsidère de façon liminaire l’appréhension du film, voire sa définition (minimale). Le film semble ainsi se réduire à une annonce (intertitres du début) et à une mention de fin, auquel le réalisateur aurait rajouté une séquence salace. Le jeu sur l’horizon d’attente du spectateur est renforcé par l’emploi d’une musique symphonique emphatique (I Pini di Roma d’Ottorino Respighi, que Conner aurait découvert au hasard en allumant la radio13), plutôt associée à un cinéma d’action ou d’aventure, annonçant une suite, alors qu’il n’en est rien. Autre renversement de convention, celle accordée à la taille des caractères du nom de Bruce Conner apparaissant sur le carton (les deux mots occupent tout l’écran sur deux lignes), démesuré et durant 30 secondes : une inscription de cette taille annoncerait plutôt le nom d’une vedette, non celui du réalisateur (d’autant qu’il n’a pas tourné les plans !), et durant quelques secondes seulement. La structure de ce court ensemble vise donc à poser des éléments construisant une attente aussitôt déçue, le carton « fin » [THE END] arrivant alors que rien (ou presque) ne s’est passé, que rien n’a été vu encore.
La deuxième partie débute avec un carton inscrivant de façon inversée (en miroir) le terme « MOVIE » et enchaîne sur des scènes de poursuites : des Indiens à cheval, des caravanes attelées, des soldats américains chevauchant au galop, un éléphant, un train, un char d’assaut, des courses automobiles sur circuit, des accidents de voitures et finalement une voiture chutant et se brisant le long d’une falaise, avant que n’apparaisse le carton « THE END ». Ces scènes d’actions spectaculaires renvoient au genre du western et plus généralement au cinéma d’action ou d’aventure, riche de poursuites en tout genre, à cheval ou en voiture. C’est dans cet univers référentiel que le micro-récit culmine sur la destruction d’une automobile, et qu’ainsi la pseudo-intrigue se résout. Le montage répond à une logique de déclinaison de séries qui se déplacent, s’amplifient et brusquement bifurquent ; une chute intervient pour introduire un nouvel embranchement ; des éléments burlesques ne manquent pas de ponctuer ces mises en série de plans au sein même de celles-ci (une course grotesque de vélos difformes, par exemple). Ajoutons que cette partie peut également être décrite en trois temps, chacun ayant trait au mouvement des formes dans le cadre : le premier montre des chevaux ou des caravanes se déplaçant de gauche à droite, la deuxième des éléments se dirigeant vers la caméra (points de vue frontaux) tandis que la dernière suit des automobiles se déplaçant de la droite vers la gauche et dont la trajectoire se solde systématiquement par un accident, comme si ce mouvement était voué à l’échec.
La troisième partie, d’une durée d’environ 9 minutes, porte davantage sur des sujets concrets, comme la guerre (bombardements, explosions, morts) dont l’apparition au sein du film est amorcée par une suite de plans fréquemment commentée14. Cette séquence (considérée dans sa partie finale en tant que suite d’images dont le rapport est causal) est composée des plans suivants : images de sous-marin / périscope se déplaçant au fil de l’eau / militaire regardant dans un périscope / images d’une Marylin Monroe en bikini / réaction du militaire donnant des ordres / explosions nucléaires. Le montage tendrait à soutenir qu’ici le désir, ou une certaine forme de sexualité inassouvie ou encore voyeuriste, serait à la base de la réaction violente du militaire, et des images de guerre qui suivent. Nous pourrions parler ici d’une vérification par l’absurde de « l’effet-K »15 : c’est par le biais d’un raccord sur le regard (prolongé par le périscope) que le plan sur le militaire se charge rétroactivement d’un sens. Comme souvent chez Conner, l’enchaînement des plans est encore surdéterminé par un jeu de mots : Marylin, ou plutôt la pin-up anonyme représentée dans le plan, est littéralement désignée par le montage comme une bombe sexuelle [sex bomb]. Notons encore que la guerre et la destruction sont associées à l’exotisme et à l’altérité : cette dernière partie s’ouvre sur un intertitre où s’inscrit la mention « MOVIE », immédiatement suivi d’un plan « exotique » montrant deux femmes aux seins nus portant chacune d’imposantes structures coniques sur leurs têtes, marchant hâtivement, tandis qu’une musique de fosse inquiétante accompagne les images ; plus tard, les images de guerre et de destruction sont ponctuées de plans montrant des Africains malades ou encore des sportifs faisant des acrobaties dans la mer. Tout se passe ici comme si les éléments naturels et certaines populations exotiques étaient respectivement présentés comme le théâtre et les victimes des guerres. Le film se clôt sur une séquence sous-marine où un homme grenouille observe l’épave d’un navire, spectateur solitaire de vestiges à l’abandon et dont le film témoigne. Relevons finalement la fonction de continuité jouée par la bande-son musicale, qui relie les deux premières parties (sans pause) puis la troisième (malgré une coupure, il s’agit du même morceau d’Ottorino Respighi).
Bruce Conner et les « rats bâtards » de l’art
La sensibilité qui innerve l’œuvre plastique et filmique de Conner est partagée par de nombreux artistes et écrivains de la côte Ouest qui substituent des performances spontanées ou des objets éphémères à la production d’artefacts artistiques. Les assemblages de Conner, dont bon nombre sont détruits ou perdus, ses actions artistiques et ses films s’inscrivent dans une logique performative qui résiste à l’économie marchande de l’art. Conner préfère ainsi le format événementiel aux conventions de l’exposition, comme il le déclare rétrospectivement dans un entretien, en 1973 :
L’idée même d’organiser une exposition me paraissait stupide. La plupart des artistes que je connaissais pensaient également que c’était absurde. Pourquoi monter une exposition ? Donnons juste une fête. Et si tu organises quand même une exposition, pourquoi s’embarrasser des fioritures et tabler sur les attentes de ce qui devrait constituer une œuvre d’art permanente ? Pourquoi perdre son argent là-dedans si personne ne va acheter tes œuvres ? Tu ne le fais vraiment que pour toi.16
Cette dynamique « dématérialisée » de création de situations conviviales n’exclut pas le recours à la forme privilégiée de l’assemblage, dont l’environnement constitue une extension dans l’espace. Conner propose ainsi une œuvre iconoclaste, suivant une tendance autodestructrice, mais qui n’en est pas moins cohérente, ayant produit près de 200 pièces, dont un certain nombre conçues pour une présentation publique. C’est par exemple le cas des œuvres présentées à l’exposition de William Seitz en 1961 au MoMA, The Art of Assemblage17, qui assure une reconnaissance internationale à cette pratique pourtant basée sur des matériaux périssables et ancrée dans la culture underground. Cet « art de l’assemblage » gouverne la logique du montage de Conner, en particulier dans les films pour lesquels il ne tourne pas de plans (Conner filme par ailleurs une œuvre de Jay DeFoe dans The White Rose, en 1967). Mais revenons aux activités de Conner lors de son arrivée à San Francisco.
Conner fonde un groupe aux activités éphémères, la Rat Bastard Protective Association (que l’on pourrait traduire ainsi : la Société de protection des rats bâtards), auquel adhère un groupe d’amis qui vivent pour la plupart dans le quartier de Fillmore à San Francisco ; Conner conçoit un tampon qui permet d’authentifier leurs œuvres et leurs actions, les présentant ainsi comme une forme d’art collectif18. Le nom de l’association, réunissant autour de Conner notamment les artistes Wallace Berman, Joan Brown, Jay DeFoe, Wally Hedrick, George Herms, Fred Martin, Carlos Villa et l’écrivain Michael McClure, renvoie explicitement aux activités de la Société de protection des éboueurs (Scavengers Protective Association) de San Francisco, tout en renversant – à travers une anagramme outrageuse – l’art en animal parasite et honni19 :
Ces personnes elles-mêmes [les éboueurs] étaient considérées comme la classe la plus basse employée par la société. […] J’ai décidé que nous formerions la Société de protection des rats bâtards : des gens qui fabriquaient des choses avec les déchets de la société, et qui étaient eux-mêmes ostracisés ou tenus à l’écart de la société.20
Ironiquement (auto)désignés comme des parasites nuisibles et en voie de disparition, ces artistes et écrivains revendiquent pour tout programme (il n’y a pas de manifeste, de déclaration, de revendication : seulement un tampon à fonction d’authentification21 et des réunions) une absence de programme. La méthode est celle des éboueurs ou des chiffonniers, suivant l’éthique bohème de la récupération qui caractérise l’attitude anticonsumériste des « clochards célestes » (l’expression est de Kerouac pour désigner les Beatniks22). Dès cette période, un caractère « brut » et non apprêté caractérise les œuvres de Conner, reposant sur des objets récupérés dans la rue ou des poubelles (notamment des bouts de bois, des fragments de corde, des têtes de poupées, des photos de pin-up), souvent reliés ou attachés par des bas résille (c’est le cas de la série Ratbastards23, en référence à une expression de l’écrivain Beat Michael McClure24 qui désigne les reclus de la société – c’est une insulte – et tout ce qui résiste au langage), ce qui les distingue nettement de l’imagerie lisse, dépersonnalisée et clinquante du Pop’Art. Fétiches d’une société en voie de décomposition, la matérialité des matériaux est exhibée avec une certaine théâtralité – allant ainsi à l’encontre de l’idéal d’absorption dans l’œuvre prôné par Michael Fried25 dans les années 1960. Les assemblages de Conner résistent à toute prise du sens : la matérialité des matériaux, accumulés, compressés et littéralement liés par de la corde ou des bas de nylon, espacent le sens, pour finalement mettre à mal la constitution de tout système sémiotique ou structure langagière26.
Conner recentre largement ses activités sur le cinéma, entre la fin des années 1950 et la fin des années 1970, tout en continuant à produire des gravures, des collages, des objets, des assemblages et des photographies. Qu’advient-il de sa relation au langage, dès lors que le support à partir duquel il travaille implique une temporalité linéaire, à peine perturbée par le recours ponctuel à la structure circulaire de la boucle ? Nous soutiendrons ici que le langage verbal sous-tend sa pratique filmique – comme à travers un effet de retour du refoulé –, quand il n’est pas éclipsé par des explosions soudaines de photogrammes autonomisés, difficilement identifiables au cours de la projection.
Iconoclasme et mass media
Les films de Conner se caractérisent par un attrait pour le choc, la discordance, la conflagration ; ses thèmes de prédilection sont orientés par la sexualité d’une part, la destruction massive et la mort d’autre part : Marylin Times Five (1973) représente hyperboliquement le premier pôle, Conner recyclant un court film érotique des années 1950 avec une jeune femme qui ressemble étrangement à Marylin Monroe, jouant avec une bouteille de Coca et une pomme en tenue déshabillée (elle ne porte qu’une culotte), qu’il re-filme jusqu’à ce que le grain de la pellicule entre en conflit avec la concrétude de la chair (sur la bande-son résonne en boucle – justifiant les « cinq fois » du titre du film – la voix de Marylin Monroe qui chante « I’m through with love »27, jouant sur l’ambiguïté entre l’ode à l’amour et son rejet) ; Crossroads (1976) incarne le pôle opposé, Conner utilisant le métrage tourné pendant l’« Operation Crossroads » sur le Bikini Atoll le 25 juillet 1946, cinq cents opérateurs ayant été dépêchés sur les lieux pour prendre la mesure des effets de l’explosion d’une bombe atomique, d’une puissance identique à celle larguée sur Nagasaki (les 33 plans retenus par Conner sont sonorisés par Patrick Gleeson et Terry Riley) – mais nous pourrions tout aussi bien renvoyer à Report (1963-1967) qui documente l’assassinat de Kennedy et dissèque la logique mortifère de cet événement révélé par la télévision et vécu en direct par un nouvel espace public de masse. Initialement conçu comme un documentaire à part entière, pour lequel Conner bénéficie du soutien d’une bourse de la Fondation Ford, Report s’apparente en fin de compte à une œuvre méta-discursive, Conner renonçant à son projet initial pour des raisons de droits d’auteurs28. Dès lors, il propose une forme de « rapport(s) » effectué(s) sur l’assassinat de J. F. Kennedy, d’abord en direct, puis à partir des événements qui lui ont succédé (exhibition de l’arme du crime, cortège funèbre). Aux images et sons d’archive (les sons correspondent à des témoignages de journalistes en direct ou peu après l’assassinat) sont mêlées des images diverses : séquences du couple présidentiel quelque temps auparavant, publicités américaines ou encore images d’explosion, de guerre, et même de corrida. Les images de corrida, plus précisément de mise à mort (on y voit des picadors blessant des taureaux), exploitent sans nul doute la dimension spectaculaire de ces images. Sans faire de comparaison directe, Conner évoque le caractère sordide de la médiatisation (de plus, en direct) de l’assassinat. La répétition, faite à plusieurs reprises et de façon différente dans le film, des images de la voiture du couple présidentiel précédant de quelques secondes les coups de feu mortels, renforce le sentiment de gêne à voir / à ne pas voir ce qu’il s’y passe. Une fois de plus chez Conner, c’est le son qui ménage une continuité car les images (quand il y en a, le milieu du film étant composé d’images noires et blanches montées rapidement à la suite l’une de l’autre de sorte à provoquer un effet de flicker évoquant la détonation et la mort – également verbalisées à travers les mentions graphiques Finish, Head, Picture) montées en boucle montrent les secondes qui précèdent l’attentat (la mise en boucle stylisant les images de l’assassinat qui avaient alors envahi les télévisions, tout en signifiant une compulsion morbide à la répétition). C’est donc la voix over d’un reporter, que l’on ne voit pas, qui se charge de la narration, « relatant » en direct les événements. D’autres voix prendront le relais et ajouteront des informations qui leur ont succédé, jusqu’au commentaire du cortège funèbre. Le film se clôt sur une opératrice qui appuie sur le bouton « SELL » de sa machine, terminant ainsi le « rapport » sur une touche consumériste, soumettant à la critique l’information et les images que l’on vient de voir.
Conner détourne ironiquement les sous-genres des mass media – en particulier les spots publicitaires, les téléfilms et les films de série B –, tout en ayant recours à de la musique pop : par exemple, dans America is Waiting (1981), il propose une critique des valeurs du gouvernement américain – en particulier, la course à l’armement et le fétichisme de la technologie pendant la Guerre froide –, tout en illustrant un morceau de musique de David Byrne et Brian Eno qui donne son titre au film29 ; significativement, le film se clôt sur le plan d’un agneau qui tète sa mère, avant de découvrir un chien qui se tenait derrière eux (l’image du « loup dans la bergerie » allégorisant le pouvoir militaro-industriel et la menace qu’il fait planer sur la société, la lecture initiale et innocente du plan étant fracturée ou contredite par le surgissement de ce prédateur).
Le principe d’assemblage des films de Conner peut se résumer à travers cette simple formule : donner le plus d’informations possibles dans le plus court laps de temps. Affirmant s’inspirer de la structure des bandes-annonces, Conner inscrit ses films de re-montage dans la logique de l’excès et de la démesure qui caractérise un certain cinéma comique, comme en témoigne cet exemple emblématique et hyperbolique qu’il emprunte aux Marx Brothers :
A MOVIE a son origine dans Duck Soup. Tandis que la guerre fait rage, les frères Marx sont encerclés dans une ferme. Groucho s’exclame : ‹ On a besoin d’aide ! ›, et tout soudainement on voit des soldats, des avions, des dauphins, des girafes et d’autres créatures qui se précipitent à leur aide. J’ai vu ce film quand j’avais 16 ans.30
Que les souvenirs soient reconstruits, ou que le récit soit apocryphe, importe peu. Ce que Conner vise par cet exemple, c’est un mode de construction du montage par accumulation, par amplification et par exagération (induisant une saute dans le registre du non-vraisemblable). Des plans relativement hétéroclites, arrachés de leur contexte, sont ainsi assemblés à travers des raccords de continuité, des correspondances formelles, des relations de causalité logique ou encore des associations métaphoriques – induisant une forte dimension langagière en ce dernier cas. La musique et le teintage de la pellicule dans un ton uniforme sont également d’importants facteurs de continuité. Mais il ne faut pas négliger non plus la cohésion des sources utilisées, constituée le plus souvent de films pédagogiques tournés dans les années 1940-1950 sans volonté de démarcation stylistique.
Les affiliations de Conner peuvent être comprises comme un geste de négation des instances de légitimation de l’art et des règles sociétales. Si la formation de la Société de protection des rats bâtards s’inscrit encore à l’intérieur du champ de l’art (pour mieux le déjouer, le subvertir, suivant les stratégies de négation des néo-avant-gardes), ce sera peut-être moins le cas avec la scène punk dans laquelle Conner s’implique à la fin des années 1970.
Conner, Mongoloid (1978) et la scène punk de Los Angeles
En 1977, la danseuse de rue et chorégraphe Toni Basil (qui est au centre de BREAKAWAY) introduit Conner à la scène punk de Los Angeles, à l’occasion d’un concert du groupe Devo au club underground Mabuhay Gardens. Plutôt que de répondre directement à la demande de V. Vale (qu’il rencontre à cette soirée) de participer à son fanzine Search and Destroy, Conner prend la décision de photographier les activités nocturnes du club pendant une année31. Ainsi, en 1978, Conner documente régulièrement pour Search and Destroy les concerts punks du Mabuhay, pratiquant une « photographie de combat » (selon ses termes)32, lui-même étant sur scène ou aux premiers rangs de la foule qui se prête à des danses effrénées33. Conner tourne radicalement le dos à l’art à cette époque, ne produisant qu’une seule œuvre en 1979. Il peut ainsi déclarer qu’il s’adonne désormais à l’alcool et non plus à la production artistique34. Mais d’un autre point de vue, il est possible de soutenir que les œuvres de Conner répondent à la rage et à la perte de contrôle généralisée qui caractérisent la musique punk. Il le dit lui-même, dans le même entretien :
Je n’ai jamais pensé que je contrôlais vraiment la nature d’une œuvre. Je ne conçois pas cela comme un objet que je réalise. Je la vois comme un événement. Je la vois comme un processus, et quelque part au milieu de ce processus, cela devient un film, ou une fête au Deaf Club, ou un voyage dans les canyons de l’Arizona. Cela peut devenir une côte cassée au Mabuhay.35
Cette énergie brute et non canalisée – qui réactualise du côté de la sous-culture musicale l’énergie entropique mise en jeu dans la Beat Generation et la scène du Junk Art36 – est également au centre du court métrage Mongoloid, commande que Devo lui passe en 1978 pour accompagner le premier disque 45 tours de son groupe37. Conner répond à la commande en s’appropriant des films éducationnels tournés pendant la Guerre froide, des films de propagande pour la défense civile, des films scientifiques et des publicités, illustrant en un court « clip » grinçant et agressif le single de Devo – l’esprit « potache » de Conner s’exprime par ailleurs déjà avec exubérance dans PERMIAN STRATA38 (1969) qui détourne les plans d’un film biblique (On the Road to Spartacus, 1949, Castle Films) en lui adjoignant une chanson de Bob Dylan au titre évocateur : Everybody Must Get Stoned (seulement, la « défonce » est cette fois littéralement provoquée par le jet de pierres [to stone], et pas seulement par la prise de drogue). Conner, dans un résumé décalé de MONGOLOID, inverse les intentions subversives qui avaient conduit à la fondation de la Société de protection des rats bâtards et le sens de son propre démontage filmique :
C’est un documentaire qui explore la façon dont un jeune homme surmonte son déficit mental profond et devient un membre utile de la société. Des techniques élaborées de montage révèlent les rêves, les idéaux et les problèmes auxquels doit faire face une large partie de la population masculine aux Etats-Unis. C’est un film éducationnel. Avec à l’arrière-plan une musique écrite et interprétée par l’orchestre DEVO.39
L’ironie et la rhétorique de l’inversion concourent ici à subvertir l’idéal de classe masculin et non métissé des WASP (pour White Anglo-Saxon Protestant) : la charge parodique ne peut être réduite ici au geste désengagé et « postmoderniste » du « pastiche », tel que l’avait défini avec clarté Frederic Jameson40 (sa position portant néanmoins le flanc à la critique et à la contradiction41).
Ainsi, malgré la déclaration de Conner, le film ne traite pas d’un personnage en particulier (un jeune homme) mais plus largement d’une façon de vivre, ordonnée et mécanisée. Plusieurs séquences de Mongoloid tournent en dérision le quotidien réglé des « personnages ». Cet ordre caricaturé (hommes se croisant et faisant un salut militaire, gestes de policier) est renforcé par des images de films scientifiques montrant une animation d’un crâne en coupe réagissant à un plat de nourriture, sollicitant tour à tour tous les sens, expliquant de façon raisonnée et concrète les réactions humaines. Là aussi, l’ordre règne dans le corps grâce à un système précis et fonctionnel, décortiqué devant nous. Le montage tend pourtant à tourner en dérision cet univers équilibré, s’accélérant parfois jusqu’à rendre les images inintelligibles (séquence de montage rapide « arrêté » par un plan de policier faisant des gestes de circulation – l’ordre revenant ironiquement dans le film grâce à la police) ou usant de la répétition pour suggérer la constance des fonctions métaboliques du corps et de la routine généralisée : animation de formes longues évoluant de façon rectilignes et en réseau, répétées à plusieurs reprises, tout comme le plan sur un visage d’homme dont la tête supporte un capteur placé sur le front. L’insistance faite sur les instruments de mesure connote également le caractère absurde de cette débauche de moyens « scientifiques » pour mesurer, peser, quantifier. A cela se superposent les paroles de la chanson, jouant également sur la répétition, expliquant que le personnage du film est un mongolien/trisomique : « Mongoloid, he was a mongoloid, And it determined what he could see, And he wore a hat, And he had a job, And he brought home the bacon, So that no one knew, He was a mongoloid, mongoloid [Mongolien, c’était un mongolien, et ça faisait qu’il voyait les choses ainsi, Et il portait un chapeau, Et il avait un travail, Et il ramenait le blé à la maison, pour que personne ne sache, qu’il était mongolien, mongolien] ». L’humour irrévérencieux et volontairement choquant contraste avec les images réglées des vies sérieuses que l’on voit à l’image, aboutissant sur un portrait grinçant et dérisoire d’une vie standard, voire d’une certaine American Way of Life, auquel on pourrait ajouter An American Dream : une séquence (reprise d’une publicité de voyage) dans laquelle un employé de bureau rêve qu’il est embarqué à l’intérieur de sa valise, le transportant de son lieu de travail vers Palm Beach, où il termine en costume de bain et lunettes de soleil, étendu sur une chaise longue, symbole certain d’un sommet de ringardise dans ce contexte.
Superconner
Bruce Conner, avec un sens aigu de la provocation, mène campagne, en 1967, pour devenir superviseur de la ville de San Francisco, avec pour slogan : « Superconner »42 ; émaillant ses discours politiques de citations bibliques, il tourne en dérision le rituel social des élections. Mais à l’opposé, il peut tout aussi bien affirmer son goût pour l’anonymat : ainsi, jusqu’en 1965, il interdit qu’on le prenne en photographie43.
Son œuvre, avant tout plastique, n’acquiert une large reconnaissance publique qu’à partir de 1999, à l’occasion de l’importante rétrospective que lui consacre le Walker Art Center44. Depuis, les expositions se succèdent, intégrant des dessins, des peintures, des sculptures, des collages, des assemblages, des photographies et des films ; celles-ci culminent avec l’exposition Bruce Conner : It’s All True, organisée par le San Francisco Museum of Modern Art (octobre 2016-janvier 2017, avec Rudolf Frieling et Gary Garrels comme curateurs), inaugurée au MoMA (juillet-octobre 2016, à travers une scénographie signée Stuart Comer et Laura Hoptman) et reprise par le Centro de Arte Reina Sofia à Madrid (février-mai 2017). Seules les performances de Conner – celles-ci n’étant pas réitérables en son absence – ne sont pas documentées dans cette exposition d’envergure. Par une ruse dont l’histoire est coutumière, une image de Crossroads fait la une de la couverture du numéro d’Artforum de septembre 2016 : une image « scientifique » (d’origine militaire, classée secret défense pendant des années) appropriée par Conner devient l’emblème de son art « explosif » ; la transvaluation « esthétique » d’un document dépourvu de toute intentionnalité auctoriale (ou expressive) opère tant et si bien que l’art « mineur » de Conner (dans le sens de l’histoire « mineure » revendiqué par Branden W. Joseph45) peut incarner l’actualité (ou faudrait-il écrire : l’inactualité ?) de l’art contemporain dans l’un de ses principaux relais ou reflets sur le plan discursif et médiatique. Et comme par un surprenant effet d’inversion, Amy Taubin, dans son compte rendu de l’exposition, valorise les films – et leur présentation « authentique », sobre, efficace – comme le clou de l’exposition :
« Malgré son aversion célèbre envers les institutions artistiques, qu’elles soient grandes ou petites – il avait été jusqu’à fonder à certaines occasions ses propres espaces d’exposition –, Conner aurait bien pu apporter son approbation à cette rétrospective, au vu de son ampleur et de l’accrochage d’œuvres à travers des supports variés qui se répondent mutuellement. Ceci est d’autant plus évident dans l’installation de sept œuvres à partir d’images en mouvement, chacune étant projetée dans un black box adjacent à une galerie vivement éclairée où des œuvres non mobiles sont accrochées aux murs ou disposées sur le sol ou à travers des vitrines. Ce dispositif peut paraître élémentaire, mais je n’ai jamais vu d’images mobiles et fixes mêlées avec autant de réussite que dans l’accrochage du MoMA […]. »46