La Suisse s’interroge de Henry Brandt, ou l’attraction de l’Exposition nationale de Lausanne en 1964
Compte rendu de : Alexandra Walther, La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, Lausanne, Antipodes (collection « Médias et histoire »), 124 pages
A l’occasion d’un bilan historiographique paru en 1991 (soit une année après la fondation de la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne), Rémy Pithon pouvait déplorer la quasi-absence de monographies consacrées à des réalisateurs ou à des films suisses1. Si la situation a passablement évolué2, notamment grâce à l’élaboration importante d’une littérature « grise » (en particulier des mémoires de master), la parution de livres spécialisés sur le cinéma suisse, dans une perspective historique, reste rare. Aussi convient-il de saluer la publication de l’ouvrage d’Alexandra Walther par les éditions Antipodes, dans la collection « Médias et histoire » dirigée par Gianni Haver, qui est justement tiré d’un mémoire de master de l’Université de Lausanne. Dirigé par François Albera et supervisé par François Vallotton, ce travail, portant sur la série de films courts – qu’il conviendrait plutôt de qualifier de « parcours cinématographique » – réalisés par Henry Brandt pour l’Exposition nationale de Lausanne en 1964, se situe au croisement de l’histoire du cinéma et de l’histoire culturelle. Vu par un large public, signalé dans les médias comme une des attractions de l’Expo, cet ensemble de films est apparu très rapidement comme une œuvre charnière, au croisement de l’ancien et du nouveau cinéma suisse. Et pourtant, avant la recherche d’Alexandra Walther (qui a déjà publié deux articles sur ce sujet3), il n’existait sur La Suisse s’interroge qu’un court texte4, tandis que pour Brandt il fallait se référer à un mémoire de master ou à des chapitres plus ou moins développés dans des ouvrages de portée plus générale5. Le livre d’Alexandra Walther comble donc une lacune importante. La Cinémathèque suisse prépare actuellement un coffret DVD rassemblant plusieurs films d’Henry Brandt, ce qui devrait contribuer à un éclairage renouvelé sur la carrière d’un des cinéastes suisses les plus importants.
Dans La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, Alexandra Walther rend compte de la genèse de cette série de courts métrages, situés au sein de la « subdivision ‹ La Suisse s’interroge › », inscrite elle-même dans le secteur de la « La Voie suisse », au cœur de l’Expo que les visiteurs étaient invités à visiter. « La Voie suisse » avait pour mission de rappeler aux citoyens que, par leur engagement, ils pouvaient « influer sur l’avenir du pays »6. Au sein de cet ensemble, La Suisse s’interroge constituait l’espace où les principaux problèmes à affronter étaient exposés. Cette série, totalisant une vingtaine de minutes, se déployait sous la forme d’un parcours comportant cinq étapes filmiques (La Suisse est belle / Problèmes / La course au bonheur / Croissance / Ton pays est dans le monde), les spectateurs assistant debout à des projections de quatre minutes (parfois sur plusieurs écrans où les images étaient projetées simultanément).
Parmi les secteurs de l’Expo, « la Voie suisse » s’avère donc l’un des plus importants, directement placé sous la responsabilité de la direction et non, comme c’est le cas dans les autres secteurs, délégué à d’autres responsables, choisis en accord avec les exposants. Après avoir situé l’Expo de 1964 dans la perspective des précédentes manifestations (en 1896, 1914 et 1939), Walther revient sur la place du cinéma dans cette édition, soulignant son importance aux yeux de jeunes cinéastes qui entendent s’inscrire dans un nouveau cinéma. Cette partie, développée dans un article paru dans la revue 1895 de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, revient sur le rôle central d’Alain Tanner, Henry Brandt et Claude Goretta7. Ceux-ci rencontrent la direction en 1961 déjà, et défendent la réalisation d’une série de films, placés sous le signe du documentaire poétique, qui évoqueraient les principaux aspects de la société contemporaine. Tanner, Buache et, à leur suite, Walther regrettent que leur proposition n’ait pas été retenue, envisageant globalement l’Expo comme une opportunité manquée pour le cinéma suisse.
Alexandra Walther revient par la suite sur les différentes phases précédant la réalisation même des films. S’appuyant sur de nombreux documents d’archives conservés aux Archives fédérales (Fonds Expo 64), aux Archives de la Ville de Lausanne (Fonds Chevallaz), aux Archives de la Construction moderne (Fonds Camenzind) et à la Cinémathèque suisse (les coupures de presse rassemblées dans les dossiers établis par la Cinémathèque), Walther retrace précisément les phases d’élaboration du film, en particulier sa phase scénaristique, qui comprend pas moins de cinq versions. La chercheuse note que le projet est examiné avec une attention toute particulière par le Comité directeur, qui s’effraye de certains aspects qui pourraient apparaître comme trop critiques. L’intervention du délégué du Conseil fédéral Hans Giger, dans une phase finale alors que des compléments financiers sont demandés, nécessite aussi des aménagements, certains aspects évoqués lui paraissant contrevenir à la réalité. Le délégué de la Confédération s’avère être l’instance officielle la plus contraignante, dans la mesure où il tient les cordons de la bourse.
Dans le tableau retracé par Walther, les mots d’autocensure et de censure s’imposent, renvoyant aux interdits intériorisés par la direction et le cinéaste, ainsi qu’aux pressions exercées sur les films. A ce stade de préparation, les différents intervenants tentent de faire valoir exclusivement leur point de vue. Remarquons, en suivant Walther, qu’une part importante des discussions porte sur les intentions de réalisation, avant même que la moindre image n’ait été tournée. Mais si la direction demande à Brandt de minimiser ce qui est perçu comme une critique trop incisive des temps actuels, elle affirme en même temps sa liberté de créateur, réitérant sa foi en ce projet. Si l’analyse de Walther met en évidence une série de contraintes, il n’en demeure pas moins malaisé d’évaluer concrètement l’intervention des uns et des autres. Et il est encore plus difficile dans ce jeu complexe de négociations de déterminer dans quelle mesure certaines demandes ont eu une incidence sur les films effectivement réalisés. L’examen de nombreuses archives, qui apporte de précieuses informations renvoyant avant tout au climat de paranoïa sociale dont témoigne l’escamotage des résultats de l’enquête Gulliver, n’apporte guère de précisions quand il s’agit de connaître les détails de telle ou telle entrevue. Les interventions semblent avant tout concerner les scénarios, certains des « censeurs » regrettant eux-mêmes que la discussion ne porte que sur les textes préparatoires.
L’analyse de Walther repose sur une conception de l’œuvre comme un acte de libre création de la part d’un auteur délié de toute contrainte. On peut questionner l’adéquation d’une telle position par rapport à l’examen d’un ensemble comme La Suisse s’interroge. Etabli dans le cadre d’une commande, le projet se situe d’emblée dans un cadre contraignant. On se souvient que, dans ses travaux sur la commande audiovisuelle, Gérard Leblanc8 a appelé à établir une distinction entre système ouvert et fermé, le premier laissant une large part d’intervention à l’équipe de réalisation. Or, dans le cas des films de Brandt, on ne peut qu’être frappé par la latitude qui est donnée au réalisateur. Cependant, en suivant les réflexions de Leblanc9, on peut se demander si la conception d’une création audiovisuelle totalement libre ne constitue pas une simple chimère, et ce d’autant plus dans le cadre de la production suisse, pour laquelle la part de la commande a été prépondérante jusque dans les années 1960 au moins10.
L’incidence du cadre contraignant de la commande dans le phénomène de la création pourrait être interrogé plus largement : l’histoire de l’art ne répond-elle pas à une dynamique de va-et-vient entre artiste et commanditaire, entre liberté et contrainte ? Cette situation ne contrevient pas à la grande qualité de nombreuses œuvres de commande. Aussi, envisager La Suisse s’interroge comme subissant le joug de trop nombreuses contraintes, ne revient-il pas à faire fi du contexte de la production cinématographique caractéristique de la Suisse autour de 1964 ? Et comme le souligne Walther elle-même, la direction semble retarder la finalisation des films, peut-être – c’est l’hypothèse avancée – pour éviter que des modifications soient exigées. Si ce jeu complexe de luttes entre les différents acteurs sociaux impliqués ne saurait être contesté, son implication reste donc encore à évaluer plus clairement, si tant est que cela soit possible… Suivant l’analyse de Walther, Brandt, soutenu par la direction, apparaît comme un artiste victime du poids des institutions.
Placé en regard d’autres productions audiovisuelles contemporaines, cette série apparaît au contraire comme une remarquable exception : tout en étant établie dans un cadre contraignant, elle parvient, en termes de forme et de contenu, à un résultat encore actuellement impressionnant. Enfin, on peut se demander, comme le fait Frédéric Maire dans son intéressante postface, si les cinéastes ne sont pas obligés de faire preuve de créativité face aux contraintes, développant des stratégies originales et critiques tout en paraissant se conformer à la ligne impartie.
Considérer globalement l’Expo 64 comme un échec, alors que la direction a choisi d’intégrer une installation cinématographique au sein même de « la Voie suisse », en soutenant le projet pour le moins audacieux de Brandt, ne contribue-t-il pas à faire perdurer une forme de mythe ? Du moins est-ce là mettre entre parenthèses le cadre même de l’Expo : l’organisation des différents secteurs reposait sur les propositions d’acteurs des différentes branches exposées ; loin d’agir librement, la direction n’avait souvent qu’un rôle d’initiateur et de coordinateur. Aussi la direction, avec le projet de Brandt et en appuyant celui de Tanner (Les Apprentis) auprès d’acteurs du monde économique, n’a-t-elle pas largement contribué au soutien de la production de nombreux films ?11
Dans l’ouvrage sur l’Expo 64 coordonné par Olivier Lugon et François Vallotton12, les analyses aboutissent à un même constat en traitant pourtant d’aspects fort variés : alors que le projet d’Exposition nationale prenait comme modèle la Landi zurichoise, les différentes réalisations de l’Expo 64, loin de faire perdurer l’image d’une Suisse archaïsante et passéiste, se distinguent par leur audace. Le contraste entre l’aspect guindé des officiels, appartenant à un autre temps, et le caractère quasi avant-gardiste des stands est frappant dans les photographies prises à l’occasion de la manifestation lausannoise. On a souvent l’impression de tenir des images prises lors d’une exposition d’art contemporain ou dans un parc de haute technologie plutôt que dans une exposition destinée à refléter l’état de la nation !13
Outre les films de Brandt et Tanner, il convient de rappeler, comme le fait Walther, que l’Expo intègre de nombreux dispositifs audiovisuels, souvent très spectaculaires, comme dans les sections des PTT, des CFF, de Swissair, voire les secteurs de l’armée, ainsi que celui de l’industrie et l’artisanat. Ce bouillonnement de projets multimédias s’accompagne aussi de la production d’une série de films que la Télévision suisse romande a été chargée de produire. Outre Goretta, Jean-Louis Roy, Pierre Koralnik et Gilbert Bovay réalisent des téléfilms destinés à illustrer des aspects de la Suisse. Le vétéran Raymond Barrat14 effectue une série de reportages sur l’Expo. Ces productions télévisuelles ont été privilégiées en fonction de leur capacité à circuler, dans la mesure où elles pouvaient être proposées à des chaînes étrangères. Aussi, s’il est vrai que l’Expo n’a pas été le laboratoire du nouveau cinéma souhaité par Tanner, ne faudrait-il pas préciser que cela tient au fait que quand celui-ci parle de films, il désigne en fait une forme particulière, celle du cinéma de fiction, en projection 35mm dans une salle de cinéma ?
Envisager l’Expo 64 comme un échec, n’est-ce pas aussi renoncer à prendre en compte l’effet que ces projets ont exercé sur la politique culturelle en Suisse ? Le sociologue Olivier Moeschler a établi de manière fort convaincante que la loi sur le cinéma qui entre en vigueur en 1963 a en fait largement profité à ces mêmes cinéastes15. Et, à n’en pas douter, cette loi a contribué à la reconnaissance de ces films, notamment suite à l’Expo. Loin de peser de manière rétrograde sur la création cinématographique en Suisse, les aides envers le cinéma ont largement contribué à l’émergence du « nouveau cinéma suisse » – mais c’est une autre histoire. Mentionnons juste que ce sont bien ces cinéastes « contestataires » qui ont le plus largement bénéficié du soutien de l’Etat. La légitimité d’un Tanner se manifeste dans la révision de la loi qui, ouverte au seul documentaire à l’origine, s’est aussi appliquée à la fiction dès 1969. C’est en effet suite aux revendications de l’Association des réalisateurs de films, cofondée par Tanner en 1962, que la loi a évolué. Et si pour les protagonistes, ce temps a paru long et les résultats modestes, il n’en demeure pas moins vrai qu’ils ont été entendus, au moins partiellement, par les élus et l’administration16.
Par ailleurs, force est de constater que malgré la richesse des archives exhumées par Walther, nombre de questions ne trouvent pas de réponse définitive. En premier lieu, si la présence de Jacqueline Veuve comme collaboratrice au côté de Brandt constitue une forme de « scoop », on ne sait rien de son implication : les premières ébauches portent bien la mention de son nom, mais il reste néanmoins difficile d’évaluer la part concrète qu’elle y a pris. Interviewée dans le cadre de Ciné-mémoire17, elle évoquait une brouille longue et profonde avec Brandt, qu’elle rapportait à un projet de film sur la Loterie romande (La Chance des autres, 1962) – sans le nommer d’ailleurs –, et ne se souvenait pas avoir pris part à la rédaction des scénarios des films de l’Expo…
Dans l’ouvrage, la manière de poser des hypothèses nous laisse parfois perplexe, en particulier lorsque des interprétations psychologiques pour le moins discutables sont proposées. Ainsi, pour Walther, ce serait le mauvais caractère d’Alain Tanner qui expliquerait que Brandt se soit vu confier la réalisation de La Suisse s’interroge, sans que le moindre document n’étaye cette affirmation (l’auteure se fondant sur des épisodes ultérieurs de sa carrière). Or, en 1964, Tanner est un jeune cinéaste dont les œuvres principales – que la direction de l’Expo visionne – sont Nice Time, un court métrage quasi expérimental coréalisé avec Claude Goretta en 1957, le portrait Ramuz, passage du poète (1961) et un film-installation présenté à la biennale de Milan de 1962, L’Ecole. Par rapport à Tanner, Brandt, de huit ans son aîné, peut se targuer d’une tout autre reconnaissance, et cela dès Les Nomades du soleil (1953) qui est suivi, entre autres, par Les Seigneurs de la forêt (1958) et Madagascar au bout du monde (1960). Sa réputation est encore assurée par le succès de Quand nous étions petits enfants (1961) – ces deux derniers titres étant projetés à l’Expo18. Par ailleurs, Tanner s’est vu confier le projet des Apprentis, qui, s’il n’est pas placé sous la responsabilité de la direction, correspond bien à la proposition de film qu’il avait soumise à l’Expo dans le projet-manifeste qu’il avait cosigné avec Brandt et Goretta. Et, outre ce film, Tanner s’est occupé du Monde de l’image, projection audiovisuelle mise au point par la société Paillard19.
Ces différentes remarques montrent, je l’espère, les apports de l’ouvrage d’Alexandra Walther, qu’il convient de saluer, mais aussi certaines de ses limites, liées à mon sens à la difficulté de se situer par rapport à une époque passée mais relativement proche et dont plusieurs figures importantes sont encore très actives. Cet aspect me semble particulièrement problématique dans la manière d’envisager le processus de la commande, qui implique des négociations plutôt que de la censure. Aussi, loin d’être victime du rigorisme fédéral, La Suisse s’interroge apparaît à mes yeux comme une œuvre situant les limites du dicible et du visible, limites qu’elle fait d’ailleurs évoluer, tout comme d’autres œuvres présentées à l’Expo. En faisant siennes les déclarations de certains protagonistes, Walther reconduit des jugements émis à l’époque. Pour ma part, je souhaiterais davantage qu’ils aient été mis en perspective et expliqués, ce qui aurait permis de mieux faire comprendre le rôle charnière de l’Expo 64 et la place de l’installation d’Henry Brandt tant en regard de l’histoire du cinéma que de l’histoire des idées.