La simplicité qui paye : Ma vie de Courgette (Claude Barras, 2016)
Difficile de passer à côté de Ma vie de Courgette. Ovationné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en mai dernier, le film d’animation du Suisse Claude Barras a remporté peu après le Prix du public et le Cristal du meilleur long métrage au Festival d’Annecy, ainsi que le Valois de diamant du 9e Festival du film francophone à Angoulême. Partout où il passe, le film semble faire l’unanimité, et il intègre même la short list des nommés à la prochaine cérémonie des Oscars1.
Ma vie de Courgette, c’est l’histoire d’Icare, alias Courgette, surnom hérité de sa mère dont il ne lui reste rien sinon ce sobriquet « légumier » et une canette de bière vide, vestige d’une vie faite d’alcool, de tristesse et de solitude. Suite à la chute de sa mère dans un escalier, pudiquement suggérée par un usage habile et délicat du son off, Courgette se retrouve orphelin, son père étant parti il y a longtemps avec « une poule ». C’est donc avec un petit sac à dos et un cerf-volant pour tout bagage que Courgette débarque au Foyer des Fontaines, le cœur aussi gros que ses grands yeux cernés. Là, il rencontre d’autres enfants, eux aussi malmenés par la vie et avec qui il va (ré)apprendre la confiance, le partage et l’amitié. Simon, chef de troupe lucide de ces petits écorchés, résume ainsi leur triste situation : « On est tous pareils, il n’y a plus personne pour nous aimer ». Nourri de bons sentiments, le film contredit prestement cette fatalité.
Adaptation d’un roman destiné plutôt à un public de jeunes adultes (Autobiographie d’une Courgette, de Gilles Paris2), Ma vie de Courgette est un conte des temps modernes et un « hommage à tous les enfants maltraités »3, comme l’explique Claude Barras. Malgré son sujet délicat, le film éclipse complètement le misérabilisme, et le décor sombre des deux scènes initiales est remplacé par des couleurs très vives dès l’arrivée de Courgette dans le foyer pour enfants maltraités. Dans un même élan d’optimisme, la solidarité enfantine contraste avec la dureté des destins familiaux des jeunes résidents. D’ailleurs, une fois les adjuvants au bonheur de Courgette et de ses camarades (rapidement) résolus, l’histoire laisse entrevoir l’assurance d’un avenir meilleur, engendré par la force de vie de ces gosses « entrés en résistance »4. Commence alors un récit d’apprentissage, un récit picaresque revisité par l’idée de résilience de Boris Cyrulnik.
Vidé d’autant de potentialités dramatiques, le film aurait pu verser dans la mièvrerie ou le manque de profondeur. Mais c’était sans compter sur l’usage de la bande-son. Pour faire parler ses marionnettes ultra colorées et stylisées, le réalisateur a fait appel à de jeunes acteurs amateurs. Porteuses d’émotions et d’authenticité, à la dimension presque documentaire, ces voix d’enfants nous rappellent que les situations présentées reflètent une certaine réalité. La spontanéité cristalline des dialogues du film apporte justesse et ferveur aussi bien aux histoires racontées5 qu’aux personnages eux-mêmes. Enregistrée plusieurs années avant le tournage6, cette matière sonore a inspiré et orienté les animateurs qui ont créé les mouvements des marionnettes à partir de ce qu’ils entendaient, incorporant ainsi, si l’on peut dire, l’image au son.
Autre contraste bienvenu : la bande originale, qui a été intelligemment confiée à la chanteuse Sophie Hunger. La jeune artiste bernoise a composé une musique plutôt rock, qui détonne avec les images colorées et les marionnettes tout en rondeurs, en prémunissant contre le risque d’infantilisation et en apportant une touche de gravité à l’atmosphère générale.
Comme d’autres films d’animation avant lui, Ma vie de Courgette est une production dont on aime rappeler les chiffres, puisqu’ils rendent compte du travail d’orfèvre que représente la réalisation d’un tel film7. « Huit mois à tourner trois secondes de film par jour et par animateur »8 pour, au final, à peine plus d’une heure de projection, relève le critique Antoine Duplan. Trois à quatre secondes par jour pour un résultat saisissant et des mouvements aussi vrais, déliés que nature. Réalisé à l’aide de cinquante-quatre marionnettes évoluant dans une soixantaine de décors, Ma vie de Courgette a été tourné en stop motion, technique qui consiste à mouvoir de quelques millimètres les personnages entre chaque prise de vue, ce qui exige patience et minutie. Car il ne s’agit pas seulement de déplacer les corps dans l’espace, il faut également bouger ou changer les yeux, les sourcils, les bouches9, les cheveux et les vêtements des marionnettes pour traduire l’impression d’un petit émoi ou d’un grand frisson. Cette « loi du noble effort » a payé, puisque le moindre haussement de sourcils de ces personnages aux grands yeux se dote d’une charge expressive et émotionnelle considérable.
A l’ère des productions cinématographiques truffées d’effets spéciaux en tous genres et des budgets vertigineux, Ma vie de Courgette prouve donc que l’artisanat a toujours sa place. Pour entrer dans la cour des grands, pas besoin de moyens énormes. En effet, Claude Barras s’est contenté de 8 millions10, un budget fort modeste qu’il a néanmoins su habilement gérer. Optant pour des méthodes artisanales certainement moins onéreuses que celles de certains de ses confrères, le Valaisan a par ailleurs fait le choix déterminant de s’entourer de partenaires de qualité (on pense par exemple à la scénariste française Céline Sciamma11) en privilégiant d’autres aspects que la « simple » animation.