Festival de Locarno 2016 : notes sur la rétrospective R.F.A. (1949-1963)
Le Festival international du film de Locarno propose chaque année une rétrospective en marge des compétitions. Tandis que les rétrospectives des dernières années retraçaient principalement le parcours de cinéastes reconnus (Sam Peckinpah en 2015, George Cukor en 2013, Otto Preminger en 2012, Vincente Minnelli en 2011, etc.), celle de la 70e édition était consacrée au cinéma de la République Fédérale d’Allemagne entre 1949 et 1963. D’emblée, cette double entrée historique et nationale implique un questionnement autre que celui posé par le choix d’un réalisateur. Rendre compte d’une période historique entraîne en effet une opération de sélection bien plus importante que lors de la constitution d’une filmographie. Retenir une cinquantaine de longs métrages pour la période 1949-1963 – sachant que, dans cette période, 1367 films sont produits en R.F.A.1 – suppose inévitablement un positionnement.
Rejet de l’après-guerre
Intitulée « Beloved and Rejected : Cinema in the Young Federal Republic of Germany from 1949 to 1963 » [Aimé et rejeté : le cinéma de la jeune République Fédérale d’Allemagne entre 1949 et 1963], cette programmation entend reconsidérer une période très peu connue du public non germanophone et souvent réduite à des lieux communs. En effet, la première caractéristique de cette production semble en être la méconnaissance, qui peut s’expliquer par deux facteurs qui ne sont pas sans liens : en premier lieu, par l’accès difficile de la plupart de ces films, qui ne sont pas rediffusés en salle et qui sont inaccessibles en version DVD sous-titrée ; mais en second lieu et avant tout par la condamnation violente des films de cette période par les cinéastes du nouveau cinéma allemand, comme Werner Herzog, Rainer Werner Fassbinder ou Edgar Reitz, dont la critique a largement relayé les positions. Ces derniers n’ont eu de cesse de se démarquer de la génération active dans l’après-guerre, toujours suspecte de connivence avec le nazisme et dont les films ont constitué un véritable repoussoir sur lequel ils ont fondé leur pratique. Le crédit accordé à leur propos peut ainsi expliquer le manque d’intérêt porté à la rediffusion de ce corpus. De fait, la plupart des critiques et historiens réduisent cette période à un enchaînement de succès populaires composé de Heimatfilme offrant une représentation idéalisée de la vie bucolique et de comédies légères, composant un « cinéma de papa » bourgeois et ronronnant. Or, il semble bien que ces jugements reposent sur un certain nombre de malentendus. La production de cette période, dont les premières années sont encore fortement marquées par la guerre, semble être bien moins homogène que l’image à laquelle on la résume. Il apparaît plutôt que cette condamnation constitue un acte politique de la part d’une génération désireuse de s’affirmer, plutôt qu’un jugement esthétique (Edgar Reitz confie d’ailleurs, lors d’un entretien réalisé au festival de Locarno et diffusé sur Arte, n’avoir vu aucun des films de la rétrospective2). La sélection locarnaise 2016 entendait donc offrir un autre regard sur les films des premières années de la R.F.A.
Reformulation de l’après-guerre
La rétrospective, composée par Olaf Möller et Roberto Turigliatto, rassemblait ainsi 72 films (dont 28 courts et moyens métrages) et était accompagnée d’une publication homonyme, dirigée par le même O. Möller ainsi que par Claudia Dillmann3, directrice du Deutsches Filminstitut de Francfort-sur-le-Main, d’où provient la majorité des copies. Outre l’ampleur de son programme, la rétrospective est caractérisée par plusieurs partis pris. Le premier concerne la période, circonscrite ici par les « années Adenauer ». C’est donc la durée du mandat du premier chancelier de la R.F.A. qui pose les bornes historiques de la filmographie. Choix original puisque les critiques ou historiens du cinéma ont coutume de faire peu de cas des années séparant l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933 du manifeste d’Oberhausen en 1962. Cette période, lorsqu’elle est abordée4, est le plus souvent scindée en deux : la période nazie et son cinéma de propagande puis celle de l’après-guerre, taxée de conventionnelle, rétrograde et vulgaire5 – la première étant condamnée et la suivante considérée comme dénuée d’intérêt. Notons enfin que certains historiens relèvent tout de même des exceptions6 tandis que d’autres exposent précisément les conditions de la reconstruction des structures cinématographiques, qu’il s’agisse des studios ou plus largement de la distribution7. La période proposée par la rétrospective affiche ainsi une forme d’originalité, puisqu’elle ne reproduit à notre connaissance aucune catégorisation historiographique antérieure.
Une sélection orientée
Les films retenus permettent d’effectuer plusieurs observations. Signalons déjà qu’ils ne visent très vraisemblablement pas à donner un aperçu global du cinéma de la R.F.A. – ce qui aurait pu être réalisé en proposant par exemple un échantillon de films permettant d’embrasser tout le spectre des productions filmiques. A cela s’ajoute que les films les plus populaires ou reconnus sont absents du programme, à l’exception notable du diptyque indien de Fritz Lang constitué par Der Tiger von Eschnapur (Le Tigre du Bengale, 1959) et Das indische Grabmal (Le Tombeau hindou, 1959). Ainsi les trois principaux genres du cinéma allemand que sont alors le Heimatfilm, la comédie et le film historique sont réduits à une portion congrue, tandis que les rares œuvres qui représentent traditionnellement cette période ont été écartées. Ainsi, Die Brücke (Le Pont, 1959) de Bernhard Wicki ne figure pas dans la sélection, alors qu’il a connu un écho international positif, marqué par de nombreux prix dont le Golden Globe du meilleur film étranger en 1960. Du même réalisateur a été préférée une satire sociale, Das Wunder des Malachias (1961), parodiant les accents mystiques alors en vogue ainsi que les répercussions du miracle économique (Wirtschaftswunder) sur la nouvelle société allemande. Un choix comme celui-ci permet de mieux cerner les partis pris des programmateurs, dont celui de reconsidérer le cinéma des années Adenauer à la lumière d’œuvres moins connues et susceptibles d’être appréciées par un public curieux ou cinéphile. En effet, l’éviction d’un film comme Le Pont, qui relate le sacrifice de soldats adolescents s’acharnant à défendre un pont voué à la destruction, est éclairant. Sa charge contre l’absurdité de la guerre, à la prétention universelle et qui a pour effet de totalement évacuer le contexte spécifique du nazisme, aurait pu être considérée comme problématique. Le film qui lui a été préféré s’inscrit au contraire dans un intertexte. Il caricature une classe, celle de la haute bourgeoisie décadente, mais parodie aussi un type de films particuliers. Nombre de films sont en effet apparus dans ces années qui représentent des éléments mystiques, Diables et Bons Dieux se croisant au détour d’une ruelle. Ce goût pour un fantastique chrétien a pu se lire comme une forme d’évasion face à la responsabilité de l’homme dans le monde. Le choix des programmateurs est révélateur d’une volonté de favoriser des œuvres dialoguant avec un contexte social ainsi qu’avec les représentations que la R.F.A. donne d’elle-même dans ses productions cinématographiques. Il semble donc que les programmateurs aient privilégié les œuvres méconnues échappant au corpus canonique ou permettant d’offrir un contrepoint à l’imagerie traditionnelle. Les films paraissent ainsi avoir été choisis pour leurs qualités intrinsèques, et non pour un statut de sources documentant un état du cinéma allemand.
Trois Heimatfilme au programme
Trois films programmés appartiennent pourtant au genre des Heimatfilme, bien qu’ils présentent chacun des particularités qui font qu’ils dépassent la simple appartenance au genre, le plus populaire des années 1950. Leuchtfeuer (R.F.A. / Suède, Wolfgang Staudte, 1954) et Rose blühen auf dem Heidegrab (Hans Heinz König, 1952) marquent ainsi par leur noirceur tandis que Die Trapp-Familie in Amerika (Wolgang Liebeneiner, 1958) illustre avec humour l’exportation de la musique traditionnelle allemande aux Etats-Unis. Généralement méprisé par la critique spécialisée ou académique, ce type de production est ainsi résumé par Roland Schneider : « L’évasion facile du Heimatfilm, notamment dans la série des Sissi, qui fit la célébrité de Romy Schneider, illustre la nostalgie du mythe monarchique et de l’ordre bourgeois libéral »8. Monika Ballan, dans 100 ans de cinéma allemand déclare même que la plupart des réalisateurs allemands de cette époque « se réfugient dans des sujets sentimentaux et rassurants : les ‹ Heimatfilme ›, les films du terroir du type L’Auberge dans le Spessart (Das Wirtshaus im Spessart, 1957) de Kurt Hoffmann, les films de famille comme La Famille Trapp (Die Trapp-Familie, 1956) de Wolfgang Liebeneiner ou des films nostalgiques des têtes couronnées comme la série des Sissi d’Ernst Marischka qui fit connaître Romy Schneider »9. Notre intention n’est pas de regretter l’absence de cette production mais de la relever puisque le titre accordé à la rétrospective pourrait s’annoncer comme le reflet cinématographique d’une période de l’Histoire politique de l’Allemagne de l’Ouest.
Réminiscences du Trümmerfilm
Bien moins populaire que la catégorie précédente, celle du Trümmerfilm désigne la production cinématographique de l’immédiat après-guerre, dont le décor constitué de ruines, celles des villes bombardées par les raids alliés10, reflète l’état de l’Allemagne, au propre et au figuré. La part documentaire que prend le décor dans ces films n’a pas manqué de provoquer une comparaison avec le néo-réalisme italien, symbolisé par une référence temporelle, celle de l’Allemagne année zéro. Intitulé ainsi (Germania anno zero, Italie / France / Allemagne, 1948), le film de Roberto Rossellini évoque à la fois la période, l’atmosphère et le désarroi des Allemands au sortir de la guerre. Voici ce qu’écrit R. Schneider sur cette production de courte durée : « Calcinées par le phosphore, les décombres des villes allemandes fournissaient un décor d’apocalypse qui inspira Rossellini, mais les Allemands restaient obsédés par l’artifice du studio. Suscité par la destruction des décors, le Trümmerfilm (film des décombres) soulignait, non sans masochisme, le pittoresque du cadre au détriment du sentiment de réalité : les ruines, pourtant, furent authentiques »11. Le film le plus célèbre de ce mouvement, réalisé par Wolfgang Staudte, Die Mörder sind unter uns (1946), est absent de la rétrospective car antérieur à la période observée. Bien ultérieur, Weg ohne Umkehr (Victor Vicas, 1953) démontre que cette trace est encore omniprésente. Le film revient sur cette période, afin d’asseoir son intrigue et poser les relations entre les personnages principaux. C’est dans un décor encore fumant des ultimes bombardements qu’une Allemande de la zone occupée par les Soviétiques et un officier russe se rencontrent. L’essentiel de l’action se situe ensuite quelques années plus tard et met en scène l’atmosphère étouffante de la surveillance que ce nouvel Etat impose aux habitants (caractérisés comme postfascistes, les nouveaux officiers de la R.D.A. sont d’anciens nazis exerçant une forme de terreur sur la population). Le film se conclut sur une note pessimiste, montrant l’impossibilité pour l’héroïne de rejoindre à l’Ouest son nouveau fiancé (elle est ramenée de force dans la zone soviétique). Weg ohne Umkehr allie film historique (l’action se déroule quelques années auparavant) et aspect documentaire (les ruines sont bien celles de 1953), et évoque le poids du climat de l’immédiat après-guerre dans le cinéma allemand du début des « années Adenauer ». Celui-ci n’est cependant pas toujours perceptible de façon aussi littérale, notamment lors du recours au cinéma de genre.
Le film criminel
Une partie importante de la sélection peut être regroupée sous la dénomination de films criminels qui a par ailleurs donné lieu à une journée spéciale programmant sept films, amorcée par Banktresor 713 (Werner Klingler, 1957) et se concluant sur Der Verlorene (Peter Lorre, 1951). Ce fut l’occasion d’y projeter Die Spur führt nach Berlin (Franz Cap, 1952), Weg ohne Umkehr, Nachts, wenn der Teufel kam (Robert Siodmak, 1957), Es geschah am hellichten Tag (Ladislao Vajda, RFA/CH, 1958, adapté d’un récit de Friedrich Dürrenmatt) et Viele kamen vorbei (Peter Pewas, 1956). Autant de films que de thématiques (cambriolages, détention, meurtres, tueurs en série), toutes teintées d’une noirceur très marquée sans pour autant se référer aux codes du film noir américain. Les œuvres prennent leur source dans un registre criminel ou dans celui des enquêtes policières mais leurs particularités échappent à une catégorisation stricte. La prégnance de l’aspect documentaire est à nouveau un élément remarquable. On y décrit les conditions de survie de toute une population condamnée à la débrouillardise, en dépeignant les bars interlopes dans lesquels agissent les personnages. Acteurs, costumes et décors sont ainsi ancrés dans un réalisme que viennent à peine nuancer les effets dramatiques de l’éclairage.
Une autre particularité est la figure récurrente du tueur en série. Trois films sont en effet consacrés à ce type de criminel. Signalons tout d’abord Nachts, wenn der Teufel kam (Les S. S. frappent la nuit) qui fut le « film le plus primé de l’après-guerre »12. Réalisée par Robert Siodmak, de retour des Etats-Unis13, cette fiction est inspirée d’un fait divers allemand impliquant Bruno Lündke, un handicapé mental accusé d’une cinquantaine de meurtres commis entre la fin des années 1920 et le début des années 1940. Le film raconte comment le personnage de Lündke est attrapé par la police, remis aux autorités, puis très vraisemblablement assassiné par les nazis, les dirigeants du parti ne pouvant pas admettre qu’un meurtrier, déficient de surcroît, ait pu échapper à leur vigilance durant toutes ces années. Siodmak met donc en scène un déséquilibré mental aux prises avec un commissaire caractérisé comme humaniste et respectueux de la justice civile plutôt que de celle du pouvoir en place. Positionnement qui n’empêchera pas un innocent de se faire exécuter pour le « dernier » meurtre commis par le tueur en série et de mener ce dernier à une exécution sommaire, à peine déguisée en une tentative d’évasion échouée. On assiste donc à un procès multiple, celui d’un déséquilibré mental et celui, moins avoué mais tout aussi explicite, du régime nazi et de ses partisans, collaborateurs plus ou moins passifs, et de leur responsabilité : « Selon l’optique de l’ère Adenauer, le nazi était un démon tout-puissant et repoussant auquel aucune personne sensée ne pouvait prêter foi ; sa puissance ‹ infernale › excuse sinon justifie en quelque sorte la passivité de l’homme de la rue »14. Et plus généralement : « Nachts, Wenn der Teufel kam est le premier film allemand à parler du passé nazi autrement que dans une perspective déculpabilisante – ce qui n’est pas peu »15. La projection du film fut l’occasion de consacrer un hommage à Mario Adorf, incarnant le personnage déviant et dont ce fut le premier grand rôle au cinéma16. De leur côté, Es geschah am hellichten Tag puis Viele kamen vorbei mettaient en scène respectivement un tueur d’enfants et un assassin d’auto-stoppeuses. Cette journée consacrée au Krimi se terminait sur Der Verlorene, « le » film de Peter Lorre dont le récit compliqué avait fait l’objet d’une étude détaillée dans Le Cinéma réaliste allemand de Raymond Borde, Freddy Buache et Etienne Chaumeton (Lyon, Serdoc, 1965), dans laquelle avait été décortiquée la structure en flashbacks du film.
Portait d’une génération
Une autre préoccupation de ce cinéma semble avoir été la question de la représentation de la jeunesse. Enjeu majeur – et pas seulement en Allemagne – dans ces années de reconstruction, les valeurs d’une « nouvelle génération » ont souvent suscité des craintes, comme le signale le phénomène de la délinquance juvénile, qui apparaît dans les médias. Endstation Liebe (Georg Tressler, 1958) s’en fait l’écho. Il met en scène un groupe de jeunes garçons employés à l’usine, et leur quotidien fait de drague, de football et de sorties turbulentes. Le jeune premier Horst Buchholz y incarne un fanfaron mis au défi de séduire une jeune fille de bonne famille. L’amour viendra s’immiscer dans ce jeu, mettant au jour l’humanité du personnage. Une fois de plus, le film est prétexte à représenter une classe sociale défavorisée, sans misérabilisme aucun. Il permet aussi de mettre en scène les relations entre cette jeune génération et leurs parents, en échappant au lieu commun, comme en témoignent les relations entre le personnage joué par Horst Buchholz et son père (Gert Fröbe), qui mélangent affrontement et affection.
Le film projeté en hommage à Mario Adorf sur la Piazza Grande unissait film criminel et portait de la jeunesse. Dans Am Tag als der Regen kam (Gerd Oswald, 1959), l’acteur d’origine italienne est à la tête d’une bande de délinquants détroussant des automobilistes. Un des usages de l’argent récolté est d’entretenir son père, ancien médecin ayant sombré dans l’alcoolisme. La démission de la génération des pères qui se dessine ainsi ancre le film de genre dans un contexte social, et en fait un film emblématique des choix opérés par les programmateurs.
Notons enfin que, si cette rétrospective a rempli son rôle en permettant de mieux percevoir la diversité d’une production négligée par la critique, elle exigeait du festivalier un engagement certain : les films n’étaient projetés qu’une seule fois et à raison de cinq en moyenne par jour, rendant une vision exhaustive illusoire. Le caractère exceptionnel de ce programme était accentué par la reprise des plus partielle de la Cinémathèque suisse, qui ne projetait que 13 des 72 films projetés à Locarno. Il fallait donc être à Locarno en 2016 pour découvrir les dessous des « années Adenauer ».