François Bovier, Laure Cordonier, Faye Corthésy

Editorial

Le présent dossier investigue deux vastes ensembles de pratiques filmiques le plus souvent dissociées dans la littérature secondaire qui leur est consacrée : d’une part, le « cinéma de compilation » [compilation films], dont on peut faire remonter l’origine aux films de re-montage en Union soviétique dans les années 1920 ; d’autre part, le found footage, dont la perspective est plus « artistique » qu’« archivistique », et qui connaît un développement sans précédents à partir des années 1950-1960. L’enjeu de ce numéro thématique, à travers un procédé de « montage » qui n’est pas dénué de fondements historiques (les films de compilation et le found footage entretenant une dynamique d’interaction, si ce n’est une relation de filiation ou de continuité), consiste à articuler et à penser ensemble ces deux paradigmes d’appropriation et de remontage de plans « trouvés », sans nier leurs spécificités, ni leurs distinctions. Le dossier est donc double, duel : il s’ouvre sur une réévaluation des films de re-montage dans les années 1920-1930 et une interrogation des stratégies politiques du détournement dans les années 1950-1960, avant d’interroger différents gestes singuliers de collage, d’appropriation, de déplacement, d’échantillonnage, etc., de matériaux (audio)visuels préexistants.

La thématique bipartite que nous nous sommes ici donnée a certes déjà fait l’objet d’études – une revue fondée en 2015 s’intitule précisément Found Footage Magazine1, témoignant ainsi de l’actualité des recherches sur le cinéma de l’« objet trouvé ». Néanmoins, la littérature spécialisée portant sur ces questions n’est somme toute guère étendue, malgré un regain d’intérêt pour ces pratiques qui voit le jour dans les années 1990 – et qui se manifeste à travers différentes publications et expositions consacrées au found footage2. Jay Leyda, membre du Workers Film and Photo League au début des années 1930 et qui a travaillé par la suite en Union soviétique, notamment avec Eisenstein, a rédigé en 1964 l’ouvrage de référence, aujourd’hui encore incontournable, sur les « films de compilation »3, en mettant en évidence la dimension politique, militante, de ces pratiques documentaires. Cette étude revêt aujourd’hui encore un caractère d’exception, tant par l’ampleur du champ investigué (Leyda ayant l’intention de proposer une cartographie globale de ces pratiques) que par la cohérence de sa taxinomie. Cette perspective a été récemment prolongée et infléchie par Jaimie Baron4, qui fait porter l’accent sur la question de la constitution d’archives et de leur réception. Par ailleurs, William C. Wees, spécialiste du vorticisme qui a consacré plusieurs ouvrages au cinéma expérimental, a écrit au début des années 1990 la principale étude qui porte sur le found footage5, suivant une perspective esthétique ; s’il inclut bien dans sa recherche les films de compilation des années 1920, il se concentre essentiellement sur les expérimentations menées par des artistes et des cinéastes indépendants dans les années 1960-1970, ne dérogeant pas au point de vue « avant-gardiste » des ouvrages édités à l’enseigne d’Anthology Film Archives. A la fin des années 2000, Christa Blümlinger6 a repris les recherches, dans une perspective esthétique et essayiste, en privilégiant la catégorie plus générale du réemploi tout en intégrant dans son analyse des démarches récentes (notamment Peter Forgács, Harun Farocki, ou encore Constanze Ruhm). Il n’en demeure pas moins vrai que les films de compilation des années 1920 sont rarement articulés aux pratiques artistiques plus tardives du réemploi. Une exposition telle que Found Footage : Cinema Exposed7, à Amsterdam en 2012, pourtant pensée sur un mode inclusif, ne déroge pas à ce constat – raison pour laquelle nous tenons à envisager conjointement ces deux champs d’activités.

Suivant une perspective chronologique orientant l’organisation des deux « sections » du dossier, le numéro s’ouvre sur une contribution de François Albera, qui met en évidence la centralité d’Esfir Choub dans le cinéma de re-montage soviétique des années 1920. L’auteur met en évidence l’importance du travail de sélection des plans dans le re-montage, en réinscrivant cette pratique dans les débats qui portent sur le fait et les matériaux en Union soviétique. Bert Hogenkamp, à travers une analyse détaillée de Misère au Borinage (1934) de Joris Ivens et Henri Storck, démontre que le re-montage d’actualités à des fins militantes constitue une pratique répandue aux Pays Bas et en Belgique, au début des années 1930, dans le contexte des activités de propagande du Secours rouge international. Quant à Loïc Millot, il retrace les stratégies du détournement élaborées au sein de l’Internationale lettriste, avant d’analyser les premiers films lettristes et situationnistes d’Isidore Isou, de Guy Debord et de Maurice Lemaître. Jaimie Baron, prolongeant son étude sur le statut des documents d’archive dans son ouvrage susmentionné, met en évidence les liens qui se tissent entre le soi-disant « effet Kouléchov » et ce qu’elle définit comme un « effet archive ». Son propos s’appuie sur un court métrage des artistes Clint Enns et Darryl Nepinak, I for NDN (2011). Enfin, Albera interroge de façon critique le rapport qu’entretient Jean-Gabriel Périot aux archives liées à la Rote Armee Fraktion, plus particulièrement aux militants Ulrike Meinhof, Holger Meins, Andreas Baader et Gudrun Ensslin, dans Une Jeunesse allemande (2015) ; il relativise ainsi la portée « progressiste » du film de Périot, au vu de son attitude équivoque dans son traitement des archives et de leur montage initial.

En ouverture de la seconde « section » du dossier, François Bovier revient sur Rose Hobart (1936) de Joseph Cornell, film de re-montage rituellement convoqué comme le point de départ du found footage. L’auteur retrace les liens de Joseph Cornell et du galeriste Julien Levy au surréalisme et à l’émergence d’une culture cinéphilique aux Etats-Unis, pour souligner le rôle central de la séance cinématographique en galerie dans les stratégies d’appropriation mises en jeu par Cornell dans ses films. Abigail Child propose une analyse attentive des trois premiers films de re-montage réalisés par Arthur Lipsett à l’ONF, dans les années 1960. Elle souligne la dynamique de tension et de déhiscence entre l’image et le son, exacerbée par le recours à un montage dissonant et extrêmement court, qu’elle qualifie de cut-up survolté. François Bovier et Sylvain Portmann reviennent sur le travail de Bruce Conner, à nouveau au centre de l’actualité avec l’importante exposition qui lui est consacrée au MoMA, en articulant ses films par rapport à son travail d’assemblagiste et à ses liens avec la contre-culture de la côte Ouest, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970. Ses activités au sein de la Rat Bastard Protective Association, collectif éphémère d’artistes qu’il a fondé en 1958, sont révélatrices de son iconoclasme et de son opposition à toute institution, ses films de re-montage participant pleinement à l’éthique du junk art. Enrico Camporesi et Jonathan Pouthier interrogent les liens entre le ready-made et le found footage, en prenant comme cas d’études un film « trouvé » de Ken Jacobs, Perfect Film (1965). Ils décèlent chez Jacobs une propension à l’analyse (qui s’exprimera emblématiquement dans Tom Tom, The Piper’s Son [1969/1971], relecture et appropriation d’un film « primitif » de Billy Bitzer) qui se porte à l’encontre des stratégies de décontextualisation et de renomination du ready-made. Les auteurs prolongent ces réflexions en traduisant une série de brefs entretiens conduits avec Brian L. Frye, Bruce McClure, Morgan Fisher, Wilhelm Hein, Ken Jacobs et Peter Kubelka, à l’occasion de leur programmation « Duchamp du Film » au Centre Pompidou. Jean-Michel Baconnier, en reconstituant le parcours artistique de Christian Marclay à New-York à la fin des années 1970 et au début des années 1980, retrace les lieux entre la scène artistique de l’appropriation, la scène musicale du hip-hop et la pratique de l’échantillonnage dans laquelle s’inscrit Marclay. Il articule ainsi le found footage et l’art de l’appropriation au montage vis-à-vis de la musique, et plus particulièrement du turntablism. Sonja Bertucci revient sur le projet épique de Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma (1988-1998), envisageant son montage en termes de dislocation, suivant une logique de réécriture de l’histoire du cinéma et de réélaboration de son propre rapport à l’Histoire. Enfin, Abigail Child prend ses propres films et installations comme point de départ de sa réflexion sur le found footage et sur l’opération de recadrage, de relecture, impliquée par cette poétique résiduelle.

Par ailleurs, nous avons fait appel à des artistes et à des cinéastes indépendants qui rejouent les enjeux du cinéma de re-montage en intervenant graphiquement dans les pages de la revue. Noel Lawrence a extrait des photogrammes de son film en cours, Sammy-Gate, exacerbant la discontinuité liée au montage et à la composition des plans. Claude Closky propose une œuvre conçue spécifiquement pour le format de la revue, exposant le devenir de la pellicule trouvée après son obsolescence annoncée. Enfin, Cécile Fontaine réassemble des motifs issus de travaux filmiques antérieurs, en un collage qui se déploie sur plusieurs pages.

La rubrique suisse s’ouvre sur un entretien avec Pierre-François Sauter, réalisateur du documentaire Calabria (CH, 2016). Le film, un road movie qui montre le rapatriement en corbillard d’un défunt italien de Lausanne vers son village d’origine en Calabre, a été sélectionné dans plusieurs festivals en Suisse et à l’étranger, et a été couronné du Grand Prix du meilleur film lors de la dernière édition de Doclisboa. Mené par Faye Corthésy et Laure Cordonier, l’entretien a permis de questionner Sauter sur le processus de création du film, ses choix formels et thématiques, ou encore son rapport à José et Jovan, les deux croque-morts en charge du transport du corps.

Les contributions suivantes reviennent sur des rétrospectives présentées dans deux festivals de films majeurs en Suisse. Caroline Zéau propose une réflexion autour de l’œuvre du documentariste lituanien Audrius Stonys, que le public de Visions du Réel a pu découvrir presque intégralement lors du festival en 2016, accompagnée d’une masterclass avec le réalisateur. Zéau analyse les rapports entre filmeur et filmés dans les films de Stonys, qui interrogent la vie intérieure des Lituaniens dans le contexte post-soviétique. Raphaël Oesterlé, Sylvain Portmann et Mathieu Urfer se sont quant à eux intéressés à la rétrospective dédiée au cinéma de la République fédérale d’Allemagne entre 1949 et 1963, qui s’est déroulée lors du dernier Festival du Film de Locarno. Les auteurs s’interrogent sur les opérations de sélection qui ont présidé à l’élaboration de cette rétrospective à double entrée historique et nationale, tout en proposant une analyse de certains films présentés.

Chloé Hoffman revient pour sa part sur le film d’animation Ma vie de Courgette (CH, 2016) réalisé par Claude Barras, qui a été très largement salué par la critique en Suisse et à l’étranger. Rappelant les conditions de tournage et le matériel artisanal utilisé pour créer les personnages et décors animés, l’article loue l’originalité de la bande sonore et musicale, qui, selon l’auteure, apporte de l’authenticité au propos du film tout en le mettant à distance.

Enfin, Pierre-Emmanuel Jaques propose un compte rendu critique de l’ouvrage La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, paru récemment aux éditions Antipodes.

1 Voir Found Footage Magazine, no 1, octobre 2015 (« Bill Morrison ») ; no 2, mai 2016 (« Barbara Hammer »). La publication est bilingue (anglais et espagnol).

2 Voir Peter Tscherkasski (éd.), « Found Footage. Filme aus gefundenem Material », Blimp, no 16, printemps 1991 ; Eugeni Bonet (éd.), Desmontaje : Film, Vídeo/Apropriación, Reciclaje, Valence, IVAM, 1993 ; William C. Wees, Recycled Images: The Art and Politics of Found Footage Film, New York, Anthology Film Archives, 1993. Voir également les catalogues d’exposition suivants : Cecilia Hausheer et Christoph Settele (éd.), Found Footage Film, Lucerne, Viper/Zyklop Verlag, 1992 ; Yann Beauvais et Danièle Hibon (éd.), Found Footage : analyse, collage, mélancolie, Paris, Editions du Jeu de Paume, 1995.

3 Jay Leyda, Films Beget Films : A Study of the Compilation Film, New York, Hill and Wand, 1964.

4 Jaimie Baron, The Archive Effect : Found Footage and the Audiovisual Experience of History, New Jersey, Routledge, 2014.

5 William C. Wees, Recycled Images : The Art and Politics of Found Footage Film, op. cit.

6 Voir Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, Paris, Klincksieck, 2013 [première publication : Kino aus zweiter Hand. Zur Ästhetik materieller Aneignung im Film und in der Medienkunst, Berlin, Vorwerk 8, 2009].

7 Marente Bloemheuvel, Giovanna Fossati et Jaap Guldemond (éd.), Found Footage : Cinema Exposed, Amsterdam, Eyefilm/Amsterdam University Press, 2012.