Nicolas Appelt

Présence du cinéma syrien

De façon presque concomitante, le Festival international du film oriental de Genève (FIFOG) et le Festival international du film de Fribourg (FIFF) ont accueilli, à des degrés différents, des films syriens au sein de leur programmation. Ce choix revêtait une importance particulière dans la mesure où, depuis mars 2011, la Syrie s’enfonce toujours plus dans un conflit meurtrier et dévastateur. Préalablement, il est peut-être utile de rappeler qu’avant le début de la révolte, la production cinématographique syrienne était supervisée par l’Etat, et plus précisément, depuis 1964, par l’Organisation générale du cinéma (OGC)1. Etrange paradoxe : l’expression cinématographique en Syrie a connu, durant une période de violence extrême, une phase de liberté qu’elle n’avait pas connue pendant des décennies.

Ainsi, pour sa dixième édition, le FIFOG a projeté deux longs métrages, La Nuit (1992) et Passion (2005), du réalisateur Mohammad Malas qui participait à une table ronde intitulée : « La Syrie ensanglantée : que peut faire le cinéma ? ».

Des éléments de réponse ont été apportés au FIFF où, fort de la carte blanche qui lui a été accordée, le réalisateur Oussama Mohammed (Eau argentée, 2014), a rassemblé une quarantaine de courts et longs métrages, films d’animation ou encore courts métrages anonymes. Que cela soit au niveau du discours et des thématiques, ou sur le plan esthétique, la question de la résistance constitue l’un des principaux fils conducteurs de l’ensemble de ces films. Précisons que la diffusion de ces films au propos subversif, virulent contre le régime pour les documentaires tournés après mars 2011, est rendue possible par les festivals à l’étranger, éventuellement par une sortie en salles dans des pays occidentaux, à l’instar d’Eau argentée, et par internet, mais, évidemment, en aucun cas, par une distribution en salles en Syrie. De plus, contrairement à ce qu’il est possible de voir sur les chaînes de télévision au Moyen-Orient qui diffusent des séries, tournées à l’intérieur ou l’extérieur du pays, traitant de la situation en Syrie, on constate que le documentaire est, peut-être pour des raisons éthiques, la forme privilégiée par les cinéastes. En effet, la fiction ne risquerait-elle pas de sombrer dans certains écueils, car inévitablement, le passage à la fiction pourrait se révéler indécent face à ce que vit la population au quotidien ?

Ainsi, plusieurs films, qui sont tous des documentaires à l’exception d’un court métrage de fiction (Under the tank, Orwa Al Mokdad et Eyas Al Mokdad, 2014), se concentrent sur des personnes anonymes ou davantage connues (un intellectuel ou un footballeur) ayant choisi de s’opposer au régime de Bachar Al-Assad, que cela soit de façon pacifique ou en prenant les armes. Le documentaire Our Terrible Country (Mohammad Ali Atassi et Ziad Homsi, 2014) suit les pérégrinations de Yassine Haj Saleh, intellectuel et opposant au régime qui a passé seize ans en prison (1980-1996) et qui est entré dans la clandestinité au début de la révolte. C’est ainsi que le film le suit de Douma dans la banlieue de Damas à Raqqa, ville libérée du nord de la Syrie désormais tombée aux mains de l’Organisation de l’Etat islamique qui en a fait sa « capitale ». C’est par la chanson et la musique, enregistrées et partagées avec des amis, que la jeune femme de Peurs du matin, Chants du soir (Salma Aldairy et Rola Ladany, 2013), vivant à Damas au moment du tournage, s’oppose au régime en prenant fait et cause pour la révolution. Sur un autre plan, Retour à Homs (Talal Derki, 2013) et Frontline (Said Al Batal, 2014), se concentrent sur la lutte armée. En effet, le premier suit le parcours d’un ancien gardien de l’équipe nationale de football qui s’engage dans la résistance armée ; quant au second documentaire, le spectateur se trouve aux côtés d’un sniper de l’Armée syrienne libre (ASL) dans le quartier de Jobar (Damas).

L’acte de filmer, d’apprendre à filmer afin, entre autres, de témoigner de la répression du régime, est de plus thématisé dans plusieurs films dans lesquels il constitue un acte de résistance en soi. Parmi les séquences trouvées sur internet et insérées dans le film Eau argentée, l’une d’entre elles plonge le spectateur au milieu d’une manifestation pacifique filmée par l’un des participants. On entend ce dernier répéter à haute voix : « Je ne sais pas comment filmer ». Ce à quoi, en voix over, Oussama Mohammed lui conseille d’essayer le plan-fixe. Ce dernier exemple fait écho au fait que le cinéma syrien d’après 2011, à l’instar des films présentés au FIFF, s’inscrit dans une perspective plus large qu’on retrouve dans d’autres formes de créations artistiques, comme l’explique Yassin Al Haj Saleh : « La révolution syrienne est peut-être la première tragédie mondiale à s’être auto-documentée, à grande échelle et avec lucidité. »2 En outre, cette volonté de filmer afin de témoigner de l’évolution de la situation dans le pays s’accompagne de plusieurs caractéristiques au niveau de l’esthétique des films et du dispositif de leur réalisation.

Il est ainsi possible de relever une importance particulière accordée aux corps ainsi qu’aux épreuves terribles qu’ils subissent, qu’il s’agisse de manifestants (Eau argentée) ou de combattants armés (Retour à Homs). Par ailleurs, le court métrage de fiction Under the tank se concentre sur un manifestant blessé qui continue de se filmer. Il est en outre possible de relever l’utilisation du plan rapproché, du gros plan voire du très gros plan qui permet de préserver l’anonymat des personnes ou de leurs proches qui y apparaissent, à l’instar de la jeune femme du film Peurs du matin, Chants du soir (de Salma Deiri et Rola Ladqani, 2013) ou des corps de manifestants tués lors de leurs funérailles (Men under the Sun, anonyme, 2011). Cependant, s’il permet de ne pas se focaliser sur l’identité, le très gros plan laisse le champ libre à une compréhension plus fine de la situation que vivent les protagonistes des films et une généralisation de leur trajectoire personnelle à l’ensemble d’un groupe social. C’est le cas notamment du film Peurs du matin, Chants du soir qui met en scène cette jeune femme qui n’est, de même qu’une partie de la jeunesse restée en Syrie, ni réfugiée de l’intérieur, ni exilée, mais farouchement opposée au régime ou de Men under the Sun qui rend compte de la vie des familles des manifestants tués. Enfin, dans une série de courts métrages anonymes filmés à Damas dont la durée varie entre trente secondes et deux minutes, les bruits de la guerre constituent l’arrière-fond sonore de plan-séquences, parfois fixes, qui se concentrent sur des éléments banals de la vie quotidienne : la pluie qui tombe, des traces de pas dans la neige, la lueur d’une bougie peut-être lors d’une coupure d’électricité. « La vie continue malgré tout », semblent suggérer ces films où transparaît, malgré la guerre qui est presque toujours présente, la fragile permanence d’éléments aux premiers abords anodins.

Par ailleurs, outre l’affirmation de différentes formes de résistance, on constate une réappropriation des symboles du régime ou d’éléments inscrits dans l’époque dominée par le régime du clan Al-Assad, dans le documentaire Le Sergent immortel (Ziad Kalthoum, 2014). En effet, le film repose sur un dispositif qui phagocyte le film Une échelle pour Damas (2013) sur lequel Ziad Kalthoum a été l’assistant du réalisateur Mohammad Malas. Mis à part la grande importance accordée aux discussions avec des membres de l’équipe du film ou des « gens de la rue », rencontrés sur les lieux du tournage, qui témoignent des fractures présentes dans la société syrienne, Ziad Kalthoum détourne des scènes du film en train d’être tourné pour leur donner un autre sens. Il filme par exemple l’équipe de tournage et un personnage juché sur une échelle s’apprêtant à crier « liberté » (« hourriya »). La position du personnage et son attitude renvoient à la statue de Hafez Al-Assad qui se trouve à l’entrée de Damas (fig. 1 et 2). Par cet effet de comique involontaire que révèle le documentaire ainsi que par les positions antagonistes qui y sont représentées, transparaît alors la vacuité, voire le grotesque, du choix de réaliser des films de fiction dans ce contexte de crise. Cette dimension critique est renforcée par une autre scène détournée : l’équipe de Mohammad Malas présent dans le cadre filme une actrice se frapper la tête contre une porte qui reste close. Or, dans Les Rêves de la ville (1983) du même Mohammad Malas, un enfant se frappait déjà la tête sur une porte close d’une maison du vieux Damas. Amer constat d’un cinéma, dont Mohammad Malas en a été l’un des représentants, qui n’aurait pas évolué en trente ans. Finalement, il est possible de citer un dernier exemple de récupération : les chansons de Fairouz, l’emblématique artiste libanaise diffusée, sans exception, tous les matins sur les ondes de la radio officielle syrienne, que le sniper de l’ASL de Frontline continue d’écouter sur un petit transistor.

1 Pour un panorama complet des transformations du système de production en Syrie, se référer à Cécile Boëx, « La création cinématographique à la lumière du mouvement de révolte : nouvelles pratiques, nouveaux récits », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 134, 2013.

2 Yassin Al Haj Saleh, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Paris, Les prairies ordinaires, 2015, p. 244.