Les dispositifs d’éducation à l’image en France : comment résister à l’institutionnalisation pour repenser la démocratie culturelle
L’action culturelle est un secteur où le souci de la réflexion théorique, de la formation et du débat critique se manifeste de longue date, et où l’on se préoccupe aussi de réévaluer les politiques menées et les méthodes utilisées. Cela ne veut pas dire que le secteur échappe aux idées toutes faites, aux conformismes, aux routines, voire aux tentations « réactionnaires ». Les vives réticences d’une partie de la profession aux tentatives de placer les cultures vidéoludiques et multimédiatiques au cœur de nos dispositifs et actions d’éducation à l’image sont révélatrices de conceptions qui hiérarchisent les productions culturelles en fonction de leur proximité avec la culture légitimée1. A l’inverse, il s’est toujours trouvé parmi les professionnel-le-s de l’éducation à l’image de nombreuses personnes ouvertes aux évolutions des pratiques culturelles en général, et aux cultures numériques en particulier. C’est, aussi (mais pas seulement), une question de génération. Je voudrais dans le présent texte proposer une réflexion issue de mon parcours professionnel au sein du secteur de l’action culturelle cinématographique et de l’éducation à l’image en France. Cet ancrage explique le tour volontiers subjectif donné à la tonalité de mon propos, ce qui n’exclut pas de veiller à la rigueur des analyses proposées.
Entre un spectateur attaché à la découverte des films en salle, et un spectateur qui ne regarde presque plus la télévision mais passe son temps à visionner pêle-mêle films, clips, séries et émissions en streaming sur son ordinateur, ne peut-on pas identifier plus de points communs que de différences ? Une telle proposition, soucieuse de questionner la prééminence toujours accordée au cinéma dans une éducation qui prétend pourtant jusque dans son nom toucher à l’image en général, devrait peut-être en 2015 revêtir une certaine forme d’évidence : il n’en est rien. De plus, je ne suis pas certain que la plupart des acteurs de l’éducation à l’image, y compris ceux qui conviennent de l’intérêt de prendre au sérieux d’autres cultures audiovisuelles, ne soient pas convaincus, au fond, que le cinéma « vaut » plus que les jeux vidéo ou la télévision, notamment parce que le cinéma serait ce que le jeu vidéo ou la télévision ne sont pas : un art.
Que fait-on quand on travaille dans l’éducation à l’image en France ? Avec des collègues passionné-e-s, nous avons durant la seconde moitié des années 2000 contribué à la réflexion sur l’évolution de l’éducation à l’image et des dispositifs, en relation avec le CNC (Centre National du Cinéma et de l’Image animée), des réseaux divers comme la Ligue de l’Enseignement, la FFMJC (Fédération Française des Maisons des Jeunes et de la Culture, fondée en 1948), le Ministère de la Jeunesse et des Sports, des collectivités territoriales (départements, régions, mairies,…), des élu-e-s, et des salles de cinéma, tous préoccupés par la « crise » traversée par le secteur de l’action culturelle. Mais si nous étions tous conscient-e-s de la nécessité de dresser des états des lieux, des diagnostics, des bilans, de réinventer des espaces, des modalités de création et de diffusion, et des pratiques, nous n’avions pas tous la même analyse de la situation. La réflexion qui suit est née de l’expérience du terrain, du constat répété des impasses, des difficultés, des contradictions que j’ai pu rencontrer dans l’exercice des politiques d’éducation à l’image et des dispositifs tels qu’ils étaient conçus.
Je voudrais donc évoquer dans ce texte quatre points qui, me semble-t-il, peuvent nous aider à mettre en perspective l’éducation à l’image en France : le contraste entre la place exclusive du cinéma dans l’éducation à l’image en temps scolaire et sa position socialement plus relative dans le rapport contemporain aux images ; les ambiguïtés d’une démocratisation culturelle portée par les institutions ; la persistance de discours simplistes sur les médias avec des formules toutes faites supposées exprimer un esprit critique ; et enfin un contexte sécuritaire où s’épanouissent les paniques morales liées aux images multimédiatiques.
Education au cinéma ou éducation à l’image ?
Commençons par relever une contradiction : en France, on parle « d’éducation à l’image » pour désigner l’ensemble des politiques d’éducation et de formation artistique au cinéma et à l’audiovisuel. Cette expression s’est progressivement imposée dans les années 1990. Le cinéma y occupe une place prépondérante, puisque les dispositifs nationaux officiels sont structurés autour du film de cinéma projeté en salle de cinéma. Aucun dispositif ne s’intéresse en réalité à l’image télévisuelle, vidéoludique, ou aux usages des images sur les réseaux sociaux. Dès la mise en place des enseignements optionnels en cinéma dans les lycées à partir de 1986 (qui prélude à la création du premier dispositif, « Collège au Cinéma », en 1989), on insiste pourtant clairement sur la place de l’audiovisuel2 – une insistance qui peut s’expliquer par l’existence antérieure du CLEMI (Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information, fig. 1), organisme lié à l’Education nationale et créé en 1983 avec pour mission « l’éducation aux médias »3. Cette terminologie qui est en usage au niveau européen correspond aux objectifs des programmes de l’Union européenne de diffusion de savoirs et compétences liés aux nouvelles technologies4. En France, l’engagement de l’Education nationale en la matière s’est traduit dès 1970 par la mise en place de plans successifs pour une introduction de l’informatique au service d’autres disciplines (fig. 2)5.
Cette conception de l’éducation aux médias se distingue ainsi d’une éducation à l’image d’abord conçue comme une alliance de découvertes d’un corpus d’œuvres et de pratiques de création. On peut déceler, dans cette distinction entre éducation aux médias et éducation à l’image / au cinéma, l’influence de l’approche défendue par Alain Bergala dans L’Hypothèse cinéma6. Au long de cet essai, l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma synthétise sa réflexion issue de la mission qui lui a été confiée en 2000 par Jack Lang, dans le cadre d’un projet cinéma pour l’introduction des arts dans les enseignements fondamentaux dès l’école primaire. Bergala insiste notamment sur la nécessité de considérer le cinéma comme un art, comme à la fois une pratique de création artistique et une culture populaire, qui intrinsèquement représente une forme de résistance à l’institution. A partir de là, Bergala développe des propositions et questionne les contradictions de l’enseignement du cinéma en milieu scolaire. Considérant l’art du cinéma comme une forme d’altérité susceptible de créer un « choc » salutaire pour l’éveil des sensibilités et des consciences (fig. 3), Bergala souligne que « l’institution a par nature tendance à normaliser, à amortir, voire à absorber cette part de danger que représente la rencontre avec toute forme d’altérité, pour se rassurer, et rassurer ses agents »7. C’est en cohérence avec cette position que Bergala s’oppose – et d’autres avec lui – à ce que l’enseignement du cinéma à l’école soit l’affaire d’enseignant-e-s spécialisé-e-s. Il insiste également, dans un propos critique de l’institution universitaire elle-même, sur les dangers de la tendance à l’analyse sémiologique de l’image qu’il considère relever d’un phénomène de réappropriation par les enseignant-e-s d’un objet – le film de cinéma – dont la place semble illégitime au sein de l’école. C’est donc l’expérience du film, la rencontre d’où naît le désir qui, pour Bergala, va constituer les conditions d’une éducation au cinéma. Sa position adopte pleinement une vision romantique de l’art, une conception des œuvres et des auteurs finalement classique, tout en valorisant l’implication créative des élèves dans leur relation au film.
Il convient toutefois de souligner que ce second pilier de l’éducation à l’image et artistique – la pratique technique et les activités de création (fig. 4) – s’est fondé dans les faits quasi exclusivement sur l’utilisation de la vidéo analogique puis du numérique, et non pas sur la réalisation de films en 8mm ou 16mm, pour des raisons de coût et d’accessibilité qui semblent évidentes8. De plus, les limites induites par le manque de formation technique des enseignant-e-s, le manque de matériel, et les contraintes du cadre scolaire (particulièrement en termes d’aménagement de l’emploi du temps) conduisent les activités de réalisation à se déplacer vers le hors temps scolaire et/ou l’intervention en classe de spécialistes. Ce déplacement favorise alors les liens entre temps scolaire et hors temps scolaire, et encourage l’ancrage des objectifs de l’éducation à l’image au sein des structures associatives et para-municipales (Centres sociaux, Maisons des Jeunes et de la Culture, etc.).
La distinction historique entre, d’une part, éducation aux médias, éducation à l’informatique / aux nouvelles technologies, et, d’autre part, éducation à l’image et éducation artistique, explique en partie la place prépondérante occupée par le cinéma dans l’éducation à l’image et les fortes réticences à y intégrer l’ensemble des cultures audiovisuelles autrement que par le biais des qualités artistiques du medium.
Des tentatives existent pourtant qui, bien qu’éparses, démontrent la nécessité de changer de paradigme éducatif. En 2005, dans le contexte d’un mouvement de « critique des médias » encouragé notamment par le succès médiatique et éditorial de Pierre Bourdieu9, une initiative – parmi bien d’autres – a donné lieu à la mise en place d’un projet partenarial entre la DRAC de la Région Ile-de-France10, le Ministère de la Jeunesse et des Sports, la coopérative de production et de diffusion Co-Errances11 et la revue Tausend Augen12. Ce projet, auquel j’ai participé en tant que concepteur et formateur, consistait en une formation d’éducation critique aux médias de quatre semaines, destinée à un groupe d’animateurs socio-culturels. Fondée sur l’articulation du voir et du faire, sur l’analyse d’images télévisuelles de toutes natures (journal télévisé, séries, clips, publicités, talk shows,…) et sur la réalisation d’un film documentaire, cette formation, dont l’objectif était également de valoriser les cultures télévisuelles elles-mêmes, devait servir d’expérimentation en vue de la mise en place d’un véritable dispositif centré non plus sur le cinéma, mais sur la télévision et ses productions. Comme beaucoup d’expérimentations, celle-ci n’a pas connu de postérité, notamment en raison de la difficulté à pérenniser des collaborations entre des acteurs aussi différents que le Ministère de la Culture et de la Communication (qui a en charge la Culture), le défunt Ministère de la Jeunesse et des Sports (qui avait en charge le socio-culturel, moins bien considéré), et l’éducation populaire associative. Néanmoins l’expérience s’est révélée riche et stimulante pour tous les participant-e-s : nous étions alors en pleine actualité des révoltes urbaines dans les quartiers populaires des grandes villes françaises. Celles-ci faisaient suite à la mort tragique de deux adolescents, décédés dans un transformateur électrique où ils avaient trouvé refuge pour échapper à un contrôle de police. La couverture médiatique sensationnaliste des événements, qui épousait le discours officiel, la proclamation de l’état d’urgence, l’instrumentalisation politique des événements, offraient une démonstration en temps réel des structurations du discours et des représentations médiatiques.
Mais c’est aussi dans ce contexte médiatique particulier qu’émergeait pour la première fois en dehors des cercles spécialisés la notion de machinima13, à travers The French Democracy, une courte production signée Alex Chan14, qui témoignait de la capacité du medium vidéoludique à intervenir dans le champ socio-médiatique autrement qu’en simples termes de divertissement (fig. 5). Alex Chan, un jeune designer industriel free lance, avait trouvé avec la machinima et le jeu vidéo la possibilité d’exprimer autrement un point de vue différent dans un contexte médiatique où la parole des jeunes des quartiers ne pouvait pas s’exprimer librement. L’impact important de sa machinima sur le Net, et dans les médias – essentiellement en-dehors des frontières françaises –, révélait à la fois la puissance d’évocation du medium vidéoludique (qui en l’occurrence s’accommodait fort bien d’une esthétique low-tech et des maladresses de réalisation typiques d’une production amateur) et sa capacité à incarner une critique du modèle médiatique dominant15.
La place manque pour évoquer la diversité des actions entreprises dans le sens d’une approche compréhensive et non stigmatisante des cultures audiovisuelles et du cinéma dit commercial durant ces années. On peut néanmoins retenir qu’en dépit de l’intérêt qu’elles suscitent, ces initiatives s’inscrivent en marge du dispositif global de l’éducation, et ne parviennent pas à remettre en cause le paradigme dominant de l’éducation à l’image.
Dans le cadre des dispositifs officiels d’éducation à l’image, le cinéma n’est donc pas conçu comme faisant partie des « médiacultures » (pour reprendre le terme forgé par Eric Macé et Eric Maigret)16, il est conçu comme un art se distinguant sous certaines conditions (un auteur, des critères esthétiques,…) de la masse des productions médiatiques audiovisuelles et du cinéma dit commercial. Or, cette conception-là du cinéma – de son rôle dans l’éducation comme de sa position dans les hiérarchies culturelles – a une histoire qui est notamment celle de la normalisation, de l’institutionnalisation, de l’éducation populaire et de la réaffirmation de la centralité de l’école sur les autres lieux d’acquisition des compétences et des savoirs. Elle correspond à la cinéphilie française telle qu’elle s’est cristallisée autour des Cahiers du Cinéma et de la politique des auteurs, tandis que la notion de médiacultures encourage une sensibilité intermédiale, et fait contrepoids aux conceptions savantes et modernistes qui opposent la culture légitime (l’art et la Culture) à la culture de masse, l’industrie et le divertissement (les industries culturelles). Les approches auteuristes et formalistes, structurées par la tradition cinéphile et moderniste françaises17, qui ont jusqu’à aujourd’hui organisé l’approche savante du cinéma, peuvent ainsi être questionnées à l’aune de productions culturelles qui débordent et subvertissent le cadre théorique et conceptuel dominant. Ainsi, l’objet jeu vidéo (fig. 6) demeure-t-il peu légitime au sein même des études cinématographiques – à moins d’être envisagé dans ses déclinaisons artistiques, expérimentales et alternatives, ou sous l’angle formaliste-esthétique18.
Résister à l’institutionnalisation
Le deuxième point sur lequel je voudrais insister porte sur les ambiguïtés d’une démocratisation culturelle portée par les institutions, auquel je voudrais articuler un troisième point, celui des limites des outils conceptuels et théoriques le plus souvent mobilisés par les acteurs de l’éducation à l’image dans le sens d’une « grille prête à l’usage ». En tant qu’acteur éducatif, on ne perçoit souvent qu’une partie de l’ensemble du système. Non seulement c’est un ensemble marqué par une certaine technicité qui découle aussi des processus d’institutionnalisation et de professionnalisation d’actions auparavant menées par des bénévoles, mais c’est aussi un ensemble intégré : l’éducation à l’image est devenue un pan (à la fois mineur et essentiel) de l’économie globale du cinéma en France, contribuant à l’activité économique de salles, de distributeurs, etc. Il n’est qu’à voir pour s’en convaincre la façon dont la « manne » des entrées engendrées par les dispositifs scolaires peut faire l’objet de répartitions négociées entre les salles d’un même territoire. Toute l’architecture du système qui fait que l’on peut voir des films en salle de cinéma, dans un festival ou dans le cadre scolaire, n’est abordée dans le débat public que sous l’angle des intérêts corporatistes (exception culturelle, intermittents…), avec une technicité rébarbative qui ne met quasiment jamais en perspective les enjeux catégoriels avec les enjeux plus larges de transformation sociale. Si bien qu’au niveau du grand public, ces questions demeurent nébuleuses.
Cela affaiblit de fait la possibilité d’ancrer les revendications politiques des professionnel-le-s de l’éducation à l’image dans une dynamique sociale. On pourrait considérer que l’essentiel étant d’obtenir des résultats, la compréhension et surtout la maîtrise des mécanismes y conduisant ne seraient pas une priorité pour l’ensemble des acteurs du système. Pourtant, il me semble que l’on devrait s’inquiéter davantage de l’évolution d’un système contrôlé par les experts, et dont la verticalité entre en contradiction avec les pratiques sociales polycentrées et collaboratives qui sont – aussi – la marque de la « révolution numérique ». Tout se passe comme si l’éducation à l’image visait à désamorcer les potentialités subversives explicitement contenues dans les textes de l’action culturelle.
La Déclaration de Villeurbanne pour un nouveau théâtre, du 25 mai 1968 (fig. 7)19, alors signée par nombre de metteurs en scène de théâtre et de directeurs de MJC, parmi lesquels Roger Planchon, peut être considérée comme une bonne illustration du matériau idéologique dont l’éducation à l’image tire une forme de légitimité politique (notamment l’idée qu’elle contribue à l’éveil des consciences et à la transformation sociale par l’art et la culture). On trouve en particulier dans la Déclaration de Villeurbanne une volonté de remise en cause de la tutelle de l’Etat et des municipalités, mais aussi des développements inspirés notamment des idéaux de démocratie culturelle prônés par Francis Jeanson20. En fait, on pourrait dire que l’invocation régulière dans les documents de l’éducation à l’image, mais sous une forme très édulcorée, de certaines idées issues des prolifiques années 1960-1970, permet d’obtenir l’adhésion consensuelle de l’ensemble des acteurs tout en consolidant un système dont le fonctionnement garantit que les objectifs affichés depuis plusieurs décennies ne seront jamais atteints.
S’inscrivant dans la pensée de Francis Jeanson, Alice Chatzimanassis propose une critique de la démocratisation culturelle (qui est conduite par et à travers les institutions), qu’elle oppose à la démocratie culturelle (conduite par et à travers les individus) :
« L’idée de construction de soi, d’épanouissement de la personne à travers la pratique de loisirs ou d’activités culturelles implique de penser la culture comme partie intégrante de la vie quotidienne. Dans une perspective de démocratie culturelle, et pour reprendre un terme de Francis Jeanson, la culture s’apparente à la pratique effective du monde. Une telle conception nécessite pour mode de développement culturel un mouvement qui ne part plus du haut vers le bas, mais qui a pour point de départ les individus. Pour que les citoyens ne soient plus les destinataires d’une culture déconnectée de leurs préoccupations et de leur existence, il faut qu’ils deviennent eux-mêmes acteurs et créateurs de la culture. Est-ce possible ? Et comment traduire ces objectifs en actions concrètes ? L’action culturelle doit se donner pour mission d’encourager le potentiel créateur de la population ; elle suppose un travail social et des moyens de formation aux techniques culturelles aussi larges que possible. »21
Ces conceptions trouvent dans les années 1970 un véritable écho auprès du Parti socialiste français – dont Jack Lang sera l’emblématique Ministre de la Culture – comme le relève Pierre Moulinier dans une étude du Comité d’Histoire du Ministère de la Culture et de la Communication22. Ainsi trouve-t-on sous la plume de Dominique Taddéi, alors secrétaire national à l’action culturelle du parti, les propos suivants :
« Il ne s’agit pas simplement de mettre le savoir, la compétence, les œuvres à la portée d’un nouveau public dans une optique qui privilégierait la diffusion, n’importe quelle diffusion. Il s’agit de faire en sorte que ce nouveau public, c’est-à-dire la masse des citoyens, et au premier rang d’entre eux les travailleurs, puissent participer à l’élaboration d’une nouvelle culture. […] La culture globale que nous souhaitons développer doit être une culture pour tous, au service de tous. Mais il faut aussi que ce soit une culture par tous. »23
En 1972, l’UNESCO avait commandité un ouvrage à Augustin Girard (il sera assisté de Geneviève Gentil), responsable du Service des études et recherches du Ministère de la Culture en France. Cette commande s’inscrivait dans la suite des conférences intergouvernementales qui avaient établi le développement culturel comme faisant partie intégrante du développement humain. Les auteurs écrivaient ainsi :
« La démocratisation de la culture repose sur deux postulats implicites : seule la haute culture, valeur sacralisée, mérite d’être diffusée et il suffit qu’il y ait rencontre entre l’œuvre et le public (indifférencié) pour qu’il y ait développement culturel. […] La démocratie culturelle, au contraire, a pour principe l’expression des subcultures particulières et leur mise en relation avec les subcultures plus universelles par l’apprentissage des moyens de communication. »24
Ces réflexions qui datent de plus de quarante ans donnent un poids singulier aux préoccupations plus récentes que j’évoquais autour de la notion de médiacultures. Cette profondeur historique nous permet de comprendre que la nécessité de « résister à l’institutionnalisation » ne s’inscrit ni dans l’entretien d’une posture militante nostalgique ni dans la soumission opportuniste à l’ordre numérique capitaliste et à ses produits, mais relève d’une réflexion politique et anthropologique de fond. Le contraste avec un certain « prêt-à-penser » qui imprègne les approches éducatives et les espaces de la critique sociale des médias n’en est que plus saisissant.
Des formules comme « le temps de cerveau humain disponible »25, ou des termes tels que « aliénation », « formatage », « décryptage », peuplent les discours et écrits aussi bien des médias parlant des productions médiatiques (dont l’émission Arrêt sur Images constitue l’exemple le plus abouti26) que des acteurs de l’éducation à l’image. Le succès de cette terminologie dans les cercles des éducateurs et prescripteurs suggère l’adhésion à l’idée que leur rôle, leur mission, consisterait avant tout à transformer les « ignorants » en « savants » (pour reprendre l’articulation suggérée par Rancière), et à démystifier les regards des spectateurs passifs face aux images. Ces conceptions, qui postulent une capacité inégale de compréhension des images dans la relation entre sachants et apprenants, tendent à simplifier la production de sens en la réduisant à sa verticalité, et minorent les capacités propres au spectateur en voyant ce dernier d’abord comme une surface sur laquelle viennent s’imprimer des « pensées » venues d’en-haut.
Ainsi, en réalité, plutôt que de renforcer la capacité d’agir du spectateur, privilégie-t-on dans l’éducation à l’image l’exposition aux bonnes images, et l’apprentissage des bonnes façons de faire et de regarder des images (fig. 8) : c’est-à-dire pour schématiser d’un côté les œuvres des artistes qui éveillent les regards, et de l’autre les productions amateurs réalisées dans le cadre d’ateliers, qui pour leur immense majorité ne sont montrées qu’une seule fois lors du bilan de l’action menée, et ne connaissent aucune postérité tant ces productions sont irregardables par d’autres que celles et ceux qui ont participé à leur élaboration. Pour le CNC français27, grâce aux dispositifs scolaires d’éducation à l’image – qui ne représentent bien sûr qu’une partie, rappelons-le, de l’ensemble des politiques d’éducation à l’image – « les enfants et les jeunes découvrent, comprennent et aiment le cinéma »28. Dans cette optique, le rôle de l’institution se veut central :
« Le CNC propose de donner aux enfants et aux adolescents une véritable éducation artistique dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel. Il est ainsi à l’origine de dispositifs nationaux visant à offrir aux élèves les bases d’une culture cinématographique par la fréquentation des œuvres et des créateurs. »29
C’est ce que Rancière appelle (pour le critiquer) le « modèle pédagogique de l’efficacité de l’art »30. L’insistance sur la nécessaire dimension artistique des bonnes images est révélatrice du rapport problématique qu’entretient l’éducation à l’image avec les images : seules les productions faisant œuvre, répondant à des critères d’artisticité et ne relevant pas du cinéma dit commercial peuvent être qualifiées. Ce faisant, l’éducation à l’image se positionne clairement comme un combat contre la société de consommation et ses productions de masse, ce que souligne Rancière :
« La dénonciation des séductions mensongères de la ‹ société de consommation › fut d’abord le fait des élites saisies d’effroi. Cet effroi prit la forme de la sollicitude paternelle à l’égard des pauvres gens dont les cerveaux fragiles étaient incapables de maîtriser cette multiplicité. Autrement dit, cette capacité de réinventer les vies par les usages sociaux des biens culturels de la société de consommation fut transformée par les élites en ‹ incapacité de juger les situations ›. »31
Ce constat nous renvoie finalement à ce qui sous-tend les trois premiers points, c’est-à-dire la persistance d’une forme de croyance dans la nocivité des images en général dont il faudrait prémunir les masses et particulièrement la jeunesse (fig. 9). Cette croyance bien ancrée s’épanouit – et ce sera mon quatrième point – dans un contexte sécuritaire étroitement articulé à des paniques morales et des croisades morales32 qui témoignent d’une forme de peur de l’image.
La peur de l’image
Les politiques publiques d’éducation à l’image ont touché depuis la fin des années 1980 plusieurs millions d’enfants devenus adultes. S’il est impossible de tirer un bilan global de cette expérience quant à l’efficacité des dispositifs sur l’éveil de l’esprit critique des jeunes générations, en revanche, il est plus aisé de mesurer l’impact des dispositifs sur les partenaires culturels33. Ces derniers partagent tous peu ou prou une vision qui peut se résumer de la façon suivante : l’éducation à l’image repose sur l’idée que l’émancipation des citoyen-ne-s peut se faire par la culture. Elle fournit le cadre éthique d’importants dispositifs scolaires et hors temps scolaire qui incarnent une véritable mission républicaine : l’éveil de l’esprit critique chez une jeunesse française aliéné par un environnement multimédiatique. On peut voir là l’expression d’une forme de « mission civilisatrice » pour le moins ambiguë dans un contexte sécuritaire qui stigmatise la jeunesse (les « jeunes de banlieue »), ou la sanctuarise face à des menaces supposées (dont la supposée violence des images). Pour certains acteurs, ceux issus de l’éducation populaire par exemple, ce travail s’accompagne aussi parfois d’une volonté de transmission d’un certain nombre de valeurs hérités des luttes politiques passées et présentes. Le rôle de l’éducation à l’image est donc tout trouvé : prémunir cette jeunesse des dangers qui la guettent ; lui apprendre à se distancier des pratiques qui sont les siennes pour en adopter d’autres, plus conformes aux canons de la Culture et de l’ordre scolaire.
Dès lors, la dimension partenariale des dispositifs, qui s’appuient fondamentalement sur une articulation du secteur éducatif et du secteur professionnel, prend toute son importance. Dans le contexte français, le rôle de la salle de cinéma est structuré par une longue histoire, marquée en particulier par les clivages entre interventions étatiques, action associative, municipalités, petite et moyenne exploitation privée, et grands groupes privés. Le clivage s’est accentué à partir du milieu des années 1990 entre l’exploitation municipale et associative d’une part (les salles dites « de proximité »), et le secteur privé de l’autre. Au cœur de ce clivage, la question de l’éducation à l’image est devenue un enjeu primordial de pouvoir et de légitimation, qui a profondément influé sur les choix économiques de salles de cinéma cherchant à contrecarrer la désaffection accrue des publics pour leurs lieux.
Or, face à la fragilisation de leur activité, les salles publiques revendiquent encore plus qu’avant une stratégie de différenciation fondée sur trois préceptes : la défense de la diversité culturelle ; l’aménagement du territoire ; une mission de service public de la culture (notamment à travers la formation des publics) (fig. 10). A contrario, les multiplexes sont stigmatisés comme incarnant des valeurs inverses : uniformisation des œuvres, formatage des esprits, concentration excessive et concurrence déloyale, primauté de la logique marchande sur l’art et la culture, dislocation des solidarités urbaines de proximité et pauvreté architecturale. Mais comme le dit Alain Keit, programmateur de salles de cinéma en région parisienne :
« Nous disons représenter la diversité culturelle, et pourtant le public populaire n’est pas vraiment le premier à fréquenter nos salles ; la plupart de nos lieux passent peu ou prou les mêmes films, les différences s’établissant à la marge, et souvent plus sur le travail autour des films que sur le choix des films eux-mêmes. »34
En 2009, le BLAC35, un rassemblement corporatiste destiné à défendre les intérêts des structures d’action culturelle dans un contexte de forte réduction des soutiens publics, définissait les objectifs de l’action culturelle cinématographique de la façon suivante : un moyen de maintenir la devise républicaine (Liberté, Egalité, Fraternité) ; développer la conscience critique individuelle ; contribuer à la cohésion sociale ; produire un citoyen du Monde (une culture de l’être) au contraire d’une culture de la consommation et de la possession (une culture de l’avoir)36. Lorsque le BLAC énonce ces objectifs, il conçoit fort légitimement pour les atteindre le soutien matériel de l’Etat et des collectivités locales, et considère le rôle de l’école comme n’étant certes pas exclusif, mais du moins central. Toutefois, loin de se poser en alternative au système ou simplement d’en proposer une critique de fond, le BLAC revendiquait surtout une meilleure place en son sein. En faisant cela, le collectif faisait bien sûr un choix stratégique dans un contexte de réductions budgétaires. Il révélait en même temps ses limites politiques, les pièges et les impasses du système français tel qu’il s’est institutionnalisé – en produisant par exemple des structures qui ne s’unissent que dans la défense de leurs moyens de fonctionnement, et qui sont mises en concurrence le reste du temps par le biais des « appels à projets », une forme à peine déguisée de l’appel d’offres. De mon point de vue, le BLAC s’est montré de plus incapable de produire des propositions à la hauteur des enjeux contemporains (l’opposition entre « culture de l’être » et « culture de l’avoir » illustrant le schématisme du logiciel théorique employé).
L’exemple de ce collectif est intéressant, car il rassemblait alors la totalité des structures et réseaux nationaux d’éducation à l’image. Ces structures étaient confrontées depuis la fin des années 1990 à une réorganisation de la politique de l’état en matière d’éducation à l’image. Cette politique prit notamment la forme d’une réorientation des moyens en direction des Pôles régionaux d’éducation artistique et de formation au cinéma et à l’audiovisuel37. Mis en place à partir de 1999 avec les Conseils régionaux qui souhaitaient se doter d’une capacité d’intervention accrue dans le secteur de l’éducation, de la formation professionnelle et du cinéma et de l’audiovisuel, les Pôles régionaux avaient pour vocation de représenter progressivement chacun pour leur territoire l’épicentre de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle – entre autres missions. Comme l’indique le site du CNC : « Le lancement des pôles régionaux […] relève d’une politique de renforcement des logiques de coordination et de mise en cohérence des actions de sensibilisation et d’éducation artistique au cinéma et à l’audiovisuel en région ». Contrairement à la vision communément admise dans les cercles de l’éducation à l’image, la stratégie de déconcentration des pouvoirs et moyens de l’Etat doit être lue comme une reconfiguration et non comme un désengagement. Autrement dit, dans une logique libérale (au sens économique du terme), l’Etat « rationalise » ses moyens d’action, et se dote de structures en réseaux qui ont elles-mêmes vocation à redistribuer pouvoirs et moyens aux structures subalternes selon des critères déterminés au sommet. Cette nouvelle situation institutionnelle à laquelle furent progressivement confrontés les acteurs de l’éducation à l’image est très bien analysée dans une série d’articles parus dans la revue Esprit en 200838. On peut y lire notamment une étude de Joël Roman qui dénonce la généralisation de la procédure des appels d’offres imposée aux associations (baptisés appels à projets afin d’euphémiser leur caractère concurrentiel), ce qui a pour conséquence d’accentuer une mise en concurrence entre elles qui est évidemment contraire aux objectifs de service public39.
Les travaux issus du BLAC, sous forme de communiqués, propositions, comptes rendus divers, peuvent donc être considérés comme représentatifs d’un certain état du secteur de l’éducation à l’image en France à la fin des années 2000. Suite aux Etats généraux de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle, organisés les 8 et 9 janvier 2009 au « 104 » (une importante structure culturelle de la Ville de Paris), j’avais créé et pris en charge l’animation de l’un des six groupes de réflexion du BLAC, celui consacré aux pratiques culturelles des publics. De fait à mes yeux, la question la plus importante – pour le bénéfice de qui travaillons-nous ? – demeurait pour la plupart des membres du BLAC une question annexe. Le 4 juillet 2009, durant le Festival de la Rochelle, au cinéma La Coursive, je présentais les points issus des premières réunions du groupe : décentrer l’approche de l’action culturelle (un décentrement entendu au sens d’une déconstruction de l’ethnocentrisme) ; une prise en compte des stratégies d’évitement et d’appropriation par les publics telles qu’elles sont à l’œuvre au sein des productions de la culture de masse ; un refus de l’opposition binaire entre œuvres d’art et œuvres commerciales ; une thématisation plus poussée de l’approche des productions culturelles à travers l’analyse critique des représentations dominantes telles que les représentations de genre (gender), les représentations raciales, etc. Ces propositions – dont je ne fournis ici qu’un échantillon – furent essentiellement accueillies par des marques polies de désintérêt – et quelques ricanements, comme le relève Emmanuel Burdeau dans son excellent compte rendu critique de l’événement40.
Les propos de Michel de Certeau semblent toujours d’actualité, qui soulignent l’impossibilité d’une évolution envisagée depuis l’intérieur de l’institution scolaire – et le BLAC, trop « institutionnalisé », a manqué l’occasion de la porter depuis le dehors :
« Je crois que si toute révolution produit une mutation de l’école, elle ne saurait être chez nous [en France] l’effet de l’action entreprise dans cette institution scolaire depuis toujours arc-boutée sur un pouvoir autre que le sien, celui de l’Etat, et désormais décentrée par rapport à l’activité du pays, affaiblie au-dedans et éloignée des lieux stratégiques de l’organisation sociale. »41
A quoi sert l’éducation à l’image ?
Fondée sur des dispositifs qualitatifs et sélectifs alors que l’école s’est massifiée (j’évite le terme de démocratisation dans la mesure où l’école continue de jouer son rôle en terme de reproduction des inégalités sociales), l’éducation à l’image s’inscrit dans une logique d’égalité des chances qui, comme le dit Renaud Epstein, vise moins à « réduire les écarts sociaux que les inégalités d’accès à des situations inégales au bénéfice des plus méritants »42. Tous les établissements ne participent pas aux dispositifs, et à l’intérieur d’un établissement participant toutes les classes ne sont pas concernées. De plus, seules les classes dont les enseignant-e-s développent des projets pédagogiques spécifiques – impliquant de leur part une forte implication bénévole – pourront bénéficier de certains accompagnements qualitatifs (intervention d’un professionnel, ateliers, sorties pédagogiques,…) qui viennent enrichir la seule fréquentation du film en salle. La revendication du qualitatif impose la limitation du nombre d’inscrits aux dispositifs, excluant de fait la majorité des élèves tout en revendiquant des principes de démocratisation culturelle. L’éducation à l’image concentre son attention sur la jeunesse. Or, les salles de cinéma publiques d’Art et d’Essai, qui sont les opérateurs des développements culturels à partir de ces dispositifs, sont désertées par les moins de 35 ans et le public populaire en général – sans omettre le fait que le cinéma n’est plus le lieu privilégié du spectacle des images en mouvement. Questionner la place prédominante du cinéma au sein de l’éducation à l’image est donc un préalable indispensable. Mais questionner la place du cinéma au sein de l’éducation au cinéma serait aussi très utile.
L’action culturelle classique et l’éducation à l’image basées sur la défense du film d’auteur ne correspondent tout simplement plus aujourd’hui ni à la « réalité » socio-culturelle des publics (y compris pour le public traditionnel de l’Art et Essai) ni à la « réalité » de la création et des pratiques. Plutôt que de jouer l’éducation à l’image contre les images et les pratiques culturellement illégitimes, l’on pourrait questionner les raisons pour lesquelles certaines images et pratiques deviennent légitimes et d’autres illégitimes. Il pourrait s’en dégager une prise de conscience des rapports de pouvoir qui se jouent dans la définition des critères culturels et artistiques, et une meilleure prise en considération de l’activité des spectateurs qui sont loin d’être passifs face aux flux des images en tous genres. Sans remettre en cause l’intérêt d’une histoire du cinéma avec ses œuvres et ses auteurs, dans le processus de l’éducation à l’image c’est la capacité d’agir déjà existante du spectateur que l’on placerait au centre. Stuart Hall rappelait que l’une des qualités de la pensée de Gramsci était l’attention qu’il portait à la pensée populaire :
« Ainsi, [Gramsci] insiste sur le fait que chacun est philosophe ou intellectuel, dans la mesure où il ou elle pense, et que toute pensée, toute action et tout langage sont par définition réflexifs, contiennent en eux-mêmes une ligne de conduite morale consciente, et, par conséquent, défendent une conception particulière du monde (même si tout le monde ne remplit pas la fonction spécialisée de l’‹ intellectuel ›). »43
Le mauvais sort réservé aux jeux vidéo – considérés comme relevant de la consommation de masse – dans les discours éducatifs freine encore nombre d’initiatives. Il ne faudrait pas que la légitimation du medium vidéoludique passe par sa soumission aux critères de l’art, mais que l’on parvienne à s’y intéresser en tant que tel (c’est-à-dire dans son ensemble, tout autant qu’à ses déclinaisons artistiques). Comme l’écrit Jacques Rancière :
« La déploration de l’excès des marchandises et des images consommables, ce fut d’abord un tableau de la société démocratique comme société où il y a trop d’individus capables de s’approprier mots, images et formes d’expérience vécue. »44
Ces mots nous invitent aussi à prendre garde à ce qui dans les dispositifs relève de ces conceptions élitaires qui contredisent les généreux objectifs affichés. La logique des dispositifs tend à confisquer du pouvoir aux élèves mais aussi aux éducateurs eux-mêmes : les dispositifs s’inscrivent dans une politique culturelle, c’est-à-dire un ensemble d’objectifs, de moyens et d’actions « visant à modifier des comportements selon des principes ou des critères explicités »45.
Or, cet ensemble d’objectifs, de moyens et d’actions ne correspond que très exceptionnellement aux intérêts, aux vécus, aux besoins, aspirations,… des élèves mais aussi des enseignant-e-s dans leur relation particulière avec les élèves. Alors que le dispositif encourage les enseignant-e-s à se conformer à ses critères et objectifs, ceux-ci ont tout à gagner à s’en affranchir afin de préserver et renforcer leur pédagogie tout en s’appropriant les moyens du dispositif. Par ailleurs, si l’on s’accorde sur l’intérêt de s’appuyer sur l’activité déjà existante du spectateur pour construire une politique d’éducation à l’image, l’école, qui a un rôle important à jouer, doit dans ce cas perdre de son hégémonie dans les dispositifs.
Pour conclure, l’on pourrait dire que les perspectives d’évolution sont conditionnées par une réforme profonde des conceptions et des pratiques. La crainte qu’une telle réforme entraîne la dilution des valeurs prônées par l’école mais aussi par l’éducation populaire – telle que la conçoivent ses acteurs – constitue un important facteur de rejet du changement. Le bouleversement fondamental des hiérarchies culturelles entre sachant et apprenant, entre celui qui transmet et celui qui reçoit, entre celui qui crée et celui qui voit, qui diffuse, constitue une formidable opportunité qui devrait être prise en compte de façon positive et constructive. Sur le terrain, les éducateurs, animateurs et enseignants qui travaillent de près avec les élèves composent avec des réalités et négocient des compromis. Les valeurs abstraites et les objectifs généraux des dispositifs tels qu’ils sont énoncés par des institutions doivent être revisités, démontés, remplacés, par et pour ceux à qui ils sont destinés. C’est à cette condition que l’éducation à l’image et au cinéma pourra ancrer sa pérennité dans une identité originale et en prise avec les mouvements de la société, remplissant ainsi pleinement sa double mission sociale et culturelle.