L’éducation au cinéma dans les écoles romandes : entretien avec Christian Georges
Christian Georges est collaborateur scientifique à la Conférence intercantonale de l’instruction publique de Suisse Romande et du Tessin (CIIP), en charge de l’unité médias et du site d’éducation aux médias www.e-media.ch. Dans ce cadre, il organise la « Semaine des médias à l’école » en Suisse romande. En tant que journaliste et critique de cinéma, il collabore ponctuellement à des publications telles que l’Educateur, L’Express, L’Impartial, La Liberté, Le Courrier, Le Nouvelliste, Le Quotidien jurassien ou Le Journal du Jura.
Dans sa fonction au sein de la CIIP, Christian Georges collabore avec les écoles des sept cantons francophones de Suisse romande : Jura, Neuchâtel, Fribourg, Vaud, Genève, Valais et Berne. Chaque département de l’éducation de ces cantons se doit de mettre en œuvre le Plan d’études romand1 (PER) qui définit le projet global de formation des élèves de la formation obligatoire2. Christian Georges peut ainsi rendre compte d’une vue d’ensemble sur la place accordée au cinéma dans le projet pédagogique de la Suisse romande et des pratiques existantes en matière d’éducation au cinéma dans les écoles.
Cet entretien fait suite à la présentation qu’il a donnée lors de la journée d’études du 31 janvier 2015 « Education au cinéma, histoire, institutions et supports didactiques, » intitulée « La situation romande : disparités et synergies supracantonales ».
Comment évaluez-vous la place accordée à l’éducation au cinéma dans le Plan d’études romand ?
De prime abord, elle est tout à fait satisfaisante. Certes, le cinéma ne bénéficie pas d’un traitement de faveur. Sa prise en compte et son étude s’inscrivent dans une approche globale des formes d’expression artistiques et médiatiques. Mais cette imprégnation est prévue tout au long des onze années de la scolarité obligatoire, par deux entrées distinctes. Dans le cadre des Arts, les enseignants sont invités explicitement à se servir du film pour « mobiliser et enrichir les perceptions sensorielles » des enfants. Puis, alors qu’ils gagnent en maturité, à les amener à aborder le langage de l’image animée, à comparer les œuvres. Dans le Plan d’études romand, la Formation générale inclut l’étude des Médias, des images et des technologies de l’information et de la communication (MITIC). Dans ce cadre, les apprentissages suggérés incluent la « découverte des éléments de base qui rentrent dans la composition d’une image fixe ou en mouvement », le « rapport entre l’image et le son », la « sensibilisation au rapport entre l’image et la réalité » dès les premiers degrés de la scolarité. Le festival interjurassien de l’Ultracourt montre que la production de séquences filmiques est prise au sérieux et tout à fait réalisable dans certaines écoles, moyennant des impulsions politiques significatives. En fin de scolarité, les élèves devraient pouvoir être à l’aise avec les éléments qui composent une image fixe ou animée (cadrage, couleurs, lumière, profondeur de champ, rythme, mouvement, champ/hors champ, plans, mise en scène, etc.). Les stéréotypes véhiculés à l’écran, l’écart entre les faits historiques et leur représentation fictionnelle devraient avoir été abordés. Dans l’horizon idéal du PER, les enfants sont très tôt capables d’exprimer leurs préférences par rapport aux images animées. En fin de cursus, les adolescents peuvent définir les intentions d’un réalisateur dont ils viennent de voir le film.
Et qu’observez-vous au niveau de la mise en œuvre de ce programme dans les cantons romands ?
Les écoles réservent en général un excellent accueil à l’offre scolaire proposée par les festivals de cinéma ou par les distributeurs quand sort un film accessible au jeune public. Les médiathèques scolaires sont souvent bien dotées en films de qualité. La formation de « personnes ressources MITIC » ou d’« animateurs MITIC » dans divers cantons favorise la réalisation de films, de clips ou de projets médias en milieu scolaire. Cela dit, il y a un certain nombre de freins. La dotation horaire est mince pour ce qui touche à l’éducation visuelle. Quelques cantons se soucient toutefois d’inscrire à la grille horaire une heure spécifiquement consacrée au domaine « Médias/Images » (MI). Genève le fait en 11e année, par exemple. La formation insuffisante des enseignants est un autre frein à l’étude raisonnée et approfondie du cinéma. Pour beaucoup, les objectifs inscrits dans le PER paraissent trop ambitieux. Du coup, on reste dans l’imprégnation partielle et ponctuelle. Le manque de temps pour voir des films (a fortiori s’il faut se déplacer dans une salle), les coûts liés aux projections sur grand écran, sont aussi des obstacles. A cela s’ajoute un frein technique : les compétences liées à la Formation générale ne font pas l’objet d’une évaluation au sens classique (examens, notes). La Commission romande d’éducation aux médias et aux technologies (COMETE) préconise la création d’un « carnet de suivi », qui permettrait de recueillir les savoirs et compétences acquis par l’élève tout au long de la scolarité. Pour l’instant, les chefs de service de l’enseignement ne veulent pas en entendre parler…
Les ressources et dispositifs destinés à l’éducation au cinéma dans les écoles sont en partie développés par les services d’enseignement cantonaux (et on observe que ces ressources diffèrent sensiblement d’un canton à l’autre). Ils sont également développés par des structures extérieures à l’institution scolaire (associations, festivals), sous forme d’offres culturelles adressées aux écoles. Comment voyez-vous l’avenir de l’éducation au cinéma en Suisse romande ?
Le cinéma a été l’une des formes artistiques parmi les plus populaires au xxe siècle. Rien ne dit qu’il en sera de même au xxie… Il faudra tenir compte de l’évolution des goûts et des pratiques. L’éducation au cinéma gardera cependant toute sa pertinence. Pas tellement pour voler au secours d’une industrie ou d’une économie du 7e art aux abois. Mais parce que le langage du cinéma, sa grammaire, sont les seuls à même de nous aider à penser les images, à comprendre leurs origines, leur intentions, leur esbroufe parfois, leur manière de simplifier ou (au contraire) de nuancer la réalité. La publicité, les vidéos (commerciales, musicales, virales) modèlent les comportements. Voulons-nous que nos enfants deviennent de bons petits clones, des consommateurs dociles doublés de parfaits perroquets des slogans qui frappent ? Ou des spectateurs critiques ? C’est à ce niveau que l’Ecole ne devrait pas renoncer à la lecture de l’image ! Au contraire, il faudrait lui octroyer enfin la place qu’elle mérite, au même titre que la maîtrise de l’écrit ou de la lecture tout court. Avez-vous remarqué à quel point la communication passe de plus en plus par la vidéo, à l’ère d’internet ? On peut s’en désoler, mais c’est un fait ! Et ces vidéos sont à regarder au même titre qu’une séquence de cinéma. Qu’est-ce que le cadre ou le montage ne montrent pas ? Quelles émotions a-t-on voulu susciter ? Qu’est-ce que ces images attendent de moi, spectateur ? Sont-elles respectueuses de la complexité du réel ?
Et comment rêvez-vous l’éducation au cinéma ?
S’agissant de l’articulation entre les efforts de l’Ecole et la médiation culturelle proposée par des entités externes, il serait souhaitable de sortir d’une logique du coup par coup, de bien identifier la plus-value que peut apporter chacun. Donner occasionnellement de la place au cinéma parce que l’enveloppe budgétaire d’un établissement et le temps à disposition le permettent, c’est déjà bien, mais ça ne suffit pas. Finir l’année civile ou l’année scolaire sur un « film plaisir » qui n’est pas exploité pédagogiquement, c’est désolant ! Il faudrait que les objectifs du Plan d’études romand puissent à terme être abordés selon une progression cohérente. Et que les compétences externes soient mises à profit dans le cadre d’un parcours d’apprentissage raisonné. Je verrais également d’un bon œil que les soutiens financiers des pouvoirs publics aux cinéastes soient conditionnés à un travail préalable en milieu scolaire. Ils viendraient commenter certains films, coacher des ateliers de création d’images… Ce serait l’occasion de nouer des liens entre créateurs et (futurs) spectateurs. Les dispositifs actuels en Suisse me paraissent trop orientés vers la production d’un nombre pléthorique de films, qui ne rencontrent que difficilement un public.