La Cinémathèque suisse face à l’éducation au cinéma : quelques aspects d’une histoire en construction1
A l’heure où la médiation, culturelle et pédagogique, s’est imposée comme une nécessité dans les prestations qu’assurent musées et autres organismes culturels, les cinémathèques s’efforcent elles aussi de développer de tels programmes. C’est dans ce sens que depuis 2010 la Cinémathèque suisse offre aux élèves des classes dites post-obligatoires des projections scolaires, en partenariat avec e-media, un organisme soutenu par la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP). Officialisé sous cette forme depuis cinq ans, ce programme comporte en général une introduction du directeur, la projection d’un film accompagnée d’une présentation, ainsi qu’une analyse et une discussion avec les élèves, le tout assorti d’un dossier pédagogique. Loin d’être une nouveauté, ce programme, dit de médiation, s’inscrit en fait dans la continuité de l’histoire des nombreux liens qui unissent la Cinémathèque suisse (désormais CS) à l’institution scolaire. Inaugurée officiellement en 1950, la CS s’efforce de reprendre les activités des Archives suisses du film, actives à Bâle de 1943 à 1948, dont elle hérite des collections. Elle poursuit la diffusion de films auprès des ciné-clubs tout en développant un ancrage local, notamment auprès des écoles.
Nous voudrions revenir ici sur les liens qui rattachent l’action de la Cinémathèque au projet éducatif scolaire. La situation actuelle qui implique différents acteurs (Ecole, Cinémathèque, Université) exprime une des modalités de la négociation qui fédère leur projet commun : il y a non seulement une complémentarité entre les actions des uns et des autres, mais aussi un accord sur la définition même de ce que l’on désigne par le terme de cinéma. Nous allons nous efforcer de revenir ici sur le lien complexe entre l’école et la CS en rappelant comment se développe un usage du film dans le cadre scolaire et périscolaire avant d’évoquer plus précisément la place occupée par la CS dans ce cadre.
La Cinémathèque suisse dans son contexte local et national
Trois remarques s’imposent à mon sens. La première concerne le statut de la Cinémathèque, devenue institution culturelle d’importance nationale, et qui, de ce fait, se devait de prendre en charge un programme pédagogique à l’instar de ce qui se pratique ailleurs – notamment dans les musées – sous le terme de médiation culturelle (Collection de l’Art Brut, Musée de l’Elysée, Musée cantonal des Beaux-arts). En cautionnant de pareils programmes, la CS renforce son rôle d’acteur culturel et éducatif, une mission que lui confère la Loi sur le cinéma de 2006, déjà présente dans la première monture de 1962. Elle profite en retour d’une reconnaissance des autorités et d’une notoriété accrue notamment en direction d’un public dont elle cherche à acquérir les faveurs.
Un point mérite d’être souligné d’emblée : cet engagement se fait suite à un programme mené avec l’UNIL, mais assuré à présent par un enseignant, lui-même formé à la Section d’histoire et esthétique du cinéma. Ce programme est soutenu par la Direction générale de l’enseignement postobligatoire (Vaud) mais dépend du bon vouloir des directeurs d’établissement, dans la mesure où une participation financière leur est demandée. Cette collaboration constitue une étape dans l’institutionnalisation des liens unissant pédagogie et animation cinématographique. La liste de titres retenus dans ce programme mérite qu’on s’y arrête un bref instant : elle comporte d’une part des classiques incontestés du cinéma (Citizen Kane ; A bout de souffle ; Rome ville ouverte), d’autre part une série de films plus récents. Un point qui me semble commun à ces films est qu’ils renvoient quasi tous à un cinéma d’auteur reconnu (Ken Loach, Claude Chabrol, Gus van Sant) et ont bénéficié d’un consensus critique à leur sortie, une unanimité laudatrice. Remarquons que la plupart des films évoquent des contextes socio-historiques souvent chargés (Roma città aperta ; La Haine) ouvrant à des lectures aussi bien esthétiques que sociales et historiques.
En retenant ces films, la CS contribue à constituer un canon d’œuvres de valeur, en s’appuyant sur la catégorie des « films d’auteur » – que l’on associe à un corpus de classiques avec des œuvres comme Roma città aperta mais aussi, suivant un cadre plus lâche, à des films désignés comme auteuristes par la presse en général. Ce qui importe avant tout, c’est la diffusion d’un savoir destiné aux élèves qui pose les bases d’une culture cinématographique, en leur donnant accès à des œuvres spécialement sélectionnées à leur intention. Cette action se conjugue actuellement avec une mission de diffusion de films de patrimoine et de films plus récents dont la circulation n’aurait été pas été possible suivant les seules règles du marché.
Cette sélection suit le modèle du ciné-club tel qu’il existe depuis fort longtemps. En effectuant un choix dans la masse des films à disposition, ce programme établit des critères de qualité des œuvres, participant d’un projet d’éducation au cinéma qui s’efforce de développer le goût du public – et je dirai même de fixer ce qui est considéré comme le bon cinéma. Par ailleurs, il tend à démontrer que, sous une forme divertissante, le cinéma peut, à l’égal de la littérature et des arts, ouvrir à des analyses mêlant aspects formels et réflexions sociétales.
Cette manière de faire se situe dans un cadre concurrentiel tout en s’efforçant de ne pas empiéter sur les activités déjà existantes telles que celles menées par la Lanterne magique, qui s’adresse plus spécifiquement aux enfants pour faire œuvre d’initiation au cinéma. Ce qui nous conduit à interroger d’une part ce qui est entendu par cinéma dans les « projections scolaires » et la fonction attribuée aux enseignants dans ce cadre, et d’autre part le rôle d’une cinémathèque en revenant sur quelques aspects de ce vaste thème constitué par le couple de notions « cinéma et éducation ».
Le cinéma dans le cadre scolaire : rappel historique
Avant toute chose, il est nécessaire à mes yeux de souligner un point important sur le plan technique : on peut maintenant introduire sans peine un film dans une classe (ou toute autre production audiovisuelle), alors que jusqu’à la diffusion de la vidéo (VHS), à partir de la fin des années 1970, la mise en présence d’un public – tout particulièrement des élèves – avec un film nécessitait l’installation d’un projecteur (et d’un écran) et la manipulation d’un film (donc d’une personne compétente dans l’usage du projecteur). La question qui se posait étant bien évidemment celle de la disponibilité du film : nous avons maintenant à notre disposition en quelques clics et souvent à moindre coût un vaste catalogue de films (ou autres programmes) sur tous sujets, de toutes époques et en provenance de quasi tous pays. Avant cela, même dans le cas de la diffusion scolaire et ciné-clubique, un film ne pouvait provenir que de quelques sources limitées comme les distributeurs spécialisés (Rialto, Columbus, etc.) et surtout du Filminstitut, la plus importante centrale de mise à disposition de films – et cela dès les années 19202 –, ainsi que de quelques organismes plus locaux, notamment des offices cantonaux rattachés au DIP de quelques grands cantons. Mais les collections offertes étaient limitées et le prix d’une location était relativement élevé. Seules quelques officines (ambassades) proposaient des mises à disposition de films à moindre coût. Et il convient de rappeler que la diffusion massive du film à format réduit – le 16mm, dont les débuts remontent à 1923 – ne s’était effectuée que progressivement. C’est d’ailleurs sous l’égide du Cinéma scolaire et populaire suisse (CSPS) – Schweizer. Schul- und Volkskino (SSVK) qu’est fondée en 1937 la Schulfilmzentrale – Centrale du film scolaire qui édite dès lors des catalogues de films pour les écoles, phénomène qui est largement renforcé par la mise en place en 1939 d’une Schmalfilmzentrale (Centrale du film à format réduit). La création de ces deux organismes liés au CSPS rappelle l’importance de ces collections – une fonction qu’ils partagent avec d’autres organismes comme la Centrale suisse d’éducation ouvrière / Schweizer. Arbeiterbildungszentrale CSEO-SABZ, fondée en 1912 et qui rassemble des films dès le début des années 1920.
Par rapport au cinéma éducatif, c’est d’ailleurs cette même année 1912 qui est considérée comme déterminante pour la (timide) mise en place du cinéma dans les écoles. Dans un article qui rend compte du développement du cinéma éducatif en Suisse, son auteur, Antoine Borel, alors secrétaire de la Conférence des Conseillers d’Etat en charge des Départements de l’instruction publique, insiste sur le rôle de trois enseignants – Ernst Rüst, Oskar Guyer, Gottlieb Imhof – qui usent d’un film et du matériel d’équipement pour accompagner le développement de l’enseignement commercial3. Cette première initiative – dont les résultats restent peu connus – est néanmoins significative de la manière dont les pédagogues considèrent le film à l’époque : c’est potentiellement un auxiliaire, à condition que les enseignants eux-mêmes s’approprient ce moyen dans des enseignements spécialement conçus en ce sens.
La décision de mettre en place un cinéma au sein même de l’Exposition nationale de Berne en 1914 semble s’être imposée comme une évidence, traduisant le fait que l’on a perçu rapidement son potentiel éducatif : une manifestation de l’envergure d’une Exposition nationale ne saurait se concevoir sans séances cinématographiques. L’importance de l’usage pédagogique du cinéma est évoquée dans un texte publié à cette occasion : « L’emploi des projections lumineuses et du cinématographe dans l’enseignement »4. L’auteur préconise l’usage du film dans l’enseignement, dans le prolongement des projections fixes. Il souhaite que les établissements scolaires puissent acquérir des projecteurs et qu’une collection de films instructifs soit constituée. Exemplifiant son propos, il donne un aperçu des domaines où le cinématographe lui paraît particulièrement bienvenu :
« On peut se figurer sans peine la valeur des vues résumant, par exemple, l’histoire de certains produits : culture et récolte du coton, manipulations qu’il subit et phases successives de sa transformation en tissus ; ou encore l’histoire du fer, extraction du minerai, fusion de celui-ci dans les hauts fourneaux, grande et petite métallurgie. »5
Si M. Thiébaud n’utilise pas directement le terme de documentaire, préférant l’usage de celui de vues, c’est bien une image non fictionnelle, mise au service d’un discours illustratif et explicatif, qui est privilégiée. Roland Cosandey, en cherchant à établir quels films furent effectivement projetés au cours de l’Exposition de 1914, insiste justement sur la prédominance du documentaire et souligne le fait que les organisateurs cherchent à se démarquer de la programmation éclectique des salles commerciales en établissant des séances clairement éducatives. Et si, malgré tout, quelques comiques sont proposés, c’est après avoir fait l’objet d’une sélection attentive6.
Cette sélection et ces programmes sont caractéristiques de l’attitude ambivalente qui prévaut pendant cette période. Dès l’ouverture des salles régulières de cinéma (dès 1907-8), les autorités, et particulièrement les pédagogues, s’inquiètent de la présence massive des enfants dans les salles de cinéma tout en reconnaissant un extraordinaire pouvoir aux images animées, notamment en termes de capacité de démonstration, l’inscrivant dans la lignée de la leçon de chose. Mais ce sont surtout les effets néfastes du cinéma qui sont soulignés dans ces années, menant nombre de cantons à légiférer, imposant l’interdiction aux enfants de moins de 16 ans de fréquenter les cinémas.
Comme on le voit, et c’est encore partiellement une réalité aujourd’hui, en termes d’éducation et de culture – et donc de cinéma – il n’y a pas de mesures nationales. Aussi c’est dans les années 1920 que se développent les principaux acteurs du cinéma éducatif : en 1921, le Schweizer. Schul- und Volkskino / Cinéma scolaire et populaire suisse est fondé (par Milton Ray Hartmann) – il est l’ancêtre du Filminstitut, devenu maintenant educa.ch (développant son action vers ce que l’on nomme les TICS – Techniques de l’information et de la communication) ; à Bâle, une Lehrfilmstelle est instituée (par Gottlieb Imhof) en 1922, avant que ne s’ouvre en 1929, la Schweizerische Arbeitsgemeinschaft für Unterrichtskinematographie (Ernst Rüst), rattachée à l’Ecole polytechnique (Zurich).
Ces trois organismes entretinrent des relations parfois conflictuelles, tout en travaillant à l’élaboration de collections de films, suivant des définitions en partie divergentes de ce qui constitue un bon film éducatif.
Pour Ernst Rüst, le film ne devrait être introduit en classe qu’à la condition d’apporter un apport nouveau à l’enseignement par la vision de choses, de contrées, qu’il ne serait pas possible de voir autrement. Dans certains textes7, Rüst plaide pour l’usage d’images fixes plutôt qu’en mouvement, ces dernières étant souvent problématiques en termes de vision et d’apprentissage : le mouvement freine la compréhension comme si l’on prenait plaisir dans la succession rapide des images qui bloquerait toute réflexion.
Ces propositions radicales sont faites selon la conviction qu’en aucun cas le film ne remplace l’enseignant et qu’il saurait menacer ni son rôle ni son autorité. Cette autorité se manifeste dans le maniement de l’appareil – et la Safu propose à ses membres un projecteur Bolex qui paraît convenir à leur pratique. Dans ce cadre, Ernst Rüst privilégie la production de films muets, assignant le rôle de la voix au professeur. On tend ainsi tant à conserver le rôle du professeur qu’à lutter contre ce que l’on considérait comme la passivité des spectateurs.
Signalons que ces préoccupations renvoient à une pratique et à des réflexions anciennes, qui prônaient par exemple l’usage de projecteurs permettant l’arrêt sur image – en France mais aussi en Allemagne.
Le film doit être préparé spécialement et comporter des images suffisamment explicites pour être correctement perçues par des élèves et permettre un examen attentif (d’où parfois la recommandation d’utiliser des appareils permettant l’arrêt sur image et contre un enchaînement trop rapide des séquences ou des plans. Avant tout, et plusieurs pédagogues insistent sur ce principe comme Rüst, il convient de ne pas mélanger films didactiques et récréatifs. A leurs yeux, la présence d’un comique par exemple aurait pour effet de miner l’apport pédagogique des films didactiques et à plus long terme de minimiser leur importance, ouvrant la brèche au délassement, à l’amusement. Aussi prônaient-ils la tenue de séances récréatives en soi, en dehors de la classe8.
Ainsi, à côté des séances scolaires à proprement parler, des initiatives se font jour dès le début des années 1920 pour faire découvrir le cinéma aux écoliers dans le cadre des séances de bon cinéma récréatif, cela dans différents cantons. Coordonné par des représentants de l’instruction publique (Emmanuel Duvillard), de l’Enseignement libre (Elise Bermond) et de Jean Brocher, alors secrétaire romand du Cinéma populaire et scolaire suisse, ces séances dites « Cinéma du jeudi » présentaient, les premières années, des films documentaires, mais aussi des fictions de qualité – parfois retravaillés pour l’occasion. Au nombre d’une dizaine par saison, elles occupaient les après-midi d’hiver et accueillaient les enfants contre une modeste rétribution. Chaque séance était accompagnée par un conférencier et par de la musique.
La plupart des séances organisées par le SSVK vont dans ce sens et participent à l’affirmation d’un cinéma sain – opposé au mauvais cinéma trop souvent présent sur les écrans des villes. Ce jugement est largement partagé par les élus politiques qui dès les années 1910 font adopter des lois interdisant l’accès des cinémas aux enfants. Des commissions de censure seront progressivement instituées (en 1932, une commission cantonale de contrôle des films cinématographiques voit le jour dans le canton de Vaud ; il en va de même en 1934 à Genève). Remarquons en passant que toutes ces commissions comptent un enseignant (ou du moins un représentant du DIP), pratique qui perdure dans les actuels Organe cantonal de contrôle des films (Vaud) et Commission du cinéma (Genève) (comme le précise le site internet filmages.ch : « On trouve notamment au sein des deux commissions des pédagogues, des éducateurs, des psychologues, des parents, des représentants de la branche cinématographique, de la presse, de l’église réformée vaudoise et d’associations de parents d’élèves. »).
L’apparition des Archives suisses du film et de la Cinémathèque suisse
On comprend que dans ce contexte, l’intérêt pour le cinéma mais aussi une certaine méfiance aient marqué la constitution d’un organisme à vocation archivistique, issu du mouvement ciné-clubique. C’est en effet à Bâle que sont créées les Archives suisses du film (Schweizerischer Filmarchiv – SFA) en 1943 – à l’initiative de membres du ciné-club le Bon Film, grâce à une subvention du Département de l’instruction publique de Bâle. Techniquement, au début du moins, c’est le fonctionnaire en charge de la maintenance des films d’enseignement qui gère les collections film des SFA.
Une convention est établie qui garantit une nette délimitation entre films éducatifs et œuvres relevant de la mission des Archives suisses du film. Malgré cette délimitation, le DIP considère comme de son ressort le soutien à une telle collection et à ses activités liées : mise à disposition de films à des ciné-clubs, conférences, expositions – on parlerait aujourd’hui de valorisation du septième art. Témoignant de cette porosité entre éducation et rôle assigné à une cinémathèque, c’est la Conférence des chefs de Département de l’instruction publique qui tente de trouver auprès de ses membres un soutien à l’institution bâloise. Les réactions furent largement insuffisantes, ce qui poussa les autorités à envisager de mettre un terme à l’activité du SFA, et c’est à l’initiative du dynamique Ciné-club de Lausanne (CCL) que la Cinémathèque suisse fut fondée dans cette même ville, avec le soutien des autorités communales, de manière à poursuivre le programme des Bâlois et à éviter la dispersion des collections réunies depuis 1943. Au moment où le CCL approche les autorités, un rapport est demandé à Georges Duplain, ancien critique à Curieux, journaliste, élu au Conseil communal, pour examiner l’intérêt que présenterait l’installation d’une cinémathèque à Lausanne. Parmi les intérêts immédiats identifiés, Duplain note que la collection de films et les échanges avec les autres cinémathèques permettront de fournir des films « aux organisations de spectateurs […], aux écoles, aux universités, aux groupements d’étudiants, aux sociétés culturelles ». Ce pari sur l’avenir est aux yeux de Duplain une manière de renforcer l’attractivité de la ville, qui accueillera des congrès au sein de ce qu’il qualifie comme devenant devenir un « Musée national du cinéma ».
Issue du mouvement des ciné-clubs, la Cinémathèque suisse se devait dans un premier temps de se faire connaître et d’acquérir une forme de reconnaissance qui garantisse la pérennité de cette archive en construction. C’est en premier lieu par l’entremise des ciné-clubs, que se fit ce missionnariat en faveur de la Cinémathèque mais aussi en faveur du « bon » cinéma. Si la circulation des films prima aussi dans les activités de son premier conservateur, Claude Emery, il était attendu de la Cinémathèque qu’elle œuvre en direction des universités et des écoles, comme en atteste un article paru au moment de l’inauguration de la CS, et qui énonce l’intérêt des films qu’elle conserve : « De tels documents [le journaliste Thévoz vient de mentionner la présence d’actualités remontant à la Première guerre et avant] seront demain, pour nos universités et nos écoles, les plus précieux instruments de travail des professeurs d’histoire, de géographie, de sciences, etc. »9
Trouver sa place dans l’offre cinématographique
Au-delà des élans enthousiastes dans ces années d’après-guerre qui virent la création d’un nombre élevé de ciné-clubs et autres guildes du film, on peut constater qu’un écart se maintient avec la pratique en milieu scolaire, qui privilégie toujours un usage limité du film. Fort de l’engouement pour le cinéma, mais aussi face au besoin d’une meilleure coordination, un organisme national est crée en 1947 : l’Association suisse des Offices du film d’enseignement (ASOFE) – Vereinigung Schweizerischer Unterrichtsfilmstellen (VESU) de manière à mieux coordonner l’action du SAFU, de la Lehrfilmstelle bâloise et de la Schulfilmzentrale de Berne. Un « Congrès national du film d’enseignement » est organisé à Bâle, rassemblant un nombre élevé d’enseignants.
Mais l’intérêt marqué pour le cinéma, entendu en tant que pratique artistique, par un nombre croissant d’enseignants, mena aussi progressivement à l’introduction du cinéma, entendu sous la forme de longs métrages de fiction, dans le cadre scolaire et périscolaire, notamment dans le cadre de ciné-clubs où s’activèrent plusieurs enseignants. Ces ciné-clubs constituèrent le vivier grâce auquel la Cinémathèque put se développer. Dès que Freddy Buache devint le principal animateur de la CS, il se rendit dans de très nombreuses localités, invité à présenter des films. Cet apostolat se fit très concrètement, bobine et projecteur à la main. Quand on observe le nombre très élevé de séances organisées, on comprend mieux que le premier employé de la CS, après une secrétaire, fut un projectionniste, Marcel Jordan, capable de manier film, projecteur et voiture pour seconder Freddy Buache dans ses tournées qui le menaient partout en Suisse romande.
Durant les premières années d’activités de la Cinémathèque, son action reposait avant tout sur une intense circulation des films – on parlerait aujourd’hui d’animation culturelle. Liée à la Fédération suisse des ciné-clubs et guildes du film, la CS invite des cinéastes et organise des tournées. On pourrait ainsi proposer une sorte de cartographie des lieux cinéphiles, certains jouissant manifestement de l’amitié du conservateur. Dans ce cas, on peut noter que plusieurs tournées sont directement orientées vers les écoles avec notamment Mario Marret qui fit des films au cours d’expéditions polaires dirigées par Paul-Emile Victor (par exemple Terre Adélie en 1951).
La part du documentaire est importante dans ces tournées, mais l’accent porte davantage sur le rôle de leur auteur que sur leur fonction éducative et leur adéquation par rapport à une réalité donnée. Dans les premières années d’activité de la Cinémathèque, des tournées sont organisées, avec des films de Robert Flaherty, présentés par Georges Rouquier ou Jean Painlevé, pour ne citer que des noms célèbres. En 1965, Paul Grimault fut à son tour invité à présenter ses films d’animation.
Si des projections divertissantes sont bien organisées dans les écoles à l’issue des périodes de cours, il semblerait que ces séances soient moins destinées aux élèves qu’à des enseignants intéressés. En faisant découvrir des films peu connus, en faisant circuler des classiques, en fournissant des outils d’analyses et en développant un cadre historique, Freddy Buache contribua à former de très nombreux enseignants au cinéma.
Les cours dispensés dès 1955 dans le cadre des universités populaires témoignent aussi d’une ouverture vers un public plus large et démontrent surtout que, dans ces années de mise en place de la CS, toutes les opportunités de mieux faire connaître le cinéma et son histoire sont saisies : en 1956, Buache participe, en compagnie du journaliste Benjamin Romieux, à une Semaine de l’écran organisée par et pour la « Jeunesse protestante vaudoise ».
Y est inauguré un mode de présentation qui se généralisa dans ces années et qui trouvera son aboutissement dans les cours du mercredi après-midi inaugurés en 1984 à destination des étudiants de l’Ecole cantonale des Beaux-Arts et donnés encore actuellement (avec pour public les étudiants en cinéma de l’Université de Lausanne). Dans le cadre de la Semaine de l’écran, Buache présente un classique, Vampyr de Dreyer, mais aussi un film récent de Norman McLaren, Voisins (1952), qui utilise la technique de la pixellisation et qui dut surprendre son auditoire – et à n’en pas douter, c’était bien un des buts visés par Buache : loin du didacticien rigide, Buache cherchait à surprendre et n’hésitait pas à pratiquer des formes de choc, par exemple en convoquant des œuvres pour le moins différentes.
En 1956 se tint sur une semaine à Zurich la manifestation « Jugend und Film » où furent discutés de nombreux aspects du cinéma pour la jeunesse, accompagnée d’une exposition comprenant de nombreux documents fournis par la CS. Mais son écho resta discret en Suisse romande, témoignant à nouveau des difficultés à faire circuler les idées et les pratiques hors des limites cantonales. L’introduction d’une loi sur le cinéma en 1962 conduisit à une forme de reconnaissance étatique, se traduisant par une subvention annuelle pour la CS. Les activités se poursuivirent aussi par rapport à l’éducation : l’une des plus notables est l’organisation avec Freddy Landry, professeur de mathématiques au gymnase à Neuchâtel, des rencontres « Cinema e gioventù » dès 1963. Elles prennent la suite de journées d’études, organisées dès 1960 au Tessin, destinées également aux enseignants. « Cinema e gioventù », comme les « Semaines d’études cinématographiques » (inaugurées en 1961 à Engelberg), s’adressaient directement aux élèves des gymnases ou aux apprentis intéressés. Les débats sur la qualité esthétique des films, mais aussi sur des thématiques déterminées et souvent sociales ont marqué des générations de cinéphiles. Egalement active sur de nombreux autres plans, la Cinémathèque trouva un écho bien au-delà du cercle lausannois, usant de tous les médias possibles, notamment la télévision, où les interventions de Freddy Buache se firent aussi largement remarquer, encore renforcées par des publications maison10.
Ainsi, loin de ne suivre qu’une direction unilatérale, l’action éducative de la Cinémathèque est labile, se modifiant au gré des rencontres et des opportunités qui se présentèrent. Mais, aussi limités que furent et que sont encore ses moyens, la Cinémathèque sut éveiller l’intérêt des jeunes, et moins jeunes, pour une forme d’expression qui suscita longuement une forme de méfiance auprès de nombreux éducateurs. Les attentes exprimées par le public, tout particulièrement envers la mise à disposition d’outils d’analyse, sont elles aussi orientées par un fort enthousiasme pour les images en mouvement tout en étant régulièrement teintées d’appréhension par rapport à ce qui est encore considéré comme leurs effets néfastes et qu’une « bonne » analyse saurait désamorcer.