L’œil électronique. Bolex et la « précision suisse » à l’épreuve de l’automatisation1
Au Comptoir suisse de 1955, foire nationale annuelle organisée à Lausanne, cinéma, industrie et cybernétique se croisent à la faveur des recherches sur l’automatisme, présentées au public par des spécialistes comme Albert Ducrocq2, l’auteur de l’ouvrage de vulgarisation L’Ere des robots (1953)3. Dans l’espace d’exposition que l’on a baptisé « Pavillon de la cybernétique et de la télécommande », les visiteurs vont à la rencontre du robot suisse Sabor, qui sert tant à exposer les techniques et les principes sur lesquels se penchent certains scientifiques qu’à exploiter l’aspect spectaculaire de la machine, dont l’enveloppe anthropomorphe renvoie aux représentations science-fictionnelles du robot (fig. 1). Au regard de la machine calculatrice présentée simultanément au Comptoir suisse à l’aide d’un film en couleurs, ce robot télécommandé aux formes trompeuses et annoncé comme une merveille scientifique ne paraît en fait pas si étonnant d’un point de vue technique4. Pourtant, l’exhibition d’un tel robot contribue à ancrer l’idée rendue populaire par les travaux de Norbert Wiener en cybernétique, « science de la commande et de la communication dans l’être vivant et la machine »5, selon laquelle l’essor d’un nouvel automatisme, que l’on a tendance à nommer automation, tient aux technologies électroniques de traitement des informations transmises par des « organes de vision et d’audition »6. Ainsi a-t-on notamment fait usage de la cellule photo-électrique pour que la partie supérieure du robot Sabor, celle que l’on a justement façonnée comme un visage avec des yeux, puisse être sensible et faire réagir la machine à des signaux lumineux. En même temps, ce curieux objet technique stimule la réflexion sur la transformation du travail ouvrier que l’on dit – en cédant à des visions utopiques ou, au contraire, technophobes – voué à disparaître, laissant la place aux machines automatisées, à l’« usine sans homme » et à une société « robotisée ».
En tant que machine de captation de la lumière, l’appareil de prise de vue cinématographique est pleinement concerné par la problématique de l’invention de ces organes de vision destinés à être couplés à des ordinateurs, mais son automatisation passe historiquement par l’intégration de composants électroniques qui le dissocient des anciens automates mécaniques, et des appareils dans la filiation desquels s’était inscrit le cinématographe7. Or, nous verrons ici que cette dissociation remet doublement en question la notion de « précision suisse » à laquelle est attachée la marque d’appareils Bolex de la firme Paillard. Nous nous demanderons d’abord comment s’opère et se négocie le passage des caméras de la tradition mécanique suisse dans la catégorie des machines « réflexes », en observant ce qui se joue dans une modification technique a priori minime, l’incorporation, à la fin des années 1950, de cellules photo-électriques8 aux appareils Bolex. Si les caméras numériques actuelles rendent possible surveillance et intervention à distance par l’entremise de drones9, les appareils d’amateurs du tournant des années 1960 sont déjà associés à la notion d’œil automatique, dans la mesure où ils sont dotés de cellules ajustant automatiquement leur diaphragme pour la prise de vue. Ce que doit également repenser l’entreprise suisse Paillard, c’est la visibilité de son processus de fabrication en cette période charnière d’automation industrielle, y compris pour le secteur économique de l’horlogerie10. La gestion automatisée de certaines phases de production des appareils Bolex participe à la mise en crise des valeurs héritées de l’artisanat horloger, appelant de promptes réactions sur le plan de la communication et du « marketing » alors en plein développement. Les publicités et les films commandités par l’entreprise à cette époque vont de ce fait viser un effet d’aplanissement des différences techniques provoquées par l’arrivée de l’électronique, tentant de sauvegarder une conception de la machine ajustable, devenue une sorte de contre-modèle de la machine « fermée » (et bientôt jetable) qui s’impose dans l’industrie des appareils d’amateurs.
Revenant à l’intégration de composants électroniques aux caméras dans les années précédant l’avènement du format Super-811, nous montrerons aussi que la conception du cinéma d’amateurs véhiculée par une marque d’appareils varie en fonction des assemblages, des juxtapositions de machines que les expositions, les étalages ou les revues font apparaître, associant les caméras à des objets techniques aussi divers que l’arbalète, le gramophone et la machine à écrire, pour ne prendre ici que l’exemple de Bolex. De telles juxtapositions impliquent généralement des agencements de textes et d’images (manuels, publicités), reliant les machines à des symboles, des valeurs, des concepts qui déterminent la relation à l’objet technique : l’acte d’achat, l’attachement à la marque ou l’utilisation des appareils proprement dite12. Sur le plan méthodologique, les spécificités techniques des appareils Bolex au moment de l’essor de l’électronique sont ainsi à envisager au sein de ces divers agencements produisant des généalogies, des comparaisons, des rapprochements, d’autant plus que ces appareils sont fabriqués par une firme où l’on a tendance à les confronter à d’autres médiums, en particulier aux machines à écrire Hermès fabriquées elles aussi par Paillard. Vouloir préserver l’idée d’une caméra de précision en misant sur la fascination pour la mécanique des engrenages, c’est ainsi privilégier l’image d’une « caméra-automate » qui bénéficie du rayonnement symbolique de la montre suisse, alors que cellules, résistances et circuits imprimés sont en train d’orienter le cinéma vers une catégorie d’objets qui ont peu à voir avec ceux issus des traditions techniques jurassiennes.
Paillard face au spectre de l’obsolescence
En 1964, l’entreprise suisse Paillard célèbre le cent-cinquantième anniversaire de la fondation de l’atelier de fabrication de Sainte-Croix, à l’origine des imposantes usines mécanisées d’où sortent les caméras Bolex et toute une gamme d’appareils cinématographiques dits « d’amateurs ». L’organisation du jubilé coïncide avec la participation active et protéiforme de Paillard à l’Exposition nationale suisse13 qui se tient pendant la même année à Lausanne, non loin des montagnes jurassiennes où sont fabriquées les appareils Bolex. Aussi l’entreprise conjugue-t-elle les deux événements en un parcours touristique reliant l’aéroport de Genève, l’exposition de Lausanne avec sa « route Bolex »14, et les usines d’Yverdon-les-Bains et de Sainte-Croix. Pourtant, derrière les manifestations festives, signes de sa longévité et de sa centralité dans le domaine de la petite mécanique en Suisse, l’entreprise est consciente qu’elle traverse une période pendant laquelle elle doit relever des défis sur le plan de l’innovation comme sur celui de la promotion. Effectivement, elle doit faire face à la forte instabilité des techniques, à la redéfinition rapide des normes du matériel cinématographique substandard et à la concurrence de fabricants étrangers plus prompts à assimiler les innovations. Ses administrateurs considèrent surtout le développement de l’industrie électronique et les recherches menées sur l’application des procédés de ce secteur aux caméras d’amateurs comme une menace préoccupante, d’autant plus que l’autre produit-phare de Paillard, la machine à écrire, est directement confronté à la rivalité d’une entreprise pionnière en la matière, IBM15. Lorsqu’ils planifient un séjour aux Etats-Unis en 1961, les administrateurs de Paillard prévoient donc des discussions sur « l’avenir du cinéma d’amateur », en mettant à l’ordre du jour les nombreux changements techniques que l’on pressent ou que l’on propose alors, changements qui impliqueraient des modifications plus ou moins importantes des appareils en cours de production : « son sur film, magasin de 60 ou 120 m, 16mm professionnel, film simple 8, bobine de 15 m en 8mm, film plus mince, videotape, moteur électrique ou à ressort, télémètre automatique, lampes de projection ‹ Truflector ›, etc. »16
Alors qu’elle s’est imposée sur le marché des appareils de cinéma d’amateurs grâce à des caméras résolument conçues pour résister à l’épreuve du temps – une robustesse dont témoigne le commerce de Bolex encore en état de fonctionnement aujourd’hui –, Paillard doit s’efforcer de suivre l’accélération du rythme de lancement de nouveaux produits impulsée par la concurrence, notamment Bell & Howell, dont il sera plus particulièrement question ici. Or, la conception d’appareils cinématographiques chez Paillard, qui obéit à une « politique de très haute qualité »17 largement basée sur l’idée de durabilité, de longévité des objets techniques, en relation avec les notions de transformation, de synchronisation et d’accessorisation18, va se heurter à une logique industrielle de rationalisation de l’innovation intégrant pleinement la planification de l’obsolescence des machines (fig. 2). Scandées par des interrogations sur l’évolution des technologies cinématographiques, les séances du conseil d’administration de Paillard rendent compte des réactions suscitées par l’application de stratégies de la dévaluation et du remplacement des machines qui s’étendent rapidement dans l’industrie du cinéma d’amateurs. Jonathan Sterne rappelle que ce principe de renouvellement régulier des modèles mis en vente par une entreprise avait déjà été adopté dans les années 1920 par un fabricant d’automobiles comme General Motors, mais il souligne surtout l’intensité avec laquelle les fabricants de matériel informatique ont plus tard cherché à faire de la perfectibilité le moteur de leur économie : « L’industrie informatique s’est contentée de rationaliser et d’accélérer cette recherche de l’obsolescence en l’appliquant au marché de l’électronique. »19 Dès les années 1950, la pratique du cinéma s’ouvre donc à une clientèle élargie d’amateurs grâce à la course à l’innovation à laquelle se livrent les différentes entreprises, mais l’introduction de nouveautés entraîne, comme dans d’autres secteurs industriels, un vieillissement prématuré des appareils, à rebours des idées qui ont prévalu chez Paillard en faveur d’une stabilité des machines, d’une « durée de vie » indéfinie, transgénérationnelle. Compte tenu de ce cycle de renouvellement fréquent des appareils, chaque caméra neuve est déjà en puissance un produit démodé, parce que l’on sait qu’elle donnera forcément naissance, après quelque changement technique, au modèle qui va lui succéder sur le marché. Des inquiétudes liées au contexte concurrentiel et à la « nouveauté », ou plus précisément à ce que l’économiste Theodor Levitt appelle la destruction créatrice20, se font sentir aussi bien du côté des fabricants que de celui des journalistes :
« En cinéma, faut-il pousser l’appareil de vente alors que déjà maintenant on parle de nouveautés ? Vu le temps considérable nécessaire à la préparation de nouveaux modèles, avec la crainte constante de voir sortir des nouveautés de la concurrence, il faut beaucoup de confiance pour aller de l’avant. »21
« En fait, il ne se passe guère de semaine sans qu’un modèle nouveau ne fasse son apparition sur le marché. Ce qui a pour effet d’encombrer ce dernier et de rendre périmés des modèles qui n’ont pas encore eu le temps de faire leurs preuves, à tel point que l’acheteur peut à bon droit se demander si son acquisition d’aujourd’hui ne sera pas déjà périmée trois mois plus tard. »22
Dans ces conditions, développer la recherche dans le domaine de la mécanique de précision en l’associant à des travaux de pointe sur l’électronique s’avère une priorité. Lors de l’inauguration officielle du nouveau bâtiment du département des études à Yverdon-les-Bains en octobre 1961, le directeur général de Paillard, Fritz Pagan, présente la centralisation et le renforcement des services de recherche comme une action forte pour s’adapter au contexte économique : « A la suite du progrès technique qui s’est accompli depuis 1945, le public s’est habitué au renouvellement constant des produits mis sur le marché ; il attend des fabricants qu’ils introduisent à un rythme toujours plus rapide des modèles nouveaux et des variantes plus perfectionnées des modèles existants. »23 Ce faisant, Pagan semble renoncer à l’idéal technique vers lequel a longtemps tendu l’entreprise, celui de l’appareil non seulement inusable, mais aussi indémodable, vendu pendant plusieurs années sans transformation majeure et sous le même nom (on connaît la longévité de la Bolex H16, mais, dans le secteur de la mécanographie, une machine telle que l’Hermès 2000/Média, que l’on dit « âgée de plus de 16 ans »24 en 1956, a elle aussi évolué à un rythme relativement lent). Si l’entreprise s’applique à planifier la dévaluation de ses produits en intensifiant les recherches, elle doit aussi veiller à faire respecter des règles de confidentialité qui deviennent primordiales dans une conjoncture commerciale où l’annonce d’une modification peut rendre obsolète un appareil récemment introduit sur le marché, stoppant soudainement l’écoulement des stocks de produits finis. Les employés de Paillard se voient ainsi rappelés à l’ordre lorsque l’on apprend que l’existence du projecteur Bolex 18-5 Automatic a été révélée en avance à des marchands français : « des indiscrétions, même involontaires, peuvent avoir de graves conséquences pour nos distributeurs et pour nous-mêmes en entravant la vente des dernières séries d’un produit sur le point d’être remplacé par un nouveau »25. Les produits des industries photographique et cinématographique, au fur et à mesure qu’ils deviennent des objets de consommation de masse, répondent à ce que Pierre Naville nomme « une consommation à usure rapide, fondée sur le remplacement perpétuel plutôt que sur la durée et la stabilité des produits »26, engendrant des frais d’entretien et de réparation, mais aussi une mise au rebut de plus en plus conséquente des appareils27. Bien entendu, les services publicitaires vont accompagner et favoriser significativement ce processus de remplacement des appareils domestiques.
La précision suisse à l’heure de l’électronique
A la fin des années 1950, l’entreprise Paillard partage son activité industrielle principalement entre les branches de la mécanographie (Hermès) et de la cinématographie (Bolex), basées toutes deux sur la longue expérience acquise par la société dans le domaine de la « petite mécanique ». Les phases d’usinage, de montage et de réglage des centaines de pièces – métalliques, pour la plupart d’entre elles – qui forment les appareils fabriqués par Paillard relèvent certes d’un processus de production comparable à celui de l’industrie horlogère suisse. Cependant, caméras et projecteurs cinématographiques sont à cette époque mis à la portée d’une clientèle d’usagers de plus en plus étendue, grâce à des recherches et des innovations simplifiant l’utilisation des appareils, mais dépassant aussi dans une certaine mesure le secteur industriel dans lequel l’entreprise Paillard s’est spécialisée, et auquel est solidement attachée sa réputation. Aussi, la notion de « précision suisse » à laquelle elle fait fréquemment référence dans son discours promotionnel est remise en question par les mutations que connaît alors l’industrie du cinéma d’amateurs : substitution du plastique au métal, motorisation électrique des systèmes d’entraînement, introduction de composants électroniques, etc. En 1959, Gilbert Simondon constate, à la faveur d’un séjour en Inde, que l’idée de perfection technique associée à la montre de précision suisse a déterminé l’élaboration de la publicité de la compagnie aérienne Swissair (il cite en exemple le slogan « La précision suisse au service de l’aviation »)28. Elle a également incité l’un des agents indiens de Swissair à faire l’acquisition d’une caméra 8mm de fabrication suisse dont il ne mentionne pas la marque. Or, dans les deux cas, celui de l’avion comme celui de la caméra, force est de reconnaître qu’il y a des différences techniques et pratiques avec cet instrument métrologique spécifique qu’est la montre. Ces différences se sont accentuées avec le développement de l’industrie électronique, mais elles continuent pourtant à être peu ou prou masquées par la notion de précision suisse. Simondon propose donc de parler d’un « effet de halo » pour désigner le rayonnement symbolique d’un « archétype hautement valorisé » sur un ensemble hétérogène d’objets techniques :
« Ce processus, en effet, qui consiste essentiellement en une analyse transductive opérée à partir d’un archétype hautement valorisé, sélectionne les caractères techniques ou essences techniques de l’archétype et les étale sur un domaine de relative et progressive hétérogénéité. Dès lors, le domaine ainsi structuré de technicité est doué de résonance interne, par suite d’un réseau de feed-back ou rétroactions positives s’exerçant entre les différents termes qui peuplent ce domaine. Pour reprendre l’exemple de la descendance de la montre archétypale, on peut dire que l’avion de la compagnie Swissair qui emploie ou est censé employer plus que les autres des instruments métrologiques suisses favorise aussi bien la vente d’une caméra suisse que celle d’un ensemble automatique pour la fabrication du riz synthétique (laboratoires du Food Research Institute de Mysore) employant des pièces d’origine suisse. »29
Au moment où Simondon réfléchit aux stratégies publicitaires, l’expertise en mécanique de précision ne suffit déjà plus pour être à la pointe des recherches sur les techniques du cinéma d’amateurs. Certes, l’entreprise Paillard a eu l’occasion de démontrer que sa Bolex H16, couplée à une horloge à quartz de Longines, peut être un instrument d’analyse du mouvement aussi précis qu’un chronomètre suisse l’est pour la mesure du temps30. Le « chronocinégines » mis au point avec l’entreprise horlogère jurassienne a ainsi fait ses preuves dans des compétitions sportives internationales31. Néanmoins, pour aller dans le sens de la vulgarisation de la pratique du cinéma substandard, il faut suivre le mot d’ordre que s’est donné l’industrie depuis quelque temps, celui du mouvement vers l’« automaticité ». Annonçant les nouveautés du XXVe Salon de la photo et du cinéma de Paris en 1960, Pierre Monier dresse, dans un article intitulé « En cinéma d’amateur triomphe de l’automaticité »32, une première liste de caméras 8mm dites automatiques, énumérant des noms où le suffixe « -matic », omniprésent, évoque le virage pris par l’industrie : Eumig Servomatic, Gevaert Automatic, Levêque Eldematic, etc. Il remarque surtout que l’automaticité dont il est question dans l’industrie concerne au premier chef le réglage du diaphragme par le truchement d’une cellule photo-électrique, composant électronique caractérisant la nouvelle génération de caméras d’amateurs : « la technique moderne de l’électronique nous accoutum[e] à l’automatisme »33. Le but des fabricants de matériel substandard est de proposer des modèles de caméra 8mm dont les possibilités de réglage manuel sont délibérément réduites, afin de susciter l’intérêt pour un usage domestique du cinéma chez une clientèle rebutée par les ajustements techniques. Il s’agit en même temps pour eux de faire face à la concurrence de la photographie en couleur et de la projection de diapositives, des pratiques plus abordables techniquement mais aussi financièrement pour les familles. En 1963, la gamme d’appareils photographiques Instamatic de Kodak restreint encore la marge d’intervention de l’utilisateur en facilitant l’introduction de la pellicule, grâce à des chargeurs en matière plastique spécialement conçus pour ces modèles (fig. 3)34.
Le rattachement des caméras Bolex à la notion de précision suisse fait partie des stratégies promotionnelles sur lesquelles mise la filiale française de Paillard à l’orée des années 1960. Dans la publicité spécifiquement élaborée pour la France, Paillard s’appuie également sur un autre stéréotype associé à un objet technique, en vantant une optique de tradition française perçue comme une spécialité industrielle nationale (les caméras vendues en territoire français sont équipées d’objectifs fabriqués par S.O.M. Berthiot, entreprise qui a célébré son centenaire en 1957). La référence culturelle à la précision suisse résonne toutefois autrement dans un contexte industriel où le domaine de la petite mécanique doit s’adapter à l’essor de l’électronique, et corollairement à la quête de l’automatisme complet. Examinons de plus près les débuts de Paillard dans la course à la fabrication d’une première génération de caméras automatiques. Lorsque la filiale française est inaugurée à Paris en 1958, l’entreprise suisse accuse un retard manifeste en matière de simplification des caméras d’amateurs : « Il est indéniable que nous sommes aussi touchés par la récession américaine, qui intervient d’ailleurs à un moment où nos principaux concurrents offrent des caméras 8mm à cellule photo-électrique incorporée, que nous ne sommes pas encore en mesure de livrer. »35 Pris de vitesse par une entreprise comme Bell & Howell, qui a exposé dès avril 1958 un système de réglage automatique du diaphragme pour caméra 8mm, celui de la Design 290 (fig. 4)36, les ingénieurs de Paillard doivent faire aboutir des recherches sur l’utilisation des cellules photo-électriques lancées dans le milieu des années 195037. Ce n’est qu’au début de l’année 1959 que l’entreprise commence à commercialiser une Bolex 8mm à cellule incorporée, reprenant l’idée de l’œil automatique38, mais cette caméra, la B8L, exige encore l’ajustement manuel de l’ouverture du diaphragme. Bien que l’automatisation soit basée sur l’intégration de composants électroniques, les campagnes publicitaires françaises exploitent toujours l’idée d’une continuité entre l’industrie horlogère suisse et celle des caméras d’amateurs, promouvant les appareils à cellule photo-électrique avec des slogans explicites : « Un produit Paillard-Bolex précis comme une montre suisse »39, par exemple. Il est vrai que l’automatisme proposé par Paillard ne détache pas vraiment les caméras du modèle mécanique horloger, puisque l’électronique y est séparée, isolée du reste du système. Il est intéressant ici de relier le modèle de Paillard à la distinction conceptuelle qu’opère Norbert Wiener entre les automates construits « sur la base d’un mécanisme d’horlogerie fermé » et « les machines automatiques modernes » :
« Les machines plus anciennes, et en particulier les tentatives plus anciennes pour fabriquer des automates, opéraient sur la base d’un mécanisme d’horlogerie fermé. Mais les machines automatiques modernes telles que les engins téléguidés, les « proximity fuse », le mécanisme d’ouverture automatique des portes, l’appareillage de commande d’une usine de produits chimiques et le reste de la panoplie moderne des machines automatiques qui remplissent des fonctions militaires ou industrielles, sont dotés d’organes sensoriels, c’est-à-dire de récepteurs pour les messages venant de l’extérieur. Ceux-ci peuvent être aussi simples que des cellules photo-électriques qui se modifient électriquement quand un rayon lumineux les touche, et qui peuvent donc distinguer la lumière de l’obscurité, ou aussi compliqués qu’un poste de télévision. »40
Or, si la Bolex B8L est bien dotée d’un tel « récepteur », son fonctionnement n’est pas conditionné par la lumière changeante reçue par la cellule, à la différence du modèle concurrent commercialisé par Bell & Howell. Au contraire, le réglage du diaphragme reste une opération manuelle, certes facilitée par les indications d’un galvanomètre, mais laissant à l’usager la variabilité de l’ajustement, un critère de qualité ancien et primordial pour l’entreprise. Au moment de négocier cette première alliance de la mécanique avec l’électronique, la firme suisse préfère encore cette variabilité à l’automaticité ouvertement recherchée partout ailleurs, hésitant à transformer ses appareils en machines réflexes, selon la définition que Pierre Naville donne de cette notion : « Les machines réflexes […] peuvent être limitées, lorsqu’elles impliquent modification du fonctionnement à partir de certains seuils ; variables à partir des indications fournies par des appareils de mesure ; ou auto-réglées par variations équilibrées à l’intérieur du système, selon des principes cybernétiques. »41 Aussi la B8L conserve-t-elle une filiation technique avec la lignée d’objets relevant de l’automatisme horloger (la montre, la boîte à musique, la poupée mécanique), tandis que la Design 290 rattache le matériel de cinéma d’amateurs à d’autres objets privilégiant les rétroactions dues au couplage de l’électronique (des portes automatiques aux engins télécommandés). Pourtant, la demande semble favorable au développement de caméras réagissant automatiquement à l’environnement grâce à des capteurs photo-électriques, de sorte que la réponse de Paillard apportée à la « crise Bolex » s’avère vite inadaptée, comme l’indiquent les plaintes adressées par la filiale française : « Notre clientèle française nous reproche de ne pas nous renouveler assez rapidement : la plupart de nos modèles sont considérés comme dépassés dans l’aspect ou dans les performances (viseur, complications de réglage du diaphragme, absence de visée reflex en 8mm, absence de diaphragme automatique). »42 Le retard de Paillard par rapport à ses concurrents marquera durablement les dirigeants, qui y verront l’échec d’une entreprise à ce moment-là peu en prise avec la demande des usagers ou inapte à imaginer les évolutions techniques du cinéma.
Automatismes en images
La dynamique de simplification des caméras d’amateurs ne représente que l’une des faces, et non la moins visible, de la problématique de l’automatisme chez Paillard. Les modifications techniques du matériel cinématographique substandard sont à mettre en parallèle avec l’évolution des modes de travail au sein de l’entreprise, dans l’envers du décor des usines où fonctionnent les chaînes de production des appareils. Ce sont en effet également les façons de développer, de fabriquer et de tester les produits que les technologies électroniques viennent remettre en question. L’introduction de robots dans le parc de machines de Paillard menace ainsi une conception de la précision suisse faisant s’articuler le savoir-faire hérité de la tradition horlogère jurassienne et le fonctionnement durable de la machine cinématographique qu’il permet de réaliser. Dans ce processus d’automation industrielle, caméras et projecteurs vont d’ailleurs apparaître comme d’énièmes machines automatiques pouvant « travailler » à l’intérieur des usines (et en dehors) afin d’en améliorer la productivité. Dans le cadre de ses recherches sur la réalisation de films d’entreprise en Suisse, Yvonne Zimmermann a proposé de situer ces productions dans leurs contextes de fabrication et de projection pour en saisir la fonction utilitaire au regard des activités industrielles qu’elles documentent43. Aux yeux des entrepreneurs, le cinéma est alors souvent inclus dans un ensemble médiatique mouvant qui le dépasse, celui des « moyens audio-visuels » déployés dans le monde de l’industrie : la photographie, le diascope et le « magnéguide »44, notamment. Les usages industriels du cinéma font toutefois l’objet de manifestations et de publications spécifiques, qui poussent la filiale française de Paillard à repenser son discours publicitaire : « notre société de vente française a fait un effort considérable, qui commence à porter ses fruits, pour promouvoir le cinéma dans la science, l’industrie, l’enseignement, la médecine, la police, etc. »45 Elle concentre donc une partie de ses efforts sur la promotion du rôle utilitaire du cinéma dans des organes touchant un lectorat d’industriels, d’ingénieurs et de publicistes (fig. 5)46. Signe de l’implantation des techniques cinématographiques dans le monde du travail, l’édition mensuelle de la revue française L’Usine nouvelle, où Paillard fait régulièrement paraître des annonces, décide à partir de janvier 1964 de consacrer une rubrique aux rapports entre cinéma et industrie. Développant une approche axée sur la dimension fonctionnelle des films, qu’ils soient réalisés en 35mm ou dans un format réduit, les journalistes y envisagent le cinéma en termes de productivité, réfléchissent à ses usages dans l’industrie, et élaborent une typologie des films relativement au travail qu’ils permettent d’exécuter.
En cette période où la notion de précision suisse est mise en crise par l’automatisation, les tensions entre mécanique d’art et technologie industrielle, avec leurs valeurs respectives, plus ou moins contradictoires (tradition/robotisation ; transformation/remplacement ; indétermination/automatisme), se manifestent aussi sur le plan de la représentation, dans la façon dont Paillard gère sa visibilité en tant que productrice d’images : archives, revues, publicités, etc. Le rapport (de force) que l’entreprise établit avec l’automatisme se joue aussi sur le terrain de l’imagerie qu’elle diffuse, une production qui est à la fois élaboration de généalogies, définition d’une relation entre l’homme et la machine, construction d’un point de vue sur la pratique du cinéma d’amateurs. Partenaire ancien de Paillard, l’entreprise française S.O.M. Berthiot (Société d’optique et de mécanique de haute précision) inaugure, au moment de son centenaire en 1957, une usine de fabrication d’objectifs photographiques à Dijon, où l’on remarque surtout l’imposante machine dont elle s’est dotée, « un calculateur électronique pour études des formules optiques ». La même année, un journaliste de La Vie française invité à visiter l’usine Paillard de Sainte-Croix est amené à observer les changements techniques intervenus dans le processus de production des caméras. Le passage à l’automatisme concerne non seulement les techniques d’utilisation des caméras – on lui a fait part du lancement d’une caméra Bell & Howell à réglage automatique du diaphragme – mais aussi les modes de fabrication en usine. S’il note dans un premier temps qu’« il s’agit d’une industrie de précision convenant très bien aux aptitudes traditionnelles de la main-d’œuvre de Sainte-Croix », il décrit ensuite « les installations de galvanoplastie, de polissage, et la chaîne de peinture ‹ électro-statique ›, qui fonctionne de façon complètement automatique »47. Dans la luxueuse brochure publicitaire Paillard prépare l’avenir qu’elle fait paraître en 1964, l’entreprise reconnaît que l’évolution de l’industrie du cinéma d’amateurs rend le statut de ses appareils particulièrement équivoque : « Parler d’automation en matière de mécanique de précision peut paraître paradoxal. »48 L’entreprise continue à valoriser une tradition technique vernaculaire que l’on s’est transmise de génération en génération, alors qu’une partie des opérations de fabrication des caméras est désormais entièrement prise en charge par des robots. Annonçant cette transition vers une industrie massivement robotisée, une photographie y montre la phase automatique d’usinage des boîtiers de caméras 8mm49.
L’un des enjeux des films promotionnels que Paillard commandite dans le tournant des années 1960 consiste à réaffirmer la valeur et la persistance d’une précision manuelle perpétuant un artisanat de la mécanique horlogère, dans une entreprise où la robotisation est en train de redistribuer les tâches entre machines et ouvriers. Le film Message Hermès (1958) consacré à la branche mécanographique de l’entreprise cherche ainsi à en faire ouvertement la démonstration, formulant explicitement la crainte d’une disparition du geste artisanal, mais pour pouvoir mieux la désamorcer ensuite. Après avoir marqué l’ancrage territorial des produits Hermès (sons mécaniques d’une boîte à musique, plan d’un tableau de Sainte-Croix, commentaire évoquant les « bonnes montres suisses », etc.), le film passe en revue les objets techniques produits successivement par l’entreprise et, à l’exception de la machine à écrire, sur laquelle s’activent les doigts d’une dactylographe, l’idée d’une « vie magique » des engrenages circule de l’oiseau-automate jusqu’à la caméra qui, à défaut de montrer ses rouages en mouvement, tourne sur elle-même (fig. 6). Loin de cette exhibition euphorique et fétichiste de l’objet technique, mais pourtant inquiétante elle aussi (le « progrès » a déjà rendu obsolète les boîtes à musique et les phonographes de Paillard, n’est-ce pas ce qui pourrait guetter les autres produits ?), la réflexion sur l’automatisme se poursuit par une vision pessimiste de l’avenir des relations homme-machine à l’intérieur des usines. Après deux plans aériens de la ville d’Yverdon, situant géographiquement les usines Paillard dans la cité, mais aussi économiquement – on saisit leur large inscription spatiale dans le tissu urbain et leur proximité avec le réseau ferroviaire –, plusieurs plans pris de tous côtés montrent l’abord vide des bâtiments. Un plan rapproché sur les fenêtres appelle ensuite une exploration de l’intérieur, mais ce ne sont que machines travaillant automatiquement sans que nulle forme humaine apparaisse auprès d’elles. Cette évacuation de la présence ouvrière garante de la « qualité suisse » est exacerbée par des travellings longeant des postes de travail inoccupés, des outils d’horloger délaissés et des machines à écrire alignées par dizaines, images accompagnées en voix off du commentaire suivant :
« A l’intérieur, la machine a repris à son compte les gestes précis de la main. La lime hésitante et revenant cent fois sur la pièce a cédé la place à la rectifieuse. La décolleteuse résume en trois opérations de longues soirées d’horloger. La mécanique industrielle semble même pousser son rôle un peu loin en remplaçant les mouvements les plus familiers de l’homme par les bras d’impressionnants robots. Comment ? La fameuse qualité suisse n’a plus besoin de l’homme ? Tout se fait sans lui ? Sans ses outils qui reposent dans des halles désertées ? »50
Il s’agit en fait là de questions rhétoriques induisant une mauvaise interprétation des images, puisque la suite du film montre que les ouvriers sont occupés à leurs loisirs dominicaux, écartant l’idée d’un rapport de cause à effet entre automation et chômage (sur lequel se penche Naville à cette époque), ainsi que celle d’une élimination du facteur humain de la qualité suisse, qualité qui devrait désormais être mise au compte de la seule machine automatique. L’immobilité des machines et la présence d’instruments manuels dans la deuxième partie de la séquence évoquaient d’ailleurs moins une société robotisée qu’une crise économique ayant stoppé net l’activité industrielle. Aussi le film se poursuit-il par des images des employés de retour à leur poste, assurant par des champs-contrechamps que les opérations humaines restent déterminantes dans les domaines des études et de la production d’une mécanique de précision : dessin industriel, montage manuel, contrôle visuel et auditif, etc. Entre la séquence supposant une mécanisation destructrice d’emplois et la séquence exaltant une vie familiale idyllique dans les paysages montagnards ou lacustres environnant les usines, il y a un contraste qui relève d’une construction argumentative visant à dissiper les doutes que l’automation ne manque pas de susciter et à renforcer une idéologie de la bonne machine suisse. Enfin, le film Message Hermès semble aussi exploiter l’effet de halo en recherchant une forme de réflexivité cinématographique propice à la promotion mutuelle des deux célèbres produits de Paillard, l’appareil mécanographique suisse servant à valoriser les caméras, et vice-versa. Les potentialités techniques de la caméra (exhibée au début du film) sont notamment rappelées par le trucage de l’image par image employé pour faire apparaître successivement chacune des touches du clavier de la machine à écrire. La marge d’indétermination du fonctionnement des produits Paillard, c’est également ce qui leur permet de produire, en tant que médiums techniques, leur propre publicité, et dans ce cas de visualiser leur assemblage pièce par pièce. En s’intéressant à la distribution des machines à écrire, la dernière partie du film peut du reste être rapprochée de la catégorie « amateur » des films de voyage, tant elle s’attache à replacer les machines dans les divers contextes géographiques où elles sont utilisées, montrant des usagers, des lieux et des coutumes d’au-delà des frontières helvétiques.
Le lancement des caméras à cellule photo-électrique que nous avons étudié ici dans un contexte d’automatisation généralisée n’a été que l’une des étapes de la simplification des appareils, mais il rend déjà manifeste des divergences d’ordre conceptuel sur les modes de production et de consommation des objets techniques. Loin de se poser uniquement en termes techniques, la question de l’innovation soulève des problèmes idéologiques liés à la machine, à sa fabrication, à sa mise en vente, à ses usages, à ses transformations ou à son remplacement. Comme l’indique la « solution Paillard » adoptée pour l’adjonction d’une cellule aux caméras Bolex de format 8mm, le rapport que l’entreprise suisse a établi avec l’idée même de « machine » – nous avons vu l’exemple d’Hermès – réduit le champ des caméras possibles : « Nous sommes au siècle de l’automatisation. Le cinéma d’amateurs, lui aussi, progresse dans cette voie. Paillard a choisi, à cet égard, une solution moins automatique que d’autres, mais plus humaine »51. En affectant à la fois la technologie, l’économie et la symbolique des appareils d’amateurs, l’automatisme met un modèle conceptuel en crise, celui d’une stabilité de l’objet mécanique que les industriels vont laisser au moins en partie au monde du luxe (la montre à mouvement mécanique). La marge d’indétermination des appareils que suppose un film comme Message Hermès va en outre de pair avec l’idée que le cinéma d’amateurs doit pouvoir toucher des cinéastes aux profils différents et couvrir une grande variété d’usages des films. Le concept de « cinéma d’amateurs » est ainsi pris par Paillard dans un sens qui excède déjà largement l’idée d’une pratique assujettie à la domesticité ou au dilettantisme, pour y faire entrer aussi tout ce qui relève de l’utilitaire : « On s’étonnera que le cinéma d’amateur puisse servir à des fins utilitaires. Simple question de définition. On entend par ‹ cinéma d’amateur › le cinéma sur film étroit (le plus souvent 8 et 16mm), par opposition au ‹ cinéma professionnel ›, dont le format est standardisé à 35mm. »52 Néanmoins, la firme étudie aussi parallèlement la possibilité de créer une « machine à calculer électronique de petite dimension », dont le projet, développé avec l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, met l’entreprise face à ses contradictions : « on doit bien constater qu’il y a une différence importante entre le genre de machines que nous fabriquons aujourd’hui, et qui ressortent de la petite mécanique et une machine de l’importance de celle qui s’étudie à l’EPF »53. Puis, au début des années 1960, Paillard va poursuivre le développement de caméras 8mm faciles d’utilisation avec sa gamme des Bolex Zoom Reflex Automatic, essayant de faire oublier l’image d’un cinéma d’amateurs réservé à des cercles d’initiés. Sur l’une des publicités créées pour promouvoir la Bolex Automatic S1 en 1964 (fig. 7), une feuille de mode d’emploi vierge de toute explication illustre avec clarté l’idée d’un objet technique que l’automatisme rend immédiatement accessible54. Cependant, un autre bouleversement technique se profile cette année-là, celui de l’établissement d’une nouvelle norme de film substandard55, que la firme Paillard va devoir confronter à la conception qu’elle se fait de la machine sur le plan technique, mais aussi d’un point de vue économique et culturel.