Séverine Graff, Charlotte Bouchez, Tristan Lavoyer

Editorial

Avec ce 31e numéro, Décadrages propose une nouvelle articulation de champs disciplinaires en croisant l’histoire du cinéma, la didactique et les sciences de la communication afin de questionner en France et en Suisse romande les rapports entre le cinéma et l’institution scolaire. Reprenant l’intitulé d’un colloque international organisé début 2015, le titre du dossier appelle quelques précisions sur ce qui est désigné comme « cinéma » et comme « éducation ». L’examen de ces deux notions sera fait à partir de la présentation des articles historiques, didactiques et institutionnels qui composent le présent dossier.

Dans les programmes scolaires ou les discours officiels, les termes pour désigner la place de l’audiovisuel à l’école ont évolué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le mot « cinéma » a laissé place à une approche critique des « médias » dans les années 1970-1980 pour se stabiliser depuis le début des années 2000 autour du mot « image ». Les programmes du CNC français destinés au scolaire sont intitulés « Dispositifs d’éducation à l’image » alors que la Suisse romande regroupe cet enseignement sous l’acronyme « MI » (Médias, images) couplé au TIC (Technologie de l’information et de la communication). La préférence dans le présent dossier pour le mot « cinéma » traduit-elle une conception réductrice, bornant son objet aux seuls films de cinéma projetés intégralement en salles ? C’est tout le contraire puisque les contributeurs du numéro s’inscrivent dans des démarches qui interrogent précisément cette centralité classique. Comme le montre Mehdi Derfoufi, l’emploi de la macro-catégorie « image » au sein des discours officiels n’est pas, dans les faits, suivi d’une acception élargie des objets, puisque le chercheur rappelle qu’« aucun dispositif ne s’intéresse en réalité à l’image télévisuelle, vidéoludique, ou aux usages des images sur les réseaux sociaux ». Il ne suffit donc pas de changer d’étiquette pour que soient prises en considération les mutations que connaissent sans cesse l’objet et ses pratiques, surtout auprès du jeune public. Cette ouverture épistémologique est admise dans la sphère académique : les départements universitaires qui emploient le mot « cinéma » dans leur dénomination envisagent souvent celui-ci à l’aune de productions telles que la télévision, la bande dessinée, les séries télévisées, les jeux vidéo, la téléréalité et les cultures numériques. Cette nécessité d’ouverture n’est pourtant pas suffisamment entendue au sein des projets pédagogiques visant à introduire l’image dans les programmes scolaires ou les activités parascolaires. Portées par l’expérience du terrain, les recherches de Mehdi Derfoufi et de Marlène Loicq démontrent la nécessité de renouveler la définition des objets étudiés.

Fort de son expérience de formateur en éducation à l’image, Mehdi Derfoufi propose une analyse critique des principes généraux qui sous-tendent les dispositifs d’éducation à l’image en France. Le chercheur s’efforce de déconstruire les formes du consensus éducatif, en questionnant leurs limites et leurs contradictions, et affirme la nécessité de résister aux processus d’institutionnalisation. Le propos s’appuie sur des exemples précis aussi bien que sur une contextualisation et une mise en perspective historique de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle. Au fil de son article émerge l’idée d’une rencontre productive entre les principes de l’éducation populaire et les théories critiques sociales et culturelles de l’après-Seconde Guerre mondiale, dans le but de promouvoir l’utopie d’une démocratie culturelle, contre le projet de la démocratisation culturelle. Marlène Loicq, docteure en sciences de l’information et de la communication, défend dans son article la nécessité d’une éducation guidée par une étude des pratiques des jeunes face aux écrans. A rebours des discours alarmistes, la présidente du Centre d’études sur les jeunes et les médias rappelle au contraire que ces projets éducatifs doivent avant tout cerner, via des études effectives, les habitudes spectatorielles des jeunes. Les changements qu’ont connus les contenus audiovisuels ces dernières années en matière de diffusion (replay, consommation à la carte, téléchargement et streaming) ont-ils réellement bouleversé les habitudes des jeunes téléspectateurs ? En se basant sur une vaste enquête de terrain menée en France en 2014, la recherche de Marlène Loicq répond à cette question centrale. Ces deux articles analysent les ambitions esthétiques et citoyennes de cette éducation et mettent au jour les conceptions culturelles qui sous-tendent ces actions pédagogiques en s’interrogeant sur les objets étudiés.

Les contributions de Séverine Graff et de Caroline Archat-Tatah s’intéressent moins aux objets étudiés qu’aux moyens didactiques permettant de faire travailler les élèves sur le film et aux apports pédagogiques de telles activités en classe de français. Responsable des activités de médiation pédagogique au sein du Centre d’études cinématographique (CEC) de l’Université de Lausanne, Séverine Graff présente Séquences le film au service de l’analyse littéraire, un nouveau projet offrant aux enseignants de français la possibilité d’intégrer d’une façon utile et efficace une adaptation filmique dans l’étude d’une œuvre littéraire. Ce projet, qui intègre des extraits ainsi que leur analyse destinée aux enseignants et des activités à destination des étudiants, s’inscrit ainsi dans une tradition romande de l’utilisation du film en classe, une histoire qu’esquisse l’historienne dans cet article. Docteure en sciences de l’éducation, attachée à l’institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou, Caroline Archat-Tatah présente les enjeux didactiques du logiciel Lignes de temps, un outil numérique qui permet d’annoter en classe un film préalablement vu en salle. Sa contribution soutient la nécessité de ne pas cantonner l’éducation au cinéma au seul visionnement de films en salles. Pour qu’un élève dépasse le statut de spectateur passif et s’approprie les caractéristiques formelles et esthétiques d’une œuvre, il est nécessaire de le faire travailler seul ou en petits groupes, de casser la linéarité du flux filmique pour effectuer un travail de ressaisie de l’expérience de perception.

Comment les élèves romands sont-ils formés au cinéma ? Une réponse précise à cette question impliquerait une recherche de grande ampleur, croisant l’étude des programmes, des représentations de la part du corps enseignant, de leurs pratiques en classe, et de la participation effective des élèves aux nombreuses initiations parascolaires au cinéma. Sans ambition exhaustive, Gisèle Comte de l’association Roadmovie interroge toutefois Christian Georges, collaborateur scientifique à la Conférence intercantonale de l’instruction publique de Suisse romande et du Tessin (CIIP), en charge de l’unité médias et du site d’éducation aux médias www.e-media.ch. Son entretien offre ainsi une vue générale sur certaines pratiques existantes en matière d’éducation au cinéma dans les écoles suisses, ainsi que dans le Plan d’études romand (PER). Cet aperçu est complété par l’étude institutionnelle de Pierre-Emmanuel Jaques qui inscrit « Les projections scolaires » de la Cinémathèque suisse dans une histoire plus ancienne du cinéma éducatif remontant à 1912. Le chercheur montre que leur programme actuel de médiation officialise le rôle pédagogique de la Cinémathèque suisse dont on trouve trace dès les origines de l’institution. Son étude historique fait ainsi écho à l’institutionnalisation de l’éducation à l’image dans les écoles françaises dès les années1980, une histoire mouvementée que dépeint Léo Souillés-Debats à partir de recherches menées dans le cadre de sa thèse de doctorat. Cette institutionnalisation, décidée par le gouvernement Mitterand et progressivement incarnée par les « Classes cinéma et audiovisuel » ou les dispositifs « Collège et cinéma », « Ecole et cinéma » et « Lycéens et apprentis au cinéma », est perçue par les militants culturels qui ont porté en France les importants mouvements de ciné-clubs comme un rendez-vous manqué. Bien que l’influence du modèle pédagogique des ciné-clubs soit perceptible, les animateurs se sentiront mis à l’écart de ces dispositifs officiels d’éducation au cinéma.

La plupart des contributions du présent numéro synthétisent et prolongent un colloque international tenu à la Cinémathèque suisse en janvier2015. Cet événement était proposé par l’association Roadmovie, un cinéma itinérant qui organise des projections, des rencontres avec des acteurs de la scène culturelle et des discussions avec les élèves, et par le Centre d’études cinématographiques (CEC) de l’Université de Lausanne. Cette collaboration entre promoteurs de la culture et chercheurs démontre que la notion d’éducation n’est nullement entendue ici comme un parcours unique : celle-ci doit porter à la fois sur la participation à des projections, des festivals, des rencontres avec des hommes et des femmes de cinéma pour amener les élèves à visionner en collectivité des films exigeants et à fréquenter des lieux culturels. Mais aucune transmission didactique ne peut s’en tenir à un modèle vertical. Il est donc nécessaire que l’élève puisse annoter et analyser des films car cette manipulation seule lui permet de s’initier au fonctionnement des langages médiatiques. Les modes de représentation auxquels les élèves sont confrontés méritent en effet d’être problématisés à l’école via une conception élargie de l’objet « cinéma » et une variation des activités impliquant directement les élèves.

Les différentes contributions des historiens du cinéma, didacticiens et chercheurs en sciences de la communication qui constituent ce dossier visent à faire dialoguer deux termes, « éducation » et « cinéma », dont les définitions respectives varient en fonction des époques et des contextes qui sont envisagés dans leurs articles. C’est bien à un cinéma sans cesse questionné dans sa définition et ses fonctions sociétales que renvoie ce détour à travers le champ de l’institution scolaire.

La rubrique suisse s’ouvre sur un article de Stéphane Tralongo, qui analyse les stratégies déployées par l’entreprise suisse Paillard pour inscrire ses caméras 8mm Bolex dans le contexte de la valorisation de l’automatisation dans les techniques de la photographie et du cinéma au cours des années1960. L’article apporte ainsi un éclairage inédit sur la façon dont l’entreprise construit son image de marque selon une double dynamique de continuité par rapport à la tradition mécanique suisse et d’intégration de l’innovation technique en vue de maintenir sa position dans le marché du cinéma amateur.

Par ailleurs, Geneviève Loup et Jean-Michel Baconnier rendent compte de l’exposition consacrée à Ernie Gehr au Centre d’Art Contemporain de Genève au printemps2015. Prenant au mot l’intitulé de l’exposition, Bon voyage, ils explorent les procédés par lesquels Ernie Gehr thématise la temporalité et la spatialité dans ses installations vidéo et proposent une réflexion plus large sur les spécificités de ces travaux récents en regard de l’ensemble des œuvres de l’artiste américain.

La rubrique suisse se clôt sur l’article que Nicolas Appelt consacre au panorama de films syriens programmé par le Festival International de Films de Fribourg (FIFF) qui s’est tenu cette année. Nicolas Appelt envisage ces films comme des actes de résistance face au régime de Bachar el Assad, que celle-ci se traduise par une représentation de personnalités agissant en Syrie pour lutter contre ce régime ou par une réflexion critique sur le rôle du cinéma dans ce contexte. (sg, cb, tl)