Des ciné-clubs aux dispositifs scolaires du CNC : l’institutionnalisation de l’éducation à l’image en France (1981-1998)
Après une décennie particulièrement difficile pour les ciné-clubs français et leur « modèle pédagogique » d’éducation par et pour l’image, l’élection de François Mitterrand en 1981 nourrit les espoirs des animateurs de ce mouvement. Pourtant, les années 1980 ne seront pas celles de la renaissance de ce vaste réseau associatif qui s’inscrit dans les mouvements d’éducation populaire de l’après-Seconde Guerre mondiale, mais bien celles de son déclin. Le nouveau gouvernement est ainsi amené à faire des choix qui marginaliseront de plus en plus le mouvement des ciné-clubs pour favoriser en priorité le secteur commercial du cinéma afin de relancer la fréquentation dans les salles. Cette ligne politique qui s’inscrit dans la continuité des politiques culturelles menées jusqu’alors voit pourtant l’émergence d’une nouvelle approche tant théorique que pratique en matière d’éducation au cinéma. Car si l’éducation à l’image semble puiser dans l’héritage qu’ont transmis les ciné-clubs, les acteurs et partenaires changent, tout comme les lieux de son expression et les moyens mis à disposition. C’est donc en s’appuyant sur l’héritage des ciné-clubs et sur un nouveau réseau (partenaires-lieux-acteurs) que « l’éducation à l’image » commence à émerger en France dans les années 1980 avant de se stabiliser dans les années 1990. Pour les acteurs de cette institutionnalisation, les dispositifs mis en place par l’Etat français s’inscrivent dans le prolongement de la mission des ciné-clubs (les « Classes cinéma et audiovisuels », « Collège au cinéma », « Ecole et cinéma », « Lycéens et apprentis au cinéma », etc.). Mais, pour les représentants du mouvement, cette passation se transforme peu à peu en rendez-vous manqué et sera vécue par certains animateurs comme une récupération d’un travail de terrain entamé dès les années 1930. Cet article se propose ainsi de revenir sur le déclin progressif d’un mouvement d’éducation populaire par et pour le cinéma afin d’analyser l’influence de son modèle pédagogique et structurel sur la construction et le développement d’une « éducation à l’image » soutenue et encadrée par l’Etat français et le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC).
En 1980, le CNC recense 11 000 ciné-clubs réunissant plus de 500 000 adhérents pour les 7 fédérations existantes auxquels s’ajoute une estimation de 1 200 000 adhérents de la Ligue de l’enseignement. Le mouvement ciné-club compte donc près de 1 700 000 adhérents, soit 3,2% de la population française. Mais si ces chiffres démontrent, selon le CNC, « l’extrême importance » du mouvement, celui-ci perd néanmoins plus de 500 000 spectateurs entre 1979 et 1980 tandis que sa part au sein de l’exploitation totale ne cesse de diminuer, passant de 3,6% en 1977 à 2,6% en 19801. Avant l’arrivée de la gauche au pouvoir, le mouvement des ciné-clubs est donc déjà très affaibli. L’élection présidentielle de mai 1981 nourrit ainsi les espoirs d’une grande partie des ciné-clubistes qui espèrent entre autres une augmentation des subventions versées aux fédérations, un assouplissement de la réglementation du secteur non commercial ou encore la création d’un statut spécifique pour les animateurs. Mais, très vite, la priorité donnée à une exploitation en crise et plus particulièrement aux salles d’art et essai se fera au détriment du secteur non commercial du cinéma et en particulier des ciné-clubs. Un choix nécessaire aux yeux de Jack Lang, alors ministre de la Culture, pour défendre et aider la création cinématographique française en invitant le public à retrouver le chemin des salles obscures. Cette politique pose, par corrélation, les fondations de ce que l’on nomme encore aujourd’hui « l’éducation à l’image ».
Les « Classes cinéma » et les ciné-clubs : un rendez-vous manqué
En 1981, Alain Savary, nouveau ministre de l’Education nationale, crée une Mission relative aux enseignements artistiques pour établir des partenariats extérieurs aux établissements scolaires en s’appuyant sur des artistes et des organismes publics. Si l’initiative ne concerne au départ que la musique et les arts plastiques, elle s’étend rapidement au théâtre et au cinéma sous l’égide de Pierre Baqué2. Parallèlement, Jack Lang prévoit une aide d’un million de francs destinée à des actions cinématographiques en milieu scolaire. Un partenariat se met alors en place avec des exploitants de salles afin de définir un programme destiné à favoriser « une meilleure diffusion des films » et une « meilleure formation à la connaissance du cinéma auprès des spectateurs en cours de scolarité »3. Des expériences voient le jour entre des établissements et des exploitants de salles de cinéma, notamment avec l’organisation de séances spécifiques proposant des horaires (mercredi matin 10h, mercredi après-midi, dimanche matin 10h) et des prix aménagés. Ces initiatives sont encouragées par une campagne de promotion du ministère. Peu à peu, un rapprochement s’opère avec le projet de l’Education nationale. Il débouche le 25 avril 1983 sur l’établissement d’un protocole d’accord entre les deux ministères qui prévoit la mise en place d’une véritable éducation artistique dans les écoles à l’échelle nationale. Ce partenariat voit se confronter deux conceptions de l’utilisation des images animées qui ne font que prolonger des réflexions menées par les ciné-clubs depuis les années 1920. Celle du ministère de l’Education nationale s’inscrit dans cet héritage d’un cinéma éducatif, voire éducateur, qui considère avant tout le film comme un support et un objet pédagogiques. A l’inverse, du côté du ministère de la Culture, celui-ci est perçu en premier lieu comme une œuvre artistique qu’il s’agit alors d’étudier au même titre qu’un livre ou un tableau. Bien entendu, il s’agit là d’un ordre de priorité lié aux prérogatives de chaque ministère qui n’exclut en rien la reconnaissance de l’art cinématographique mais qui les situe différemment sur la question d’un enseignement du cinéma.
Afin de trouver un point d’entente commun, Jean-Denis Bredin, président de la Commission sur la réforme du cinéma, est sollicité pour rédiger un rapport sur le thème spécifique de l’enseignement du cinéma. Rendu public en octobre 19844, le document dresse, selon Michel Marie, un « sombre bilan de l’appareil de formation français concernant les métiers du cinéma et de l’audiovisuel : vétusté, sclérose, archaïsme centré sur le cinéma-spectacle des années 1950, cloisonnements entre l’IDHEC (association subventionnée par le CNC), Louis Lumière (lycée technique d’Etat) et l’INA »5. Le rapport propose une vaste refonte de l’offre de formation en encourageant notamment la mise en place d’Instituts régionaux pour former des techniciens supérieurs, le développement d’un Institut supérieur national (future FEMIS), mais également la création de véritables diplômes universitaires allant de la licence au doctorat. Concernant les lycées, trois types d’enseignement sont proposés pour les élèves de second cycle : un « enseignement optionnel complémentaire pour tous les baccalauréats » avec deux heures de cours hebdomadaires « à forte dominante théorique » et une épreuve écrite facultative ; un enseignement pratique et théorique de quatre heures hebdomadaires pour les élèves inscrits dans les sections littéraires (série A) débouchant sur plusieurs épreuves au baccalauréat ; un baccalauréat spécifique pour les « techniciens cinéma et audiovisuel »6.
Les deux premiers points proposés par le rapport s’inspirent d’expériences menées dès le mois de mai 1984 dans quatorze lycées en association avec les enseignants et des intervenants extérieurs. Ces premières « Classes cinéma et audiovisuel » s’articulent autour d’options se déroulant sur 3 heures hebdomadaires et prévoyant une articulation entre un apprentissage théorique (analyse des œuvres) et pratique (réalisation de films) auquel s’associe une notion de prévention (savoir décrypter les images télévisuelles). Reflet des hésitations des deux ministères partagés entre le support filmique, l’objet pédagogique et l’œuvre d’art, ce programme est mis en place par des Centres de création audiovisuelle (CCA), des festivals et des salles art et essai classées « recherche ». Si l’on retrouve d’anciens animateurs et animatrices de ciné-clubs dans la liste des principaux partenaires, les fédérations ne sont pas directement consultées pour la mise en place des Classes cinéma7. Au-delà de l’affront qu’il représente pour certains représentants du mouvement, ce choix illustre véritablement la fin de l’état de grâce des ciné-clubs dans le domaine de l’éducation cinématographique. Désormais, les ministères de l’Education nationale et de la Culture se tournent de plus en plus vers les salles art et essai, considérant ces dernières comme des partenaires plus appropriés pour mener à bien les futures réformes. Cependant, à défaut d’être directement associé au projet, l’influence du mouvement ciné-clubiste est bel et bien présente à l’échelle locale. Elle s’illustre notamment à travers ces enseignants-animateurs qui ont préalablement préparé le terrain en créant un ciné-club au sein même de leurs établissements.
En mars 1985, les 14 équipes « expérimentales » rédigent un bilan en vue d’établir un programme national dont la rédaction est confiée à un « groupe de pilotage » constitué d’universitaires de Paris III et de représentants des différents ministères associés et du CNC. Le document est publié à la rentrée 1985 afin d’initier une généralisation du dispositif à l’ensemble des lycéens. Les options cinéma concernent désormais les classes de Première tandis que sept établissements les expérimentent déjà en Seconde. S’il ne se prononce pas sur les Terminales, le texte préconise notamment de mettre l’accent sur la pratique en Seconde et vise « à l’acquisition d’une culture cinématographique, d’une méthodologie d’analyse filmique et de réaliser un produit modeste, abouti et surtout achevé » pour les élèves de Première8. Un mois plus tard, alors que ce nouveau programme n’a pas encore été rendu public, la revue Cinéma 85 publie un article de Carole Desbarats qui salue vivement une « démarche ouverte » et « de bonne augure »9. Bien que la revue ne manque pas de souligner l’apport des ciné-clubs dans son bilan, l’état des lieux que propose quelques mois plus tard Jeune Cinéma, autre revue associée aux ciné-clubs, est un peu plus contrasté. Anne Kieffer, enseignante et animatrice de ciné-club au lycée Léon Blum de Créteil, s’inquiète notamment de l’absence de toute « concertation officielle »10. La réponse ne se fait pas attendre puisque, au même moment, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Education nationale, annonce la mise en place, en février 1986, d’un Symposium national sur l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. A cette occasion, Jean-Pierre Chevènement déclare l’institutionnalisation des options Cinéma et Audiovisuel qui deviennent officiellement des sections intégrées à la filière A3 littéraire et artistique mais aussi la création d’un baccalauréat attitré. Le ministère tourne le dos à la généralisation du dispositif et fait à l’inverse le choix de la spécialisation « littéraire » de la « discipline cinéma ». En réaction à cette décision, les enseignants des options d’Annecy, de Courbevoie, de Créteil, de Digne, de Douarnenez, de Nantes, de Sarlat, et de Wissembourg adoptent un texte commun demandant la création d’une option complémentaire ouverte à tous les élèves de Seconde. Mais l’appel semble se perdre dans les couloirs d’un ministère qui change de direction un mois plus tard, à l’occasion de la victoire de la droite aux élections législatives. Prenant la tête de l’Education nationale, René Monory, nettement moins concerné par le projet que son prédécesseur, assure malgré tout la survie des options en proposant un vaste programme de financement. Des outils pour l’analyse des films, des livrets pédagogiques et des films éducatifs sont commandés à des universitaires, des critiques ou des réalisateurs reconnus tels que Jean Douchet, Sandra Joxe, Philippe Bernard, Gilles Delavaud et Alain Bergala. Les vastes collections de fiches filmographiques des fédérations ne sont pas mises à contribution. Ces dernières ne sont pas non plus sollicitées pour mettre en place les premières formations destinées aux enseignants qui sont assurées par la FEMIS entre 1987 et 198811. Ce rendez-vous manqué traduit ainsi la détérioration progressive des rapports entre les fédérations de ciné-clubs et l’Etat tout au long de la décennie. Bernard Nave, alors jeune animateur de ciné-club et dernier président de la Fédération Jean Vigo, se souvient de cette période avec une certaine amertume :
« 81, l’arrivée de la gauche au pouvoir a été quelque chose de très important parce qu’il y a eu l’arrivée au pouvoir de gens au niveau culturel qui n’étaient plus des militants du culturel. C’est-à-dire que tous les gens qui se revendiquaient du bénévolat ont été ostracisés. Ça, ça a été quelque chose qu’on a mal vécu quand même parce que tout d’un coup sont arrivés au pouvoir, dans les instances culturelles, soit des arrivistes : on a vu tous les gens des Cahiers se placer dans les instances, on a vu des gens débarquer qui étaient des gens du P.S. ou apparentés, qui n’avaient pas de passé d’engagement dans le mouvement associatif en tant que bénévole. Et du coup, tout ce qui était bénévole a été dévalué. C’est-à-dire qu’on n’était pas sérieux ! Et dans les réunions au C.N.C., à la culture, […], on a tout de suite ressenti que des gens comme nous, on comptait pas du tout parce qu’on n’était forcément pas des gens sérieux, parce qu’on n’était pas des professionnels, on était que des bénévoles. Alors ça c’est terrible ! C’est terrible ! On avait tout un tas de gens comme ça. Alors nous ce n’était pas notre ambition d’occuper des postes de pouvoir, loin de là ! Et on a eu tout un tas de gens qui eux se sont engouffrés très facilement dans cet appel d’air et qui n’avaient pas du tout d’engagement comme le nôtre. »12
Désormais, les grandes institutions publiques valorisent certains cercles cinéphiles en leur distribuant les postes clés du secteur cinématographique tandis que les animateurs voient peu à peu l’Etat leur tourner le dos pour privilégier de nouveaux acteurs qui les remplacent progressivement sur le terrain de la transmission de la culture cinématographique. Ce désintérêt accentue le départ de certains membres du mouvement qui tentent de valoriser leur expérience en la transformant en une compétence reconnue et parfois même professionnalisante. Ce n’est plus au sein des ciné-clubs mais bien à travers de nouveaux espaces associatifs (MJC, festivals, etc.) ou professionnels (salles de cinéma, revues spécialisées, cinémathèques) que ces derniers transmettent désormais leur passion du cinéma. D’autres refusent de traverser la frontière entre les deux secteurs du marché cinématographique français en revendiquant une action bénévole et militante qui refuse toute démarche commerciale. Ils font ainsi le choix de rester au sein d’un mouvement associatif « à but non lucratif » qui tente tant bien que mal de s’adapter à un contexte qui lui est de plus en plus défavorable. Mais si certains animateurs voient dans la position de l’Etat un règlement de compte politique, ce sont surtout des choix économiques qui annoncent, non pas une passation, mais une réappropriation progressive de l’héritage des ciné-clubs.
« Collège au cinéma » : un pari perdu pour un modèle en héritage
Le 6 janvier 1988, l’Assemblée nationale vote à l’unanimité la loi no 88-20 relative aux enseignements artistiques et ouvre par la même occasion une voie royale à l’introduction du cinéma au sein des établissements scolaires. Fort de cette nouvelle reconnaissance du septième art, le ministère de la Culture a donc désormais le champ libre pour proposer un nouveau projet qui voit le jour dès 1987. Car si les options cinéma sont difficilement généralisables du fait de leur coût de fonctionnement, il s’agit désormais de mettre en place un dispositif périscolaire qui s’adresserait à l’ensemble des élèves. Or, à la fin des années 1980, le développement de l’enseignement du cinéma dans les écoles, les collèges et les lycées représente un enjeu majeur pour un mouvement ciné-club en quête d’un second souffle. A défaut d’être directement associé aux « Classes cinéma et audiovisuel », ce dernier se voit déjà comme un partenaire incontournable des futurs projets du ministère de la Culture. Dans ce secteur, il bénéficie en effet d’un net avantage. Fortement implanté dans les établissements scolaires, les ciné-clubs de jeunes proposent des séances en 16mm, un format qui permet de projeter des films sans formation préalable grâce à un projecteur très simple à utiliser dans tous types de lieux (salles de classe, préau, etc.). En contrepartie, les copies affichent une qualité d’image et de son nettement moins élevée que celle du format standard des salles de cinéma (35mm). Mais si le choix du 16mm semble particulièrement propice à l’accompagnement des futurs dispositifs en milieu scolaire, il se transforme finalement en pari perdu.
Depuis la fin des années 1970, les fédérations de ciné-clubs se sont regroupées afin d’acquérir des films et de constituer un catalogue commun. Dès 1980, la Confédération des Fédérations de ciné-clubs (COFECIC) propose ainsi un catalogue extrêmement riche, très largement fourni en copies 16mm. Janine Bertrand, membre de l’UNICC, une fédération de ciné-club toujours active aujourd’hui, se souvient de cette initiative :
« […] notre solidarité commençait concrètement à fonctionner puisque nous nous passions des films des uns aux autres. Evidemment, nous y avions tout intérêt. Il n’y avait pas de concurrence entre nous et nous amortissions cela. Et nous avions créé un véritable nouveau réseau de distribution cinématographique, extrêmement pointu, avec des films qu’aucun distributeur commercial ne pouvait soutenir de façon aussi efficace que nous. […] Nous nous engagions sur le tirage 16mm version originale sous-titrée. […] On a eu toutes [les fédérations de ciné-clubs] cette politique-là. Alors à l’époque on nous disait ‹ réinventez le ciné-club ›. Nous, on ne réinventait pas le ciné-club, on réinventait l’accès aux films pour les ciné-clubs. »13
Or ce projet de « réinventer » l’accès au film va de pair avec le choix du format 16 mm :
« Parce qu’à l’époque, nous avions, pratiquement dans toutes les fédérations – je ne crois pas me tromper – une moitié de ciné-clubs qui continuait de fonctionner en 16mm, suivant ce bon principe que le 16mm, comme ce qu’est devenu aujourd’hui le DVD, ça s’installe partout. Comme le disait Ken Loach : ‹ avec un mur blanc et un projecteur 16mm on peut faire des merveilles ›. Et bien ces merveilles-là, nous, les fédérations de ciné-clubs, on a essayé de continuer à les susciter. »14
Outre sa facilité d’installation et d’utilisation, le 16mm est nettement moins cher que le 35mm et permet ainsi aux fédérations d’acheter plus de copies de films tout en facilitant leur diffusion. En somme, les ciné-clubs font donc le choix de la variété et de l’accessibilité au détriment de la qualité de projection. Or c’est bien la position inverse qu’adopte au même moment le ministère de la Culture en plaçant l’exploitant de salle et le format 35mm au centre du projet des « Classes cinéma ».
Lors de l’officialisation des options cinéma dans les sections littéraires A3 en février 1986, les exploitants ne cachent pas leurs inquiétudes, considérant « toute projection scolaire d’une œuvre cinématographique comme facteur supplémentaire de dégradation de la fréquentation »15. Aussi, c’est en partie pour contrer cette hypothétique concurrence que la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) remet dès l’année suivante au CNC et aux ministères de la Culture et de l’Education nationale un projet ambitieux qui s’articule autour de quatre axes :
« [Il vise] à réapprendre aux jeunes à voir des films dans leur format d’origine, c’est-à-dire en salles, et à découvrir, au cours de leur scolarité, un certain nombre de films importants de l’histoire du cinéma. »16
L’énoncé proposé par la FNCF révèle déjà les orientations sur lesquels vont se construire les futurs dispositifs d’éducation à l’image. Le lieu de projection est directement cité (la salle de cinéma), soulignant par la même occasion l’importance d’une projection en 35mm afin de pouvoir découvrir les œuvres dans leur « format d’origine ». Ces dernières s’inscrivent par ailleurs dans la notion de classique en soulignant une évaluation admise et reconnue dans le temps (« films importants de l’histoire du cinéma »). Enfin, en intégrant le dispositif tout au long de la « scolarité », le texte suggère l’intégration d’un partenariat au sein même des classes, supposant par la même occasion une association directe entre les exploitants et les établissements scolaires. En ce sens, le projet défendu par la FNCF rejoint à peu de choses près les préconisations d’Anne Kieffer, membre de la Fédération Jean Vigo, qui préconisait un an plus tôt dans la revue Jeune Cinéma un enseignement s’articulant autour de « l’apprentissage d’une culture historique, esthétique et économique du cinéma à partir de films visionnés dans leur format, leur intégrité, sur un écran et dans une salle de projection »17.
Mais si les représentants du mouvement encouragent les échanges entre les enseignants et les exploitants du secteur art et essai, les principaux piliers du futur dispositif concurrencent frontalement des ciné-clubs d’établissement qui ont parié sur le 16mm afin de projeter les films de leur répertoire au sein même des établissements. En revanche, contrairement à ce que proposent les ciné-clubs, le projet de la FNCF reste, pour l’heure, vierge de toute proposition pédagogique. Laissant au CNC le soin d’apporter une caution éducative et culturelle, la FNCF dévoile la priorité de ces « Classes cinéma » qui visent avant tout à amener les jeunes spectateurs sur le chemin des salles de cinéma, et en particulier celles de leurs communes. Voyant dans cette démarche un argument de poids pour contrer la chute de fréquentation en sensibilisant les futurs spectateurs au spectacle cinématographique, le CNC et le ministère de la Culture, désormais représenté par François Léotard, décident de mettre sur pied sept, puis onze expériences, uniquement dans des collèges, entre 1987 et 1988.
Le 20 décembre 1988, c’est Jack Lang, de nouveau ministre de la Culture suite à la réélection de François Mitterrand, qui officialise par une circulaire les « Classes cinéma ». Bien que le projet s’articule au départ autour de trois dispositifs différents, il trouve finalement sa forme actuelle et prend le nom de « Collège au cinéma ». Soucieux de ne pas réduire le dispositif à une simple « sortie du cinéma », le CNC revendique une démarche pédagogique en faisant appel à des universitaires, des enseignants, des critiques, des réalisateurs, à diverses associations mais aussi et surtout aux exploitants de salles, pierre angulaire du dispositif. Les fédérations de ciné-clubs ne participent pas aux premières expériences et n’apprennent que tardivement l’existence du projet18. Pourtant, si les représentants des ciné-clubs ne sont pas conviés, le dispositif reprend les grandes lignes du modèle du ciné-club. Il s’agit donc d’amener les élèves voir des films en salles, accompagnés par un enseignant-référent. Les trois œuvres diffusées dans l’année (une par trimestre) sont choisies à l’échelle départementale dans un catalogue de grands classiques du cinéma eux-mêmes sélectionnés par une commission nationale. Enfin, l’enseignant-référent est censé proposer une analyse de l’œuvre à partir d’un livret pédagogique fourni par le CNC. Les collégiens ont quant eux une « fiche élève », résumé simplifié du livret.
Dénonçant un véritable « copier-coller » de « l’expérience ciné-club », les fédérations de ciné-clubs demandent que la Fédération Jean Vigo soit intégrée dans la commission de mise en place de « Collège au cinéma » en invoquant sa qualité d’« experte » pour « les adolescents, les jeunes, et le cinéma »19. La demande est rejetée, le CNC préférant miser sur d’autres acteurs pour développer le projet : les ministères de l’Education nationale et de la Culture, les distributeurs, les collectivités territoriales et les salles20. Bien que le dispositif s’adresse au départ à l’ensemble du secteur commercial, les salles art et essai prennent progressivement le pas sur les salles non classées dans les années suivantes. Or, si les représentants du mouvement ont souvent soutenu les échanges entre les salles art et essai et les enseignants, ces derniers se sont toujours opposés à l’intégration d’une exploitation aux motivations essentiellement mercantiles.
En 1987, Bernard Nave, membre de la Fédération Jean Vigo, dénonce la position d’une Education nationale beaucoup plus « prompte à répondre aux sirènes du commerce » en ouvrant notamment la porte à des « opérations de promotion pour certains films Gaumont ». Réaffirmant son soutien aux enseignants « amoureux et respectueux du cinéma » qui se tournent vers les salles art et essai, ce dernier condamne en revanche ces « circuits commerciaux soucieux de rentabiliser leurs salles » qui voient les établissements scolaires comme un nouveau « marché à conquérir »21. Ce point de vue est également partagé par la COFECIC qui s’oppose, de fait, à la politique générale du dispositif qui vise en premier lieu à relancer la fréquentation cinématographique. D’autant que, en désignant la salle de cinéma et le format 35mm comme le lieu et le format légitimes du spectacle cinématographique, les pouvoirs publics comptent autant encourager le retour dans les salles que l’alimentation d’un fonds de soutien via la Taxe supplémentaire additionnelle (TSA) prélevée sur chaque ticket vendu22. Certes, si la genèse de « Collège au cinéma » s’appuie en premier lieu sur un argument économique, le dispositif s’inscrit dans une véritable démarche pédagogique et éducative. Si les premières expériences de « Collège au cinéma » laissent une réelle liberté aux enseignants pour choisir leurs modes d’accompagnement, les méthodes des ciné-clubs investissent largement un dispositif qui s’appuie au départ sur l’expérience d’enseignants qui sont eux-mêmes d’anciens animateurs de ciné-clubs de jeunes. Janine Bertrand, actuellement présidente de la COFECIC, s’en souvient :
« Ça a relativement bien marché chaque fois que la séance de ‹ Collège au cinéma › était soutenue, animée, prolongée par le travail d’un prof qui était, précédemment, animateur d’un ciné-club. Parce que celui-là il connaissait. Il savait ce qu’il fallait faire. Il savait tout ce qu’il fallait laisser aux jeunes de responsabilités dans la démarche, dans le choix du film, dans la façon de discuter du film, de l’analyser, etc. […] Et, si vous voulez, cette exploitation qui a été faite au début et qui a donné une certaine valeur, au début, à ‹ Collège au cinéma ›, c’est une exploitation des profs qui savaient ce que c’était de mener un débat et de faire vivre un ciné-club. Cela, personne n’a eu conscience que c’était absolument indispensable de le faire, de le développer et de le prolonger. »23
Néanmoins, si les représentants du mouvement revendiquent un rôle majeur dans le développement du dispositif, ils n’en demeurent pas moins particulièrement critiques quant à sa démarche « clé en main ». L’un des principaux points de discorde s’articule autour de la question des outils pédagogiques mis à la disposition des enseignants et des élèves. Pour les représentants des ciné-clubs, les fiches distribuées aux élèves représentent une véritable entrave à l’épanouissement d’une passion qui se transforme alors en véritable matière d’enseignement :
« A partir du moment où ça a été une consommation, avec une fiche technique disant ‹ vous pouvez aborder telles et telles choses ›, le cinéma est devenu un moyen. Un moyen pédagogique. Et il a perdu la moitié de sa valeur à mon avis. […] s’il y avait un truc qui permettait de vous dégoûter de Racine et de Molière, c’était de vous faire travailler Andromaque ou Tartuffe. »24
En dénonçant les risques de scolarisation de la passion cinématographique, les défenseurs de « l’esprit ciné-club » réaffirment l’importance de l’autodétermination des spectateurs. D’autant que, par la même occasion, il s’agit également de valoriser l’implication directe de l’enfant que suppose justement l’autogestion proposée par les ciné-clubs et que défend notamment Carole Desbarats dans son bilan des options cinéma en octobre 1985 :
« Malgré des conditions matérielles le plus souvent difficiles, écrans placés trop haut ou trop bas, acoustique souvent douteuse, ronronnement du projecteur accompagnant la bande-son, interruption à chaque bobine, les animateurs de ciné-clubs ont persisté à montrer des films. Se déroulant en dehors des heures de cours, les ciné-clubs permettaient une initiation à la co-gestion puisque les élèves étaient la plupart du temps associés à l’élaboration des programmes. Et surtout, il s’agissait d’un véritable travail réflexif sur le cinéma : préparation des affiches, des fiches distribuées en début de séances, et bien sûr des débats. »25
En encourageant les jeunes adhérents à choisir les films et à réaliser leurs propres outils pédagogiques, les défenseurs du mouvement s’opposent donc à un dispositif qui, s’il laisse une liberté réelle à l’enseignant, propose une structure plus rigide en amont en imposant une liste de films et des outils pédagogiques préétablis. Les représentants du mouvement opposent donc au dirigisme supposé de « Collège au cinéma » la structure ouverte et autonome des ciné-clubs. Selon Bernard Nave, c’est justement cet espace de liberté qui a toujours inquiété les pouvoirs publics :
« [Les ciné-clubs] ont connu leur apogée dans les années qui ont suivi 1968 à un moment où un certain militantisme culturel visait à ouvrir de nouveaux espaces de liberté et d’autogestion. Le ciné-club correspondait à un besoin de s’approprier la culture selon des modes autonomes qui rompaient avec la routine du rapport enseignement/enseigné, au besoin des élèves de trouver des lieux où leur parole pouvait s’épanouir sans devoir être canalisée, préfabriquée par le moule du savoir scolaire. Aujourd’hui encore, ils remplissent cette fonction là où ils existent. Seulement, le militantisme bénévole trouve vite ses limites lorsqu’il s’inscrit dans un contexte où il est considéré comme suspect ou tout simplement n’est pas reconnu. L’Education nationale n’est jamais vraiment parvenue à accepter qu’une culture puisse s’acquérir de façon autonome hors du magistère sur lequel elle fonctionne. […] Là où le cinéma perdure, il a fallu composer, se plier d’une façon ou d’une autre au système. Faire entrer le cinéma dans les cours, élaborer un argumentaire pédagogique contribue, qu’on le veuille ou non, à institutionnaliser le cinéma pour le débarrasser du stigmate qui l’accompagne : celui du plaisir. »26
Ainsi, « Collège au cinéma » est accusé de détruire le plaisir cinématographique en associant le septième art à une matière d’enseignement qui, en dehors de la sortie chez l’exploitant, reste enfermée dans la salle de classe. D’autant que, pour les défenseurs du mouvement des ciné-clubs, ce musellement s’accentue sous l’effet d’une liste de titres extrêmement restreinte qui condamne, de fait, toutes découvertes cinématographiques audacieuses. A l’inverse, comme le prétend encore aujourd’hui Janine Bertrand, les fédérations seraient les seules à pouvoir proposer un catalogue assez riche pour favoriser l’éveil et l’épanouissement des futurs cinéphiles27. Mais si les quelques dizaines de titres que propose le premier catalogue de « Collège au cinéma » peuvent difficilement rivaliser avec celui de la COFECIC, ce dernier reprend pourtant les mêmes critères de sélection privilégiés par les fédérations. En proposant les « films importants de l’histoire du cinéma », le dispositif ne fait que réaffirmer la notion de classiques tout en intégrant des œuvres plus contemporaines répondant au même descriptif que les « films de réflexions » décrits dans les nombreux rapports officiels produits par le CNC depuis les années 197028.
En définitive, les critiques des représentants du mouvement révèlent les contradictions d’un paradigme ciné-clubiste qui se définit lui aussi à travers des catalogues et une documentation spécifique fournie par les fédérations. Cette vive opposition ne fait qu’illustrer leur frustration face une réappropriation des pouvoirs publics des critères et des modes de sélection de la qualité cinématographique qu’ils ont eux-mêmes contribué à définir. D’autant que, désormais, c’est bien le CNC qui est directement chargé de coordonner la création de livrets spécifiques pour chacun des films présentés dans le catalogue du dispositif. Or, en confiant cette tâche à des universitaires et des critiques de cinéma, ce dernier souhaite se distinguer des traditionnelles fiches filmographiques mais également de la documentation proposée par les principaux acteurs de l’action culturelle cinématographique. Pierre Forni, qui débute sa carrière au service de l’Action culturelle du CNC au début des années 1980, se souvient ainsi de la position du CNC lors de la mise en place du dispositif :
« Il a été décidé que ce serait le CNC qui serait le pilote dans la fabrication des outils pédagogiques. C’était des outils ‹ d’accompagnement ›. C’était pour bien montrer que c’était une autre approche du cinéma et ça a été confié à des spécialistes du cinéma : des universitaires, des critiques. C’est eux qui rédigeaient. »29
Ce choix révèle également une reconnaissance progressive de la figure du critique/universitaire au détriment de celle de l’animateur culturel. Cette valorisation de la parole universitaire est perçue par de nombreux animateurs comme un véritable désaveu de leur travail de terrain. Bien qu’une stricte opposition entre la posture théorique de l’universitaire/critique et l’expérience de terrain de l’animateur puisse être réductrice, c’est pourtant sur ce point que « l’éducation à l’image » inaugurée par « Collège au cinéma » se distingue en premier lieu d’une « éducation par et pour l’image » proposée par les ciné-clubs. Cette distinction s’illustre également à travers les formations destinées aux enseignants dans lesquelles la figure de l’animateur laisse là aussi sa place à celle du critique/universitaire ou de l’artiste/technicien.
En somme, « Collège au cinéma » se réapproprie une partie de l’héritage ciné-clubiste, mais le transpose dans la salle de cinéma en s’appuyant sur la figure de l’exploitant. Le dispositif devient cette fameuse passerelle entre les deux secteurs d’exploitation qu’ont toujours refusé les fédérations et que les salles art et essai ont essayé d’incarner depuis leur création. Ce sont d’ailleurs ces dernières qui profiteront sans doute le plus de ce nouveau dispositif en multipliant les partenariats avec les établissements scolaires. Donnant par la même occasion une certaine caution culturelle au dispositif, ces dernières font vite oublier la vocation première de « Collège au cinéma ». Pourtant, s’il s’agit désormais de « former le goût » et de « susciter la curiosité de l’élève spectateur », ce dernier vise toujours à développer des « liens réguliers entre les jeunes et les salles de cinéma »30. En ce sens, le dispositif peut aujourd’hui revendiquer une part de responsabilité dans la progression de la fréquentation des 25-34 ans (+9,6% entre 1993 et 2009) voire même des 35-49 ans (+12,2%), deux tranches d’âges dans lesquels se retrouvent aujourd’hui les collégiens ayant participé au dispositif dans les années 199031. Mais si l’impact effectif de « Collège au cinéma » sur la fréquentation des salles reste encore difficile à évaluer avec précision, son effet sur le mouvement ciné-clubiste est en revanche, selon Janine Bertrand, plus qu’évident :
« En tout cas, ce qu’il a eu immédiatement comme conséquence, c’est de tuer les ciné-clubs de collèges. Parce que […] le professeur qui était engagé depuis […] un certain temps dans l’animation, la vie d’un ciné-club en 16mm dans un collège, etc. Tout ça évidemment s’est interrompu puisque, d’une certaine façon, on proposait une solution gratuite et apparemment beaucoup plus intéressante que celle de passer un film 16mm dans une salle de classe ou un préau. »32
Au-delà de la concurrence directe que fait peser le dispositif sur les ciné-clubs de collège, ce dernier condamne par la même occasion le pari de la COFECIC. Désormais, le 35mm devient le format privilégié par une éducation cinématographique en plein essor, condamnant de fait l’avenir du 16mm au sein des établissements scolaires. Car si les années 1980 voient naître les premières expérimentations, la décennie suivante est bien celle de la généralisation des dispositifs d’éducation à l’image qui s’étendent des écoles (« Ecole et cinéma », 1994) jusqu’aux lycées (« Lycéens et apprentis au cinéma », 1998). Dès lors, « l’éducation à l’image » se répand dans les établissements scolaires, accompagnant par la même occasion la disparition progressive des ciné-clubs de jeunes et, de fait, celle des fédérations.
Conclusion
A l’heure de la transition numérique, les parallèles avec les ciné-clubs et le choix du 16mm semblent évidents. La destitution du 35mm face au DCP ne peut que rappeler celle du 16mm dans les années 1980. Ce changement technique a entraîné de nouvelles pratiques chez les spectateurs qui invitent à repenser l’éducation aux images. Si le mouvement ciné-club n’a pas su s’adapter aux bouleversements des années 1970 et 1980, ses fondements théoriques et son modèle pédagogique semblent plus que jamais d’actualité. Comment ne pas voir dans le téléchargement (légal et illégal) une version exacerbée de la quête d’accessibilité des films si chère aux ciné-clubs ? Comment ne pas voir à travers les forums internet un prolongement du débat, pierre angulaire du « modèle ciné-club » ? Les nouvelles générations de cinéphiles sont déjà en train de composer avec des technologies de l’information et de la communication qui leur permettent de définir de nouveaux lieux de diffusion et d’expression tout en donnant la parole à de nouveaux acteurs. L’accès aux films n’a jamais été aussi facilité depuis l’invention du cinématographe tout comme les moyens d’exprimer publiquement son point de vue. Aussi, l’histoire du mouvement ciné-club constitue une véritable grille de lecture pour comprendre et dessiner les nouveaux traits de l’éducation au cinéma d’aujourd’hui et de demain.