Un cinéaste helvétique entre particularismes et universalisme
Entretien avec Jean-Stéphane Bron autour de Mais im Bundeshuus
A presque 35 ans, Jean-Stéphane Bron accueille avec modestie le succès – considérable pour un film suisse – de son dernier documentaire, Mais im Bundeshuus / Le génie helvétique (2003), qui comptabilise à ce jour plus de 100 000 entrées. Après des études de cinéma au DAVI (ECAL) et parallèlement à toutes sortes de collaborations (courts et longs métrages de fiction, commandes, publicité, théâtre, etc.), il fait sensation au Festival de Locarno avec son premier long métrage documentaire, Connu de nos services (1997), qui revient sur le scandale des fiches collectées par la police fédérale à la fin des années 80. Avec La bonne conduite (1999), ce sont cinq histoires d’auto-école qui sont chargées de raconter une certaine Suisse faite d’échanges, de malentendus, d’espoir et d’incompréhension entre des individus de cultures diverses. Fort de ces deux réussites au niveau national comme international, Jean-Stéphane Bron se lance pendant deux ans dans un documentaire destiné à sonder les coulisses de la politique suisse et les rapports humains afférents. Couvert de louanges autant que de prix, ce cinéaste suisse romand semble défier les lois de l’exil forcé des artistes indigènes en quête de reconnaissance dans des pays où le marché culturel serait plus clément. A la fois attaché à ses origines et doté d’un regard qui vise l’universalité, il marie avec intelligence, humour et amour du spectateur tous les ingrédients nécessaires à l’élaboration de documentaires passionnants. Travaillant actuellement à l’écriture d’un premier film de fiction, Mon frère se marie, il projette de réaliser un documentaire sur les grandes places financières européennes.
Parcours
Comment décrirais-tu ce cinéaste suisse romand qui maintient éveillée la Piazza Grande de Locarno après minuit pour Connu de nos services (1997), qui connaît un succès international deux ans après avec La bonne conduite (1999) et dont le dernier film, Mais im Bundeshuus (2003), bat des records d’entrées et de longévité en salles ? Phénomène ou curiosité locale ?
Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas si atypique et si difficile que cela. En choisissant la voie documentaire – qui n’est pas un calcul, mais qui est un vrai désir – je savais qu’il était plus facile de trouver de l’argent pour financer un film qu’un premier long métrage de fiction. Un documentaire coûte dix fois moins cher en moyenne qu’une fiction, même modeste. Il faut penser qu’un petit film français, italien ou belge coûte à peu près 4 millions d’euros, alors que le plein de financement en Suisse s’élève à 1 million d’euros. J’ai réalisé mon film de diplôme ( 12, Ch. des Bruyères , 1995) en documentaire, et comme visiblement il n’était pas trop mauvais, il a été acheté par la DRS. Á partir de là, le premier dossier que j’ai déposé (pour Connu de nos services ) a été accepté facilement. Par une conjonction faite d’assez bonnes idées et de chance incroyable, les choses se sont enchaînées de façon naturelle. Dès le début, il était clair que mon but était de faire des films qui sortent en salles, qui soient vus par les gens. Je n’ai pas eu d’errance pour me chercher et me trouver. J’ai su très vite que j’allais faire du documentaire. J’ai donc suivi ma pente naturelle.
Si ta réputation de jeune cinéaste suisse est désormais établie aussi bien aux yeux du public que de la critique, tu baignes dans le cinéma depuis longtemps. Comment a débuté ton parcours ?
J’ai fait une année chez Ermanno Olmi en Italie dans une école très théorique (Ipotesi Cinema) qui poursuivait l’idée de Rossellini ayant, pour sa part, ouvert une institution de type académique fondée sur la figure du maître. Olmi constituait le point de gravité de cette école autour duquel tout le monde s’affairait. Au milieu des assistants et des étudiants, il passait comme une espèce d’ombre, vénérable et respectable. On le voyait de temps en temps, il nous donnait un petit conseil et on l’écoutait avec admiration. C’était une sorte d’école de philosophie qui impliquait de considérer le cinéma d’un point de vue moral et non d’un point de vue technique, de sa fabrication. C’était une école qui enseignait des choses sur le discours et sur la manière de raconter une histoire. Quand je suis arrivé chez Yves Yersin 1 , ce n’était pas très différent, même s’il envisageait la morale par un tout autre bout. Le fond était commun : il s’agissait de se demander qu’est-ce que l’on raconte et pourquoi on le raconte. J’ai donc fréquenté deux écoles derrière lesquelles se dressaient deux figures tutélaires assez fortes.
Tu as passé quatre ans au DAVI. Qu’en as-tu retiré ?
Justement, la folie de Yersin. Cette école tenait le coup par sa présence. Il pouvait nous faire construire les escaliers d’Odessa jusqu’à cinq heures du matin, planter douze mille clous sur des tonnes de bois pour composer une seule image et réinterpréter ainsi la lumière d’Eisenstein. Animée par un pari pédagogique un peu fou, c’était une école où tout était à faire. Si on avait pu démonter des caméras les yeux fermés, comme à l’armée, on l’aurait fait. Mais derrière cette façon d’appréhender le travail, il existait aussi un rapport très moral et très profond au cinéma. On a beaucoup dit que c’était une école de techniciens un peu laborieux et c’est vrai en partie. Mais derrière ce labeur, pour ceux qui résistaient un peu au choc et qui arrivaient à la considérer comme véhiculant une certaine vision du monde, c’était une école assez intéressante. On a tourné très peu de films, fidèles à l’idée très « yersinienne » que l’on va retenir l’œuvre au maximum jusqu’au moment où, d’un seul coup, on la crache, et elle est là, devant nous, toute belle, toute prête. Je pense que, sur ce point, il se trompe un peu, car c’est en tournant beaucoup et se trompant beaucoup que l’on apprend… et de manière plus légère. Mais derrière tout cet enseignement baroque, il y avait quelque chose de très intéressant qui allait à l’encontre de ce que tous les pédagogues de cette école préconisaient : on apprenait par trous, par associations d’idées, par collages. Il n’existe pas de bonnes ou de mauvaises écoles, mais ce qui compte c’est que les étudiants en tirent un maximum. Les écoles, il faut les piller ; moi je volais du matériel la nuit.
Peut-on selon toi apprendre à écrire un scénario ?
Oui, mais il faut toujours se méfier de cela. Il y a des choses qui s’apprennent, qui sont objectivables, identifiables, mais en même temps c’est dangereux de prétendre que c’est la panacée. Je pense qu’un scénario ne fait que fournir un cadre dont les gens font ce qu’ils veulent. Il n’y a pas trente-six mille manières de raconter une histoire. Personnellement, c’est un cours qui m’a beaucoup marqué comme, par exemple, l’idée qu’il existe une triangulation entre un objet, un réalisateur et celui qui va le regarder. Savoir appliquer, non pas quelles sont les recettes, mais quels sont les mécanismes qui permettent ou non d’impliquer le spectateur dans un récit constitue, pour moi, l’essentiel. Le cours de scénario était un cours un peu dogmatique, mais assumé comme tel jusqu’au bout, il y avait des choses basiques à retirer si notre pente naturelle consiste à vouloir raconter des histoires, penchant qui correspond probablement à mon origine sociale. Il y a des gens qui sont plus enclins à questionner et à compliquer l’art et la culture en général en raison du rapport étroit qu’ils entretiennent avec eux, et d’autres qui sont plutôt des simplificateurs ou des raconteurs. Moi je me situe du côté des seconds, car je n’ai ni les moyens intellectuels ni le désir de questionner l’objet lui-même, qui constitue, par ailleurs, une démarche tout aussi intéressante que de se servir des outils communément utilisés. Dans l’idéal, j’aimerais toujours que mes films puissent être compris par mon grand-père. Il faut être très fort – ou ne pas le faire du tout – pour pouvoir questionner l’objet à fond.
Comment est née ton envie de faire du cinéma ?
Elle est née de manière banale, quand j’ai réalisé qu’il existait des auteurs qui ont des parcours singuliers. En fait, il y a d’abord eu des films, puis je me suis aperçu qu’il s’agissait des personnes ayant réalisé un ou quelques films se ressemblant et dans lesquels on retrouvait les mêmes choses, comme Tod Browning ou Jean Eustache. Mon envie est donc née à partir d’un doux cocktail entre Eustache, Louis de Funès et les classiques américains.
Quels conseils donnerais-tu à des jeunes qui souhaitent se lancer dans le cinéma ?
Il y a, d’un côté, la version Lionel Baier qui a appris des choses sur le terrain, mais il faut pour cela avoir de grandes capacités relationnelles, une facilité avec les gens. Et il y a, d’un autre côté, la version école. Je ne sais pas laquelle est la bonne, mais actuellement l’école, encore pour quelques années, me semble plus utile qu’inutile dans la mesure où elle permet de gagner un peu de temps.
Faire du cinéma en Suisse
Que représente pour toi le fait de tourner des films en Suisse ?
Ce qui m’a fait rentrer d’Italie c’est précisément le désir de tourner des films en Suisse. J’aurais pu travailler avec Mario Brenta, l’assistant d’Olmi sur des documentaires, mais j’ai eu envie de faire des films d’ici qui soient reconnus comme ceux qui le sont dans des petits pays tels que la Belgique, le Danemark, l’Espagne qui ne font que vendre leur pays en travaillant sur des archétypes. Ce qui me paraît intéressant, c’est qu’un film finlandais soit finlandais jusqu’au dernier centimètre carré de photogramme, qu’un film appartienne totalement à une culture. J’ai le désir d’occuper ce terrain-là, de faire des films qui investiguent une géographie propre à une région du monde, tout en nourrissant l’espoir d’atteindre l’universel.
En t’intéressant à des sujets comme les fiches fédérales, les chocs culturels au sein d’une auto-école en terres romandes ou alors le travail d’une commission parlementaire à Berne, tu sembles reconduire à chaque fois une certaine fascination pour « l’helvétisme ».
Cela vient du fait qu’en Suisse, il y a des choses à raconter. Et cela vient aussi d’un certain sens du détail et des situations dont ma mère est probablement à l’origine, car elle a toujours très bien raconté, et avec un certain humour, les histoires, les situations cocasses, les anecdotes sur les gens du quartier. C’est très intéressant de faire un film comme La bonne conduite qui se situe exactement entre Villeneuve et Genève et qui, en dépit de son caractère local, a visiblement plu à quelques millions de téléspectateurs et à quelques dizaines de milliers de spectateurs dans des festivals et au cinéma, ici et ailleurs dans le monde.
Vises-tu consciemment dans tes films à interroger cette notion d’identité nationale ?
Oui, mais ce n’est qu’un prétexte, car je le fais de manière plus ou moins directe, pas de manière frontale. Ce n’est jamais le point de départ du film, mais cela apparaît au cours de son élaboration. Á partir du moment où tu n’essaies pas d’échapper à l’endroit d’où tu viens, ce questionnement est compris dans le prix. Je trouve hautement suspect le fait que les cinéastes essaient de se défaire de leurs origines car cela donne alors une sorte d’« euro-pudding » sans saveur. Mais je ne nourris cependant pas le goût pour ce que l’on appelle l’attrait de la montagne, cette fascination pour la nature qui a toujours raison, où l’homme est petit face à l’immensité des glaciers, des cimes enneigées, etc. Je ne rejette pas cette tradition, mais elle ne m’intéresse pas. Si on entend par helvétisme ce goût-là, qui est pour moi du folklore, cela ne me correspond pas. Il s’agit pour moi d’intégrer de manière légère un helvétisme plus ténu qui réside dans des choses concrètes, dans le langage, dans la manière dont s’expriment les gens. La manière de parler vaudois dans le film de Yersin Les petites fugues est propre à ce film : cela ressemble à du vaudois, mais cela devient de la poésie qui n’a plus rien à voir avec les lourdeurs du Café du commerce ou du « Carnotzet » de la TSR. Cela devient autre chose, cela s’élève, plutôt que de rester au niveau du terroir. Pour le documentaire, c’est encore différent, car on a affaire à des gens qui sont porteurs d’une vérité : pour le spectateur, il n’y a pas d’ambiguïté.
Revendiquerais-tu alors ce label de cinéaste suisse ?
Oui, mais si cela veut dire essayer de raconter des histoires dans une région du monde qui a ses caractéristiques propres (qu’il s’agit de définir), tout en essayant de s’adresser à un public plus large que le public suisse.
Chacun de tes films oscille entre une volonté de « sonder » la Suisse (ou les Suisses) et un désir d’atteindre à une sorte de vision universelle de l’être humain.
Oui, mais tout en essayant de se défaire, surtout dans La bonne conduite , de la figure de l’étranger qui, dans la tradition du cinéma suisse – celui des années 60 et 70 –, est devenue un archétype auquel on prête toutes les vertus. Il représente alors un ailleurs rêvé, un double inaccessible. Cette figure dominante dans le cinéma suisse, qui a des racines militantes par ailleurs tout à fait valables, était destinée à dénoncer des injustices que le cinéma venait en quelque sorte réparer ou en tout cas exposer. Si La bonne conduite paraît s’inscrire dans cette tradition, j’essaie au contraire de la démentir pour dire que rien n’est simple, et ceci tout en évitant d’être dans la dénonciation d’un discours dominant stipulant que l’Autre a raison. Il s’agit au fond de cinq petits conflits, de cinq relations qui boitent, qui fonctionnent mal. On se comprend mal, on s’entend mal, voire on ne s’entend pas. Mais il y a quelque chose qui fait que l’on est embarqué dans un destin commun supérieur à ces difficultés. Et ce qui fait l’humanité de ces personnages, c’est qu’ils essaient de surmonter ce qui les sépare grâce à un but commun consistant à s’entraider, à apprendre des petites choses, mêmes bancales.
Tu collabores régulièrement avec d’autres jeunes cinéastes suisses comme Lionel Baier ou Ursula Meier. As-tu l’impression d’appartenir à une « génération » dans le paysage audiovisuel suisse ?
Plus qu’une génération commune, il y a un désir commun d’aller vers le public sans rien céder à des principes, à une certaine radicalité dans la manière de faire. Nous avons les trois des expériences assez différentes : Ursula a fait de la fiction, Lionel des courts métrages. Les deux ont des rapports aux acteurs que je ne connais pas. Nous avons chacun un univers, un ton que l’on peut identifier et c’est d’autant plus vrai pour Lionel qui a une méthode qui n’appartient qu’à lui. Je pense qu’il est en train de construire une œuvre selon une méthode propre car il est le seul des trois à apparaître comme le sujet de ses films. C’est une méthode qui tient à la fois du journal intime et d’une narration très forte comme celle de La parade (2002) qui est un film extrêmement classique dans sa construction, avec une héroïne qui a un parcours à faire, qui rencontre des difficultés et qui a un but à atteindre. Tout en étant plus du côté du journal, Celui au pasteur (2000) met aussi en place une narration qui est de l’ordre de la réparation et qui reconduit le motif du parcours, figure typique du dispositif classique. Par contre, dans sa méthode, Lionel est probablement celui de nous trois qui est le plus singulier. Ce qui nous réunit, c’est avant tout une certaine manière de voir le cinéma, mais aussi une manière de voir le monde, des valeurs communes, humaines, une morale semblable, un rapport politique au monde. On ne fait pas que raconter des histoires, mais on essaie de montrer, dans une perspective éthique, des personnages aux prises avec le monde. Concernant le documentaire, nous sortons tous du même moule qui consiste à passer un contrat moral avec les gens qui sont filmés.
Que penses-tu du « renouveau » que connaît le cinéma suisse actuellement ?
C’est un peu une invention de journaliste. Pour moi, des films se tournent entre Genève et Lausanne et les petites guerres qui peuvent surgir sont un peu des tempêtes dans un verre d’eau à peine minérale. Je ne vois pas d’opposition fondamentale entre des écoles, des positions suffisamment radicales pour qu’elles puissent se confronter, même de manière théorique
2 . Par contre, je pense qu’il y a lieu de parler aujourd’hui d’une véritable rupture d’avec la génération des « pères » représentée par le Groupe des Cinq. Nous les considérons un peu comme des grands-pères, alors que pour la génération précédente, la relation était plus directement filiale : les grands-pères sont gentils avec les petits-fils et les petits-fils peuvent regarder leurs grands-pères en en retirant le meilleur. Ce qui manque pour qu’il y ait un renouveau dans le cinéma suisse actuellement, c’est un lien de la culture avec le mouvement social et le politique. Pour parler d’un renouveau, il faudrait qu’il existe un rapport avec une substance sociale qui fait totalement défaut aujourd’hui. Les cinéastes ne sont que des individus éclatés et isolés qui font des films, plus ou moins réussis ou ratés, et qui s’enracinent dans un contexte particulier qui n’a rien à voir avec celui de la génération Tanner. Depuis le Groupe des Cinq, c’est le désert en termes de génération de cinéastes. Pour notre part [ Lionel Baier, Ursula Meier et lui-même ], nous avons un rapport beaucoup plus décomplexé à ce pays : on ne se situe pas dans la critique frontale, on est beaucoup plus mobile, on voyage, on bouge, même si la Suisse demeure notre base. Il me semble qu’il est un peu prématuré pour parler de renouveau : nous appartenons à une génération de cinéastes plus légère, plus ludique dans sa manière d’aborder le cinéma. On ne peut pas créer artificiellement une génération « politique » de cinéastes.
Concernant Mais im Bundeshuus, le fait de réaliser un film sur les coulisses du Parlement a-t-il favorisé l’obtention de subventions de la part de la Confédération ?
Pour chacun de mes films, cela s’est déroulé de la même manière. Presque à chaque fois, j’ai eu le soutien de mon producteur Robert Boner [de Ciné Manufacture ] et surtout de la télévision. Si, pour Mais im Bundeshuus , j’avais écrit dans le dossier que je resterais, pour la première partie du film, une heure derrière une porte, il est clair que je n’aurais pas eu d’argent. Il faut être suffisamment malin pour présenter un dossier, sans pour autant trahir le projet final, car il s’agit de deux choses très différentes. Les polémiques lancées autour du refus de la part de la Confédération de financer certains projets me semblent tout à fait stériles : le cinéma ce n’est pas Walt Disney ou le monde enchanté des Schtroumpfs. Il existe un certain nombre de règles et de codes, qu’ils soient bons ou mauvais, qu’il faut savoir comprendre et détourner à son profit. Il est vrai qu’il existe un véritable manque de moyens financiers en Suisse pour qu’une génération de cinéastes puisse émerger, se tromper, faire beaucoup des films, mais il ne faut pas toujours accuser les structures, perfectibles à l’infini. Le fait d’avoir beaucoup d’argent (500 000 CHF pour deux ans de travail) m’a poussé à m’imposer des contraintes à l’intérieur desquelles j’ai pris aussi des libertés. Avoir des comptes à rendre, cela constitue aussi une pression très positive.
Le documentaire
Depuis ton film de diplôme réalisé au DAVI (ECAL), 12, Ch. des Bruyères (1995), tu t’es concentré sur le genre du documentaire. Quels sont tes modèles en la matière ?
Tout d’abord, Dindo dont j’ai vu tous les films, et plutôt deux fois qu’une. Puis Yersin, même si je ne connais pas tous ses films documentaires ; par contre c’est ce qu’il a dit du documentaire qui m’a marqué. Pour lui, c’est, d’une part, un moyen assez intéressant d’arriver à la fiction, et, d’autre part, un espace de contraintes à l’intérieur duquel on peut trouver sa liberté. Le documentaire pose, selon lui, un certain nombre de contraintes qui préexistent à notre désir et qui sont intéressantes à exploiter. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai découvert Wiseman que j’aime moyennement. Tous les héritiers du cinéma direct me plaisent beaucoup moins que les cinéastes qui travaillent sur la forme, comme Dindo, Cavalier, Van der Keuken ou Kramer. Il existe chez eux une grande part de mise en scène, ainsi que l’idée selon laquelle la réalité n’est pas une finalité, mais un simple point de départ. La force de Kramer consiste à s’imposer trois ou quatre contraintes qu’il va suivre jusqu’au bout. Il ne fait pas un cinéma de captation fidèle à la tradition bazinienne selon laquelle l’image cinématographique enregistre le réel et produit, du même coup, un miracle. En tant qu’agnostique, je rejette ce rapport à la réalité qui se voit transcendée par le geste quasiment religieux de l’enregistrer selon certains principes. Je suis du côté de ceux qui pensent que le geste tout simple d’enregistrer la réalité ne suffit pas à provoquer de miracle, car le miracle se construit. Par contre, on est parfois animé par un désir tel de voir une chose se produire d’une certaine manière, qu’elle finit par surgir telle qu’elle a été rêvée. Et c’est assez troublant.
Tous tes films documentaires contiennent une forte charge narrative et fictionnalisante. Est-ce une stratégie permettant d’éviter les dangers de la fiction « pure » ou alors un compromis réconciliant deux envies contradictoires ?
J’espère que c’est un compromis vivant… et pas mou. J’aurais assez envie, dans un prochain film, de pousser la logique documentaire plus loin en brouillant les cartes de manière encore plus radicale, en écrivant par exemple à partir de personnages réels. Jusqu’à maintenant, je me suis contenté de scénariser, de dramatiser, voire de mettre en scène à partir d’observations ou d’une volonté de voir apparaître l’image ou le geste rêvés. Cela peut apparaître grâce à de la chance, mais aussi grâce à un travail sur la durée avec des personnages, grâce à cette acuité du regard tendue vers la moindre chose qui permette de continuer à raconter l’histoire. Par ailleurs, beaucoup de choses se construisent au montage. La bonne conduite est un bon exemple : ce n’est que le montage qui construit du sens. Tout ce que l’on investit dans les personnages, les silences, les doutes, sont de l’ordre de la fiction, comme lorsque l’on demande à un acteur de réciter son texte en pensant à autre chose, en ayant un sous-texte ou en contredisant physiquement ce qu’il dit. Dans le film, c’est exactement cela qui se produit : les personnages sont toujours placés dans la situation de la conduite qui mobilise leur concentration, mais ils sont aussi simultanément amenés à s’exprimer sur des choses profondes ou douloureuses. Voici un autre point commun avec Lionel Baier et Ursula Meier : l’attention portée aux personnages, au détriment du système social dans lequel ils évoluent.
Le fil rouge de ton œuvre semble résider dans le regard particulier que tu poses sur les « personnages » que tu filmes, un regard qui mêle ironie et tendresse. Comment parviens-tu à doser ce savant mélange de distance cri-tique et d’empathie ?
C’est tout un réseau de valeurs qui a construit ce regard. Il faudrait aller chercher du côté de ce que j’ai appris dans mon enfance… et des philosophies, ou, du moins, ce que j’en ai retenu. Que je filme un gangster qui a fait un hold up ou un parlementaire, au fond, j’ai toujours le même regard. Quelqu’un qui prend le risque d’être filmé mérite un certain respect, et également une chance d’être compris. Que ses intentions soient bonnes ou mauvaises, que ce qu’il pense du monde soit moralement condamnable ou pas, il faut qu’il ait une chance de pouvoir s’en sortir. C’est pourquoi je ne pourrais jamais filmer un fasciste, un antisémite ou même Blocher car j’aurais peur de finir par le trouver sympathique. Je ne déroge pas à ce principe de base qui consiste à respecter les personnages. A partir du moment où l’on expose des personnages, il faut exercer un devoir moral vis-à-vis d’eux.
Mais im Bundeshuus. Le génie helvétique
Ton dernier film donne l’image d’une politique à la fois très humaine, mais aussi très frustrante, non pas tant pour le spectateur qui n’a pas accès aux véritables débats, mais pour le citoyen doté d’une conscience politique, si infime soit-elle. Pourquoi avoir tant de réticences à t’engager davantage vis-à-vis des sujets que tu abordes ?
Ce désengagement n’est qu’une apparence. Je m’engage sur le fond : j’essaie de faire un film qui parle de politique et qui assume une posture très politique. Je ne vais pas dire aux gens ce qu’il faut penser de l’UDC. Ce n’est pas mon rôle. Ce n’est pas un film politique au premier degré, mais c’est un film qui génère du politique, du discours, du dialogue, du conflit, de la morale. C’est la différence qui existe entre Frisch et Dürrenmatt : le premier tient un discours politique et le second induit du politique en assumant une position morale, avec un peu plus de recul.
Comment expliques-tu le succès remarquable de ton dernier film, qui a été à la fois salué par la critique et le public ?
Á la base, je pense qu’il existe un réel intérêt pour la découverte d’un mécanisme tout simple, celui de la prise de décision démocratique et des enjeux humains afférents. La métaphore de la porte fermée pose aussi cette question : est-elle fermée du côté de ceux qui sont dans la salle ou du côté de ceux qui en sont exclus ? Même si ce film est ancré dans la Berne fédérale, ce n’est pas tant l’aspect ethnographique ou anthropologique qui m’a intéressé, mais la question suivante : de quoi est faite une prise de décision politique ? Elle est faite de combats, de conflits, de convictions, de hasards, de petites et grandes vertus. Il s’agissait de montrer comment se déroulent les travaux d’une commission parlementaire pour répondre à une question que beaucoup de gens se posent. Il s’agissait de mettre à disposition du plus grand nombre un savoir, sans être dans la dénonciation des lobbys ou dans l’investigation. On est d’abord dans un film qui a reconstruit la réalité de A à Z. Il y a bien une vérité, des faits qui se sont déroulés comme tels, mais ce monde a été regardé et restitué dans une perspective qui privilégie la passion et les émotions.
Entre l’idée initiale et la réalisation finale, comment ce projet a-t-il évolué ?
Le sentiment de départ qui consistait à me dire que je parviendrais à faire parler des parlementaires différemment, que j’arriverais à montrer la politique autrement pour démentir tous les standards massivement reproduits par la télévision, ce sentiment-là, je l’ai retrouvé au final. Il s’agissait pour moi de remettre en question les stéréotypes du monde politique pour informer les gens et leur montrer que la politique est autre chose que ce qui apparaît habituellement dans les médias. Si le film suscite une variété de réactions souvent contradictoires, il s’est créé une sorte d’unanimité pour dire que le public a été captivé de bout en bout. Le film ne laisse en effet personne indifférent. C’est cela qui m’intéressait : comment réussir un film dans 80 m2 qui puisse emballer les spectateurs. Au lieu de partir vers un Sud improbable en pensant être libre, on peut trouver sa liberté dans un espace réduit entouré de murs saumon. La première partie, celle qui se déroule derrière la porte où se mènent les débats, est pour moi la partie la plus intéressante. La seconde, plus classique, plus hollywoodienne, est plus de l’-ordre du spectacle, de la mise en scène : il n’y a pas un plan qui ne soit pas rempli de parlementaires, alors que, dans la réalité, c’est très différent. Voilà pourquoi je disais à l’équipe : « venez les gars, entrons dans la Maison du Peuple, et n’oubliez pas que nous tournons un film soviétique ! »
Comment es-tu entré dans cet univers si singulier du Palais Fédéral, et comment a débuté ton travail ?
Je suis parti en sachant que j’allais courir, non pas un 100 m, mais un marathon. Je savais que cela allait être long parce que je n’ai jamais des idées très précises au départ, mais un sentiment, une intuition, un désir très fort sur ce que le film doit être. Au début, les travaux de la commission n’ayant pas encore démarré, je me suis perdu beaucoup pour trouver la forme adéquate, pour trouver comment aborder les gens et la méthode qui permet de raconter une histoire. J’ai donc épuisé beaucoup de pistes possibles. Pendant le tournage, on a eu la possibilité de monter en parallèle les images obtenues. Cela nous a permis de retourner des plans qui nous manquaient, qui se justifiaient pour l’histoire. Arrivé peu avant le plénum, il était évident que le film serait en deux parties, qu’il y aurait un passage d’un lieu clos situé derrière la porte vers un espace public, ouvert et connu que j’ai voulu filmer différemment. Á la télévision, en général, on nous montre uniquement l’orateur et jamais celui qui le regarde. C’est la première fois que l’on a filmé l’hémicycle selon le principe du champ/contre-champ et que l’on a utilisé plusieurs caméras pour pouvoir jouer de toutes les réactions. Mon mot d’ordre sur les trois équipes qui tournaient pendant ces quatre jours qu’a duré le plénum consistait à dire : « allez chercher tout ce qui est de l’ordre de l’émotion et n’hésitez pas sur les petits zooms, vous savez ces petits recadrages un peu cheap, très en vogue dans les séries américaines des années 70 ». Cela va alors de la déception, de l’énervement, de la satisfaction, de la lassitude à de la crispation. On a vraiment traqué ces petites choses car 95 % de ce qui se passe dans cette salle relève de l’ennui un peu diffus, du vide. Mon fantasme se résumait à cela : construire un rapport singulier avec des personnages où tout existe parce que l’on est là, comme dans la première partie. Tout est donc construit du fait de ma présence. La deuxième partie, au contraire, mobilise un point de vue très différent : à la manière d’un dieu, il s’agit d’orchestrer tous ces regards. Si on avait pu avoir des grues comme Brian De Palma, on l’aurait fait : dans ses derniers films, il y a un véritable jeu sur les points de vue dans un espace clos où les spectateurs se retrouvent dans les regards de tous les protagonistes simultanément. Dans cette deuxième partie, le film place aussi le spectateur dans un réseau de regards que seul le montage réunit et qui ne naissent plus d’un rapport singulier avec quelqu’un.
La référence au western est lisible à différents niveaux (musique, scénarisation, cadrage). Pourquoi avoir emprunté certains codes propres à ce genre ?
Ce n’est pas une idée qui m’appartient, mais qui vient du musicien, Christian Garcia qui, après avoir vu les premiers montages, a pensé à Ennio Morricone. C’était la cerise sur le gâteau car la référence fonctionne très bien. Filmer des corps vus de dos est quelque chose que j’aime bien parce que cela laisse une grande part de mystère concernant la physionomie des gens. D’autre part, l’idée des longs plans qui suivent les personnages dans leurs déplacements n’est pas un hasard non plus car elle appartient à mon vocabulaire formel. Mais c’était une très bonne idée que l’on a creusée par la suite.
Quels critères ont orienté le « casting » des membres de la commission parlementaire travaillant sur le génie génétique ?
J’ai choisi des gens très profilés que j’ai repérés tout de suite. Ayant des visions du monde très affirmées, ils étaient presque incontournables. Il a fallu que j’aie de la sympathie et de l’empathie pour chacun d’entre eux et que je les trouve intéressants. Je ne pourrais jamais filmer quelqu’un pour qui je n’ai pas de respect, qui soit humainement méprisable. Il faut que j’aie à la fois une complicité et une distance critique vis-à-vis d’eux, que je puisse voir à la fois les aspects sympathiques et les travers, les tics, mais aussi les rôles qu’ils se donnent. Certaines personnes se prêtent particulièrement bien à devenir des personnages de type fictionnel. Le mutique qui ne parle pas beaucoup, mais que l’on écoute ; la naïve, spontanée, fraîche, joyeuse mais pleine d’utopies ; le vieux lion blessé, roublard, convaincu mais paternel, tous ces personnages sont des figures cinématographiques.
Certains d’entre eux apparaissent parfois comme excessivement typés. La moue du radical Johannes Randegger ou le rire de l’écologiste Maya Graf les figent dans une attitude qui n’est peut-être pas totalement représentative de leur personnalité. N’as-tu pas eu peur de tomber dans la caricature ?
Oui, mais j’étais toujours un peu sur le fil. Le rire de Maya Graf fait partie de son personnage, mais j’ai pris le risque de souligner ce trait de caractère qui finit par la trahir. J’ai toujours essayé de l’amener à être dans cet état qui lui fait prendre les choses à la légère. Mais dans le fond, on perçoit que c’est quelqu’un de sincère. Elle rit beaucoup, mais elle est sincèrement déçue à la fin. C’est un point commun avec les autres personnages : ils s’engagent tous sincèrement face à la caméra. Je ne sais pas s’ils le sont dans la réalité, mais j’aime à le croire.
L’étude des coulisses – au sens propre comme au figuré – du Parlement a-t-elle été vécue comme une contrainte formellement « productive » ?
Oui. C’est une contrainte que je me suis fixée dès le départ. Je voulais fonctionner par opposition relativement aux codes de représentation dominants en politique, qui impliquent que la caméra soit sur un pied, que les cadrages soient soignés, qu’il n’y ait pas de profondeur de champ, que le discours fonctionne par phrases courtes et désincarnées, que le corps soit absent. Au contraire, dans le film, j’ai régulièrement recours à la profondeur de champ, je filme les corps en mouvement, en déplacement, de très près. Cela donne une impression de cinéma direct, mais cela était toujours très travaillé : on faisait exprès d’avoir des plans qui paraissent improvisés. Pour les plans « d’entretien », qui exigent qu’un certain nombre d’informations passent, il était nécessaire parfois de répéter dix fois la même phrase. Dans ces moments, il fallait que l’image soit la plus simple possible pour que l’on comprenne bien l’intrigue. Les personnages parlent alors face à l’objectif pour donner l’impression qu’ils s’adressent directement au spectateur. Nous ne sommes, pour notre part, que des passeurs de confidences. Quand Maya chuchote, elle le fait à l’oreille du spectateur qui a l’impression d’être dans le secret des dieux, même si ce n’est qu’une illusion.
Tu sembles avoir évoqué très furtivement, lorsque tu filmes le travail silencieux et répétitif d’une femme de ménage de couleur, une autre face de ces coulisses du pouvoir. Pourquoi n’avoir pas exploité davantage cet aspect révélateur d’un clivage social tout aussi important que celui qui sépare le simple citoyen de l’homme politique ?
Pour la petite histoire, cette femme connaissait très bien le sujet dont les parlementaires débattaient car elle a travaillé longtemps dans une station de recherche en agronomie au Kenya où elle faisait des hybridations classiques. Elle n’intervenait pas directement sur le génome, mais elle était chef de projet en tant que laborantine. Elle avait donc un point de vue sur ce qui se discutait, et cela à partir de connaissances pratiques et théoriques tout à fait solides. Quand elle m’a dit cela, je me suis dit que c’était formidable, que j’allais pouvoir la mettre en scène, et qu’à la fin du film, elle révèlerait son identité, comme une sorte d’ultime retournement de situation : celle que l’on croyait être la balayeuse est en fait quelqu’un qui a une opinion étayée sur la question. Mais cela n’a jamais marché car elle a un regard très critique sur le génie génétique et cela aurait pu donner l’impression qu’elle est une sorte de déléguée du réalisateur parlant en son nom. Je ne voulais pas donner une clé de lecture au premier degré qui nous fasse sortir de l’histoire de manière trop brutale. Cela ne fonctionnait absolument pas. Je lui ai donc attribué une autre fonction : au lieu de courir le risque d’en faire la porte-parole du réalisateur, j’ai préféré qu’elle soit la déléguée du spectateur qui, lui aussi, se situe, qui passe et repasse derrière la porte. Il est vrai que le fait qu’elle soit africaine donne à ce personnage une charge symbolique plus forte que si cela avait été Frau Rutsch-Schmidt, blonde et fumant ses cigarettes mentholées. Même si je ne le souhaite pas franchement, cela peut donner naissance à une interprétation correspondant à une réalité sociologique indéniable : ce sont des étrangers qui travaillent en majorité au service des Suisses.
Quel sens as-tu voulu donner à ces plans montrant des espaces vides comme la Salle des Pas Perdus ou la salle du Conseil national ?
Ces plans ont une véritable fonction au début et à la fin du film : ils présentent le lieu du drame, ils exposent des lieux vides pour dire au spectateur : « c’est à l’intérieur de cet espace que tout va se passer ». Ils permettent aussi de faire croire au spectateur que pendant une année il ne s’est passé que cela. C’est une manière d’épurer l’espace pour montrer qu’il s’agit d’un lieu vide qui va se remplir d’une histoire et qui va se terminer sur un espace vide, « prêt-à-l’emploi » pour une autre histoire.
Tu as choisi de construire ton récit sur la base d’un discours rapporté par les membres de la commission. La dialectique entre le champ et le hors-champ s’articule donc autour de la parole entendue et celle restituée diversement selon les sensibilités politiques de chacun. Pourquoi avoir accordé une telle primauté au dire ?
J’ai toujours fait des films sur la parole, et en particulier sur la parole rapportée, c’est-à-dire selon le principe du « comment je vois l’autre » et « comment l’autre me voit ». Dans La bonne conduite, cela est tout à fait clair. Dans Connu de nos services, il s’agit aussi de gens qui voient d’autres gens et qui rapportent ce qu’ils sont. Le rapport de police n’est alors qu’un prétexte dont on a exploité surtout ses aspects les plus émotionnels et anecdotiques. Il ne constitue qu’une base objective à partir de laquelle émerge la subjectivité des uns et des autres, amenant ainsi une plus-value humaine. Pour le dernier film, on est dans le même dispositif : au milieu il y a un petit objet que chacun alimente et construit à partir de son point de vue. Je fais aussi parler les gens sur les uns et les autres. Si Randegger est le seul qui parle de lui à un moment donné, c’est pour l’élever, lui donner la chance d’être compris autrement que comme un affreux lobbyste, puisqu’il assume le rôle de « méchant » dès le début du film. D’ailleurs, pour chacun des personnages, il y a eu un très gros effort de caractérisation pour en faire des figures très profilées et permettre au spectateur de ne plus se demander quel point de vue ils défendent tout au long du film. Tout a été donné dès le début pour que le public n’ait plus qu’à se concentrer sur l’histoire. Mais ces figures types se complexifient un peu au fil du récit.
Est-ce la relative pauvreté visuelle et esthétique de ton sujet qui t’a poussé à systématiser le procédé des interviews ?
Oui, je le fais toujours. Dans Connu de nos services, j’ai trouvé un système très simple dans lequel s’opposent des gens filmés frontalement, parlant face à la caméra, avec d’autres filmés de profil et dont on ne voit que des parties du visage, les mains, les yeux ou les oreilles. Dans La bonne conduite, il ne s’agit que d’un long champ/contre-champ d’une heure où la parole est mise en évidence et où les éléments visuels sont en soi extrêmement pauvres. Cette pauvreté visuelle laisse toutefois place aux visages, aux expressions, aux émotions. Le visage peut venir contredire la parole et vice-versa. La visualité est donc à chercher du côté du physique. Dans Mais im Bundeshuus, le principe de ne travailler que sur le hors-champ, donc sur une réalité qui nous échappe, induit également une certaine pauvreté en termes d’images. Mais ici la pauvreté visuelle est compensée par la mise en évidence d’un principe cinématographique – le hors-champ – soutenant un dispositif narratif qui n’est possible qu’avec le cinéma. S’il y a peu d’« images », j’ai l’impression qu’il y a quand même du cinéma. J’ai conçu le film comme une sorte de flux d’images continues où la parole est mise au service de cette fluidité.
En transformant l’abstraction du jeu politique en un film à suspense, Mais im Bundeshuus a indéniablement des vertus pédagogiques qui l’autoriseraient à remplacer efficacement n’importe quel cours d’éducation civique. Pourquoi avoir donné une telle importance à cette dimension didactique ?
Pour moi, ce film n’est pas très pédagogique dans le sens où il apprendrait quelque chose du fonctionnement de nos institutions. Il est même assez apolitique si on le considère au premier degré. Par contre, il nous renseigne sur un certain nombre de mécanismes. Ce que j’ai voulu faire de manière consciente, c’est avant tout raconter une histoire. Il se trouve que les mécanismes en jeu dans cette histoire aident à la raconter : le jeu des alliances, les discussions, le travail en commission, les votes, toutes ces choses qui rendent la politique concrète, qui l’incarnent. Le fait que la politique soit incarnée de cette manière-là par des hommes et des femmes investis dans une tâche précise permet aux gens d’apprendre des tas de choses qui, jusque-là, étaient un peu abstraites. Et pourtant, du fait de sa construction, au final, le film place le spectateur face à lui-même. Il est presque contraint de se dire, et moi dans tout ça ? Comment vais-je agir ? Ou comment aurais-je agi ? Ces interrogations lèvent le voile sur la signification politique profonde du film : il y a un certain nombre de questions que nous avons désertées pour les confier à ceux dont nous imaginons qu’ils doivent avoir des réponses, à notre place pour ainsi dire. Or, je crois que le film plaide pour que nous nous réappropriions l’espace du débat, de la parole et de l’action. Moi-même je suis resté à la hauteur de mon regard, des questions que je me suis posées. Je ne me suis pas fait plus malin que je ne suis.
Quels sont tes projets pour l’avenir ? Une fiction se profile-t-elle à l’horizon ?
Oui, je prépare, avec Karine Sudan, qui est la monteuse de mes trois derniers films, une fiction, une comédie très populaire lointainement inspirée d’une situation familiale. Comme pour le documentaire, je veux maintenir le même rapport aux personnages : il s’agit de prendre quelques éléments qui m’-intéressent pour en faire quelque chose d’autre. Jusque-là je n’avais rien qui me permettait d’aller au bout de l’écriture d’un scénario de fiction. J’ai envie d’arriver à un récit extrêmement classique et très bien ficelé du point de vue de l’écriture, de la dramaturgie. Ensuite, je trouverai une nouvelle forme dans la manière de filmer et de m’approcher des personnages. J’ai envie que le film soit à la frontière des genres : j’aime bien les documentaires qui vont chercher du côté de la fiction et, à l’inverse, une fiction qui brouille les pistes données par la réalité. Aujourd’hui, dans l’esprit du public, il est clair que l’on ne va plus voir un film documentaire pour voir la réalité. Qui peut croire que l’on va au cinéma pour voir et entendre la vérité ? Concernant le casting, j’hésite à prendre des stars à contre-pied et à travailler sur le long terme avec eux, en leur faisant, par exemple, prendre des accents jurassiens, genevois ou valaisans. Ou alors prendre en partie des non-professionnels. J’en suis pour l’instant au stade de l’écriture et de la recherche de financement pour laquelle j’ai quelques difficultés car, si je suis crédible comme documentariste, rien ne prouve, pour certains, que je sache diriger un acteur. Pourtant, si on a su diriger des non-professionnels sur des films documentaires, on doit pouvoir s’en sortir pas trop mal avec des acteurs qui ont une technique de jeu élaborée.