Les reprises du dispositif narratif de Rear Window chez Brian De Palma
J’apprenais à communiquer selon la grammaire hitchcockienne, à utiliser ses intrigues, ses personnages. […] Afin de comprendre ses méthodes de travail, et ayant de mon côté des idées très influencées par ses constructions originales et ingénieuses, j’ai commencé à faire des films ressemblant à des méditations sur Psychose, Vertigo, etc. […] Je savais ce que je faisais lorsque je travaillais sur les thèmes [« ideas »] de Hitchcock. Je me fichais qu’on m’accuse de plagiat [« imitator »] ou de choquer les gens parce que ça se fait dans l’art depuis la nuit des temps. En réalité, j’étais un disciple de Hitchcock, comme si j’avais été en cours avec lui. Je le comprenais mieux, je voyais ce qu’il voyait. Je me fichais de ce que les critiques pensaient, parce que la plupart des critiques ont dix ans de retard sur ce qui se fait.Brian De Palma
De Palma et le pastiche hitchcockien
Dans cet extrait d’un entretien récent1, le réalisateur Brian De Palma commente le rapport qu’il entretenait avec l’œuvre d’Alfred Hitchcock dans les années 70 et 80, période durant laquelle il s’est essentiellement illustré dans un genre spécifique, le thriller. Pour parler de l’héritage hitchcockien, il reprend des arguments qu’il avance depuis Sœurs de sang (Sisters, 1972), contraint d’adopter une attitude défensive ou une pseudo-indifférence face à la critique américaine qui l’accusait de piller Hitchcock de manière éhontée. Sa justification s’origine dans l’affirmation d’une connaissance intime des films du « Maître » qui lui permettrait de s’identifier à ce dernier et l’autoriserait plus que tout autre à juger de ses propres innovations2. Souvent, De Palma tente d’expliquer sa démarche à l’aide de comparaisons qui ont trait soit à d’autres domaines artistiques, notamment la peinture3 où la question de l’imitation des anciens ne serait pas dévaluée, soit au langage verbal, la « grammaire » élaborée par Hitchcock constituant selon lui une sorte de fonds commun que chaque cinéaste peut se réapproprier4. Il est significatif que le réalisateur présente son travail comme une « méditation » sur les films de Hitchcock. En effet, ceux-ci constituent pour lui un point de départ, une matrice susceptible de générer des développements narratifs et esthétiques spécifiques. Les films de Brian De Palma ne sont pas seulement des adaptations au goût du jour de thèmes hitchcockiens (notamment en ce qui concerne la représentation plus explicite de la violence et du sexe), mais sont construits sur des éléments qui, une fois empruntés, subissent une importante reformulation et contribuent à interpréter le film-source5. D’ailleurs, la référence cinématographique n’est jamais unique, chaque film procédant d’un croisement d’emprunts divers. Si, par exemple, Body Double (1985) part de Rear Window, c’est pour rejoindre ensuite la filature et l’expérience de la perte vécue par Scottie dans Vertigo, la claustrophobie remplaçant chez De Palma le vertige. Même Obsession (1976) qui revisite explicitement l’ensemble de la trame narrative de Vertigo intègre également certains passages d’autres films (notamment Rebecca). Ce mode cumulatif de la citation découle de l’affirmation auteuriste propre à Hitchcock où le film singulier s’-offre, selon Katie Trumpener6, comme la métonymie de l’ensemble de « l’œuvre du Maître ».
On le voit, la pratique du pastiche est essentielle pour aborder le fonctionnement des films de Brian De Palma. Le terme ne doit pas être confondu avec la parodie, dont De Palma n’use selon moi que dans un seul film de la période, Le fantôme du paradis (1974) qui, en détournant certains stéréotypes du film d’horreur et des thèmes issus de Faust et du Fantôme de l’opéra (et non de films de Hitchcock !), rappelle le ton plus léger et irrévérencieux de ses comédies des années 60. Pour définir sommairement le pastiche, on peut dire, à la suite de Genette7, qu’il se caractérise par une imitation qui s’opère certes sur un régime ludique, mais qui n’endosse pas de fonction satirique ou comique. Chez Brian De Palma, les éléments empruntés sont toujours transposés dans un contexte sérieux8 et subissent une véritable intégration. Le caractère ludique du pastiche participe chez lui d’une visée plus large : il s’agit d’exhiber une maîtrise technique qui est poussée à son paroxysme dans des scènes de bravoure où, au risque de briser la cohérence narrative, certains procédés (plan-séquence, écran partagé, ralenti, montage rapide, etc.) sont particulièrement soulignés et récurrents comparativement aux productions de ses contemporains tels que Coppola, Scorsese ou Lucas. Cette grandiloquence conduit à un fort degré d’auto-réflexivité, le film s’affichant au regard d’un spectateur abandonné à cette virtuosité comme un objet construit et illusoire, à l’opposé de l’idéal de la narration dite classique qui viserait à la « transparence » des procédés discursifs. Au sein du cinéma « classique », Alfred Hitchcock fait de toute manière figure d’exception dans la mesure où sa « marque d’auteur » tend à atténuer le déni des processus d’élaboration même du film. Cette trace se manifeste de manière évidente (quoique brève et ludique) dans les apparitions du cinéaste. Comme pour Lubitsch, les maisons de production n’ont d’ailleurs pas hésité à utiliser cette touche personnelle comme argument promotionnel. John Belton dit à ce propos que « la visibilité d’Hitchcock en tant que narrateur est devenue un des éléments de la relation contractuelle avec son public »9. C’est pourquoi on trouve déjà chez Hitchcock de nombreuses scènes de bravoure (les plans-séquences de La corde, la scène du manège dans l’Inconnu du Nord-Express, de l’avion dans La mort aux trousses ou de la douche dans Psycho) qui sont manifestement marquées par des signes de maîtrise destinés à provoquer une réaction cinéphilique. Certains choix formels résultent d’une motivation qui est d’ordre « artistique » selon la typologie de David Bordwell10, et non liée à des enjeux narratifs ou à la psychologie des personnages. Brian De Palma ne fait qu’accentuer cette composante déjà présente dans l’œuvre pastichée. Rear Window est d’ailleurs le film qui, le plus ostensiblement, parle autant de ce qu’il raconte que du cinéma même. Les effets du pastiche s’inscrivent donc dans une certaine continuité avec les éléments pastichés tout en augmentant, ne serait-ce que par l’opération même de transposition, leur degré d’auto-réflexivité.
En affirmant cette continuité, je vais à l’encontre d’une conception partagée par nombre de critiques selon lesquels le cinéma de Brian De Palma pourrait être qualifié de « post-moderne », un terme qui me paraît être bien souvent une étiquette fourre-tout. Ce que l’on pointe avec cette notion a néanmoins effectivement trait à notre problématique dans la mesure où elle est censée rendre compte d’un cinéma qui instaure un nouveau rapport à l’héritage de ses pères, notamment sous la forme du pastiche. Cependant, bien que De Palma appartienne à la « génération Lucas-Spielberg » à laquelle Laurent Jullier11 attache une certaine idée du post-modernisme, je ne crois pas que son cinéma ressortisse de ce paradigme, car, à l’exception de son film d’école Woton’s Wake (1962) et de quelques cas ponctuels dans ses longs métrages – notamment ceux qui peuvent être considérés comme ses « grosses productions »12 –, aucun de ses films ne participe d’un « cinéma de l’allusion » où la citation n’est que pur clin d’œil. Sans aller jusqu’à s’inscrire dans un processus de déconstruction critique, la référence cinématographique n’y est pas réduite à une complicité ludique avec le spectateur (qu’elle n’exclut cependant pas), mais travaille en profondeur le film et conditionne les phénomènes de compréhension narrative à l’œuvre chez le spectateur, au-delà d’une simple reconnaissance de l’élément pastiché. Quant à la nostalgie, selon Fredric Jameson12 caractéristique d’un cinéma post-moderne (dont American Graffiti de Lucas serait le parangon) qui exprimerait l’impossibilité de toute innovation par son enfermement délibéré dans le passé, on ne peut pas dire qu’elle s’observe chez De Palma au niveau de l’univers représenté, puisque ce dernier se compose généralement de lieux et d’outillages contemporains (appartements design, équipement high-tech, etc.). Certains éléments purement visuels relèvent certes ponctuellement d’une telle démarche, telle la saturation des couleurs (évoquant le Technicolor des années cinquante) ou l’utilisation d’une profondeur de champ et d’un éclairage rappelant les transparences hitchcockiennes (notamment lors de trajets en voiture), mais cette composante nostalgique me semble subordonnée à un projet plus vaste de renouvellement narratif qui exploite le pastiche de manière productive. C’est pourquoi il me semble intéressant de s’interroger sur les principes du « recyclage » depalmien, notamment sur la nature des éléments empruntés aux films de Hitchcock au-delà d’une certaine « ambiance » qui est en fait une question de genre, et que le recours au musicien Bernard Herrmann13 pour Sœurs de sang et Obsession ne fait que souligner.
Il y a d’une part des références ponctuelles à certains procédés de prise de vue (par exemple le mouvement circulaire autour des amants dans Vertigo que l’on retrouve dans Body Double), d’autre part la reprise de fragments de récit, ou plutôt de ce que je proposerais d’appeler des « dispositifs narratifs ». C’est sur ce dernier point que nous quittons la superficialité de la simple allusion. En effet, lorsque De Palma évoque, dans la citation liminaire, son intérêt pour les « constructions originales et ingénieuses » d’Alfred Hitchcock14, il met en évidence un trait qui leur est commun : la manipulation du spectateur. En effet, comme dans le flash-back initial mensonger du Grand alibi (Stagefright, 1950), nombre de films de Brian De Palma comportent une amorce ou un prologue qui désoriente le spectateur en se dévoilant rétrospectivement comme un leurre (le « film dans le film » dans Sœurs de sang, Blow Out et Body Double, la succession de deux mises en scène dans Mission : impossible, les actions filmées en plan-séquence au début de Snake Eyes ensuite décortiquées à l’aide des bandes enregistrées par les caméras de surveillance, la fusée du premier plan de Mission to Mars). Un tel choix pour des débuts de films, « moments contractuels » par excellence15 où se noue le rapport au spectateur, est tout à fait révélateur d’une intention de jouer avec ce dernier (qui, après le générique, sait à quoi s’attendre), à l’instar de Hitchcock, soucieux de maintenir le suspense, élément central de l’horizon d’attente construit par ses films. Le pastiche concourt à renforcer cette complicité ludique avec le public en définissant un horizon d’attente précis via les références à des films connus, puis à s’en écarter en modifiant certains paramètres. En parlant de « dispositif » narratif, j’entends une modalité spécifique de gestion de la transmission de l’information narrative, l’assignation d’une « place » donnée au spectateur au sein de l’univers filmique qui passe notamment par la construction d’un système qui relie regards et actants du récit. La plupart des « grandes scènes » réalisées par De Palma, en général axées sur l’imminence d’une menace, reposent sur une telle configuration16. Celle de la place de l’église montrée à deux reprises dans Femme fatale (2001) est emblématique à cet égard, car les divers éléments du drame s’inscrivent ostensiblement dans un réseau médiatisé par des regards, la réception des rayons solaires faisant office de chaîne causale : le photographe du mariage, dans l’attente d’une lumière adéquate, lève les yeux en direction du soleil dont les rayons se réfléchissent ensuite sur la valise métallique de l’héroïne avant d’atteindre le pendentif transparent du camionneur qui, aveuglé, provoque l’accident impliquant la complice et ses poursuivants. Cette scène est en outre soumise au regard surplombant du reporter assis sur son balcon qui la reconstitue par ses clichés pris depuis un lieu unique.
En général, la tension s’instaure entre une action mettant un personnage en péril et ceux qui en sont les témoins passifs, incapables d’intervenir (à l’image du spectateur de cinéma qui n’a pas prise sur le déroulement du récit). Ce type de situations et le voyeurisme qu’elles supposent (ou, sans la dimension perverse, l’observation) s’avèrent récurrents chez De Palma17 et présentent, bien sûr, une parenté fondamentale avec Rear Window. Il serait toutefois exagéré de ramener chaque occurrence d’un tel dispositif au film de Hitchcock, car on en trouverait dans presque chaque film de Brian De Palma, ainsi que dans quantité d’autres films qui ne se donnent pas comme des pastiches de Rear Window. Le pastiche de Rear Window ne peut être considéré comme tel que s’il met en scène un personnage observant depuis son propre appartement des voisins à leur insu (du moins selon ce qu’il présume), sans aucune intention d’épier une action particulière. Afin de me concentrer sur des éléments qui me semblent nécessaires à la reconnaissance par le spectateur du dispositif pastiché, j’écarte les cas de filature où un personnage en espionne un autre, comme lorsque le « fantôme du Paradis » épie Swan et Phoenix enlacés depuis les toits à travers une verrière18, ou, à la fin de Pulsions, quand Peter observe de loin le cabinet du Dr. Elliot. Je laisse également de côté les nombreuses scènes19 qui, chez De Palma, impliquent une position de voyeur par rapport à des écrans (même si, métaphoriquement, le champ libéré par les stores qui se lèvent au début de Fenêtre sur cour redouble la surface écranique) pour axer les quelques remarques qui vont suivre sur les trois films suivants : Hi, Mom ! (1969), Sœurs de sang (1972) et Body Double (1985).
La comédie du voyeur
Dans Hi, Mom !, De Palma poursuit l’histoire d’un des personnages de Greetings (1968), le voyeur invétéré John Rubin (joué dans les deux films par Robert De Niro). Dans la dernière séquence du premier film, on l’avait quitté en soldat américain lors de la guerre du Viêt-Nam, alors qu’il contraignait une jeune Vietnamienne à se déshabiller devant la caméra de la TV qui l’interviewait. Après l’avoir observée dans le viseur de son fusil, il lui demandait de mimer la présence d’une fenêtre par laquelle elle était censée s’offrir au regard du filmeur. Totalement recréée, la situation voyeuriste renvoie indubitablement à la pathologie du personnage. Cette mise en scène, totalement incongrue parmi les sifflements de balles, trouve sa place dans le milieu urbain de Hi, Mom !
Le personnage de Rubin n’existe d’ailleurs dans la première partie de ce film que comme sujet d’un regard20 : la séquence de pré-générique durant laquelle il visite un logement miteux est strictement tournée en caméra subjective, de sorte que l’action même de regarder importe plus que la mise en place du personnage21. Le visage de De Niro n’apparaît significativement qu’au moment où il est question de la vue qu’offre l’une des fenêtres. Il est révélé au spectateur lorsque le rideau qui cachait la vitre est arraché, c’est-à-dire au moment où l’on s’attendrait à voir un plan de l’immeuble d’en face. Cette substitution cantonne le personnage dans son rôle de voyeur, d’un être qui ne peut exister que comme contre-champ de ce qu’il observe. C’est pourquoi le générique ne démarre qu’à cet instant de constitution du « Je », faisant alterner, sous les mentions écrites, des plans de l’immeuble d’en face et d’autres montrant John Rubin s’essayant à filmer depuis sa chambre.
Hi, Mom ! est donc placé sous la référence à Rear Window dès son générique où le champ est subdivisé en six cases constituées par les fenêtres d’une façade, dont quatre « s’allument » progressivement, affichant le caractère non-réaliste de cette vue. Les fenêtres y sont avant tout de petits écrans (fig. 1), en accord avec le monde obnubilé par la télévision décrit par ce film qui pratique sans cesse la mise en abyme22. Toutefois, contrairement au film de Hitchcock, Hi, Mom ! fait fi de tout sérieux : déluré et discontinu, il est caractéristique de cette époque où Brian De Palma se considérait comme une sorte de « Godard américain »23. Les micro-actions que Rubin capte dans les appartements des voisins, toutes plus ou moins liées à la généralisation des techniques de prise de vues amateur (l’un essaie une caméra 8mm, l’autre un nouvel appareil photo, etc.), donnent une image d’une société totalement exhibitionniste et voyeuriste, mais ne génèrent aucun développement narratif. Décousus, les moments épiés sont d’ailleurs filmés en accéléré, ce qui introduit une défétichisation de l’objet du regard, dès lors condamné à la banalité et au ridicule de la répétitivité mécanique. Par ailleurs, l’intérêt du voyeur n’est orienté que par l’aspect sexuel de ce qui peut se présenter à lui, puisqu’il a obtenu de travailler pour un producteur de films érotiques (un lien qui sera poursuivi dans Body Double) auquel il a promis d’offrir « de l’art, l’art d’épier les gens ». Nous sommes donc à des lieues de l’-intrigue policière de Rear Window. Non satisfait de ce qu’il surprend, Rubin passe d’ailleurs de voyeur à acteur en tentant de filmer ses ébats avec une voisine à l’insu de celle-ci, ce qui occasionne une situation comique où il doit gérer l’empressement de sa compagne en fonction du moment de déclenchement automatique de sa caméra. Ce timing exprime la fusion recherchée par le protagoniste hédoniste entre observation et érotisme, une thématique qui, dans Rear Window, n’est que suggérée par les plans sur la danseuse (Mlle Torso), et globalement refoulée par le traitement de la question du mariage24. L’auto-mise en scène de Rubin destinée à la caméra et la possibilité de différer le vu et le voir grâce à l’enregistrement donnent lieu à une représentation beaucoup plus active du voyeur qui entraîne la manipulation effective de la voisine. L’impuissance de Jefferies qui, ayant un membre dans le gypse, se contente d’observer, n’est pas à l’œuvre ici, contrairement à Body Double dans lequel la scène de voyeurisme fait écho à la séquence d’ouverture où le protagoniste surprend sa femme avec un amant, après une séquence pré-générique qui l’a montré incapable de jouer son rôle de vampire lors du tournage d’un film. Dans Hi, Mom !, le voyeur se trouve dans une position de domination absolue (d’ailleurs, il n’est pas qu’acteur, mais aussi réalisateur), du moins jusqu’au moment où la technique passe au poste de commande : lorsque la caméra fixée sur un trépied pivote accidentellement vers le bas, révélant un autre appartement dans lequel un Blanc se grime avec de la peinture noire, c’est le film tout entier qui bascule dans un autre sujet, celui de la troupe « Be Black Baby » qui met ses spectateurs dans la peau des Noirs pour leur faire expérimenter l’oppression raciale.
Sisters : les écrans siamois
Si Hi, Mom ! recourt au dispositif de Rear Window dans un genre qui ne travaille nullement la référence à l’œuvre de Hitchcock (il s’agit d’une comédie, et non d’une parodie), Sisters inaugure la pratique du pastiche dans le domaine du thriller inspiré du « Maître », d’une part en reprenant dans la scène nodale du meurtre la situation d’un témoin qui a « fenêtre sur » le crime, d’autre part en accentuant dans le sens des films d’horreur (slasher, gore, etc.) et de la drug culture seventies l’intrigue psychanalysante de Spellbound ou de Psycho. La composition musicale très typée de Bernard Herrmann renforce l’allusion à l’atmosphère des films les plus célèbres de Hitchcock.
La séquence qui nous intéresse est celle où une journaliste25, Grace Collier (Jennifer Salt), qui n’a peut-être de « Kelly » que le « collier », surprend en regardant par sa fenêtre l’agonie d’un jeune homme noir qui a été poignardé par Danielle (Margot Kidder), sa conquête de la veille qui, prise d’une crise de schizophrénie, a ressuscité en elle sa sœur jumelle Dominique morte des années auparavant. Comme Jefferies, Grace passera tout le film à tenter de prouver qu’il y a bien eu un assassinat. Au-delà des différences qui ont trait au contexte socio-historique26, j’aimerais avancer quelques remarques sur le fonctionnement de ce dispositif narratif chez De Palma comparativement à Rear Window.
Il faut tout d’abord noter que, contrairement à Rear Window où, excepté quelques brefs passages, le point de vue est strictement limité à celui de Jefferies27, le spectateur de Sisters n’occupe pas la position du témoin dès les premières images du film : ce n’est qu’après presque une demi-heure, au moment où la victime en sang arrive à ramper jusqu’à la fenêtre, que le personnage de Grace est introduit. Cette mise en place tardive du dispositif restrictif accorde au spectateur une certaine omniscience, et exclut tout doute quant à la vérité du témoignage – et ainsi toute culpabilité du voyeur –, alors que Jefferies peut être longtemps suspecté d’avoir affabulé ce qu’il raconte (comme l’épouse jouée par Joan Fontaine dans Soupçons). Jennifer Salt ne joue pas véritablement le rôle d’un voyeur dans le sens où elle n’observe pas sciemment ses voisins jusqu’à ce que quelque chose se produise, mais son attention est happée par l’atrocité du crime. Dans Rear Window, le meurtre a lieu hors-champ, lorsque Jefferies est endormi, et le spectateur ne fait qu’entendre, comme lui, un cri de femme, alors que dans Sisters le « spectacle » du crime est exhibé dans son caractère le plus sanglant. Le thème du voyeurisme est par contre exposé dans ce film dès le pré-générique, puisque Danielle rencontre son amant lors d’un jeu télévisé significativement nommé « Peeping Tom » dans lequel elle se fait passer pour aveugle et se déshabille devant lui, les spectateurs présents dans le studio devant deviner quelle sera la réaction de l’observateur. Ce bref « film dans le film » expose la nature illusoire de la position privilégiée qui consiste à voir sans être vu, annonçant le piège tendu au protagoniste masculin de Body Double.
La « focalisation zéro »28 qui domine en ce début de film atteint justement son acmé lors de cette scène qui relie deux fenêtres d’-immeubles adjacents à travers un procédé plutôt rare au cinéma mais fréquent chez De Palma, le split screen (« écran partagé »). En effet, le cinéaste a déjà usé systématiquement de cette technique dans son documentaire tourné avec deux caméras, Dionysus in ’69 (1969), dans le but de présenter simultanément une performance théâtrale et l’espace du public progressivement intégré à la « scène ». Mêler indissociablement le spectacle et son effet sur une instance d’observation (qui est diégétique, les appareils de prise de vue demeurant toujours invisibles) semble être au cœur de l’esthétique du réalisateur. Dans Sisters, au moment même où l’on passe de la victime au témoin (d’abord présent, flou, en arrière-plan), l’écran se divise en deux (fig. 2 et 3), déployant l’espace dans une vue panoptique qui englobe les deux faces généralement disjointes du champ/contre-champ. Cet ancrage sur un regard extérieur est souligné par un zoom avant dans la partie droite (depuis l’appartement de Danielle), puis par un zoom arrière dans la partie gauche (dans le sens du témoin), de sorte que ce regard est à la fois appelé par la victime mourante et confirmé par Grace. Une sorte de pacte se crée, qui expliquera l’opiniâtreté de la journaliste. Le split screen permet d’évacuer tout hors-champ, d’être à la fois dans l’intimité du voyeur et immergé dans ce qu’il voit, fantasme ubiquitaire qui obéit lui-même à une logique voyeuriste. La simultanéité des actions permet d’une part de créer un fort suspense (Grace arrivera-t-elle à temps pour confondre la criminelle et son psychiatre qui sont en train d’effacer toute trace de l’agression ?), notamment via l’ambiguïté induite par la monophonie (la stéréophonie aurait permis de latéraliser sur la gauche ou la droite la provenance supposée de certains sons), d’autre part de travailler sur le rythme, non seulement au sein de chaque série, mais aussi « horizontalement » entre les deux séries A (Grace à gauche) et B (le lieu du crime, à droite), car les changements de plans ne s’effectuent pas aux mêmes moments en A et B29. Il est important que la répartition gauche/droite ne varie pas, car le témoin se situe là où se constitue pour le spectateur « l’origine » du regard si l’on adopte la lecture (occidentale) de gauche à droite. Alors que Grace est encore à proximité de sa fenêtre, le hors-champ laissé sur sa droite appelle l’autre écran, qui ne respecte toutefois pas l’échelle de plan correspondant à ce qu’elle est censée voir. Ensuite, au cours de son trajet jusqu’à l’appartement d’en face, un montage parallèle se met en place sans relation à un sujet percevant, si ce n’est à l’intérieur même de la série A qui comprend de nombreux inserts subjectifs. On le voit, le travail virtuose qu’effectue De Palma sur le split screen modifie totalement les données de base du film de Hitchcock, tout en reproduisant certains de ses éléments narratifs (par la suite, Grace envoie dans l’appartement d’en face un détective privé qu’elle suit avec des jumelles comme Jefferies le fait pour Lisa, celui-ci recourant par ailleurs aussi à un détective). En fragmentant l’écran, c’est-à-dire en réduisant sa surface et en multipliant les vues, De Palma replace certains enjeux de Rear Window dans l’ère de la transmission cathodique (le petit écran sur lequel on zappe, indissociablement lié à l’idée de surveillance). Le partage de l’écran n’est donc pas qu’une expression métaphorique de l’un des thèmes du film (la schizophrénie, à laquelle le spectateur est en quelque sorte poussé, comme le lecteur de cet article face à la prolifération des notes dans la colonne marginale), mais également un moyen de complexifier le dispositif hitchcockien alors arraché à son ferment classique (l’éthique du point de vue dont découle l’interrogation sur la culpabilité du voyeur et l’occultation du meurtre) pour être projeté dans l’éclatement flamboyant d’une société où les technologies visuelles sont omniprésentes. Le morcellement du point de vue unique de Rear Window dessine, pour reprendre une formule du cinéaste, une « tapisserie visuelle »30 qui trouve son expression la plus emblématique dans la mosaïque des photographies que la caméra révèle progressivement à la faveur d’un travelling arrière dans l’ultime plan de Femme fatale (fig. 4). Toutefois, cet éclatement « cubiste » de l’image ne se présente pas comme une synthèse des divers possibles narratifs du film (même s’il renvoie, en tant que reconstruction de déroulements temporels, à l’aspect non-linéaire de la narration du film), mais conserve un centre (le reflet sur la mallette) et un foyer perceptif unique, celui du photo-reporter (Antonio Banderas) situé sur son balcon (qui, justement, apparaissait auparavant en split screen). Pour sa clôture, le film renoue donc avec l’unicité de Rear Window. Il n’est en ce sens pas indifférent que la « cour » de Femme fatale soit occupée par une cérémonie de mariage, puisqu’il s’agit du thème sans cesse rejoué dans le film de Hitchcock.
Body Double : le dispositif comme machination
Le film qui reprend une décennie plus tard le dispositif de Rear Window – et de façon plus littérale cette fois en mettant en jeu un véritable voyeur, mâle en quête d’une femme-objet qui s’exhibe –, Body Double, poursuit également le lien suggéré par Sisters avec la télévision (qui, rappelons-le, ouvrait le film) : Jake Scully (Craig Wasson), après avoir vu périr atrocement la voisine qu’il avait contemplée à l’aide d’une longue-vue alors qu’elle s’adonnait, devant les vastes vitres de son appartement, à des strip-teases nocturnes, reconnaît dans une émission TV érotique le modèle de celle qu’il avait épiée : la « voisine » était en fait une actrice, Holly Body, qui se livrait à un spectacle qui lui était spécifiquement destiné, une doublure de celle dont il s’était épris, Gloria31. Jake en aura la confirmation en empruntant la cassette d’un des films pornographiques de Holly Body, nouveau fétiche dont il pourra répéter inlassablement certains passages lui rappelant la femme perdue. L’original n’est donc pas de l’autre côté de la cour, mais dans le petit écran : la fenêtre-écran de la villa était déjà une duplication.
Comme dans le pré-générique de Sisters, le voyeur perd le pouvoir que lui confère l’anonymat en n’étant qu’un pion d’un dispositif qui lui échappe. Si le regard de Jake peut sembler acquérir une certaine maîtrise lorsqu’il découvre un étrange Indien, caricature du Méchant, espionnant lui aussi l’appartement de la Belle, c’est en fait tout le contraire : Jake voit ce que l’époux criminel, déguisé en Indien, a bien voulu qu’il voie afin qu’il accrédite en toute innocence, sur les traces du Scottie de Vertigo, une version erronée des faits. Ce mari, véritable metteur en scène, Jake l’a déjà rencontré, puisque c’est lui qui lui a proposé de séjourner dans cette splendide villa dominant de sa baie vitrée l’-ensemble du quartier, « point de vue » idéal32. Attiré par le luxe de Hollywood, l’acteur minable en oublie le versant illusoire et destructeur. Dans le rôle de « l’entremetteur », le mari attise le désir de Jake en lui proposant de « se rapprocher un peu », et fait pivoter une lentille de la lunette permettant d’agrandir l’image (fig. 5 à 8), assouvissant cette pulsion scopique qui était aussi celle de Jefferies lorsqu’il fixait un téléobjectif sur son appareil photo. Mais à la différence du photo-reporter de Hitchcock, Jake n’agit pas seul, il est poussé à devenir un voyeur, puis à être témoin d’un meurtre qu’il est incapable d’empêcher. De Palma introduit un tiers dans la relation du voyeur à son objet, une instance qui est à la fois un deus ex machina et l’origine d’un regard dans le monde du film qui permet de renverser le dispositif : lorsque Jake et Holly Body discutent dans l’appartement, ils sont observés depuis l’autre immeuble par le meurtrier. Ainsi Jake-le-voyeur est-il lui-même montré dans une image cerclée de noir qui rappelle les plans où Jefferies surveille avec des jumelles Lisa entrée en infraction dans l’appartement des Thorwald. L’immunité du voyeur s’est perdue en passant de Jeff à Jake.
L’assassinat à la perceuse électrique de Body Double, proche par son outrance de la tronçonneuse du film précédent (Scarface), visualise le hors-champ définitif de Rear Window (le meurtre de Madame Thorwald), comble une lacune en y déplaçant la scène de la douche de Psycho à laquelle la fragmentation des corps par le cadrage et le rythme effréné du montage font allusion. Cette scène violente, traumatique comme les films du passé pour un cinéphile obsessionnel, se présente sous la forme d’un collage de citations hitchcockiennes33. La scène de la douche suggérée ici réapparaît dans l’épilogue du film, plus fantasmé qu’effectif, où Jake reprend son rôle de vampire. Avant qu’il ne puisse faire mine de planter ses crocs dans la chair d’une jeune femme nue sous la douche, elle est remplacée par une doublure, escamotée comme Mme Thorwald. Si, dans Body Double, la femme de la villa d’en face semblait se donner entièrement au voyeur (contrairement à sa propre épouse qui se donnait à un autre), l’appropriation de l’objet du regard et du désir s’avère en fait impossible, se dérobant toujours au sujet dans cet intervalle de temps entre deux prises, imperceptible pour les spectateurs-voyeurs du film, mais bien réel. Le voyeur est confronté à l’inaccessibilité de son objet, d’autant plus imparable qu’il s’agit d’une illusion cinématographique. C’est pourquoi seule la mise en abyme, le « film dans le film », permet de combler l’absence de contact physique avec la réalité qui caractérise le voyeurisme (et le fétichisme qui en découle lorsque le voyeur ramasse dans une poubelle la petite culotte de Gloria qui devient après le décès de celle-ci explicitement le symbole du manque) : Jake possède véritablement celle qu’il a désirée à distance sur le tournage d’un film pornographique, en se prêtant lui-même à une mise en scène. Ce n’est que dans ce contexte totalement fantasmatique que Holly Body – le corps sacré de Hollywood – peut se substituer à Gloria sous la forme d’un double qui conserve les attributs du fétiche. En déplaçant l’intrigue dans le milieu hollywoodien, De Palma prend l’auto-réflexivité de Rear Window à la lettre : tout est cinéma. C’est ce que ses films ne cessent de rappeler, notamment par le biais de la citation filmique.