Hitchcock et l’art contemporain : Remake. A propos d’une bande vidéo de Pierre Huyghe
Pierre Huyghe, dans Remake (France, 1994-1995, 100’), remet en scène et en cadre Rear Window (Fenêtre sur cour, Etats-Unis, 1954, 112’) en faisant appel à des interprètes amateurs qui s’expriment en français et en transposant l’action autour de la cour intérieure d’un immeuble en chantier. En retournant un scénario du « maître du suspense » pour mieux le détourner, Pierre Huyghe relance la question des rapports que l’art contemporain entretient avec le cinéma. Ajoutons, pour être plus précis, qu’il interroge l’engouement d’un certain nombre d’actants de ce champ envers le cinéma dit d’auteur, que la figure de Hitchcock incarne emblématiquement. Et il le fait en prenant pour cas d’espèce, au sein d’un vaste et hétérogène corpus, un film qui met en abîme et thématise l’activité du spectateur de cinéma. Car Rear Window, pour rapporter un lieu commun, est axé sur le voyeurisme et, chose tout aussi rabâchée, sur son envers ou son revers, c’est-à-dire sur la frustration d’un regard dont l’omnipotence s’avère dérisoire. Aussi la focalisation du film est-elle relayée et redoublée par des outils d’observation, en premier lieu les jumelles et l’appareil photographique avec son objectif grossissant, qui finissent par se retourner en instruments d’aveuglement (le flash affole le regard du criminel démasqué – qui dans le retournage ne porte plus de lunettes, autre prothèse de la vision).
Pierre Huyghe, en intervenant sur le film de Hitchcock, cherche à déceler les points de convergence et de divergence entre le cinéma et l’art contemporain. Autrement dit, sa démarche tend à inverser le point de vue le plus courant : au lieu de remodeler le cinéma au gré de la logique et des stratégies de l’art contemporain, il guette les frictions et les écarts entre la pratique filmique et le champ des arts visuels1. En fin de compte, c’est à une opération de soustraction qu’il se prête : l’ersatz qu’il produit appauvrit l’original. Le plan inaugural de Remake désigne ce qui est visé dans ce déplacement : Pierre Huyghe, au lieu de restituer le premier panoramique qui parcourt la cour, cadre en gros plan un thermomètre atmosphérique ; en soulignant cet outil de mesure (indiquant 13°C : la graduation a été convertie selon l’échelle française), il signifie que Remake s’inscrit dans un art de la surface et de la façade, un cinéma désaffecté à l’image d’un réel désenchanté.
De l’art contemporain au cinéma
L’actualité de son propos n’en est devenue que plus pressante avec le temps. En témoigne, pour s’attacher au signe le plus manifeste, l’exposition « Hitchcock et l’art », récemment organisée à Beaubourg par Dominique Païni et Guy Cogeval, qui privilégie un fétichisme de l’objet, une mise en valeur et en vitrine des accessoires. Les commissaires d’exposition, provenant à la fois du champ de l’art et du cinéma, semblent répondre à une question posée jadis : « Comment peut-on être hitchcocko-hawksien ? »2 En décelant les signes de l’art dans les indices semés épars au gré des plans…
De toute évidence, les commissaires opèrent un glissement entre une thématique liée à un auteur et une tradition iconographique dans laquelle s’inscrit un artiste. A mon sens, s’appliquer à démontrer que Hitchcock mobilise tout un pan de l’histoire de la représentation (peintures et illustrations au premier chef)3 revient à céder au démon de l’analogie. Toutefois, on ne peut que constater un mouvement d’interaction et de fécondation entre le cinéma et l’exposition depuis une vingtaine d’années (ce qui a conduit certains critiques à parler de « cinéma d’exposition »). Pour s’en tenir à Hitchcock et à deux possibilités extrêmes, rappelons que Douglas Gordon est intervenu sur la scène du meurtre de Psycho pour la distendre sur une durée de vingt-quatre heures (24 Hour Psycho, 1993), tandis que Matthias Müller et Christoph Girardet ont condensé et redistribué l’ensemble du corpus hitchcockien par entrées thématiques, par nomenclature d’objets, par relevé de lieux et par mise en série de gestes (Phoenix Tapes, 1999, 45’). Ces bandes vidéo reposent sur des mécanismes opposés, mais provoquent toutes deux une tension entre le temps de l’histoire et le temps de la projection : la technique de l’extrême ralenti et la pratique du zapping renouvellent la relation du spectateur au film, en dilatant ou en contractant la durée du visionnement. Je relierais volontiers ce figement du rythme de défilement du film et cette précipitation de l’enchaînement des séquences à l’une des principales motivations de la promotion du cinéma au rang de référent privilégié de l’art contemporain. Car l’enjeu de certaines démarches artistiques (plus particulièrement, l’appropriation et le détournement) porte précisément sur le vecteur temporel du film (une durée linéaire imposée au spectateur) et sur sa propension à relater un récit (dont les codes ont rapidement été établis)4.
L’autre grande raison de l’attrait du cinéma tient, à mon sens, à son mode de représentation qui peut être décrit comme un collage d’éléments disjoints, comme un aboutage de fragments hétérogènes. Sans même faire mention du mode de production collectif des films qui met en crise la notion bourgeoise de l’individualité de l’artiste, le cinéma a été convoqué à titre de comparant pour définir la nature de l’art contemporain. A cet égard, la prise de position de Craig Owens5 qui fait figure de pionnier dans ce champ me paraît exemplaire. Ce dernier définit l’art contemporain comme une réactivation d’un « élan allégorique » (en référence à la thèse d’habilitation de Walter Benjamin sur l’origine du drame baroque allemand) qui mobilise l’ordre du fragmentaire et la structure du palimpseste pour provoquer un effet d’indécidabilité du sens. Il identifie alors le cinéma à une machinerie qui automatise ces procédés : la fragmentation et l’accumulation des plans, la multiplication des indices signifiants à l’image et leur résistance à l’imposition d’un sens univoque décuplent les effets visés par les praticiens de l’art contemporain. Ainsi, les débats qui se sont engagés dans les années 1980 autour de la logique interne à l’œuvre d’art à l’ère du « postmodernisme » ont eu pour effet de marquer par la bande la porosité des frontières séparant l’art vidéo et l’installation du cinéma expérimental et élargi (dans la mesure où la fragmentation et la reconstitution de l’espace-temps filmique constituent l’objet d’investigation de ces pratiques). Mais revenons à Pierre Huyghe – qui se positionne d’ailleurs plutôt à l’encontre du « postmodernisme » et de son regard nostalgique.
Remake déjoue le forçage du dispositif cinématographique qui peut caractériser l’art de l’appropriation et les limites d’un récit filmique qui répond à des codes préétablis. Le retournage, que l’on peut pragmatiquement rattacher à la pratique des versions multiples (Huyghe tourne bien après-coup une version française, étrangement française, d’un film issu des studios hollywoodiens) ou réinscrire génériquement dans la logique du remake (Huyghe propose une variation sur le film de Hitchcock qu’il réactualise), n’existe qu’en fonction d’un texte qu’il supplée. En spectacularisant cette pratique, Pierre Huyghe met à mal le mythe moderniste de « l’originalité de l’artiste » (et du cinéma d’auteur) : il substitue à « l’authenticité » et à « l’originalité » de l’œuvre d’art (à l’exhibition des marques énonciatives d’un cinéma se voulant distancié) le règne du semblable et du multiple.
– C’est ainsi que Rosalind Krauss décrivait l’économie interne de l’art contemporain (ou « d’après le modernisme »). C’est ainsi que Walter Benjamin appréhendait et promulguait les moyens de reproduction mécanique. Qu’on excuse ces truismes. Mais c’est bien à partir de cette communauté de lieu que Pierre Huyghe intervient sur Rear Window pour introduire l’écart du jeu entre stratégies de l’art contemporain et pratiques filmiques.
Ajoutons que Remake a justement pour objet de creuser le fossé entre deux modalités de représentation : Pierre Huyghe parasite le format du film hollywoodien par le support de la vidéo amateur6. Par ce geste de restitution d’un déjà-vu par-delà un long laps de temps, Pierre Huyghe éveille chez le spectateur une prise de conscience des traits constitutifs de la représentation filmique et des effets qu’elle peut induire (de l’identification à l’aliénation). Je me situe donc, on l’aura compris, aux antipodes du point de vue polémique de Jean-Paul Fargier qui aujourd’hui dénonce les « huygheries », les « gorgonades » et autres gestes d’« Iconoclastes » comme un vain égarement dans le champ du cinéma (sacralisé), conduisant en fin de compte à la dissolution de ce dernier, tout en portant atteinte à la « Fiction », voire au « Réel »7 !
Du cinéma aux versions multiples
Dans le champ interne à la littérature, Jorge Luis Borges avait en son temps pointé les paradoxes d’une reprise littérale : avec « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1939)8, il démontrait que la réception et l’interprétation d’un texte étaient contingentes, c’est-à-dire dépendantes d’un contexte historique et d’un horizon d’attente générique qui varient avec le temps. Dans une allégorie, donnée comme une réponse à des articles mal informés au sujet de l’œuvre du défunt Pierre Ménard, Borges attribue à cet écrivain imaginaire un ultime projet qui consistait à réécrire, « mot à mot et ligne à ligne », des parties du Don Quichotte de Miguel de Cervantès. Reproduire littéralement en France, au XXe siècle, des extraits d’un texte écrit en Espagne, au XVIIe siècle, aboutit, aux yeux de Borges, à la constitution d’une œuvre autonome. Plus même, le texte de Ménard serait supérieur à celui de Cervantès, puisque les événements rapportés sont distanciés et opacifiés : un style archaïque, et dès lors marqué, se substitue à l’espagnol courant ; une fiction historique qui se passe dans l’Espagne de Lope de Vega se substitue à l’opposition entre idéaux chevaleresques et réalité provinciale d’une époque. Le paradoxe que nous soumet Borges demeure étroitement lié à l’espace littéraire : cette fiction ne peut revêtir un air de vraisemblance qu’en mobilisant la structure du palimpseste9. Pour Borges, la reduplication des mêmes signes efface leur tracé originaire et leur attribue un sens renouvelé. Rapportons sa conclusion :
« Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées. […] Cette technique peuple d’aventure les livres les plus paisibles. Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils spirituels de cet ouvrage ? »
Peut-on symétriquement avancer que Pierre Huyghe, en s’attribuant Rear Window, l’enrichit infiniment ? Il semblerait que non : Remake n’est pas assimilable à une reprise littérale ou à une appropriation, à un hommage ou à une métacritique. A filer la métaphore, on pourrait tout au plus soutenir qu’il s’agit, pour Pierre Huyghe, d’exproprier une œuvre originale et d’imposer à sa place un texte apocryphe. En instituant une procédure de comparaison infinie (Pierre Huyghe a parfois projeté simultanément l’original et la copie sur deux écrans superposés verticalement), la répétition introduit un écart différentiel et imprime à l’œuvre une légère torsion10. Mais à mobiliser des critères internes au champ cinématographique, les éléments de cette équation d’identité doivent être réajustés. D’une part, le remake constitue une pratique courante qui ne s’apparente pas forcément au pastiche ou à la parodie (et je ne dis pas par là que Borges visait ces seuls phénomènes). De plus, l’hypothèse d’une reprise littérale d’une œuvre constitue un fait avéré dans le cas du cinéma (encore que l’auteur, il faut le concéder, intervient le plus souvent d’une façon ou d’une autre sur l’original)11. D’autre part, le remake, par définition, et déjà les versions multiples, par voie de fait, introduisent plusieurs variabilités entre textes primaire et secondaire12. Pour s’en tenir aux traits les plus saillants, le retournage introduit une double différence : les acteurs, dans les versions multiples par exemple, ne sont plus les mêmes, et si d’aventure ils restaient identiques, ils n’en demeureraient pas moins enclins à des changements gestuels, mimiques et d’articulation ; le monde profilmique subit un certain nombre de transformations et de déplacements, en particulier au niveau de ses composantes spatio-temporelles. Pierre Huyge, en démultipliant ces facteurs de variabilité, marque l’incommensurabilité entre un film trop souvent vu pour échapper aux automatismes de la reconnaissance et sa propre version arrangée (qui répond au modèle bakhtinien du « travestissement carnavalesque »).
De l’appropriation à la déterritorialisation
Dégageons enfin les écarts les plus patents qui caractérisent Remake.
1. Les acteurs, en imitant tant bien que mal leurs modèles, exhibent leur incapacité à reproduire un jeu qui répond à des codifications de genre. Leurs propos résonnent étrangement et leurs gestes sont dédramatisés13. De plus, en « doublant » en prise synchrone les voix qui sont par la suite mises à distance à travers un effet de play-back, ils attirent notre attention sur la pratique de la télédiffusion en bi-canal. L’ensemble de ces procédés sera d’ailleurs ausculté par Pierre Huyghe : Casting (1995) se concentre sur les procédures de sélection des acteurs, Dubbing (1996, 120’) isole la phase du doublage en reprenant les dialogues d’un film d’horreur (Poltergeist, Tobe Hooper, 1982) et Versions multiples (1997) explore les différences de mise en scène, de cadrage et d’interprétation entre les versions anglaise, allemande et française d’Atlantis (E. A. Dupont, 1929, 90’/100’/85’).
2. Les lieux sont radicalement altérés : si les décors de Hitchcock, malgré leur relative discrétion à l’écran, ont nécessité des coûts exceptionnels de fabrication, Pierre Huyghe opte pour un décor préexistant au film et en état de chantier (cette dégradation ponctuelle gagne également la bande-son par intermittence : des bruits de marteau-piqueur, de perceuse et de coups de marteau couvrent souvent la voix des interprètes). Aussi l’espace n’est-il pas construit en fonction des prises de vues et des mouvements de caméra, ce qui implique un repositionnement des acteurs et des objets au sein de l’espace profilmique.
3. Le support vidéo, qui favorise la réduction de l’équipe technique, rapproche le film du spectateur, en attribuant à l’image les traits caractéristiques du home movie. Car c’est peut-être d’un film de famille qu’il s’agit : tourné en un laps de temps très bref14, Remake ausculte les atti-tudes, les gestes et la diction improvisés d’acteurs qui ne se départissent à aucun moment de leurs idiosyncrasies et de leur spontanéité.
4. Le retournage substitue aux référents mondains une représentation seconde. Les interprètes assument le rôle de doublures. Pierre Huyghe s’exprime sans équivoque à ce sujet :
« Je pense […] à la figure du somnambule, principalement dans le remake. Quelqu’un répète quelque chose sans en avoir conscience. N’étant pas affecté par ce qu’il est ou fait, n’essayant pas de rentrer dans la peau d’un personnage, il reste « dans » la surface. Les acteurs – non-professionnels – de mes films sont comme des doublures-lumière, ces gens qui se trouvent sur le plateau avant la répétition. […] L’actrice qui joue le rôle de Grace Kelly dans le remake de Fenêtre sur cour ne va pas s’intéresser à la personne que Grace Kelly interprète mais à la façon dont Grace Kelly interprète ce personnage. […] Les acteurs ont connaissance du texte quelques heures avant le tournage, ils l’interprètent comme ils peuvent. Ce sont précisément leurs difficultés, hésitations, silences, etc. que j’enregistre en temps réel. »15
Ou encore : « J’ai demandé à mes acteurs de répéter, d’être des doubles, de reproduire »16. Le spectateur, dès lors, n’assiste pas à une narration mais à une (re)mise en scène : palimpseste neutralisé, Remake constitue un acte herméneutique paradoxal, qui n’ajoute ni ne retranche quoi que ce soit (ou si peu) à l’original, mais qui en barre l’accès pour lui opposer un simulacre.
L’ensemble de ces points amenait Jean-Christophe Royoux à comparer Remake à un « karaoké audiovisuel »17 où le spectateur est amené à prendre imaginairement la place de l’acteur.
Re-jouer, re-tourner et re-voir : démonter
Le caractère laborieux de l’interprétation exhibe les mécanismes du remake : chaque action paraît artificielle et ouverte à d’autres modes d’interprétation ; les événements, acquérant une relative autonomie, s’égrènent en une succession de moments qui ne parviennent pas à se fondre en un continuum filmique. Bref, ce double mouvement de désinvestissement psychologique du rôle et de dévitalisation de l’original empêche le spectateur de se concentrer sur l’histoire racontée. Ainsi, selon Jean-Christophe Royoux, Pierre Huyghe génère un effet de distanciation. Pourtant, Pierre Huyghe me semble plutôt activer un processus d’automatisation de la perception du film pour mieux le désamorcer : en dénaturalisant Rear Window, Remake met à nu un mécanisme de réception dans l’inattention du film ; pour comprendre le sens de ce qui lui est présenté, le spectateur doit convoquer un souvenir du film étalon comme référent de l’image vidéographique. En tout cas, l’accent porte sur les modalités de réception du film : le spectateur est amené à s’observer, à questionner sa propre pratique de visionnement. Remake constitue un acte réflexif : qu’est-ce qui attire le regard dans un film ? Qu’est-ce que percevoir une trame narrative linéarisée ou, en tout cas, des signifiants filmiques ? Un « quatrième regard » 18, pour reprendre la terminologie de Paul Willemen, est dès lors mobilisé : l’activité spectatorielle est elle-même mise en question, l’œil impassible de la caméra restituant à un public invisible les faux pas d’acteurs réduits au statut d’objets d’étude pour un entomologiste à venir.
Aussi la procédure de sélection de Rear Window est-elle surdéterminée. Une première invisibilité historique a frappé de son sceau le film, l’exploitation des copies (comme pour les autres films réalisés avec James Stewart) ayant été bloquée pour des raisons de droit. Par la suite se greffe une deuxième invisibilité, tout au moins pour une catégorie de spectateurs conscients des différentes strates de discours (critiques, théoriques, cinéphiliques, etc.) qui recouvrent le film. Enfin, Rear Window, dans son fonctionnement interne, ne laisse pas vraiment prise aux mécanismes d’identification du spectateur, l’enchaînement sensori-moteur de l’action étant sans cesse différé. Je m’explique sur ce dernier point : l’autoréférentialité du film est étonnamment grossière pour qui est coutumier des trames psychologiques « ourdies » par Hitchcock et ses scénaristes ; l’unité de lieu, d’action et (presque) de temps renvoie à un mode d’exposition pré-cinématographique ; et enfin, le mécanisme du champ/contre-champ, qui le plus souvent opère localement, est ici dilaté sur l’ensemble du film. Le caractère déceptif de cette fiction hitchcockienne apparaît avec le plus d’évidence au niveau spectatoriel : le public est en droit de se demander quand on va enfin se décider à passer à l’action.
Dès lors, Pierre Huyghe nous propose un curieux pacte de lecture : en instituant une relation de co-dépendance entre Rear Window et Remake, il court-circuite le texte source par son redoublement dans la différence. Pierre Huyghe opte pour le mode du dialogisme, mais vise un effet de dislocation des voix : un vide généralisé affleure, de part en part gagné par un humour décalé. Les situations paraissent déplacées, les comportements aberrants et les dialogues improbables. Bref, l’abolition de l’ordre du vraisemblable s’oppose à la constitution de tout suspense. Pierre Huyghe condamne définitivement, si je puis dire, Rear Window à l’invisibilité. Il ne s’agit pas là d’une opération de déconstruction, mais d’un effacement par recouvrement textuel ou, un peu mieux, d’un arrêt de mort. Il fallait donc que le choix porte sur un objet qui appartient sans équivoque à la culture de masse, à une mémoire (télé)visuelle communément partagée. Se regardant en chiens de faïence, ces objets filmiques coextensifs mais hétéronomes, en attente d’une réactualisation improbable et, somme toute, indésirable, se neutralisent l’un l’autre.
De Remake à une esthétique de la reconstitution
Il faut, à ce point de l’analyse, marquer le caractère inaugural de Remake dans la fondation d’une « esthétique de la reconstitution »19 qui caractérisera de plus en plus le travail de Pierre Huyghe. Ici, c’est un film policier qui fait l’objet de procédures de démontage. Par la suite, Pierre Huyghe étendra ses investigations à différentes représentations médiatiques et phénomènes de spectacularisation, tout en manifestant une prédilection pour le cinéma sous toutes ses formes (culture de masse, « art et essai », film expérimental).
Lorsqu’il intervient sur des films réputés artistiques, Pierre Huyghe opère des incisions ou des ajouts dans l’original20. Dans une perspective diamétralement opposée, il se prête à une critique radicale des icônes de la culture de masse et des stratégies de production caractérisant l’industrie du film. Ainsi, avec Blanche neige, Lucie (1997, 4’), il nous propose une « expérience sociologique »21 en prenant comme sujet de film le procès intenté à la société Disney par l’actrice qui double la voix de Blanche Neige en français. Filmée sur un plateau de cinéma, Lucie Dolène, d’abord muette, entonne le refrain d’Un jour mon prince viendra qui a rendu sa voix célèbre ; des sous-titres, rapportant une conversation avec l’artiste, restituent son histoire. L’issue du jugement authentifie un acte de violation des droits d’auteur : le spectateur est induit à identifier le doublage d’un personnage d’animation à un processus de réification (Lucie Dolène s’est fait littéralement souffler sa voix). Les interférences entre le monde de la représentation et la sphère privée de l’individu sont aussi au centre de l’installation The Third Memory (2000), une reconstitution avec John Wojtowicz du braquage d’une banque et de la prise d’otages subséquente, fait divers diffusé en direct à la télévision en 1972 et amplifié par la couverture de la presse, qui devient le point de départ d’un film de Sidney Lumet avec Al Pacino (Dog Day Afternoon / Un après-midi de chien, 1975, 129’). Pierre Huyghe interroge les décalages entre la perception subjective de John Wojtowicz (qui avait agi pour couvrir les frais d’opération nécessaires à la transformation de son compagnon en femme), sa médiatisation à travers la presse et la télévision (qui va jusqu’à réunir dans une émission en duplex le braqueur, en prison, et son amant transformé en femme, sur le plateau télévisé), et enfin son accession au titre de cliché à travers un film de fiction. En réactualisant l’événement dans un décor inspiré du film Dog Day Afternoon près de trente ans après les faits, Pierre Huyghe donne la possibilité à John Wojtowicz de forger à neuf une représentation consciente et subjective de sa propre personne. L’acquisition par Pierre Huyghe et Philippe Parreno en 1999 des droits d’un personnage de manga auprès d’une société japonaise d’animation autorise des détournements plus parodiques encore : No Ghost Just A Shell est un projet collectif de production de films avec Ann Lee, personnage fruste et sans histoire, tout en surface, qu’il s’agit de mettre en situation (Pierre Huyghe et Philippe Parreno ont réalisé les deux premiers épisodes qui ont une fonction de prologue)22.
Toutes ces œuvres mettent en jeu un double mécanisme : le passage d’une personne privée dans une fiction ou dans un phénomène médiatique d’une part, et un geste d’intervertissement ou de renversement des effets de cette publicité (au sens d’appartenance au public) d’autre part. Car il s’agit de se réapproprier une voix, une mémoire ou une individualité, selon les cas. Remake (qui a été réalisé avant ces différentes pièces, soulignons-le) repose sur une opération symétrique mais inversée. Les interprètes s’approprient des personnages filmiques pour les vider de leur substance – les effets induits, par ailleurs, ne sont pas sans liens avec un certain théâtre de l’absurde (notamment avec son attaque frontale contre la subjectivité et la psychologie). Pierre Huyghe met à nu les mécanismes de Rear Window et la vacuité du « MacGuffin »23 – c’était déjà, rappelons-le, l’avis de Hitchcock sur la question. Si Hitchcock peut renvoyer à la conception du montage défendue par Poudovkine24 et élever la technique du champ/contre-champ au rang de principe de structuration et de déchiffrement du film, Pierre Huyghe dénaturalise les effets de ces codes et démontre que le « prétexte » est une convention éculée. Plus précisément, ce qui intéresse Hitchcock dans cette figure classique de montage, c’est la possibilité de diriger les émotions du spectateur : l’interdépendance établie entre les plans permet de susciter un suspense, qu’il oppose à l’effet de surprise. Ce qui intéresse Pierre Huyghe, dans le retournage de champs/contre-champs avec des moyens techniques frustes et légers, c’est la possibilité d’exhiber et de faire gripper la machinerie filmique : le respect excessif de la symétrie axiale le plus souvent, l’accentuation des angles de prises de vues parfois, et la démultiplication d’une figure féminine par la saute du raccord au moins une fois, ont pour effet d’isoler chaque plan qui raccorde mal avec le précédent et le suivant. La malformation des séquences rompt le charme de l’identification et impose un mode d’observation qui répond à une exhibition des ficelles et des trucs du métier – ce dont Pierre Huyghe a conscience lorsqu’il déclare : « Le film est dépouillé et apparaît donc par moments pornographique »25. Par « pornographique », il faut à mon sens comprendre : tout montrer en bloquant l’absorption diégétique.
Signes de l’effraction
Pour revenir plus précisément et localement à Remake, il faut relever que Pierre Huyghe multiplie les variations tant au niveau profilmique que filmique. En premier lieu (celui du profilmique), il met en jeu des mécanismes d’inversion dans l’apparence des personnages : la femme qui interprète Lisa, par exemple, est brune et porte d’autres vêtements que dans l’original. Le décor est stylisé et épuré : un miroir disproportionné (très discret dans l’original) constitue l’élément prégnant de la chambre de Jefferies ; et, détail qui a son importance, des photographies de l’immeuble en chantier remplacent les clichés de reportage. Les objets, à l’inverse de la parabole de Borges, sont modernisés. Ainsi en va-t-il avec le téléphone de Jefferies ou, plus spectaculairement et parodiquement, avec le repas de chez Maxim’s (à l’heure de la société de consommation : des produits livrés par Pizza Hut en lieu et place d’un plat fin, du coca-cola au lieu d’un cru bourgeois ou encore une cannette en aluminium à la place d’un verre à pied). Les acteurs sont pris au piège : Pierre Huyghe, en bon désorganisateur de la représentation, met en place les conditions d’impossibilité d’une reprise littérale, en provoquant le bégaiement et les hésitations des acteurs qui passent certains éléments du dialogue sous silence ou intervertissent les propos. Par ailleurs, l’acteur qui interprète Jefferies accentue l’état de délabrement de son personnage : sensible au passage du temps, il se présente souvent à l’écran avec une barbe naissante (relevons que lors de sa première apparition éveillé à l’écran, il se rase et que, lors de la querelle avec sa prétendante, il parle de barbe de « trois semaines » au lieu de « trois jours » pour se montrer désagréable). Enfin, Huyghe se prête encore à un jeu de substitution d’éléments du décor et de l’intrigue : un fauteuil remplace le lit où Grace Kelly prenait place et une télévision s’immisce dans les premiers plans, tout comme par la suite résonne la bande-son de Rear Window, off et en version française ; un chat, et non un chien, attire l’attention sur ce qui s’avère constituer les indices du crime. Cette dernière substitution est thématisée dans les dialogues. L’homme qui interprète Jefferies, en comparant une diapositive de broussailles en friche (au lieu de celle d’une plate-bande de fleurs, chez Hitchcock) avec la portion correspondante de la cour, échange les propos suivants :
Jefferies : « Et bien, si je ne me trompe pas, il y a là une preuve du meurtre. »Stella : « De Madame Thorwald ? »Jefferies : « Non, du chien ! »Stella : « Oh ! Du chien ou du chat ? Du chat ! »Jefferies, Stella et Lisa, en chœur : « Ah ! Ah ! Du chat ! Du chat ! »26
En accusant l’erreur de propos et l’incongruité de la substitution, les acteurs indexent le caractère burlesque ou en tout cas potache de cette répétition générale « sans filets ».
En deuxième lieu (celui du filmique), les coupes entre les plans se multiplient et les changements d’axe de la prise de vues s’accentuent. Les zooms sur les différentes fenêtres des appartements ne sont pas assez appuyés pour faire voir les bijoux de la victime (des indices pourtant cruciaux) ou encore l’alliance passée au doigt de Lisa (un désir de mariage enfin métonymiquement actualisé). La bande-son, en prise directe, est difficilement audible et ne cherche pas à reconstituer la version originale : les dialogues ont tendance à s’effilocher ; certains bruits sont omis (le sifflement d’un train lorsque les deux femmes creusent dans le jardin, par exemple) et d’autres sont introduits (un brouhaha de cour de récréation ou une ambiance sonore techno, entre autres) ; et la musique, interprétée par Björk, semble thématiser ces jeux d’inversion (elle est donnée, extradiégétiquement, dans son intégralité dès le premier plan et ne réapparaît que pendant le générique – alors qu’elle se construit progressivement chez Hitchcock).
Entre-deux, c’est-à-dire à l’intersection du filmique et du profil-mique, on assiste à une série de déplacements, principalement en ce qui concerne l’espace. La danseuse (nettement moins déshabillée que dans l’original) fait ses exercices et reçoit ses prétendants dans la cour (et non plus dans un appartement à l’étage) ; la célibataire éplorée et portée à l’alcoolisme, grimée en clocharde, vit dans la cour (et non plus au rez-de-chaussée de l’immeuble). Et enfin, certains points de vue sont relégués hors-champ : la rue, où pourtant plusieurs personnages censément se rendent, devient un angle mort, provoquant plusieurs ellipses et raccourcis. L’immeuble en chantier, naturalisant la représentation du criminel sous les traits d’un ouvrier, acquiert une double fonction : il devient le signe métafilmique d’un work in progress, et il permet d’ancrer l’espace filmique en un site spécifique. Le jeu sur le cadrage, qui est redoublé par le cadre des fenêtres (il n’y a plus de stores dans l’appartement de Jefferies – qui favorisaient chez Hitchcock un autre jeu avec Lisa en déshabillé, trop rapidement interrompu par un cri de femme), permet de quadriller et de marquer la spécificité de cet espace architectural. Evidemment, le choix d’un lieu en construction résonne avec le travail de Pierre Huyghe et François Roche Chantier permanent (1993) qui documente des habitations aux formes inachevées et provisoires (non soumises aux taxes de construction et construites sans autorisation pendant le temps libre des habitants).
La séquence de clôture affirme sa divergence d’avec l’original, tout en accentuant la spécificité du site exploré : l’immeuble paraît déserté, rejetant hors-champ les différentes résolutions imaginaires des histoires des locataires. Pierre Huyghe prend congé des spectateurs en laissant les lieux du crime vacants et les décors du film inachevés. Le coupable est un ouvrier du bâtiment : son seul crime consiste à s’être prêté à des travaux d’échafaudage provisoires et sans permis. La boucle est ainsi bouclée : Pierre Huyghe, à l’image de Lisa, s’introduit par effraction dans un espace non autorisé et finit par bouter l’infortuné hors des lieux. Et ce n’est pas un hasard si l’intégralité du métrage de Remake s’apparente à un chantier illicite, un lieu qui se construit anarchiquement.
Mais laissons le mot de la fin à Pierre Huyghe qui nous convie fort consciemment à une réjouissante mascarade où les rôles et les fonctions filmiques s’intervertissent :
« Le Capitalisme, peut-il ainsi avancer, éprouve une véritable fascination envers les faiseurs d’histoires (événement) – des histoires que nous écoutons et regardons, puis racontons et jouons, des histoires qui sont signées d’un nom et célébrées. Jouer avec des rôles créés par le monopoly narratif est sain : le narrateur (celui qui raconte) et le narré (celui qui écoute l’histoire) doivent s’inverser ou s’annuler. »27
En réduisant Rear Window à ses seuls soubassements narratifs (sans glamour hollywoodien ou nostalgie pour ce faste), Pierre Huyghe remet en cause la non communication entre les places assignées par l’industrie du divertissement au réalisateur, à l’acteur et au spectateur. Le côté arte povera de Remake provoque un mouvement d’indifférenciation entre la sphère privée de l’individu et la sphère publique de la profession. On est donc aux antipodes du geste de Gus van Sant qui re-filme en couleurs et non sans moyens techniques Psycho (1999) – qui reproduit (avec glamour et nostalgie) une œuvre déjà intégrée au règne du multiple.
En fin de compte, il n’est plus possible de déterminer quel film constitue le prétexte de l’autre. Le paradoxe qui frappait le film de Hitchcock, celui de capitaliser un record d’entrées de spectateurs tout en étant condamné à l’invisibilité pendant plus de vingt ans, est remis en jeu par Pierre Huyghe qui attribue par la même occasion une nouvelle visibilité à Rear Window. La structure du palimpseste est dès lors inversée : c’est Hitchcock qui recouvre le texte huyghien, qui pourtant s’offrait comme supplément de Rear Window28. A travers ce miroir aux alouettes, c’est la vraisemblance qui s’abîme à jamais.
Remerciements : Galerie Marian Goodman, New York / Paris