Fenêtre sur cour, la petite lucarne et l’Amérique des années 50 : notes sur la construction du (de la) téléspectateur(trice)
La tradition critique qui s’est élaborée autour de Fenêtre sur cour interprète le plus souvent cette œuvre comme une métaphorisation de l’expérience du spectateur cinématographique. Il s’agit en effet de souligner la nature auto-réflexive d’un film qui montre Jefferies épiant (dans l’ombre, donc sans être vu) ses voisins habitant de l’autre côté d’une cour intérieure. Conformément à cette lecture, la fenêtre du héros – mais aussi celles qui lui font face – fonctionnerait comme un écran cinématographique gratifiant Jefferies, confortablement assis sur un fauteuil (roulant), d’une série de « spectacles » comprenant les scènes les plus coutumières (se lever, danser, se raser, se restaurer, se disputer, travailler, etc.), mais aussi les plus insolites (se débarrasser de sa femme, d’un chien)1. Teintant leurs études d’un zest de psychanalyse, certains auteurs conçoivent ces fenêtres-écrans comme des supports servant à la projection des désirs et angoisses du héros sur sa vie professionnelle et sentimentale2.
Á l’étude de cette composante méta-cinématographique s’ajoute celle du voyeurisme caractérisant la position d’un personnage animé par un intense désir de voir qui exige, toutefois, le maintien d’une distance entre l’organe générateur, l’œil comme source pulsionnelle, et l’objet regardé. Dans l’historiographie du film, le voyeurisme semble être un des aspects le plus fréquemment commenté, qu’il soit appréhendé comme une critique (ou non) de Hitchcock à l’égard d’une « pathologie » qui gagne une société aux prises avec les contradictions d’une culture de masse en pleine expansion. Selon la plupart des commentateurs, c’est à l’analyse de Jean Douchet que remonterait la mise à jour de ce regard voyeuriste propre au spectateur cinématographique3. Cette exégèse du film comme symbolisant l’activité spectatorielle, mais aussi la nature du plaisir cinématographique, est d’ailleurs corroborée par le cinéaste lui-même qui, dans son célèbre entretien avec Truffaut, met en exergue le profil fondamentalement voyeuriste de son protagoniste4. Dans un ouvrage antérieur à l’article de Douchet, toutefois, Rohmer et Chabrol signalent déjà que la « théorie du spectacle » élaborée par le film permet de traiter du « thème [qui] concerne l’essence même du cinéma » : la pulsion scopique ou la passion du voir5.
Personne donc ne semble contester l’idée que Fenêtre sur cour donne une définition « canonique » du spectacle cinématographique à travers la mise en place d’un dispositif de vision semblable au cinéma6. La théorie féministe elle-même, malgré ses tentatives visant à remettre en question la suprématie du regard masculin à l’œuvre dans ce même dispositif, semble reconduire ce consensus critique en incluant les spectatrices dans ce modèle interprétatif7. Si cette unanimité me paraît amplement justifiée, il me semble cependant que cette idée du film comme mise en abîme dérive de la perspective auteuriste adoptée par des critiques qui s’emploient à exalter une conception hitchcockienne du cinéma fondamentalement méta-discursive et hautement représentative du travail de « manipulation » exercé par tout film de fiction à l’endroit du spectateur. Cette focalisation sur le texte filmique comme reflétant la pensée de l’auteur sur le cinéma a comme conséquence directe l’occultation relative des conditions de production de Fenêtre sur cour, ainsi que du contexte historique et socioculturel dans lequel il s’inscrit. En effet, la définition du rôle du spectateur fournie par le film mérite, selon moi, d’être confrontée à des données extra-filmiques et extra-cinématographiques qui dépassent largement les limites narratives de l’intrigue et les intentions « manifestes » de Hitchcock.
Cinéma et télévision dans les années 50 aux États-Unis
Je souhaiterais donc aborder un aspect rarement évoqué à propos de ce film8, à savoir ses relations avec un médium de masse qui commence à gêner l’industrie du cinéma en proie à une crise sans précédent – la télévision – ainsi qu’avec la culture de masse et la société de consommation américaines qui fleurissent dans les années 50. Il me paraît en effet intéressant de remarquer que Fenêtre sur cour déplie toute une réflexion sur le cinéma au moment même où la télévision vient bouleverser le paysage audiovisuel et redéfinir la position du spectateur face à une série d’images en mouvement. Dès 1950, la désertion croissante des salles de cinéma, délaissées au profit de la télévision, pousse Hollywood à lancer toutes sortes de procédés d’écrans larges destinés à épater le public et à le submerger de sensations et d’émotions inédites9. Tourné et distribué en format Vistavision10, Fenêtre sur cour semble donc répondre à cette stratégie de compétitivité voulue par les Majors américaines qui, après avoir échoué dans leur tentative d’assimilation du marché télévisuel11, doivent se résoudre à lutter avec leurs propres armes en exploitant les spécificités techniques du cinéma. Il me semble pourtant que si le film participe historiquement à ce climat de défiance du grand écran à l’égard du petit, il entretient avec cette dichotomie cinéma-TV un rapport autrement plus complexe et articulé.
En effet, plusieurs éléments permettent d’opérer une lecture différente du dispositif visuel formé par le décor du film. Le parallèle habituellement tiré entre le personnage de Jeff et le spectateur de cinéma peut aisément être étendu, à mon avis, au téléspectateur engagé dans un régime scopique très proche de celui qui est expérimenté par le protagoniste. Installé en position semi-couchée, dans une quasi-immobilité, face à une série de fenêtres qui ressemblent plus à des écrans de télévision qu’à des écrans de cinéma12, le photographe aime à tromper son ennui en regardant les péripéties de la vie d’autrui, épisodes devant lesquels il lui arrive, parfois, de manger ou de s’assoupir. Tout concourt à faire de Jeff un téléspectateur type, happé par un spectacle banal – donc peu cinématographique (hormis le crime auquel, cependant, il n’a pas assisté) – qu’il appréhende sous la forme fragmentaire d’un zapping, passant d’une fenêtre-écran à l’autre pour suivre les bribes de différentes histoires. Un bémol toutefois à ce parallèle puisque ce n’est qu’à partir de l’invention de la télécommande, à la fin des années 70, que la pratique du zapping a été rendue possible13. Si cette référence à la télévision est très rarement relevée, je tenterai ici d’étayer plus longuement cette hypothèse en revenant sur la période d’émergence de la télévision comme médium de masse entrant en concurrence directe avec une forme éprouvée de consommation d’images. Je compléterai ce point de vue en prenant en considération que cette période d’après-guerre correspond également à un moment de l’histoire des États-Unis où s’élabore un modèle de vie sociale et familiale basé sur une distribution claire des rôles en termes d’identité sexuelle. Nous verrons comment l’idéologie dominante véhiculée par les médias, et notamment par des programmes télévisés et la publicité, apparaît retravaillée dans le film de Hitchcock sous une forme à la fois originale et ambivalente. Il s’agira donc d’évoquer les différentes fonctions de la télévision dans le cadre d’une société de consommation qui suscite des débats sans fin sur les effets de cette boîte à images jugée responsable, pour certains, de mettre en péril l’ensemble de la culture dite noble, ainsi que les modèles identitaires.
Par conséquent, si Fenêtre sur cour participe indéniablement à l’histoire et la théorie du cinéma, il contribue également, en déployant un dispositif de type « télévisuel », à une histoire culturelle qui exige la prise en considération de paramètres à la fois sociaux, historiques et idéologiques. Les rapports entre télévision et cinéma à l’œuvre dans ce film seront analysés à deux niveaux distincts : à un niveau « structurel », je reviendrai sur la représentation du dispositif visuel et la position du (télé)spectateur dans les années 50, pour ensuite aborder cette problématique à un niveau narratif en envisageant le contenu des images diffusées par les fenêtres-écrans et leurs liens avec un certain type d’émissions TV – les soap opera – centrées sur des thèmes similaires comme le mariage, le couple, la famille. J’espère montrer, par ce biais, que Fenêtre sur cour, malgré la « guerre » que se livrent le cinéma et la télévision, en dit plus sur cette dernière qu’un grand nombre de films hollywoodiens de cette époque tournant en dérision un médium qui est parvenu à développer une identité culturelle indépendante14.
Fenêtre sur cour sort en 1954, année décisive pour Hollywood qui doit, à la fois, reconsidérer ses volontés d’hégémonie en matière de divertissement de masse et miser sur une série d’expédients destinés à remplir les salles de cinéma, comme par exemple les grands formats, la systématisation de la couleur, le renforcement du star system ou la production de films à grand spectacle. Alors que pendant la Seconde Guerre mondiale les cinémas aux États-Unis comptabilisaient environ 8 millions d’entrées par semaine, en 1954 ce chiffre a chuté à moins de 4 millions15. Cette année-là s’avère par contre florissante pour l’industrie télévisuelle dont les ventes de postes de télévision explosent : de 4 millions de récepteurs en service en 1950, on passe à plus de 20 millions en 1954. Dès 1953, les programmes télévisés diffusés par plusieurs chaînes sont regardés quotidiennement par 80 millions d’Américains qui considèrent désormais la télévision comme un appareil domestique aussi courant que la machine à laver ou l’aspirateur. S’il faudra attendre 1968 pour que plus de 90 % des foyers américains soient équipés, en 1954 la TV est complètement entrée dans les mœurs en tant que mass media, mais aussi comme instrument informatif et récréatif à usage privé16.
Le dispositif visuel dans Fenêtre sur cour : le principe du multi-écrans
Présenté comme un photographe reporter en convalescence, le héros de Fenêtre sur cour, visiblement désœuvré, observe ses voisins en position de « voyeur couché »17 à travers l’encadrement formé par les fenêtres des appartements (fig. 1). Au fil de ces séances rituelles rythmant sa journée, il finit par se familiariser avec chacune de ces personnes, c’est-à-dire avec leurs histoires personnelle et affective. La captation de ces micro-récits à des intervalles plus ou moins réguliers, ainsi que le glissement d’une « série diégétique » à l’autre, s’apparentent à une pratique courante à l’époque, celle de la consommation de programmes télévisuels composés surtout de shows, de feuilletons et de films. Le gigantesque décor constitué de 4 façades, de 31 appartements (vus depuis la fenêtre de Jeff), dont 12 entièrement meublés, fournit un dispositif favorisant une perception à la fois englobante et diffractée puisque le héros a la possibilité de passer librement d’un « écran » à l’autre, à l’instar du téléspectateur qui zappe d’une chaîne à l’autre au moment voulu. Face à Jeff, donc, se déploie un mur d’écrans qui lui permet de choisir librement le « programme » ou l’épisode de la série (Mlle Torse (fig. 2), Mlle Cœur brisé, Les Jeunes mariés, Le Mariage raté, Le Musicien solitaire (fig. 3), etc.) qu’il souhaite regarder, à cette différence près que si la télévision présente des fragments d’univers de manière diachronique, dans Fenêtre sur cour, ils peuvent être (théoriquement) embrassés d’un seul regard, donc appréhendés dans la synchronie. Le générique inaugure d’ailleurs ce principe de surcadrage puisqu’il se déroule sur le fond d’une fenêtre divisée en trois battants dont les rideaux en bambou respectifs se lèvent progressivement pour dévoiler le lieu du drame à venir : la cour à son tour morcelée en différentes zones découpant l’espace habitable18.
Si le décor de Fenêtre sur cour inscrit en son sein une logique perceptive de type télévisuel, il rappelle tout autant les dispositifs multi-écrans aujourd’hui couramment utilisés dans différents contextes, et notamment à la télévision qui les a institués en véritables topoi connotant la simultanéité et la toute-puissance des transmissions en direct19. En 1954, cependant, ce motif semble renvoyer à un réseau référentiel supplémentaire, puisque cette structure d’écrans multiples trouve son origine dans le développement des technologies militaires. En effet, la juxtaposition d’images animées et la présentation d’informations concomitantes organisaient déjà le fonctionnement des Situations Rooms, lieux de réception d’images, de présentation et d’analyse des opérations militaires durant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, des artistes, graphistes et architectes américains se sont inspirés de ce modèle pour le mettre en œuvre dans le cadre d’expositions, de performances ou de structures architecturales fixes20.
Les designers Charles et Ray Eames sont connus pour avoir exploité, en particulier durant les années 50 et 60, un mode de perception fondé sur une mosaïque d’images provoquant une surabondance de stimuli sensoriels (fig. 4). Réalisant pour leurs expositions multi-médias des films qu’ils projettent sur plusieurs écrans, ils cherchent à définir ces espaces didactiques conformément aux nouvelles formes de communication de masse telles que la télévision, l’imagerie spatiale ou l’industrie informatique21. Il s’agit à chaque fois de mettre en jeu une logique particulière de transmission des informations qui s’effectue sur le mode d’un flux à la fois multiple et discontinu d’images qui finit par excéder la capacité d’absorption du visiteur-spectateur. Les dispositifs multi-écrans des Eames, en invalidant une lecture linéaire et univoque de l’espace, provoquent une désorientation à laquelle le lecteur, le téléspectateur et le consommateur des années 50 sont déjà confrontés dans leur vie quotidienne lorsqu’ils ouvrent un journal, allument leur télévision ou se rendent au supermarché. Ces mosaïques d’images symbolisent ainsi cette nouvelle société de communication qui combine différentes sources d’information, marquant ainsi le début de nouvelles modalités perceptives qui articulent de manière inédite les notions de distraction et de concentration22.
En 1954, les spectateurs de Fenêtre sur cour ne sont donc pas étrangers à un mode de perception fragmenté et discontinu qui les oblige à circuler dans un champ de vision superposant différentes données hétéroclites, puisque les mass media eux-mêmes, et la télévision en particulier, opèrent déjà suivant ces règles. Si ce genre de dispositif donne l’illusion d’une certaine liberté d’action, il dissimule également une idéologie renvoyant au concept de maîtrise du perçu, à partir duquel les différentes formes de surveillance sociale, plus tard, procèderont23 (fig. 5). De par sa position surplombante, Jeff croit lui aussi bénéficier d’une sorte de toute-puissance perceptive qui lui ménage l’accès à une position privilégiée de témoin d’un crime, ou du moins de ses conséquences directes. Depuis sa fenêtre, son regard tend à adopter une vision omnisciente sur cette arrière-cour structurée en différentes « scènes » désarticulées, mais auxquelles il confère une cohérence en subsumant cet agrégat d’images à son seul point de vue. Je laisse ici le soin au lecteur de tirer les parallèles qui s’imposent entre l’activité de Jeff et celle du téléspectateur amené à jongler continuellement entre différents niveaux de réalité appréhendés dans le morcellement et la dispersion, mais aussi dans l’illusion d’une maîtrise totalisant les données perçues24.
Le modèle patriarcal américain et la féminisation du médium télévisuel
L’expérience de liberté et de contrôle qui caractérise à la fois la situation de Jeff, celle du spectateur inséré dans un dispositif multi-écrans, ainsi que celle du téléspectateur, est rejouée à un autre niveau par la télévision qui homologue, dans les années 50, un modèle social et familial conforme aux exigences de l’économie de marché libérale et de la politique d’unité nationale. Il s’agit donc ici de s’intéresser aux contenus narratifs des programmes de télévision qui, à cette époque-là, s’adressent au peuple américain par le biais de modèles de consommation et de comportements permettant à chacun de mesurer son adéquation à la norme générale. Sous le caractère apparemment anecdotique de l’intrigue amoureuse qui se noue entre Jeff et Lisa, nous verrons plus loin comment Fenêtre sur cour négocie la question de la différence sexuelle qui préoccupe tant l’Amérique des années 50.
Une des spécificités de cette période réside dans le développement rapide des moyens de communication, dans la diversification croissante des médias et surtout dans l’institutionnalisation de la télévision qui devient le médium d’information et de distraction le plus important. Pour contribuer à l’assimilation et au nivellement de groupes ethniques, de classes sociales ou de schémas identitaires divers, le gouvernement américain mise alors sur une stratégie visant le renforcement du modèle de la famille blanche, de classe moyenne, consumériste, installée dans une maison de banlieue, avec une mère au foyer aimante et parfaite ménagère, ainsi qu’un père travaillant à l’extérieur pour subvenir aux besoins de sa descendance25 (fig. 6 et 7). Parallèlement, l’expansion de la production industrielle de biens de consommation exige un investissement dans le foyer que l’on équipe en appareils ménagers en tous genres afin de rejoindre le standard moderne du confort matériel (fig. 8). Dans cette entreprise d’homogénéisation nationale fondée sur un idéal commun, la télévision joue un rôle crucial puisqu’en elle se concentrent différents intérêts servant à la fois la société de consommation, l’idéologie de puissance nationale et l’industrie culturelle. Si elle vient à symboliser ce nouvel ordre domestique centré sur le foyer muni de tout l’appareillage technique et des produits nécessaires au bien-être de la famille, comme à la prospérité économique, ses programmes reflètent également un centrement sur la cellule familiale comme modèle de vie. Ce nouvel idéal d’habitation intronise les femmes en tant que gardiennes de l’harmonie communautaire et du bon fonctionnement de l’espace domestique qu’elles ont le devoir de diriger. Ce n’est donc pas par hasard si ce sont elles qui président à l’achat des appareils ménagers, et notamment de la télévision qui devient alors un produit de consommation typiquement féminin26 (fig. 9 et 10).
Pour mieux comprendre cette association entre télévision et féminité, il est nécessaire de replacer ce syntagme dans le cadre du débat sur les mass media qui mobilise certains critiques américains et européens inquiets du développement d’une société du spectacle jugée responsable de banaliser l’art et d’anesthésier l’esprit critique27. Sous-tendue par une idéologie anti-démocratique, cette critique des mass media jette surtout l’opprobre sur la télévision, accusée de participer activement au processus de déshumanisation opéré par l’industrialisation de la culture de masse. Andreas Huyssen remarque qu’au XIXe siècle déjà, les élites intellectuelles réfèrent la sphère de la culture populaire à la féminité, à une époque où les exigences d’égalité sociale et sexuelle viennent mettre en péril le modèle patriarcal sur lequel repose l’ensemble des structures étatiques. Le dédain manifesté à l’égard de toutes les nouvelles formes de divertissement peut donc être perçu comme un réflexe de défense en provenance de la culture traditionnelle – faite par les hommes, pour un monde gouverné par les hommes – et dirigé contre cette concurrence surgissant d’« en bas » qui propose une alternative « féminine » dérangeant la hiérarchie des rapports de sexes, et donc la domination masculine. Ainsi, jusqu’aux années 60, les controverses sur la culture de masse s’explicitent en termes d’opposition entre le masculin et le féminin, le supérieur et l’inférieur, l’instructif et le distractif, l’actif et le passif28. Or c’est précisément durant les années 50 que la connotation féminine de la culture populaire est transférée à la télévision qui devient un objet de consommation typiquement féminin, non seulement parce qu’il est acquis par les femmes avec la bourse du ménage, mais également parce qu’il s’adresse aux femmes au foyer formant une majorité du public jouissant, par ailleurs, d’un grand pouvoir d’achat29. Il n’est donc pas indifférent de constater que les discours hostiles à l’égard de la télévision, tout comme certains films hollywoodiens manifestant un agacement notoire à l’égard d’un rival économique, mettent en évidence le pouvoir dévastateur d’un médium qui féminise les individus, c’est-à-dire qui les rend à la fois passifs, oisifs, frivoles et bêtes.
Images de femmes : la publicité et les soap opera des années 50
Un aperçu synthétique des recherches portant sur les programmes télévisés des années 50 permet d’éprouver la pertinence de ces thèses concernant la féminisation des téléspectateurs, ainsi que la force du modèle patriarcal qui confine la femme au milieu domestique30. Si la rhétorique d’après-guerre invoque la femme au foyer comme symbole et icône de la supériorité des États-Unis, dans la réalité sa place au sein de la société s’avère bien plus complexe puisque beaucoup d’entre elles refusent de se plier au modèle dominant en choisissant d’intégrer le marché du travail, au même titre que les hommes. Souvent tiraillées entre les idéaux domestiques et l’ambition d’un développement personnel, les femmes américaines présentent des contradictions qui rendent difficile leur réduction à une seule catégorie. L’image de la femme s’occupant uniquement de sa maison et de ses enfants est donc en partie un mythe que la télévision va pourtant nourrir, notamment à travers la publicité qui offre aux téléspectatrices des schémas comportementaux appropriés aux normes morales et sociales. Des études de marché prouvant que le public se différencie en fonction des heures de la journée – féminin le jour, masculin le soir – les annonceurs choisissent de sponsoriser les programmes les plus lucratifs, c’est-à-dire les programmes regardés par les femmes qui travaillent à la maison pour leur famille. La différence sexuelle détermine ainsi la teneur des contenus télévisuels qui sont distribués selon des créneaux horaires jugés plus rentables (séries dramatiques adressées aux femmes) ou plus respectables (informations ou débats politiques adressés aux hommes). Pourtant un problème se pose à ceux qui réfléchissent alors au rôle de la télévision : comment une bonne mère et ménagère trouve-t-elle le temps de regarder la télévision ?31
Cette question va beaucoup influencer le développement des premiers soap opera qui se constituent en un genre saturé de contradictions et d’ambiguïtés, redoublant ainsi celles qui sont au cœur de la vie des femmes américaines des années 50. Non seulement une minorité de séries TV joue avec les conventions sociales admises en mettant en scène des personnages féminins engagés dans la vie active et professionnelle, mais les soap les plus populaires explorent en priorité les difficultés liées au mariage et à la parentèle, ce qui vient contredire les stéréotypes de la famille unie et heureuse de l’être. Focalisés sur les relations affectives, ces scénarios dessinent une image contrastée de la famille qui ne fonctionne pas comme une structure stable, car continuellement déchirée par des vengeances, des adultères, des malentendus, des trahisons, des fausses paternités, des reniements, des incestes et même des crimes. Ainsi, les soap opera incarnent une double menace pour la droiture morale de la femme au foyer : d’une part, ils risquent de la distraire de sa mission en tant que citoyenne américaine œuvrant pour le bien de sa famille, et donc de la nation toute entière ; d’autre part, ils instillent le virus de la décadence des mœurs en véhiculant l’image de modèles familiaux déviants.
Les producteurs et, parallèlement, les annonceurs, trouveront une parade efficace à ces inconvénients en introduisant des personnages et des modes d’adresse masculins censés conseiller, admonester, éduquer et guider les femmes dans les méandres des déboires familiaux. En effet, les soap opera attribuent toujours aux hommes des rôles de prêtres, de juges, de médecins ou de savants chargés d’énoncer les normes de la bonne conduite en vertu de leurs connaissances et de leur sagesse32. Les premières séries dramatiques montrent donc des hommes responsables, sachant résoudre les problèmes de leurs enfants et conseiller leur femme dépeinte souvent comme un être incompétent et irrationnel dans le cadre de sa fonction privée. Si, pendant l’épisode, une voix off masculine accompagne et oriente régulièrement le téléspectateur dans son interprétation des événements, la publicité obéit aux mêmes impératifs didactiques et idéologiques. En effet, les annonces publicitaires abondent en médecins, docteurs et autres scientifiques distribuant maints conseils sur la manière de maintenir à la fois la santé familiale et la propreté de la maison, puisque les compétences de la femme au foyer sont encore sujettes à caution33. Ainsi, dans les séries TV comme dans la publicité, les femmes apparaissent comme dépendantes d’une autorité patriarcale qui a pour objet d’endiguer les velléités féminines fondées sur un système de valeurs en décalage avec les formes masculines de savoir34.
Fenêtre sur cour, le renversement des rôles sexuels et le téléspectateur de télé-réalité
Si l’on revient à Jeff et à l’hypothèse postulant son statut de téléspectateur, on s’aperçoit que le film de Hitchcock s’inscrit de manière à la fois évidente et subtile dans cette dynamique des genres à l’œuvre dans les années 50. Fenêtre sur cour représente en fait une version originale des contradictions générées par un modèle idéologique phallocentré. Car non seulement l’idéal d’une existence en banlieue, dans une maison remplie de gadgets ultramodernes manipulés par une femme accueillante et serviable, est remplacé dans le film par une variante urbaine du mariage composé par une femme geignarde à souhait, flanquée d’un mari adultère et meurtrier en puissance. Mais aussi parce que le film distribue les rôles sexuels sur un mode peu orthodoxe, Lisa apparaissant comme une figure éminemment masculine, alors que Jeff assume lui une position plutôt féminine au sein de leur couple35. En effet, Lisa exhibe plusieurs attributs masculins ou virils pour l’époque : c’est une femme indépendante qui travaille dans le monde de la mode (comme mannequin mais aussi comme femme d’affaires), qui n’aime pas cuisiner (elle apporte des plats préparés par un traiteur), qui prend les initiatives en matière de sexualité (elle intimide aussi bien Jeff que le détective Doyle) et qui va finir (avec Stella, l’infirmière) par maîtriser l’enquête et prendre progressivement le contrôle du regard. Lisa est donc montrée, contrairement aux lectures féministes traditionnelles, comme une femme de caractère, forte d’un pouvoir intellectuel et sexuel qui tranche avec l’image canonique de la femme au foyer véhiculée dans les médias et la publicité36.
De l’autre côté, le rôle de Jeff permet d’avoir accès au double caché du modèle de la mère de famille : l’homme qui ne correspond pas à l’idéal masculin des années 50, hérité de la Seconde Guerre mondiale et fondé sur les valeurs de courage, de liberté et d’esprit aventurier (fig. 11 et 12), s’expose au danger d’une féminisation. Rappelons que Jeff est un ancien soldat qui rêve de partir vers des contrées lointaines et sauvages (les destinations de Shangaï, Brésil, Hong Kong, l’Himalaya sont évoquées tour à tour), tout comme nombre d’hommes de cette génération qui rejettent le modèle petit-bourgeois de l’employé de bureau ou du cadre supérieur, au profit d’une vie à l’air libre, telle qu’elle est vantée dans les westerns de l’époque37. Ainsi, emprisonné et immobilisé à la maison, Jeff se retrouve exactement dans la même situation que la majorité des femmes américaines qui réservent leurs activités à l’espace domestique et qui, pour se distraire, regardent la télévision. Alors qu’avant son accident, Jeff n’aurait probablement jamais songé à observer ses voisins, sa paralysie provisoire l’oblige à passer des journées entières chez lui, l’encourageant du même coup à adopter un comportement habituellement associé à la femme au foyer. Il devient, à l’instar du prototype de la téléspectatrice construit par le discours social, un être passif et paresseux, qui délaisse son devoir premier pour se plonger, avec une curiosité aussi malsaine que féminine, dans le secret de la vie d’autrui38.
Dans le film, ce surinvestissement de la fonction scopique permet d’activer trois sens ou champs d’activité de la notion de voyeurisme, sens qui sont par ailleurs tous référés à la féminité. Si le voyeurisme est d’abord, au sens clinique du terme, une pathologie mentale et sexuelle, il est également compris, dans le langage courant, comme une perversion fort répandue dans une société contemporaine volontiers encline à pénétrer dans la sphère intime des gens. Plus précisément, cette notion s’applique aux consommateurs des médias de masse comme la presse people (dont le lectorat est majoritairement féminin), et surtout la télévision. En 1954, Jeff incarne ces trois formes de voyeurisme : investi totalement dans son « enquête », il souffre d’une perversion sexuelle passive qui le féminise et l’oppose à Lisa qui, elle, affiche une sexualité active ; de plus, il s’intéresse secrètement à la vie privée des autres, assumant un défaut – la curiosité – typiquement féminin ; enfin, il se glisse dans la peau d’un homme qui tente d’oublier sa désagréable condition en regardant des images animées en vis-à-vis, tout comme la ménagère qui appréhende la télévision comme un moyen d’évasion. Il se voit donc triplement féminisé. En construisant des images de femmes et d’-hommes tout à fait ambivalentes, Hitchcock joue admirablement avec les frontières de genre que l’Amérique s’est fixée dans les années 50. Si Jeff répond, à certains égards, à l’idéal masculin de l’homme libre multipliant les conquêtes, il apparaît aussi comme un homme dont la virilité est remise en question sur différents plans. Son personnage permet donc de problématiser, d’une part, les rapports de sexe dont les différentes lignes narratives font état, d’autre part, d’incarner un sujet-percevant indexé autant par un discours social féminisant la télévision que par cette boîte à images destinée à dominer la culture de masse.
En tenant compte du contexte culturel et social dans lequel Fenêtre sur cour est né, ainsi que de l’importance croissante prise par la télévision dans le monde occidental, il n’est peut-être pas totalement déplacé d’avancer que le personnage de Jeff préfigure en quelque sorte le téléspectateur actuel (féminin aussi bien que masculin), avide d’aventures humaines et d’émotions fortes fournies, en particulier, par les programmes de télé-réalité. Cette hypothèse se trouve confortée si l’on admet que notre société actuelle repose sur des bases qui ont été jetées par cette Amérique des années 50, et qu’une grande partie de l’idéologie des mass media nous a été transmise par les États-Unis, avec le temps de retard, cependant, qui sied si bien aux Européens. Le film de Hitchcock parvient, ainsi, à articuler une définition culturelle de la télévision aussi inattendue que pertinente au vu de son évolution ultérieure. En 1955, les rapports entre Hitchcock et la télévision passeront de l’implicite à l’explicite à l’occasion de la signature d’un contrat avec la M.C.A pour une série de téléfilms intitulée Alfred Hitchcock Presents. Il réalisera ainsi, de 1955 à 1962, 22 films pour la télévision.