Denis Martin

Abécéd’hitch

Briques
Et il y a cette fenêtre qui donne sur un mur de briques… peut-être aurait-il aussi fallu regarder par là.Il faut se demander si un mur de briques cache vraiment mieux du crime.Le mur de briques, l’indice, c’est plutôt peloton.

Brisé
Le plâtre est son sexe. Il ne l’utilisera pas.

Comptine
Scène de cour. Cours de crime. Crime imparfait. Parfait voisin. Voisin volant. Lent crescendo. Dort, se réveille. Veille sur leurs peaux.Jefferies, tu aurais dû te casser la main, JefferiesTe briser les yeux, Jefferies, te briser les yeux…Cour des miracles ordinaires. Air de toujours. Jours des gens bien. Bientôt vautour. Tourne près des siens. Si un regarde. Garde son bien. Bientôt plus rien.Jefferies, tu aurais dû te casser la main, JefferiesTe briser les yeux, Jefferies, te briser les yeux…

Cour

[Voir Fenêtre]

Danses

Il ne faudrait pas que le torse nous fasse oublier le tronc.Comment danse-t-on en morceaux ?

Description

La cour, coin du feu autour duquel tous les habitants brûlent. Une veillée avec sommeil, un peu de musique. Pas de scouts.La cour, ring où, mis à part ceux de cuisine, les différentes catégories boxent à mains nues.

Fenêtre

[Voir Cour]

Flash

A la lumière, le démasqué.Il ne reste plus comme arme que la lumière, projetée en tous sens – arme blanche.Il avance, et il continuera d’avancer comme ça, dans le noir, dans l’envers, comme pour recouvrir son crime, découvrir celui qu’il n’a pas commis.J., en ce geste désespéré, enfantin – geste qui fera retour chez son agresseur – cherche un abri, se cache de la lumière derrière elle. Il veut encore passer inaperçu (position du voyeur vu).Thorwald, l’autre enfant, pris la main dans les confitures, son crime, cherche, aussi maladroitement que naïvement, une cache en son exposition forcée. Ses grosses mains (le meurtre domestique, visiblement, semble en faire une condition nécessaire, alors que d’autres types d’homicides peuvent variablement requérir des mains parfois fines, ou longues, ou petites, mais là n’est pas la question), ses grosses mains lui servent de cache ; derrière elles : il prétend que l’on ne voit plus rien de son corps (à défaut de mains, on sait maintenant pourquoi les autruches ont une tête).Un cercle rouge referme sa vision. Une balle, la vue du sang. Sûr qu’avant les flashs, il était meurtrier aveugle.La mise à jour, artificielle, l’exposition (d’ailleurs, à cet instant, où se cache l’appareil photographique ?) de ses actes, à chaque flash, rejoués. « Personne ne m’a vu et l’on ne voit que moi ? J’ai tué au noir pourtant… »Se résoudre à la lumière.

Hitch

Une autre cour un matin. Hitch touche son pénis ; la main, agité, sur son sexe. Il regarde ; il observe, le rideau à motif, dans la chambre, une largeur d’œil, tiré, sa fenêtre, sa voisine. Il regarde, son petit pénis au creux de la main, serre ; il écoute les bruits produits alentour, les craquements souvent imaginaires de l’intérieur en concurrence avec ceux, sourds, provenant de la cour ; il regarde sa voisine ; un mouvement, la mère de sa voisine ; un reflet, son père ; une ombre, la tante de sa voisine – l’attente de n’importe qui, une famille entière, au souper, au lit, ou quelque chose de dénudé, une étoffe… une fenêtre : un désir qui cherche à s’assouvir.Hitch n’a jamais eu de sexe qu’une caméra.Hitch, son pantalon (on dira de flanelle) aux chevilles, sa main désormais plus proche de son anus que de son nombril, se voit rejoindre par sa sœur ; puis elle jette, de son regard par la fenêtre, de son frère à son sexe, un assentiment ; puis sa mère, et là aussi, et elle tire complètement les rideaux (de flanelle ? et quels motifs ?) ; et son père encore, qui les rejoint – les Hitch à la fenêtre, à la scène, en campagne, et le petit avec son zizi… Et c’est maintenant les voisins qui affluent, le palier se vide, la maisonnée converge ; ceux de la cour la traversent, des bousculades dans l’escalier, tous viennent guetter ; et la rumeur gagne le quartier : chez les Hitch, il y a à regarder ; et c’est la ville entière qui se presse, se dirige vers eux, le si petit appartement. Bientôt le pays, sitôt rejoint par le reste du monde, se tient là, devant – ou derrière, à cet instant on ne sait plus très bien – leur fenêtre. Hitch remonte son pantalon, joue de la main, la base du tissu, de la flanelle, teste la résistance de la tringle, se retourne et voit le monde, le monde entier dans une pièce si réduite, encore un coup d’œil dans la cour. Il tire le rideau (et il le dit).

Œil

Ce qui restera à définir : qui du regardeur ou des regardés constitue le symptôme. Et de quelle maladie.

Outils

Aiguiser le couteau, c’est parfois le laver de son sang.La scie, pour des motifs esthétiques évidents, aurait dû être circulaire.Pourquoi la baignoire et jamais le tapis persan ?

Pièces disparues

En combien de morceaux (le terme revient souvent ; il s’agit bien d’une certaine forme de dissection, forme-puzzle ; où le puzzle linéaire du crime à reconstruire fait place à celui, éclaté, des morceaux-formes laissés de côté) la découpe s’est-elle faite ? Combien de morceaux accepte un corps ? Il a peut-être pensé au terreau – multiplication de cubes grossiers –, voir même au semis : séchés on ne sait comment, passés au tamis, la terre retournée, et plantés.

Pièces inapparues

Qui a vu la porte de la chambre ? Où dormira-t-il sans son fauteuil ?(Ils feront ça sur la chaise, pense-t-on.)C’est l’autre corps du délit : celui qui n’a pas à disparaître.

Plans

Où l’on apprend que le plâtre, comme les béquilles, avance par paires.Où l’on apprend qu’un chien, ça ne vole pas.Où l’on apprend qu’à trop coucher dehors, on récolte la pluie.Où l’on apprend que la danse, c’est pas donné à tout le monde.Où l’on apprend que l’on a définitivement perdu la trace de l’homme invisible.Où l’on apprend que l’on peut toujours dire « recoller les morceaux », mais que c’est une autre paire de manches quand il s’agit d’un cadavre.Où l’on apprend, d’ailleurs, qu’un cadavre ça ne pousse pas (même dans une belle petite allée de bégonias). Où l’on apprend que l’ornithologie n’est pas un si vilain défaut.Où l’on apprend que le titre « tout-terrain », même pour une jeep, est surfait.Qu’une image vient à manquer, et voilà la scène (vivante) du crime, escamotée.Qu’il suffit d’un visage (une femme) qui progresse sur l’ombre pour résoudre un crime.Qu’un chien, justement, ça renifle aussi le pot aux roses.Que la musique adoucit les meurtres (enfin les suicides…).Qu’en voyant la fenêtre de l’appartement de J., je me suis senti mal à l’aise.Que souvent il est nécessaire de découper une femme en morceaux. Alors que pour un chien, on peut s’en dispenser.Qu’Hitch lui-même a dû un jour se rattraper à une rambarde.Que les magiciens, mis à part l’escamotage, n’ont rien inventé.Que l’homme invisible peut poser un lapin sans en posséder un.Qu’un spectateur serait tombé de son fauteuil.Que son appareil photographique brisé, ne reste à J. que ses yeux.Que, déjà à deux, il n’y a plus de crime parfait. (Ce dernier serait, non pas la disparition de la victime – mais son absence.)Qu’une fenêtre aveugle ne fait pas de film.

Salle de bain

La septième catelle (comptée à partir du haut en suivant l’angle cassé du mur faisant face à la porte d’entrée), sur la droite du coin supérieur gauche, est ébréchée. Un bout qui manque – et personne pour l’avoir vu tomber, ce morceau de faïence, ou de porcelaine, je n’arrive pas à me décider, une histoire perdue – désigne le plâtre du dessous (il en aurait, on dirait « qu’il le montre du doigt »), gagné par de micro moisissures, poreux et par endroit friable, bruni par l’eau. Cette catelle, d’autorité, nous parle du temps qui passe, qu’elle n’a d’ailleurs pas inventé, et n’est-ce pas du reste, le temps passé ? Et, d’une de ses fissures, nous laisse entrevoir la ligne de fuite qui nous a amenés là : en la suivant, on arrive immanquablement sur la quatorzième catelle de la troisième rangée (en partant cette fois du coin opposé, et en comptant, à l’inverse, de bas en haut), catelle qui arbore un motif – un point comme rouge – qui contraste nettement avec celui, floral, aléatoirement distribué (environ une catelle sur six) sur le carrelage qui nous intéresse ici ; d’ailleurs, depuis là, immédiatement, il faut se résoudre à ne pas pouvoir, au premier coup d’œil, déterminer le groupe sanguin de cette tache ; c’est dire que cette description souffre d’un manque de détails certain, mais, depuis la cour, voyez-vous… non, même sur la pointe des pieds…, ou ce petit muret ?… Non.

Scène

Comme l’accusé, le fauteuil est au regardeur.Et J., devant sa fenêtre, ne voit pas sa porte s’ouvrir, puis arriver derrière lui (dans l’ordre d’apparition) : Lisa et son nouveau tailleur ; Stella, un flacon d’huile de massage à la main ; miss Torso, chaussée d’une paire de claquettes ; miss Lonely Heart, suivie de près par l’homme invisible ; Thorwald encore en avance sur son crime ; sa femme déjà en morceaux ; un couple avec chacun un réveil à la main ; un type titubant sous son piano ; un détective qui cherche son carnet de note, une nouvelle affaire, vous comprenez ; l’équipe rédactionnelle du Harper’s Bazaar au grand complet, secrétaires comprises ; les clients du 21 ; des gens qui passaient par là, et ce par dizaines ; d’autres venus tout exprès, parfois même de loin ; des cousins, de ceux que l’on a rarement vus ; une troupe de défunts ; des jeunes mariés, qui sitôt entrés, du regard, cherchent désespérément la porte de la chambre… mais arrivés les derniers, ils ont à peine progressé d’un mètre à l’intérieur de l’appartement, le seuil à peine dépassé. La foule est si compacte, que déjà, dans les coins, certains ne peuvent plus lever ne serait-ce qu’un bras. Il y a une sorte de petite houle qui agite cette masse lorsque de nouveaux arrivants viennent s’y mêler. Et il en arrive ! encore et encore. Puis, un chuchotement, de têtes en têtes, bientôt presque une rumeur, laisse entendre que d’aucuns auraient trouvé refuge à la cuisine, alors que la salle de bain serait, elle, transformée en hôpital de campagne, accueillant ici des cas de malaise, là d’étouffement ou de piétinement, et que la chambre à coucher, ma foi, personne ne l’avait encore trouvée. Mais face à la fenêtre, ils tiennent bon.

Somme

Il faut savoir que pendant qu’il dort, nous, on reste éveillé. (Le spectateur, toujours, dormira sur ses deux yeux.) Rêve de J.Cet appareil photographique ne devrait pas rester en suspension aussi longtemps en l’air, le visage décrit de son mouvement, Stella, « pourquoi la table de massage ? » au milieu du circuit, et le téléphone sonne alors que le compteur la voiture c’est 120 21 et l’aiguille un œuf au plat la cuisinière tout en briques il y a sept œufs qui cuisent et Stella-Lisa les retourne avec ses seringues elle plante plante la seringue à tête d’ours la cuisse dans la jambe de l’omelette sur le feu le goutte à goutte est rempli un liquide vert à l’intérieur l’oiseau semble être un toucan dedans à l’intérieur ce qui doit être des générateurs de visages s’enrayent une énorme goutte sur le circuit le toucan dévore les œufs des voitures traînent boîtes de conserve des bouts de ficelle des casseroles des rats essayent de les rattraper un rat sur le podium premier sous son casque le deuxième à la tête de Lisa-Stella-Lisa il fait chaud dans cette seringue. Il faut que je sorte.D’un assoupissement faire apparaître un crime. La somme de nos veilles n’y serait peut-être pas parvenue.

Sueur

La cour se termine en sueur. Son front à lui, J., exsude, au premier plan, les liquides – ici, la sueur ; là-bas, le sang – qui par la suite feront défaut.Des perles de sueur, une hypothèse à chaque pore.Ce seront bien plus les flux que les flots, rien qui ne coulera vraiment, rien de comparable à cette rosée matinale. (J. comme une fleur : son plâtre son pot.)Ce film, tout au plus : un évier qui goutte.Ou, on pourrait oser : une sueur chaude.

Tour

Deux tours de cour. On aurait presque envie d’ajouter « … et ils s’en vont ».