« Vos larmes, c’est de l’eau. » Errance de l’acteur dans La Forêt d’Ostrovski
Premier téléfilm d’Arnaud Desplechin, La Forêt (France, 2014) a été diffusé le 10 juillet 2014 sur Arte. Il est le fruit d’une initiative conjointe de la chaîne franco-allemande et de la Comédie-Française, consistant à proposer à des cinéastes d’adapter une pièce de leur choix inscrite au répertoire de l’institution. Cet ensemble de films a rejoint d’autres adaptations théâtrales et constitué, sous l’appellation de « collection théâtre », un rendez-vous hebdomadaire de la chaîne du 19 juin au 7 août 2014. Un certain nombre de contraintes unissent ces (re)créations : ainsi les metteurs en scène, laissés libres du choix de la pièce, ont-ils été engagés à respecter la distribution de la représentation théâtrale, et à se conformer à une économie de moyens, traduite par un tournage de deux semaines.
Le choix d’Arnaud Desplechin s’est donc porté sur une pièce du dramaturge russe Alexandre Ostrovski, datant de 1871. Souvent qualifié de pré-tchekhovien ou de « Molière russe », cet auteur reste méconnu du public français, alors que La Forêt est un classique du répertoire russe – de fait, ce n’est qu’en 2003 que la pièce entre au répertoire de la Comédie-Française. Cette œuvre possède une place particulière dans le paysage théâtral russe. Fleuron d’un théâtre de mœurs ancré dans le xixe siècle, elle constitue un cas exemplaire de la confrontation d’un tenant des avant-gardes révolutionnaires avec les classiques. En 1924, Vsevolod Meyerhold en propose en effet une version mémorable1. Du remontage du texte au jeu d’acteur, marqué par le cinéma burlesque, toute la mise en scène est matière à polémique. L’ambition du metteur en scène semble claire : débarrasser la pièce d’Ostrovski des oripeaux du théâtre bourgeois tout en en radicalisant le propos2. Etonnamment, l’adaptation proposée par Desplechin repose sur les mêmes partis-pris (confrontation avec le cinéma, outrance du jeu d’acteur), sous un autre mode il est vrai. Meyerhold bouleverse l’organisation de la pièce, la découpant en une suite d’épisodes très contrastés, brutalement juxtaposés et séparés par des intertitres projetés sur scène. De son côté, Desplechin privilégie la continuité narrative, respectant la progression d’Ostrovski. Il renonce ainsi à son habitude de chapitrer les différentes parties de son film mais reste par ailleurs fidèle à son style : cadrages serrés, faux raccords en cours de dialogues, changement de décor en plein champ/contrechamp. De même, si le jeu des acteurs relève de la pantomime, de l’acrobatie ou du principe biomécanique chez Meyerhold, ce refus du naturalisme se retrouve à plusieurs niveaux chez Desplechin (emphase, duplicité, etc.). Nous reviendrons plus avant sur ces choix d’adaptation de La Forêt par le cinéaste.
La décision d’adapter une œuvre relativement confidentielle3 peut néanmoins surprendre4. Dans la mesure où son cinéma a déjà croisé la question théâtrale – que ce soit sous forme d’adaptation dans le diptyque Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes » (France, 2003) / Unplugged, en jouant « Dans la compagnie des hommes » (France, 2004) adapté de la pièce d’Edward Bond5 ou de manière plus thématique dans Esther Kahn (France / Grande-Bretagne, 2000) –, l’élection d’une pièce dans l’éventail de choix que présente le répertoire de la Comédie-Française ne saurait être un geste insignifiant. Une piste pourrait résider dans la contrainte de reconduction de la distribution des acteurs mentionnée plus haut. Les rôles principaux sont en effet tenus par Denis Podalydès et Michel Vuillermoz, tout deux jouant dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (France, 1996). Connaissant le goût d’Arnaud Desplechin pour le réemploi de ses acteurs, il est probable que l’opportunité de retrouver Podalydès et Vuillermoz ait contribué à sa décision. Pour anecdotique qu’elle puisse paraître, cette remarque permet de soulever un élément nodal, commun au texte d’Ostrovski et au cinéma de Desplechin : la question de l’acteur.
Exposition ostrovskienne du jeu des apparences
La Forêt présente au premier abord des enjeux qui semblent connus : l’apparition de deux comédiens dans une petite communauté bourgeoise de province permet de dévoiler l’omniprésence du mensonge et des conventions qui la gouvernent. Mais cette question du jeu et du mensonge irrigue plus profondément la pièce d’Ostrovski. En effet, chacun des personnages (à deux exceptions près) se livre à un jeu de masques. A commencer par Raïssa Pavlovna Gourmyjskaia (incarnée à l’écran par Martine Chevallier), dont le jeu constitue l’argument principal de la pièce : veuve quinquagénaire, propriétaire terrienne, elle entretient deux jeunes gens désargentés, Axioucha (Adeline d’Hermy), sa nièce, et Boulanov (Loïc Corbery), fils d’une de ses amies. Elle déclare vouloir les marier, afin de justifier la présence d’un jeune homme sous son toit et couper court aux médisances. Avare, elle se targue en public de charité. Son projet est tout autre : elle désire épouser Boulanov, consciente que son seul atout réside dans sa fortune. Le personnage de Gourmyjskaia permet évidemment de pointer les travers d’un milieu soucieux du respect des convenances. En effet, personne n’est dupe de son jeu, mais tout le monde accepte de le jouer, eu égard à sa fortune (ce qui mène au second thème d’Ostrovski : le pouvoir de l’argent).
De leur côté, les deux jeunes gens présentent des profils bien différents : Axioucha est éprise de Piotr (Laurent Stocker), le fils d’un marchand de bois. Leur amour clandestin leur permet d’échapper à la société – et donc à la corruption. Ils représentent un idéal de pureté. Boulanov, pour sa part, joue le rôle qu’on veut bien lui prêter. Avide d’ascension sociale, il courtise Axioucha, croyant plaire à Gourmyjskaia, avant de tomber dans les bras de la veuve lorsqu’il prend conscience de ses projets. Cette différence a pour mérite de ne pas opposer mécaniquement les personnages en fonction de leur âge ou de leur classe. Nous sommes alors en présence d’une triade bien connue : deux personnages corrompus, agissant par intérêt face à un personnage innocent6. Cette formule quelque peu convenue est perturbée par deux autres personnages, véritables sujets de La Forêt. Ce sont deux comédiens errants et désargentés. Ce couple hasardeux est constitué d’Infortunatov (Michel Vuillermoz), tragédien et neveu de Gourmyjskaia, et de Fortunatov (Denis Podalydès), acteur comique. Exténués, ils décident de demander asile à la tante d’Infortunatov. Ce dernier lui ayant caché sa véritable fonction – elle le croit militaire – se présente comme un officier accompagné de son valet, reconduisant ainsi les rôles qui leur sont traditionnellement associés. Ils se distinguent cependant des autres personnages, dans la mesure où, de par leur fonction d’acteur, ils n’existent que par le jeu. Fondamentalement, leur mascarade ne cache donc rien, puisque leur identité réside dans leur rôle. Sans ambition personnelle, les deux personnages n’ont à opposer que leur présence à cette petite société. L’usage voudrait que leur masque avoué leur permette de renverser les apparences, en rétablissant un ordre moral. Or, s’ils ne tardent pas à découvrir les intrigues de Gourmyjskaia, leur seule action consiste en un geste de réparation : Infortunatov prend en charge la dot d’Axioucha, avant de reprendre la route, chassé du domaine après que son statut de comédien a été découvert. L’opposition traditionnelle vie/théâtre construite ici est de l’ordre du constat. Si la supériorité morale du théâtre est proclamée, elle n’a pas sa place dans le monde des hommes. Ses tenants sont rejetés en marge, condamnés à l’errance et à la misère. Par contraste, ils auront fait apparaître l’incapacité d’une société à échapper à sa propre médiocrité.
Jeu sur la théâtralité et la prééminence du Verbe
Tourné rapidement, avec un budget réduit, le téléfilm que Desplechin tire de La Forêt reconduit plusieurs figures de style dont le cinéaste est familier. Il en va ainsi des raccords projetant brutalement les personnages inscrits dans un environnement réaliste sur un plateau à l’artificialité assumée – ruptures déjà rencontrées dans Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes »7. Mais celles-ci semblent ici dramatiquement motivées. Lors de sa première apparition, Gourmyjskaia est ainsi cadrée en plan moyen, frontalement. Assise sur un banc, elle nous fait face, encadrée de part et d’autre par ses interlocuteurs. Du fond noir, sur lequel se détachent les personnages grâce à un éclairage arbitraire, au jeu de l’actrice, la séquence affiche soudain une théâtralité évidente (fig. 1). Or, cette séquence est justement celle où Gourmyjskaia fait part de ses faux projets aux notables du village, afin de justifier la présence de Boulanov. Elle est donc en représentation, et la théâtralité de la mise en scène correspond à celle de la situation diégétique. Le jeu de l’actrice Martine Chevallier ne laisse d’ailleurs aucun doute, accompagnant toute sa fable de soupirs, d’œillades appuyés, ménageant ses effets par des pauses marquées. La séquence se termine avec un gros plan frontal de Gourmyjskaia, qui s’exclame : « Voilà Messieurs, à présent vous connaissez mes intentions. » (fig. 2). Celle-ci conclut, dans ce qui constitue le dernier plan de la séquence, sur ces mots : « S’il se trouvait des mauvaises langues, vous pourriez expliquer de quoi il retourne. » Alors que les deux phrases s’enchaînent sans pause, ce dernier plan est ressenti comme un choc (fig. 3). Tout, en effet, contraste avec ce que nous avions vu jusqu’ici. Nous passons de l’artifice exacerbé à un naturalisme ostentatoire. Au gros plan mettant en valeur le visage de l’actrice succède un plan très large, donnant à voir l’environnement dans lequel a lieu la conversation. Nous quittons le plateau pour les effets de réel (ceci se joue également au niveau du son : alors que nous entendions distinctement chaque intonation de la comédienne, uniquement ponctuée de musique extradiégétique, le bruit du vent dans le feuillage et le chant des oiseaux sont soudainement perceptibles). Le champ/contrechamp (Gourmyjskaia était cadrée de face, elle nous tourne à présent le dos) se joue à tous les niveaux. Ce plan marque la fin du « numéro » et un retour à la réalité. Et de fait, il s’agit de la seule réplique où Gourmyjskaia ne ment pas (sa seule motivation est effectivement de faire taire les mauvaises langues). Le film échappe cependant à une opposition mécanique entre une théâtralité « trompeuse » et une « vérité » propre au cinéma. Cette séquence ne relève d’ailleurs pas du théâtre filmé, et le discours de Gourmyjskaia est ponctué d’effets rythmiques de montage et de faux raccords dont le réalisateur est coutumier. Si la question du masque est bien au cœur de La Forêt, la mise en scène de Desplechin vise à cerner au mieux les mouvements et le jeu des personnages. Il ne s’agirait donc pas de mettre l’accent sur une vérité cachée, mais plutôt sur le jeu omniprésent des apparences, marqué par une instabilité de la mise en scène passant indifféremment d’effets renvoyant au théâtre ou au cinéma.
La séquence d’ouverture est représentative de cette volonté de créer des espaces contradictoires. Le générique s’achève sur un lever de rideau peint en trompe-l’œil8. Celui-ci ne dévoile cependant pas une scène de théâtre, mais celle que l’on n’identifie pas encore comme Axioucha. Pour l’heure, nous ne voyons qu’une comédienne occupée à se démaquiller dans une loge de théâtre des plus contemporaines, filmée de dos et en plan rapproché (fig. 4). La caméra portée à l’épaule s’approche, contribuant à renforcer l’atmosphère d’intimité déjà créée par cet accès aux loges, mimant le terme d’une représentation. La jeune femme appelle alors de son nom un certain Karp Savélitch. Un rapide panoramique de droite à gauche le fait apparaître sous les atours d’un domestique en livrée 1800. Un dialogue s’ensuit où ce dernier s’engage à transmettre un mot doux. Ce qui ressemblait au premier abord à une scène documentant les coulisses d’un théâtre constitue bel et bien la première scène de la pièce russe. Le récit commence alors même que les personnages sont encore en coulisses (et la séquence suivante montre Axioucha à la fenêtre d’un intérieur bourgeois). Cette courte séquence d’une minute se situe dans les limbes du récit, ce qui est accentué par le caractère clandestin de ce qui s’y trame. Ce lieu marginal est propice aux machinations, mais également aux confidences et au laisser-aller, comme en témoigne le geste d’affection du vieux domestique appuyant sa tête sur l’épaule de la jeune fille. Echappant au regard, et donc au jeu des conventions, il incarne à un niveau dramatique la fonction des coulisses de théâtre, et il n’est dès lors pas anodin que nous découvrions ces coulisses par le spectacle d’Axioucha se démaquillant, soit littéralement : « sans fard ». Le spectateur privilégié y est toléré un bref instant avant le début « officiel », en costume et dans un décor – naturel en l’occurrence, ce qui provoque une nouvelle rupture du récit.
Cette scène d’ouverture est également symptomatique du rapport particulier qu’entretiennent les personnages de La Forêt avec le récit. Ceux-ci semblent en effet évoluer dans une relative indépendance : le récit commence alors que les personnages vaquent à leurs occupations, et si ces derniers circulent au travers de plans à la facture très différente, souvent au sein d’une même séquence, il faut relever que l’histoire reste toujours parfaitement intelligible. Ceci concourt à marquer le statut premier du texte théâtral. Toujours déjà là, c’est lui qui prend en charge la narration, et les acteurs ne sont que des corps flottants, présents uniquement pour incarner sporadiquement une parole qui leur est fondamentalement étrangère. En ce sens, Axioucha devant son miroir pourrait tout aussi bien figurer Adeline d’Hermy répétant son texte en s’adonnant à ses tâches quotidiennes ; il n’en reste pas moins que ce texte permet de raccorder avec la scène suivante, quelle que soit sa forme.
Grandeur et décadence du comédien
Le duo d’acteurs tragique et comique, qui constitue le fil conducteur de La Forêt, vient enrichir cette réflexion sur le statut du comédien. Ils assument littéralement leur fonction de porte-parole, leur texte étant émaillé de bribes de tirades issues de leur répertoire (Molière, Schiller, Shakespeare), phénomène déjà présent chez Ostrovski. Habitués à saturer ses films de citations, Desplechin ne se prive pas de s’emparer de ces références en les amplifiant, et notamment celles empruntées à Hamlet9. Il en va ainsi de la séquence de la rencontre entre les deux comédiens. Détaillant le contenu de son sac, Infortunatov ne fait mention, dans la pièce, que d’un frac qu’il a échangé « contre un costume d’Hamlet ». Alors qu’il prononce cette phrase dans le film, Fortunatov sort un crâne du sac et enchaîne par « Hélas, pauvre Yorick ». Infortunatov le saisit et reprend ces mots pour déclamer le début du fameux monologue sur un ton emphatique, pour finir en soupirant : « Ah, comme j’aurais pu le jouer. » Cet instant de jeu, qui semble ne s’adresser à personne d’autre qu’à eux-mêmes10, permet de pointer plusieurs aspects de ces personnages. Le jeu de la référence opère surtout comme un clin d’œil adressé au spectateur, suscitant un rapide décrochage qui, par son caractère parodique, opère un typage des personnages tout en respectant la fluidité du récit. N’oublions pas en effet que nos comédiens sont présentés comme des artistes de second ordre. Infortunatov est donc la plupart du temps dans le sur-jeu, accompagnant ses phrases de mimiques expressives, tour à tour pleurant ou vociférant11 (fig. 5-7). Il joue avant tout le rôle de « l’acteur tragique ». Mais sa fonction n’est pas exclusivement parodique. Cette extrême mobilité des effets lui permet d’enchaîner moments de grâce et effets des plus outrés. Lui comme Fortunatov sont caractérisés par le mouvement. Ils sont perpétuellement dans le jeu, changeant sans cesse de registre. Mais leur jeu est marqué par la gratuité. Quand ils ne sont pas au service d’un texte, ces acteurs à la dérive sont des corps flottants, déambulant en récitant des bribes de dialogues. La séquence dans laquelle Infortunatov cherche à réparer l’offense faite à sa tante est emblématique à cet égard. Il se précipite à la suite du marchand de bois qui a escroqué Gourmyjskaia, lançant à Boulanov qui lui demande comment il pense agir : « Qu’est-ce que j’en sais ce que je vais lui faire ! ». La rencontre avec l’escroc a lieu dans un espace plongé dans le noir, rappelant à nouveau le plateau de théâtre. Mais il n’y a pas de discussion proprement dite. Infortunatov, flanqué des épaulettes et décorations de pacotille que Fortunatov lui a apportées, occupe l’espace sonore en tenant un monologue confus, coupant toute tentative de répartie du marchand, qui tente de désamorcer la situation en répondant posément (« Vous désirez quoi ? », « S’il y a quelque chose, parlez, sinon, adieu ! »). Dans ce flot de mots apparaît le terme d’« honneur », qui, bien qu’il ne soit pas plus marqué que les autres, renverse la tendance : à la surprise générale, c’est au tour du marchand de monopoliser la parole, arguant de sa qualité d’homme d’honneur et offrant royalement son porte-monnaie pour preuve. Le dénouement inattendu de cet échange étonnant est fondé sur l’apparition hasardeuse d’un simple mot. La scène met en avant l’amphigouri auquel est réduit Infortunatov. Constitué des mots d’autrui, il n’a pas de parole propre. Il est donc incapable de discours argumenté ou cohérent, n’ayant pas de motivation personnelle.
L’invocation « Humanité ! Humanité ! », que lance régulièrement le tragédien au cours du film, vient le prouver par l’effet inverse. Elle n’est en effet complétée qu’à la dernière séquence. Au terme de cette scène, Infortunatov, après s’être acquitté de la dot d’Axioucha à la place de sa tante, est chassé du domaine. Il commente sa sortie de ces mots : « […] Pourquoi sommes-nous venus dans cette forêt sauvage et obscure ? Pourquoi avons-nous effrayé les hiboux et les chouettes ? Qu’ils vivent comme ça leur chante. » Après un gros plan sur Infortunatov, la seconde phrase correspond à un plan cadrant ironiquement Gourmyjskaia, flanquée des deux notables qui l’accompagnaient lors de sa première apparition. La caméra s’approche peu à peu de la tante qui s’exclame : « Comédien ! ». Ce cri fait tomber les masques : Infortunatov se retourne alors pour enchaîner sur le morceau de bravoure qui constitue le finale. Si sa réplique : « Comédiens ? Non. Nous, nous sommes des artistes, les comédiens, c’est vous […] » ne laisse aucun doute quant à la morale de la pièce, elle est singulièrement éclairée par la mise en scène de Desplechin. Cette dernière réplique nous fait à nouveau basculer dans la théâtralité (fig. 8). Tous les personnages du film entourent soudain le tragédien. La tirade s’achève sur la citation des Brigands de Schiller [1782] : « Humanité ! Humanité ! Engeance de crocodile », lance comme à son habitude Infortunatov. La caméra cadre alors Infortunatov en plan rapproché. Il occupe la moitié droite de l’écran. Fortunatov se tient à gauche, en retrait. Ce dernier, impassible, anticipe alors la suite, articulant d’une voix basse et sans intonation : « Vos larmes, c’est de l’eau », endossant le rôle de souffleur. Le jeu de Vuillermoz change immédiatement lorsqu’il répète ces mots, il cesse de déclamer et de grimacer. Il cesse, pour ainsi dire, de jouer, et son discours acquiert dès lors un sens à la fois universel et concret. Le cri du personnage de Schiller, renié par son père et résolu à se mettre au ban de la société, sublime les médiocres intrigues dont nous avons été témoins jusqu’ici. Soudainement, le théâtre en acte (un texte, un acteur et un public) permet d’atteindre l’expression de la vérité, quand bien même la démonstration laissera les témoins de marbre.