Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines), ou comment Desplechin a relevé le défi d’adapter une cure analytique
Arnaud Desplechin commente volontiers ses films et sa pratique de cinéaste. A la sortie de Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) (France/Etats-Unis, 2013), il est abondamment revenu sur son adaptation d’un livre a priori très étranger à l’écran : Psychothérapie d’un Indien des plaines : Réalité et rêve1. Cette étude de Georges Devereux, l’un des fondateurs de l’ethnopsychiatrie, est, du moins selon Desplechin, le seul compte rendu intégral d’une psychothérapie à ce jour. Comme le décrit Desplechin lui-même, l’ouvrage se compose d’un long huis clos et de son verbatim pour le moins monotones et peu spectaculaires qui rendent son adaptation cinématographique particulièrement complexe. Mais c’est paradoxalement ce grand écart qui initie l’entreprise :
« L’ouvrage est extrêmement rébarbatif, scientifique, austère. Durant l’écriture, tout mon effort devait porter sur la dramaturgie. Le vrai challenge du film, c’est la psychanalyse. Au cinéma, le rendu n’est pas forcément évident pour le spectateur. »2
Si la cure psychanalytique constitue potentiellement un récit – dans l’idéal, celui d’une guérison, à laquelle aboutit effectivement le traitement3 –, elle est d’abord matière verbale, paroles et dialogues, et c’est bien sur eux que porte l’effort du cinéaste. Pour lui, le livre de Devereux est principalement : « un dialogue de théâtre, […] un document exceptionnel »4. Et dans les colonnes de L’Express, le réalisateur confirme : « qu’il y avait là une matière dramatique géniale et inédite »5 qui le fascinait depuis longtemps6.
Rendre plastiques et spectaculaires la parole et l’interlocution, le défi avait de quoi stimuler ce « cinéaste de l’intimité »7 qui conviera ici le spectateur à délaisser son attente d’actions8 pour lui préférer les micro-surprises de mise en scène et les nuances du jeu des interprètes. Ces derniers, vu l’effet de loupe qu’opère le réalisateur sur les plus fins mouvements d’expression, ne pouvaient être qu’incarnés par des acteurs d’exception : en l’occurrence, Mathieu Amalric, l’acteur fétiche de Desplechin, et, dans un vis-à-vis très contrasté, l’impressionnant Benicio Del Toro. Mais ce défi se réduirait à de la pure virtuosité si cette histoire ne s’inscrivait dans une quête bien plus tendue, ambitieuse, impliquant tout un chacun : la collaboration de deux individus cherchant à aménager, malgré les blessures et les aléas de la vie, un espace où vivre qui n’est ni un lieu géographique ni une patrie, mais le résultat d’un questionnement ontologique, aussi élémentaire que vital.
Pour mieux situer cet enjeu, il importe de présenter brièvement les protagonistes, à partir de ce qu’en dit Devereux lui-même dans son étude. Le patient, Jimmy Picard9, est un amérindien d’origine Blackfoot d’une trentaine d’années. Après une enfance difficile et une vie sentimentale compliquée, Jimmy a servi pendant la Seconde Guerre mondiale en France où il a été victime d’un grave accident de voiture dont il garde des séquelles : troubles visuels, paralysies temporaires, crises d’angoisses, etc. Au Winter Veteran Hospital de Topeka (haut lieu, à l’époque, du traitement des problèmes neurologiques et psychiatriques), les médecins ne diagnostiquent aucune cause physiologique aux troubles, mais suspectent une schizophrénie. En raison des origines du patient, la direction de l’hôpital fait appel à un ethnologue spécialisé dans les cultures amérindiennes, mais qui n’est ni médecin ni même psychanalyste diplômé : Georges Devereux, dont Jimmy sera le seul patient à Topeka.
Dans le récit de la cure, ainsi que dans les parties liminaires de l’ouvrage, Devereux ne livre que très peu d’éléments à son sujet. Par contre, la préface à la réédition de son ouvrage, signée par Elisabeth Roudinesco, praticienne et historienne de la psychanalyse qui a été consultante pour le film, rappelle les origines et la vie du thérapeute. Devereux est né en 1908 en Transylvanie, située à cette époque en Hongrie. Il est issu d’une riche famille juive. En 1919, sa province natale étant rattachée à la Roumanie, sa famille se voit contrainte d’adopter la nationalité roumaine. En 1933, György Dobo décide alors de changer de nom, en le francisant. Elisabeth Roudinesco insiste sur ce changement de nom, qui, selon elle, a été mal compris. En effet, il convient de ne pas réduire ce changement à une adaptation aux circonstances :
« Certains commentateurs voulurent y voir la preuve que Devereux rejetait une judéité qu’il avait jugée honteuse ou encombrante. Sans doute serait-il plus juste de souligner que la quête permanente d’une place était chez lui le signe d’un déchirement originel qui le portait autant vers les séductions de l’anonymat que vers la haine de soi ou la revendication identitaire. »10
Et Roudinesco d’ajouter que Devereux, dans sa relation à ce patient, se pensait volontiers lui-même comme un amérindien, ou du moins, comme un être « acculturé, masquant toujours son nom pour échapper à la mémoire de l’origine »11.
Devereux s’étant déporté hors de sa culture première, ayant appris plusieurs langues peu pratiquées en Occident et s’étant immergé dans les cultures amérindiennes, ne pouvait que modéliser le principe de la cure freudienne à travers une dimension ethnologique et sociologique, tout en accordant une place particulière au contre-transfert :
« Devereux affirme dans l’argumentaire de son livre : De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, que c’est le contre-transfert qui constitue la donnée la plus importante, parce que, contrairement à l’information fournie par le transfert, celle fournie par le contre-transfert ne peut être obtenue par aucun autre moyen. L’observateur en tant qu’individu avec ses angoisses, ses mécanismes de défense et le fait qu’il est porteur de sa propre culture étant placé au centre du dispositif, va recueillir des informations différentes à celles d’un autre observateur. »12
Et c’est effectivement ce qu’a salué la majeure partie des critiques du film, qui ont souligné l’évolution d’un échange déséquilibré entre le thérapeute et son patient à une complicité et une solidarité amicales13. Reste toutefois à solidariser les moyens avec leur fin : le recours à des procédés cinématographiques singuliers pour pallier la minceur de la matière initiale du film, et son déplacement vers le récit d’une amitié s’inscrivent dans la poétique propre à Desplechin, qui allie les plus fines émotions filmées à un questionnement métaphysique. Notre intention est, dans un premier temps, de montrer comment les surprises et l’intérêt du film reposent sur le travail de mise en cadre, au vu de la carence de la matière narrative de départ : ce n’est pas la diégèse, mais la caméra de Desplechin qui est spectaculaire. Dans un second temps, nous rapporterons ces traits de style à une interrogation plus générale sur notre rapport au monde et à l’autre.
La scène « primitive » de la rencontre entre Devereux et Jimmy
La scène de la première rencontre entre Georges Devereux et Jimmy Picard dévoile deux aspects symptomatiques du travail de Desplechin, récurrents dans l’ensemble du film. L’agencement et la mise en scène de cette séance de thérapie montrent d’abord comment le cadrage et le montage dynamisent un script particulièrement atone et plat, pour accrocher par divers effets l’intérêt du spectateur. Sur le plan diégétique, plusieurs éléments de cette séquence convergent dans la création d’un récit complémentaire à celui de la cure.
La première séance entre Devereux et Jimmy suit un épisode créé par le cinéaste : la veille de cette entrevue initiale, Jimmy, qui est sorti en ville, rentre saoul à l’hôpital. En raison du danger que représente le mélange des anxiolytiques et de l’alcool, les médecins ont placé le patient en pavillon fermé. Dans son livre, Devereux précise seulement que « l’entrevue eut lieu dans la salle de séjour du service fermé dans lequel le patient avait été placé »14, sans spécifier les raisons de ce choix. Le réalisateur a-t-il eu connaissance de ces circonstances en travaillant sur les archives personnelles de Devereux (ou celles du Winter Veteran Hospital de Topeka) ? Quoi qu’il en soit, le choix de montrer Jimmy imbibé d’alcool influe sur sa caractérisation15.
C’est en ces termes que Jimmy est présenté à Devereux. Dans le dialogue qui suit, Desplechin reprend fidèlement des propos attestés de la première séance de Devereux, au cours de laquelle le thérapeute questionne son patient sur son nom amérindien, sa confession et sa famille. Dans la deuxième partie de la séquence, Desplechin se libère de son ouvrage de référence : il extrait les personnages de la salle pour les placer dans la cour de l’hôpital. Ce changement favorise un nouveau mode de dialogue : c’est désormais Jimmy qui interroge Devereux sur son savoir relatif à la culture amérindienne. Mais leur conversation est interrompue par la crise d’un autre patient de l’hôpital, qui se jette en hurlant contre une grille de la cour, rattrapé bientôt par des infirmiers16. Puis, dans le plan suivant, les deux hommes se retrouvent à nouveau à l’intérieur de l’hôpital, dans une autre salle. Devereux prie Jimmy de dessiner ce qui lui vient à l’esprit. Après avoir affirmé qu’il ne savait pas dessiner, Jimmy trace une simple ligne ondulée sur la feuille mise à sa disposition. A la fin de la séquence, Devereux interprète le dessin désormais achevé de Jimmy, puis un second, devant les membres de la Direction de l’hôpital. Son explication des dessins convainc la commission de l’aide qu’il pourra apporter à ce patient, qu’il n’estime pas schizophrène.
Pour le montage, le cinéaste puise d’abord dans les moments dialogués du livre entre le thérapeute et le malade. Mais il met aussi en scène, toujours sous forme dialoguée, les commentaires que le soignant Devereux a rédigés en complément à cette première séance17. Quant à la dernière partie de la séquence, elle est à nouveau constituée de commentaires (provenant de la quatrième section de l’ouvrage, où les séances sont interprétées par Devereux) transformés en dialogue. Le montage modifie l’espace spatio-temporel strict des séances dialoguées du livre, puisque les deux personnages sont sortis de l’hôpital pour apparaître dans le cadre moins institutionnel de la cour du bâtiment18.
La coupe franche est systématiquement pratiquée pour séparer chacune des quatre parties19. Les changements spatio-temporels de la séquence sont donc particulièrement abrupts. Entre la partie à l’extérieur et le retour dans les locaux de l’hôpital, le même procédé de montage sec permet à Desplechin une importante économie narrative qui stimule la vigilance et donc l’attrait du spectateur ; celui-ci est convié à reporter sur le montage l’intérêt qu’il pensait pouvoir donner prioritairement à l’action, au sens commun et spectaculaire du mot. Si le montage rapide, dynamique, s’écarte de la monotonie originale de l’ouvrage en rythmant fortement la séquence, ses effets se lisent cependant surtout sur le plan diégétique, car ils introduisent les conditions nécessaires aux changements de posture, d’attitude, d’initiative ou encore de maîtrise dans le duo, tout en faisant rapidement éclater le stéréotype de la séance psychanalytique. Le spectateur, dont l’attention a été captée par les effets de surprise du montage, est maintenant aussi invité à lire et à interpréter comme à travers une loupe, en interprète si possible expert du paraverbal, tout ce qui « fait récit » dans le fin réseau des gestes, des regards, des inflexions vocales des protagonistes.
Avant la scène de la première rencontre, le film s’attache à définir Jimmy comme un personnage souffrant, affecté de troubles, renfermé et avec un penchant avéré pour l’alcool. Lors de l’entrevue avec Devereux, Jimmy attend encore son diagnostic, même si les médecins de l’hôpital l’estiment schizophrène. A l’ouverture de la séquence, Jimmy est froid, distant et peu coopératif, il ne dirige jamais son regard vers Devereux (fig. 1). Puis le scénario de Desplechin, qui reprend une question extraite de la seconde entrevue consignée dans le livre, montre Devereux qui lui demande : « Votre mère était-elle ‹ une femme au cœur viril › ? » (fig. 2). La question étonnant Jimmy, surpris des connaissances de Devereux sur la culture wolf, il détourne (enfin) son regard vers le thérapeute (fig. 3). Dès lors, le patient commence à regarder fréquemment le thérapeute ; il parle davantage, allant même – innovation de Desplechin – jusqu’à interroger Devereux. Cette première et rapide évolution de Jimmy se confirme dans le court épisode de l’autre patient en crise.
Une fois à l’extérieur, Devereux répond avec précision aux questions de Jimmy concernant sa pratique de l’anthropologie. Il fait preuve de ses connaissances avec une attitude très docte, sa gestuelle soulignant une confiance narcissique dans son énonciation (fig. 4-6). Mais dès que le patient crie, les deux témoins inversent leur position : Devereux recule jusqu’à se cacher derrière le massif Jimmy, qui, lui, s’avance en direction du patient en détresse (fig. 7-11).
Si cette première rencontre entre les deux protagonistes invalide rapidement les hypothèses que le spectateur peut émettre sur la hiérarchie entretenue par le savoir et la profession, et sur l’autorité d’énonciation que les personnages auraient respectivement à endosser ou à subir, il nous faut encore insister sur un autre effet induit par la vitesse des changements opérés.
Dans une interview contemporaine au tournage de Jimmy P., Amalric affirme que « le suspense du film, c’est les visages, et où va la parole de l’autre dans la pensée. Où vont les mots »20. Il relève en filigrane quelques-unes de ses propres qualités d’acteur, telles la plasticité de son visage, sa mobilité et surtout cette nervosité inquiète qui lui confère des gestes et une expressivité vifs, hachés, outrés parfois jusqu’à la caricature : c’est bien cette riche palette de significations fluctuantes que le spectateur doit décoder et interpréter, en elles-mêmes mais tout autant en interaction avec celles de son interlocuteur, dont le rôle est, a contrario, le plus souvent d’une grande retenue (celle de la souffrance en premier lieu, celle de sa complexion et encore celle de sa culture d’origine), signifiant aussi la force tranquille.
Le montage dynamique, la vivacité des émotions éprouvées et la vitesse de leur évolution, le contraste tranché entre les corps et la psychologie des interlocuteurs et l’inversion soudaine des postures d’autorité (lorsque l’intellectuel jusque-là sûr de lui, se réfugie derrière son patient, solide et calme) ont pour effet de rapprocher les spectateurs des interlocuteurs et de rendre ceux-ci, individuellement ou en tandem, proches et attachants. Mais, dans le même mouvement, ils nous apparaissent aussi tous deux à distance, car la rapidité des changements et des gestes soulignés, tranchés, les déréalisent – un peu à l’image des personnages voltairiens qui sautent d’un état psychologique, d’une condition sociale, et même d’un pays voire d’un continent à l’autre en à peine quelques lignes. Cette mise en scène tend aussi à réduire les personnages, jusqu’à parfois en faire presque des marionnettes, agitées par une force extérieure à eux. Dans le même temps que nous leur accordons notre sympathie, les deux personnages nous apparaissent aussi selon une toute autre échelle. En premier lieu, le contexte principal dans lequel ils agissent (la cure psychanalytique) se voit de facto relativisé et même mis à distance ironiquement. Si nous tenons compte de l’évolution des savoirs et de la psychanalyse depuis l’après-guerre, l’interprétation du dessin de Jimmy par Devereux, qui renvoie d’abord au complexe d’Œdipe, paraît simpliste et peu scientifiquement fondée, donc caricaturale. C’est ainsi la validité scientifique de la position de l’ethno-anthropologue qui est relativisée. D’autre part, au-delà de ce contexte spécifique, les deux personnages sont engagés dans une destinée que le spectateur pressent à ce stade sans pouvoir encore la cerner, la définir.
Quand l’un est l’autre
Dans cette deuxième partie de notre analyse, nous nous attacherons à mettre en évidence une autre manière de « rendre visuelle », à savoir imprévue, surprenante, une séquence dialoguée « stricte », c’est-à-dire qui respecte l’unité spatio-temporelle de l’ouvrage adapté.
Le livre qui sert de support au film étant massivement constitué de comptes rendus de séances de cure, la gageure pour Desplechin, malgré son montage dynamique et le jeu minutieusement calculé et ajusté de ses acteurs, consiste à maintenir l’intérêt du spectateur sur la durée de son long métrage. Car les seules évocations par la parole de souvenirs ou de faits, si marquants ou tragiques qu’ils aient pu être pour le patient, ne suffisent pas à créer un « nouement tensif »21. De plus, dès que le récit cadre nous apprend que Jimmy est en voie de guérison, ce qu’il fait affleurer de son passé ne constitue plus un indice clé à partir duquel le spectateur peut exercer ses qualités d’interprète ou de psychanalyste amateur, mais une information latérale et anodine.
Desplechin investit donc parfois un moyen classique pour introduire d’autres temporalités et d’autres modes d’images : le compte rendu de rêve qui permet de « sortir » du cabinet de cure et, via la subjectivité du patient, de présenter des images inattendues, moins réalistes et visuellement très travaillées22. Enfin, dans les séquences plus difficiles à filmer (c’est-à-dire, pour le cinéaste, les plus stimulantes), dépourvues de représentations subjectives, le réalisateur déploie un panel d’effets visuels qui s’inscrivent dans les trois principaux niveaux de la création cinématographique que sont la mise en scène, la mise en cadre et la mise en chaîne.
Lors de la quatrième séance, Devereux interprète deux rêves de Jimmy, dont un présentant un enfant mort. Devereux lui demande de se souvenir du sexe de cet enfant. Lorsque Jimmy, après avoir réfléchi, se rappelle qu’il s’agissait d’une fille, la caméra zoome rapidement sur son visage (fig. 12-13). A peine quelques secondes plus tard, Devereux lui demande qui était cette enfant. La réaction de Jimmy, qui comprend qu’il était sûrement question de sa propre fille, est à nouveau captée par un zoom (fig. 14-15). Ces zooms quasi successifs amplifient l’effet produit sur Jimmy en donnant accès à son inconscient, mais invite aussi le spectateur à prendre la mesure du cheminement mental du personnage. Dans le film, ces nombreux procédés cinématographiques brisent la monotonie du dialogue et permettent de combler visuellement des propos assez plats et évidents.
Mais surtout, en complément aux efforts pour dynamiser le dialogue par exemple par le zoom, Desplechin creuse, fouille, met à nu ses protagonistes au sein même de ces séquences dialoguées. Le personnage de Devereux en particulier s’y dévoile par quelques « à-coups » significatifs, comme en témoigne un enchaînement de plans, situé lors de la troisième séance dans le film. Les deux hommes sont assis face à la caméra. Leur conversation est plutôt décousue : Jimmy raconte son divorce avec son ex-femme Lily, puis il s’interrompt pour faire observer à son thérapeute qu’il a un « joli stylo ». Devereux ne commente pas la remarque, mais montre à Jimmy ce qu’il est en train d’écrire. Le thérapeute prononce, l’air pensif, le prénom de « Lily » (fig. 16). Puis, après une coupe franche (qui implique une courte ellipse), Devereux, à présent seul face à la caméra, jette tout à trac : « Je n’en suis pas fier, mais il m’est arrivé de donner une bonne claque à une femme. ça détend l’atmosphère, nous ne trouvez pas ? » (fig. 17). Ce disant, Amalric adresse un regard qui vise, croit-on, la caméra. Mais le plan suivant montre Jimmy, qui se situait en fait sur le même axe que la caméra et qui répond gravement et avec assurance : « Jamais je ne frapperais une femme » (fig. 18).
L’attitude et la réponse de Jimmy attestent sa placidité (qu’il conserve par ailleurs dans tout le reste du film), tranchant avec la nervosité et la teneur des propos de Devereux. Au-delà de ce contraste d’attitudes qu’on a déjà évoqué plus haut, c’est bien une inversion des rôles qui s’opère. Dans la première séquence étudiée, le peureux et fluet thérapeute se protège derrière son patient athlétique23, suscitant un effet de comique de situation et de comique de gestes, mais, ici, c’est bien la relation professionnelle qui s’inverse. Et cette fois, l’humour n’est pas à sa place : qui a lu l’étude de Georges Devereux sait qu’il explique les troubles de Jimmy par sa peur maladive des femmes. Bien que la réponse très contrôlée de Jimmy à l’aveu surprenant de son thérapeute oriente son diagnostic (cf. le complexe d’Œdipe), la séquence apparie et égalise d’une certaine manière les deux personnages, renforçant leur amitié et unifiant les deux hommes dans cette quête métaphysique qu’ils jouent un peu malgré eux, pris dans un destin qui les dépasse.
Les ressources d’un personnage ajouté
Desplechin confère au personnage de Devereux une épaisseur qui excède la fonction plus restreinte et codifiée du thérapeute, afin d’équilibrer la relation entre les deux interlocuteurs et de construire un récit d’amitié qui dépasse les limites de la cure analytique. Suivant cette même logique, il introduit dans son scénario un personnage qui n’existe pas dans le livre source : Madeleine, la maîtresse de Devereux, mariée à un riche Français mais qui rejoint son amant à Topeka. Davantage encore que par les quelques « éclats » que Devereux se permet au cours des séances, sa caractérisation psychologique en tant que personnage passe par Madeleine, qui partage avec l’ethno-anthropologue une relation passionnée et tumultueuse. Au niveau dramatique et sémiologique, c’est elle qui donne de la consistance à Devereux en problématisant, presque à chacune de ses apparitions, le rapport compliqué que son amant entretient avec ses origines juives24. Le cas sans doute le plus éloquent est la scène où elle lui rappelle, sur la terrasse de la maison qu’ils partagent, que son nom est György Dobo, et qu’il est juif. Tout en incluant dans le film, par le subterfuge de ce personnage inventé, le péri-texte de l’ouvrage de Devereux, à savoir des éléments de sa propre vie, Madeleine endosse une position singulière dans l’œuvre : elle devient celle qui porte l’interprétation la plus large, surplombant le récit qui implique les deux hommes.
La courte scène qui confère cette position d’interprète privilégiée à Madeleine présente d’abord Devereux et Jimmy qui paraissent se divertir dans le jardin de l’hôpital, avant de découvrir, derrière une vitre, Madeleine et le Dr Menninger (l’homme à l’origine de l’engagement de Devereux à Topeka) qui les observent. Dans le jardin, les deux hommes font force gestes et rient aux éclats (fig. 19), ce qui déclenche un sourire de connivence de la part de ces deux observateurs qui constituent les instances d’autorité du récit et la figuration en abyme, à parts indiscernables, du cinéaste qui considère son œuvre et du spectateur qui s’est laissé séduire par un récit émancipé d’un ardu compte rendu de cure (fig. 20).
Le point de vue à la fois externe et informé de Madeleine apparente le soignant et le patient par l’homologie de leurs origines : l’un et l’autre ont connu des acculturations qui ont problématisé autant que relativisé leurs appartenances. Mais si, dans le cas de l’amérindien, l’hypothèse qui consistait à expliquer sa pathologie par le déracinement est vite rejetée, celui-là même qui invalide cette explication, le juif, est celui qui avive cette question par son propre parcours. Roudinesco a remarquablement cerné le déchirement originel incarné par György Dobo, alias Georges Devereux, qui tendait à la fois à se dénigrer en un nobody, une simple ombre qui passe, et à porter en lui, quoi qu’il fasse pour la gommer, cette judéité pour laquelle la recherche d’une terre est davantage que géographique : ontologique, d’une ampleur qui dépasse ceux qui la vivent plus spécifiquement par leur longue et douloureuse histoire et qui implique tout un chacun.
Le regard pour se co-construire
A la différence de la plupart des films antérieurs de Desplechin, Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) ne se situe pas dans la banlieue chic de Roubaix, mais bien à Topeka, la capitale du Kansas, aux Etats-Unis. Et, à quelques exceptions près, Jimmy P. est l’un des rares longs métrages du cinéaste à ne pas être issu d’un scénario original écrit ou coécrit par Desplechin, mais à résulter d’une adaptation. De plus, le casting ne fait plus appel ici à la célèbre troupe d’acteurs que l’auteur a coutume d’engager, mais se concentre sur un face-à-face.
Ces ruptures et ces changements sont particulièrement bien traduits et rendus sensibles par un autre déplacement, Benicio Del Toro (d’origine portoricaine) et Amalric jouant en anglais, qui n’est pas leur langue maternelle. Toute parole prononcée rappelle avec encore plus d’intensité que les déplacements précédemment signalés que le rapport aux origines a été forcément dilué, distendu sinon rompu : l’univers poétique familier à Desplechin est cette fois vu à travers un écart ou un détour. L’effet principal de ce pas de côté est d’éclairer sous un autre jour quelques-unes des spécificités de l’écriture et de la mise en scène du cinéaste. Depuis cet ailleurs qui pourrait même être un « n’importe où », tous les aspects que l’on peut trouver par trop franco-français de la poétique desplechinienne perdent leur inscription locale, leur prévisibilité, pour résonner autrement. Dès lors, si la métamorphose des personnages en effigies tantôt comiques, voire même burlesques, tantôt graves, les apparente à des personnages de contes philosophiques, ce sont moins désormais la fébrilité, la fragilité, l’égotisme, le narcissisme ou encore la douce sentimentalité de notre époque postmoderne qui s’expriment à travers eux que la condition humaine en général, détachée de ses contingences ou de ses points d’ancrage, tel celui de la communauté d’appartenance. Devereux et Jimmy sont ainsi des vagabonds métaphysiques rapprochés par hasard dans un contexte fonctionnel dont ils s’émancipent rapidement en créant un récit qui ne se limite pas à celui de l’amitié mais qui vise à reconstituer un chez-soi, une humanité, sur la seule confiance du regard échangé.