François Bovier, Laure Cordonier, Raphaël Oesterlé, Sylvain Portmann

Editorial

En juin 1992, au moment de la sortie en salle de La Sentinelle (France, 1992), un article des Cahiers du cinéma sobrement intitulé « La Relève » voyait dans ce premier long métrage d’Arnaud Desplechin un « signal de renouveau » dans le paysage cinématographique français1. Dès ce moment, Desplechin a tenu ce statut, privilégié et positif, auprès de la critique, notamment grâce à Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (France, 1996), longue fresque chorale de plus de trois heures, qui a suscité l’enthousiasme de la presse spécialisée2 et qui a sans doute définitivement posé les bases de la pratique cinématographique du réalisateur : le recours à sa fameuse « troupe d’acteurs » (portée par le duo emblématique composé par Mathieu Amalric et Emmanuelle Devos), la prédilection pour un lieu de tournage (la banlieue chic de Roubaix), et la thématique sur les questionnements existentiels liés aux aléas de l’origine, de la famille, de la vie sentimentale.

Malgré ce soutien critique indéniable, qui a tout particulièrement impliqué les Cahiers du cinéma mais aussi une presse plus généraliste cultivant une image de curiosité intellectuelle comme Les Inrockuptibles, et malgré une filmographie étoffée, courant sur plus de vingt ans, l’œuvre de Desplechin n’a cependant pas fait l’objet d’études approfondies : pas de monographies, ni de dossiers de revues conséquents, jusqu’en 2013. Est-ce la faconde du réalisateur, toujours enclin à commenter son œuvre dans les médias, qui aurait freiné toute tentative d’évoquer son travail ? Ou bien serait-ce la complexité de son œuvre, qui ne se prêterait pas, malgré une apparente homogénéité, à une saisie unitaire, globale ? Quoi qu’il en soit, il a fallu attendre l’année 2013, et la publication du numéro spécial de la revue Eclipses consacrée à Desplechin, pour disposer d’une première étude d’envergure sur cet auteur3.

Ce dossier de Décadrages propose de parcourir cette œuvre, en mettant l’accent sur des films peu commentés, en raison peut-être de leur manque de visibilité (plusieurs d’entre eux n’ayant pas connu de sortie en salle). Phénomène intéressant s’il en est, certaines de ses dernières œuvres ont retrouvé une liberté de ton par rapport aux films les plus connus du réalisateur. En effet, depuis le milieu des années 2000, Desplechin a discuté, reconsidéré ses propres codes cinématographiques, et il a diversifié son cinéma jusque dans sa forme même.

François Bovier et Cédric Fluckiger ouvrent le dossier par une étude transversale des premiers films de Desplechin, qui questionne la dynamique de variations autour de genres prédéterminés. Ils se penchent notamment sur la récurrence de références culturelles et le recours fréquent et multiple à la citation. Dans son article, Philippe Magnin analyse, dans une perspective narratologique, diverses pratiques intertextuelles (exogènes et endogènes) telles qu’elles apparaissent dans le diptyque Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes » (France, 2003) et Unplugged, en jouant « Dans la compagnie des hommes » (France, 2004). La partie centrale du dossier reconsidère trois films réalisés entre 2006 et 2013 par le cinéaste français. En traitant de Jimmy P. (France/Etats-Unis, 2013), Laure Cordonier commente la pratique de l’adaptation propre à Desplechin par rapport au texte scientifique dont il s’est inspiré : Psychothérapie d’un Indien des Plaines, écrit par l’ethno-anthropologue Georges Devereux. De son côté, Raphaël Oesterlé envisage deux œuvres marginales. La Forêt (France, 2014), téléfilm réalisé pour Arte et adapté d’une pièce homonyme d’Alexandre Ostrovski, permet de mettre en évidence son rapport à la théâtralité, en s’attardant plus particulièrement sur la question du jeu d’acteur. Seule incursion d’Arnaud Desplechin dans le documentaire, L’Aimée (France, 2007) invite pour sa part à problématiser l’abondance de références autobiographiques dont le cinéaste est coutumier. Pour conclure ce dossier, Marie-Anne Lieb propose une étude transversale de l’œuvre de Desplechin, centrée sur la tension entre continuité et discontinuité qui structure l’ensemble des films du cinéaste.

La rubrique suisse s’ouvre sur un compte rendu de la 67e édition du Festival international du film de Locarno : Achilleas Papakonstantis propose une analyse des films suisses et internationaux qui ont marqué cette dernière édition, celle-ci se caractérisant par un équilibre entre production indépendante et films plus rassembleurs ; il souligne ainsi l’originalité de l’adaptation d’Homo Faber (2014) en focalisation interne par Richard Dindo, ou encore l’utilisation expérimentale de la 3D par Jean-Luc Godard dans Adieu au langage (2014). Jean-Michel Baconnier, à l’occasion de la parution chez MētisPresses d’une monographie et d’un dvd consacrés aux films Super-8 de Roman Signer, relève la centralité des notions d’événement et d’agencement dans les performances filmées de l’artiste suisse. Quant à Jean-Marie Cherubini, il analyse le dernier ouvrage d’Alain Boillat, Cinéma, machine à mondes, dédié au cinéma de science-fiction contemporain. Cherubini montre comment Boillat, à partir d’outils d’analyse empruntés à la narratologie et à la filmologie, envisage ces productions filmiques, majoritairement américaines, comme opérant une mise en abyme du procédé cinématographique, à travers un jeu d’enchâssement du récit (l’univers diégétique du film mettant en scène, par le biais d’une machine technologique, un monde second). Enfin, Tjerk Wicky, lors d’un entretien mené dans le cadre d’un projet de recherche sur le cinéma expérimental en Suisse, revient sur sa collaboration avec le poète sonore Henri Chopin et le peintre Luc Peire à l’occasion du film abstrait Pêche de nuit (France/Suisse/Belgique, 1963), dont il signe l’image. Il évoque également sa brève incursion dans le cinéma psychiatrique, à travers une commande de la société pharmaceutique Roche, et ses autres essais filmiques.

1 Camille Nevers, « La Relève », Cahiers du cinéma, no 457, juin 1992, p. 12.

2 Dans un article des Cahiers du cinéma, Antoine de Baecque parle d’un « […] coup de force réussi pour imposer une image rigoureuse et impressionnante du jeune cinéma. » (Antoine de Baecque, « Le Livre ouvert », Cahiers du cinéma, no 503, juin 1996, p. 26). Par ailleurs, preuve que ce second long métrage de Desplechin était très attendu par les auteurs des Cahiers, un long article s’est attaché à commenter la méthode de tournage du film par Desplechin (Carole Le Berre, « Comment Desplechin a tourné Comment je me suis disputé… », Cahiers du cinéma, no 491, mai 1995, pp.  38-43).

3 Eclipses : revue de cinéma, « Arnaud Desplechin : l’intimité romanesque », dossier dirigé par Youri Deschamps, no 52, juin 2013.