Jean-Michel Baconnier

Déplacer des pôles d’attraction

Compte rendu de Roman Signer, Films Super-8. La nature comme atelier

Films Super-8. La nature comme atelie r

Roman Signer

Roman Signer, Films Super-8. La nature comme atelier (François Bovier et Hamid Taieb, éd.), Genève, MētisPresses (coll. PlanSécant), 2013

En octobre 2013, la collection PlanSécant des éditions genevoises MētisPresses publie un recueil de textes, sous la direction de François Bovier et Hamid Taieb, dédié au travail artistique et plus particulièrement à la production cinématographique en format Super-8 de l’artiste Roman Signer. Cet ouvrage intitulé justement Films Super-8. La nature comme atelier regroupe des articles de Geneviève Loup, Rachel Withers, François Bovier et Hamid Taieb ainsi qu’un entretien avec Signer mené par ces trois derniers auteurs. De plus, ce livre contient des reproductions d’esquisses graphiques de films, d’installations, et d’actions réalisées par l’artiste entre 1975 et 2005 ainsi qu’un dvd réunissant une sélection de 46 films et une série inédite de Restenfilme.

Comme nous en informe le titre de la note d’introduction, ce volume se concentre sur Le cinéma de Roman Signer. En ce sens, celui-ci traite d’un aspect peu recensé de l’œuvre de l’artiste suisse qui est principalement connu pour ses installations dites « performatives ». Soulignons d’emblée qu’il ne se retrouve pas dans ce dernier qualificatif. Cet état de fait n’est pas anodin dans le cadre de ce livre, comme le souligne Loup à travers une citation de Signer : « […] j’ai aussi pu affirmer que mes actions, mes films, sont une sorte de sculpture. Mes soi-disant actions ne sont pas des performances parce que l’art performatif a plutôt à voir avec le théâtre, avec la mise en scène d’éléments. Mes events ou actions sont construits en termes de sculpture. »1 Il précise d’ailleurs ce postulat émis lors d’une conversation avec Paula van den Bosch2 dans son entretien avec Bovier, Taieb et Withers :

« Je pense qu’il est faux d’affirmer que mes films Super-8 – j’en ai réalisé près de deux cents – constituent des actions. Parmi ces deux cents films, il y a peut-être deux actions. Une action est conçue en fonction d’un public. Et quand je réalise une œuvre, pour moi il ne s’agit pas d’une action. Un film, je le réalise seul, ou alors peut-être avec un ami qui m’aide. Le plus souvent, j’étais seul. Il s’agit d’un travail, d’un film, et non pas d’une action, que l’on peut définir comme une démonstration face à un public. »3

Par ailleurs, cet ouvrage recueille, selon les deux directeurs éditoriaux, des essais se voulant en « porte-à-faux par rapport à la majorité des publications consacrées à Signer, constituées de catalogues d’exposition ou d’entretiens »4 en privilégiant « une approche conceptuelle »5 de son travail artistique. Dans cette logique, deux notions, l’événement et le temps, sous-tendent ce corpus de textes, mais constellent aussi les propos tenus par Signer à l’égard de ses œuvres. Ces deux composantes opératoires sont des éléments essentiels au sein de sa pratique artistique et sont ici révélées par la médiation du film. En effet, ces notions fonctionnent comme des points d’entrée dans cette œuvre complexe, tout en questionnant le sens même de leur définition dans le cadre des projets de Signer. A propos de la sophistication de son travail, l’artiste dit : « Les œuvres que je réalise sont très simples. J’ai toujours voulu être dans la simplicité, à l’opposé d’une œuvre compliquée »6 ; néanmoins, comme on le sait, la simplicité n’est pas chose facile à atteindre et nécessite une rigueur exemplaire dans la coordination d’éléments matériels et intellectuels hétérogènes. Cette précision nous la trouvons déjà en grande partie dans les dix-neuf dessins préparatoires publiés dans l’ouvrage. Dès lors, selon nous, c’est la singularité de ces agencements qui participe pleinement à la richesse des propositions de Signer.

Ainsi, les auteurs analysent la place spécifique que tiennent un certain nombre de notions (comme l’événement et le temps, nous l’avons dit) dans sa pratique, mais les envisagent aussi comme des contrepoints aux termes retenus (performance, action, etc.) par les précédents commentateurs du travail de l’artiste. Il s’agit donc, en partant des propos de Signer, de comprendre comment des événements sont activés dans l’espace et le temps à travers tout un jeu de médiations, de transformations et d’échanges de dimensions :

« Quand une sculpture se modifie, sous la pression d’une force, ou du temps, qui est aussi un facteur très important, on assiste à un événement : la sculpture se transforme par le biais d’une force naturelle, par une charge d’explosif ou sous l’effet de la pluie. On assiste alors bien à l’émergence d’une nouvelle sculpture. »7

Dès lors, Signer réalise, selon lui, des « événements » et non des « actions ». Notons toutefois que l’artiste se contredit de temps à autre, dans l’entretien qu’il accorde à Bovier, Taieb et Withers, en recourant à cette dernière terminologie. Parfois d’ailleurs, il semble utiliser le mot « action » comme un synonyme d’« événement », pour se reprendre ensuite8. Afin de tenter d’expliciter le processus instauré par l’artiste lorsque ses événements ont lieu, Bovier et Taieb les décomposent en « une structure tripartite [de] trois blocs d’espaces-temps »9. Cette suite d’opérations se diviserait donc de la manière suivante : « situation de départ ; action ; situation modifée »10. Dans ce sens, « l’action présuppose l’intervention d’un agent ; l’événement renvoie à une disposition d’objets ou d’actants, qui se dénoue »11. Le film permet de cadrer et de rendre visible le déroulement d’un événement dont le paramétrage préalable de l’artiste fait qu’il en résulte un objet esthétique. C’est notamment ce protocole qui doit être décrypté pour comprendre le fonctionnement du travail de Signer et les enjeux artistiques qui l’animent. Autrement dit, il nous paraît important ici de saisir les spécificités de l’agencement d’une situation et le système de monstration qui en découle à travers une motivation esthétique qui diffère d’une expérience scientifique par exemple, nous y reviendrons. Ainsi, les composantes (matérielles, spatiales, temporelles et humaines) et les forces d’interaction de cet agencement déterminent le processus de sa construction singulière. Dans ce contexte, comme le proposent Bovier et Taieb, il faut peut-être envisager la notion d’agencement à partir des travaux de Gilles Deleuze et de Félix Guattari dans leur ambition critique envers l’interprétation symbolique d’un événement émise par Sigmund Freud lorsqu’il analyse le cas du petit Hans12. Or, mentionnent Bovier et Taieb :

« Le traumatisme du petit Hans est lié à l’événement même qu’il a sous les yeux. Ce à quoi l’enfant assiste est éminemment impressionnant. Tandis que ‹ tout ce qui importe à Freud, c’est que le cheval soit le père ›, ce sur quoi il faudrait se concentrer, c’est l’agencement dans lequel le petit Hans s’inscrit : ‹ immeuble – rue – entrepôt voisin – cheval d’omnibus – un cheval tombe – un cheval est fouetté ! ›. »13

Si les agencements de Signer, dont découlent des événements, libèrent des tensions accumulées « lorsque le point de rupture est consommé »14 pouvant générer des explosions, des déflagrations et des chocs divers plus ou moins violents, ils ne comportent rien de traumatisant. Cette « économie de la dépense »15, il faudrait d’ailleurs plutôt l’envisager comme un jeu (autant de façon ludique, que sur les écarts qu’elle engendre) ou plus précisément une attraction au sens propre et figuré. Cette attraction doit être appréhendée par le biais de différents domaines, car elle traverse l’œuvre de Signer sur un plan physique, ludique et filmique16.

Il est donc légitime de se demander la place que tient la science dans les films Super-8 de Signer qui pourraient fonctionner comme des démonstrations d’« expériences » sur les lois de la physique. C’est dans ce sens que Bovier et Taieb confrontent la production cinématographique de l’artiste avec les films scientifiques. Dans cette perspective, les deux auteurs tentent de comparer et de distinguer son œuvre en mobilisant deux axes d’interprétation potentiels, à la fois « contradictoires et en ­tension »17, qui le trament en toile de fond :

« C’est-à-dire l’event, tel que George Brecht l’a défini et pratiqué à partir d’une réflexion sur le hasard d’une part, et le cinéma scientifique qui a été intégré dans le corpus des séances d’avant-garde à la fin des années 1920 d’autre part. Ces interprétants, précisons-le, ne constituent d’aucune façon une référence directe pour Signer, comme il a pu le souligner à plusieurs reprises. »18

Il est vrai que les films Super-8 de Signer peuvent faire penser à des diagrammes en mouvement qu’aurait pu exécuter notamment Albert Einstein pour expliciter sa théorie de la relativité restreinte et générale. Souvenons-nous du physicien qui renvoie à « l’égalité de la masse inerte et de la masse pesante comme argument en faveur du postulat de la relativité générale »19. Ainsi, le scientifique prend pour référence un corps qu’il positionne dans un espace ne subissant pas de champ ­gravitationnel20, en l’occurrence une « immense boîte de la forme d’une chambre ». Dans celle-ci serait installé un observateur « fix[é] au sol par des ficelles pour ne pas s’envoler lentement vers le plafond de la chambre au moindre choc contre le plancher »21. Einstein nous demande ensuite de supposer que :

« […] au milieu extérieur du toit de la boîte soit fixé un crochet auquel est attachée une corde qu’un être quelconque commence à tirer avec une force constante. La boîte et l’observateur commencent alors à s’envoler d’un mouvement uniforme accéléré vers le haut. Leur vitesse augmenterait au cours du temps d’une façon fantastique, si nous envisageons tout cela relativement à un autre corps de référence, qu’on ne tire pas avec une corde. Mais comment l’homme dans la boîte juge-t-il l’événement ? »22

Certes, il faut une certaine imagination pour projeter ce contexte, mais si on le mettait pratiquement en œuvre, le travail de Signer serait représenté à travers une forme tangible. D’ailleurs, l’artiste active, détourne voire défie constamment la force gravitationnelle, parmi d’autres énergies, dans des films comme Ballon mit Eimer (1980), Tisch (1982) ou encore Aktion (1982). De plus, Signer le dit à plusieurs reprises dans son entretien avec Bovier, Taieb et Withers, la transformation d’un état physique à un autre est au centre de ses projets.

Néanmoins, une analogie littérale entre une « expérience scientifique » d’Einstein et une « proposition esthétique » de Signer constituerait une lecture erronée. En effet, l’artiste est très clair sur son rapport avec les lois physiques et il déclare à leur sujet : « Ça ne m’intéresse pas »23. Notons qu’il ne s’agit pas d’un principe aussi binaire, car si son travail n’illustre pas directement les « lois » qui régissent la physique, il joue cependant avec. Dès lors, il ne se voit pas autrement qu’un artiste qui « […] procède de façon ludique. Plein de curiosité, j’attends attend le moment de la transformation »24.

De ce fait, les termes d’« expérience » et de « laboratoire », qui aujourd’hui prévalent comme terminologie pédagogique dans certaines écoles d’art pour catégoriser leur programme de recherche au sein d’une pratique, n’opèrent pas dans une tentative d’analyse de l’œuvre de Signer. Ce constat va de pair, nous semble-t-il, avec la distance que l’artiste prend à l’égard des sciences dures sur le plan méthodologique. D’ailleurs, selon lui, son lieu de travail est l’atelier, même quand sa pratique prend forme dans la nature :

« Moi, je pense que la nature est un atelier, un grand atelier. Dans mon travail, j’envisage la nature comme un atelier. Je travaille dehors, dans l’environnement naturel, et le soir je quitte les lieux, en emmenant avec moi tous les objets utilisés. »25

En outre, lors de sa conversation avec les auteurs, Signer précise encore que pour lui « les films scientifiques sont ennuyeux » ; toutefois, il crédite d’intérêt une petite partie d’entre eux : « les anciens films scientifiques sont intéressants. Ils ont encore une âme. Contrairement à aujourd’hui. Les films scientifiques des années 1920 m’intéressent, en effet. »26 Bovier mentionne que l’artiste avait « réalisé une installation à New York intitulée En attendant Harold Edgerton »27. Néanmoins, Signer souligne qu’Edgerton « était un scientifique, un chercheur »28. Il va même plus loin, en affirmant :

« Il y a des artistes qui sont scientifiques. Mais ce n’est pas mon cas. Il y a une frontière que je ne franchirai jamais. Je ne veux pas être un scientifique : je suis un joueur, un artiste, mais pas un scientifique. »29

Par conséquent, nous pouvons nous demander quel sens, quelle logique motive le travail artistique de Signer. Or, ses propositions – ces événements « attractifs » – ne sont pas « insensées » ou « illogiques », mais engagent d’autres directions, méthodes et logiques que celles du domaine scientifique. Dans la perspective de comprendre les mécanismes et les ressorts, osons le terme, qui opèrent dans son œuvre, il faut peut-être, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut et comme l’artiste nous y invite, aller chercher du côté du jeu, dont le cadre instauré par l’événement et sa médiation en donnerait les règles. D’ailleurs, lorsque Withers lui demande s’il se considère comme un joueur, Signer répond :

« Cela dépend de quel jeu il s’agit. J’ai toujours joué, avec les forces, les éléments. Mais pas dans le sens de Las Vegas… Ça aussi, c’est un jeu : aller dans la nature, faire quelque chose, avec le risque de l’échec. Mais ce n’est pas la même chose que jouer aux cartes ou au domino. C’est un jeu élémentaire : je joue avec les forces de la nature, et ces forces peuvent m’abîmer. Je prends un risque ; c’est peut-être un jeu avec la vie. Quand tu fais un pari, c’est quelque chose de très facile. C’est là toute la différence entre St-Gall et Las Vegas ! Le jeu dans la nature, c’est vraiment autre chose. »30

C’est une évidence, l’action de jouer comprend de nombreuses acceptions. A travers celles-ci, Signer crée des « attractions » et des « répulsions ». Ainsi, il installe une aire de jeu en mobilisant des positions qui provoquent des transformations, des écarts et des déplacements à l’aide de forces physiques, mais aussi avec des « artifices » ludiques, voire comiques, jusqu’avec son rôle d’artiste parfois :

« J’ai rempli une valise avec du béton. Je suis monté dans un hélicoptère, et je l’ai laissée tomber. Résultat : elle s’enfonce dans la terre. Ce pro­cessus était très intéressant ; je prenais des photos quand un paysan est intervenu, et m’a demandé ce qui se passait sur ses terres. Je lui ai répondu qu’il s’agissait d’un essai scientifique, filmé pour la télévision. Il ne faut jamais dire que c’est de l’art : dans ce cas, les gens se fâchent terriblement, ils explosent. Mais quand il s’agit d’un essai scientifique, la situation est tout autre. Il m’a aidé à sortir la valise de la terre. »31

Ici, Signer joue non seulement avec les éléments, mais aussi avec son statut d’artiste et du même coup pose d’une autre manière et avec humour la question de la place de la science et de ses acteurs dans son travail. En outre, d’après Withers, « il observe que certaines idées centrales de ses œuvres remontent à des jeux d’enfant ou à des idées d’expérimentations juvéniles »32. Relevons encore que Bovier et Taieb soulignent la dimension burlesque dans ses courts métrages33. Toutefois, Signer se défend de faire des films comiques :

« [Certains m’ont] demandé pourquoi je ne riais pas [durant mes événements]. C’est inutile de rire. Ils veulent peut-être suggérer que mes films sont proches de Buster Keaton. Mais ce n’est pas le cas. Je trouve déplacé de rire face à mes films. Pourquoi rire ? Je ris quand c’est drôle. Ce qui n’est pas le cas ici. […] C’est quelque chose de sérieux pour moi ; il n’y a pas de raisons de rire. Ceci dit, il n’est pas défendu au spectateur de rire. Mais mes films ne sont pas faits pour provoquer le rire. C’est là la différence avec Buster Keaton : quand le public rit, c’est un succès pour Keaton. Mais moi, je ne suis pas un comique. »34

Les événements de Signer engagent donc des forces d’attraction qui défient les lois de la « pesanteur » des corps et des esprits. Autrement dit, il s’agit d’une manière de jouer qui déjoue les centres de « gravité » physique et psychologique. Mais faire une attraction, ne revient pas nécessairement à produire une « distraction » ayant des velléités comiques35. Nous retrouvons d’une certaine façon le paradoxe du divertissement qui nous permettrait à la fois de revenir sur nous-mêmes et de sortir de nous-mêmes, comme le suggère Yves Charles Zarka en sollicitant les deux significations de ce terme :

« Au premier sens, le divertissement est une façon de se retrouver, de revenir sur soi-même, de s’éprouver hors des contraintes de la vie sociale et du travail, qui objectivent et finalisent notre volonté vers des buts extérieurs. Au second sens, le divertissement est une façon de se perdre, de s’oublier soi-même, de ne pas s’interroger sur son être en détournant le regard vers le dehors. »36

Dès lors, dans l’œuvre de Signer, la notion de divertissement est mise à l’épreuve à travers une attraction complexe : être dans l’événement et non dans l’événementiel en jouant sur l’étroite frontière qui les sépare, en se tenant en équilibre sur cet intervalle. Dans ce dessein, l’artiste, en tant qu’actant au sein d’un processus, aurait une position « neutre »37 qui n’est pas tenue par un acteur incarnant un « rôle »38, mais par un « déclencheur » d’opérations. A propos de cette place spécifique, Signer dit :

« Je suis le déclencheur, et par la suite je suis celui qui doit subir l’événement. Et qui espère en sortir indemne, sans se blesser. Souvent, c’est dangereux. Le danger, c’est aussi quelque chose qui n’entre normalement pas en jeu dans la performance. Cela a peut-être à voir avec le Body art. Mon corps a une fonction importante dans les films, pas systématiquement mais le plus souvent. »39

Il nous semble donc judicieux, à partir de cet agencement machinique, dans lequel l’artiste constitue un élément déclencheur qui permet de générer un événement dans lequel il est pris, de revenir sur les composantes que sont la caméra et le film dans ces espaces-temps esthétiques, voire poétiques40, reconfigurant des pôles d’attraction. Sur cette question, Bovier et Taieb avancent que :

« Le support du film, qu’il s’agisse du Super-8 ou par la suite de la vidéo, revêt une importance particulière dans la pratique artistique de Roman Signer : la caméra n’apparaît pas tant comme un outil de ­documentation que comme un agent à part entière dans le déroulement de l’action. L’événement, mis en scène pour la caméra et destiné à la captation, est surdéterminé par l’intrusion de cet appareillage technique et de ses contraintes. Mais surtout, la relation de vis-à-vis entre l’événement et la caméra conditionne la dynamique de l’œuvre : un circuit hautement chargé d’énergie relie l’attente de l’événement, sa soudaine irruption ou son apparition retardée, et la capacité de fixation de la caméra, suivant la limite temporelle d’une cassette Super-8 de trois minutes (la vidéo impliquant une autre temporalité et une autre relation à l’action et à l’accident). [Par conséquent], la logique des films de Signer est de l’orde de l’attraction […] La caméra est un simple instrument de mesure, ce n’est pas elle qui prend l’initiative de l’action. D’autre part, ce sont les traces de l’action et sa dimension attractionnelle que vise Signer. »41

Cette approche cinématographique de l’attraction dans le travail de Signer, les deux auteurs proposent de la penser à partir du texte de Tom Gunning intitulé « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde »42 auquel ils nous renvoient dans une note de bas de page. Dans son article, l’historien du cinéma réenvisage, à travers cette notion, la place des films « non-narratifs » dans le cinéma des premiers temps en oppostion aux films « narratifs » qui prévaudront, selon lui, à partir de 190743. Ainsi, pour Gunning, le cinéma d’attraction est « un cinéma fondé sur […] la capacité à montrer quelque chose »44. Il rappelle encore que le terme d’attraction dans le domaine du spectacle vient « bien évidemment » du réalisateur Serguei Mikhaïlovitch Eisenstein dans :

« […] sa recherche d’un modèle et d’un mode d’analyse nouveaux pour le théâtre. Dans sa quête d’une ‹ unité qui mesurera l’influence exercée par l’art › – en l’occurrence, par l’art dramatique –, fondement d’une analyse visant à saper le théâtre réaliste basé sur la représentation, Eisenstein s’arrêta sur la notion d’‹ attraction ›. »45

L’économie même du montage des films de Signer permet de donner à voir – présenter, plutôt que de représenter, montrer plutôt que de démontrer – des mises en tension et des libérations de forces accumulées dans un agencement dont le point de césure est déclenché, « que celui-ci soit franchi abruptement, ou au contraire progressivement »46. Ici le film, en tant que médiation, est un élément constructif dans ce processus. En outre, comme le relève Loup, Signer n’illustre pas « une recherche [et n’effectue pas] une démonstration »47 : d’ailleurs, l’artiste dit qu’il ne « s’intéresse [qu’]à l’apparence visible »48. Ainsi, le film est « comme une porte qui donne accès à un autre monde »49.

En guise de conclusion nous pouvons avancer, et c’est peut-être dans ce sens qu’il faut lire les essais regroupés dans Films Super-8. La nature comme atelier, que le travail de Signer échappe à l’interprétation par le fait même qu’il joue en permanence sur la ligne de crête des paradigmes qu’il met à l’épreuve. Ces vecteurs déterminés par une puissance opératoire sont pris dans des agencements dont les composantes sont mises en tension et subissent des transformations qui questionnent le système même de la production d’une œuvre à travers l’événement qui l’active. En cela, le travail artistique de Signer prend toute sa dimension « attractive » dans l’espace et dans le temps.

1 Roman Signer, cité par Geneviève Loup, « La plasticité d’une sculpture », dans François Bovier et Hamid Taieb (éd.), Roman Signer, Films Super-8. La nature comme atelier, Genève, MētisPresses (coll. PlanSécant), 2013, p. 11.

2 « Paula van den Bosch in conversation with Roman Signer », dans Gerhard Mack, Paula van den Bosch, Jeremy Millar (éd.), Roman Signer, Londres, Phaidon Press Limited, 2006, p. 8.

3 François Bovier, Hamid Taieb et Rachel Withers, « ‹ La nature comme atelier ›, Entretien avec Roman Signer », dans François Bovier et Hamid Taieb (éd.), op. cit., p. 95.

4 François Bovier et Hamid Taieb (éd.), « Le cinéma de Roman Signer », dans Roman Signer, Films Super-8. La nature comme atelier, op. cit., p. 9.

5 Id., p. 8.

6 François Bovier, Hamid Taieb et Rachel Withers, « ‹ La nature comme atelier ›, Entretien avec Roman Signer », op. cit., p. 96.

7 Id., p. 100.

8 « En 1981, j’ai invité des amis à assister à l’action. C’était ma première action. J’ai continué par la suite. Mais je ne le répéterai jamais assez souvent : il ne s’agit pas d’actions, mais d’événements. » (id., p. 98).

9 François Bovier et Hamid Taieb, « Variations autour de quelques événements chez Roman Signer », op. cit., p. 50.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 Id., p. 66.

13 Id., p. 67.

14 Id., p. 62.

15 Ibid.

16 La notion d’attraction est uniquement effleurée dans l’ouvrage ; nous profitons de ce compte rendu de lecture pour nous y attarder.

17 Id., p. 51.

18 Ibid.

19 Albert Einstein, La Théorie de la relativité restreinte et générale (trad. Maurice Solovine), Paris, Dunod, 2012 [1923].

20 Certes, ce corps serait situé dans « une vaste portion d’espace si éloignée des étoiles et d’autres masses importantes que nous nous trouvions avec une grande approximation dans le cas prévu par la loi fondamentale de Galilée. » (Albert Einstein, op. cit., p. 77).

21 Ibid.

22 Id., pp.  77-78.

23 Rachel Withers, « De l’imagination, et non de la logique », op. cit., p. 33.

24 Ibid.

25 François Bovier, Hamid Taieb et Rachel Withers, « ‹ La nature comme atelier ›, Entretien avec Roman Signer », op. cit., p. 107.

26 Id., p. 117.

27 Signer ajoute qu’il s’agissait d’une sculpture et que « [c]’était une pièce sur Edgerton, un scientifique américain qui a inventé la photographie high-speed. Tout le monde connaît les photos qui en sont tirées. Par exemple, une pomme est traversée par une balle ; sur la photo, la balle est sortie de la pomme qui n’a pas encore complètement explosé. Dans une chambre, j’ai donc suspendu une pomme au plafond, en attendant Harold ­Edgerton. » (ibid.).

28 Ibid.

29 Id., p. 118.

30 Id., p. 105.

31 Id., p. 118.

32 Rachel Withers, « De l’imagination, et non de la logique », op. cit., p. 38.

33 François Bovier et Hamid Taieb, « Variations autour de quelques événements chez Roman Signer », op. cit., p. 58.

34 François Bovier, Hamid Taieb et Rachel Withers, « ‹ La nature comme atelier ›, Entretien avec Roman Signer », op. cit., p. 101 et p. 102.

35 François Bovier et Hamid Taieb, « Variations autour de quelques événements chez Roman Signer », op. cit., p. 65.

36 Yves Charles Zarka, « L’homme démocratique et le divertissement », Cités, no 7, 2001/3, p. 3.

37 Selon Bovier et Taieb, « Signer reconduit le sujet à son degré zéro, à l’expérience de l’événement mondain dans sa simplicité même – à l’événement mondain brut, ou plutôt à l’épreuve brute de l’événement mondain, toujours différent » (François Bovier et Hamid Taieb, « Variations autour de quelques événements chez Roman Signer », op. cit., p. 61).

38 Id., p. 65.

39 François Bovier, Hamid Taieb et Rachel Withers, « ‹ La nature comme atelier ›, Entretien avec Roman Signer », op. cit., p. 101.

40 Sur la dimension poétique de l’œuvre de Signer, voir Rachel Withers, « De l’imagination, et non de la logique », op. cit., pp.  27-48. Par ailleurs, Johan Huizinga a souligné la relation étroite entre le jeu et la poésie dans son célèbre ouvrage Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (Paris, Gallimard, 1951, pp.  197-222).

41 François Bovier et Hamid Taieb, « Variations autour de quelques événements chez Roman Signer », op. cit., p. 62 et p. 65.

42 Tom Gunning, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1985, Revue de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, no 50, 2006, pp.  55-65.

43 Tom Gunning, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », op. cit., p. 62.

44 Id., p. 57.

45 Id., p. 59.

46 François Bovier et Hamid Taieb, « Variations autour de quelques événements chez Roman Signer », op. cit., p. 62.

47 Geneviève Loup, « La plasticité d’une sculpture », op. cit., p. 17.

48 Roman Signer, cité par Geneviève Loup, op. cit., p. 17.

49 François Bovier, Hamid Taieb et Rachel Withers, « ‹ La nature comme atelier ›, Entretien avec Roman Signer », op. cit., p. 106.