Autour de Pêche de nuit (1963)
Entretien avec Tjerk Wicky
Nos remerciements vont à Roland Cosandey qui a attentivement relu cet entretien et qui a contribué à notre connaissance du contexte.
Cet entretien a été conduit à Lausanne, le 27 mars 2012, dans le cadre de recherches liées au projet Expérimentations filmiques en Suisse 1950-1988 / Schweizer Filmexperimente 1950-1988, soutenu par le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique et conduit par l’Institute for Performing Arts and Film de la Zürcher Hochschule der Künste et la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne. Il a été publié en ligne sur le site Documents de cinéma de la Cinémathèque suisse. Tjerk Wicky, malgré le détachement qu’il manifeste envers sa brève incursion cinématographique dans le domaine du film expérimental – nous lui avons appris que le film qui nous amenait vers lui, Pêche de nuit, avait été édité en dvd –, a bien voulu évoquer pour nous sa participation à cette œuvre collective. Son témoignage est d’autant plus précieux que son nom, à la différence de Luc Peire (1916-1994) et d’Henri Chopin (1922-2008), se réduit aujourd’hui à une simple mention filmographique, sans plus de consistance historique, dans le catalogue du Festival international de cinéma expérimental de Knokke-le-Zoute (EXPRMNTL 3, 1963), à l’entrée suivante :
« Pêche de nuit, Henri Chopin, Luc Peire, Tjerk Wicky, France/Suisse/Belgique, 1963, 12 minutes. »
Pêche de nuit a remporté le Prix Sinjaal pour le film expérimental, en septembre 1963, à Anvers, dans le cadre du Festival Benelux. Tjerk Wicky n’avait pas fait le déplacement, ni d’ailleurs à Knokke en août 1963. Cette même année, la revue Praxis (São Paulo) publiait en français un texte d’Henri Chopin sur Pêche de nuit (no 3, 2e semestre 1963), repris dans Celebrity Café (Dijon, no 1, juin 2013). Par ailleurs, Pêche de nuit figure dans les collections du Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle depuis 1997 (la Cinémathèque royale de Belgique en conserve également une copie). L’œuvre est brièvement décrite dans la notice que Xavier Garcia Bardon consacre à Henri Chopin, en ligne sur le site internet du Centre Pompidou (la date donnée, 1957, est celle de l’« audio-poème » de Chopin qui donne son titre au film).
A l’occasion de cet entretien, deux films tournés après Pêche de nuit ont resurgi, sinon matériellement, du moins filmographiquement. Il s’agit d’un essai intitulé Les Façades (1963, 16mm, moyen métrage) et de Quelques-uns parmi d’autres (35mm, 22’, 1965), un film de commande de la société pharmaceutique Roche France, que Wicky réalisa à l’instigation du docteur Pierre-A. Lambert, psycho-pharmacologue au Centre hospitalier spécialisé de Bassens, en Savoie, membre de la Société Psychanalytique de Paris et partisan de la psychiatrie de secteur. Lambert anime alors le Comité lyonnais de recherche thérapeutique en psychiatrie (CLRTP), dont le colloque de 1964 sur « la relation médecin-malade au cours des chimiothérapies psychiatriques » constitua un moment important dans l’histoire de la psychiatrie française. Un quatrième titre est non seulement conservé, mais il figure même et de manière pour le moins inattendue dans un dvd réunissant des documents audiovisuels conservés par les Archives cantonales de Bâle-Ville, Bewegte Vergangenheit : Filme aus dem Staatsarchiv Basel-Stadt 1 + 2. Cette évocation, entre reportage amical et montage pop, de l’avant-dernier bal costumé du Bon Film, le plus grand ciné-club suisse de l’époque, fut filmée, selon le générique parlé, par Tjerk et Ruth Wicky, assisté de B. Dussol. Commenté en suisse-allemand, Pop-Art-Fest (1968, 16mm, couleur, 10’53") n’est pas vraiment un film public, comme le rappelle ici Wicky. Après sa période parisienne, à son retour en Suisse en 1969, Tjerk Wicky se consacra au graphisme et à l’édition.
De Pêche de nuit, dans lequel il « anime » le poème sonore d’Henri Chopin et les peintures de Luc Peire, Tjerk Wicky possède une copie 16mm. Nous avons présenté ce film en dvd à la Cinémathèque suisse, le 28 janvier 2012, à l’occasion du colloque « Hors-Cadre : Swiss Film Experiments », consacré à l’histoire du cinéma expérimental en Suisse. Nous sommes heureux de lui restituer ici, aussi modestement cela soit-il, sa place dans l’histoire du cinéma.
(FB, AM, TS)
[TS] Vous êtes né ici, en Suisse ; où, et quand ?
[TW] A Lausanne, en 1935. Ma mère était une artiste, une sculptrice. Mes parents ont du reste divorcé, par la suite. A partir de 1958, j’ai lâché tout ce petit monde, et je suis parti. C’est là que j’ai rencontré quelqu’un que j’avais connu à Lausanne, qui avait fait le Kunstgewerbeschule à Bâle, et qui était graphiste. En 1958, donc, je suis parti à Bâle. A l’époque, j’étais graphiste. Arrivé à Bâle, j’ai continué le graphisme ; mais parallèlement, j’ai développé la photographie, et le cinéma.
[TS] Avez-vous étudié dans cette école d’arts appliqués de Bâle ?
[TW] Non, je suis toujours resté en dehors.
[TS] Vous avez donc fait un apprentissage en autodidacte ?
[TW] Oui, à peu près. J’ai par contre un certificat fédéral en graphisme. J’ai fait les quatre ans obligatoires jusqu’à l’examen final, mais le dessin n’était pas tellement mon fort ; c’est pour cela que je me suis orienté vers la photographie. Par dessus tout, le cinéma m’a beaucoup plu, parce que ça bouge, contrairement à la photo. J’ai eu une période de deux-trois ans, où avec mon ami graphiste on faisait des films 16mm, mais uniquement avec des procédés chimiques, tels que les révélateurs, le fixatif, les expositions, les solarisations, ou alors en animation. Les dessins étaient abstraits, à l’opposé de Walt Disney.
[FB] Vous travailliez directement sur la pellicule ?
[TW] Oui, sur la pellicule, car la caméra était trop coûteuse à l’époque.
[TS] Vous travailliez donc sans caméra, pour des raisons économiques ?
[TW] Entre autres, oui. Plus tard, quand j’étais à Paris, je me suis acheté une Paillard, ce qui représentait quand même pour l’époque un certain montant, d’autant plus que j’avais pris un zoom de type 10×12mm, avec un moteur électrique. C’est avec cette caméra que j’ai réalisé Pêche de nuit ; et c’est à partir de là que j’ai fait des films à Paris.
[TS] Mais revenons à vos premiers films…
[TW]Il s’agissait de films que l’on ne montrait à personne. Je ne sais même pas s’ils existent encore. En tout cas, moi, je ne les ai pas ! On avait une bobine 16mm de 30 mètres. Suivant les cas, on travaillait sur le positif, puis on le mettait dans le fixatif ; il était transparent. D’autre fois, au contraire, on exposait la pellicule, on la fixait ; elle était noire. On ne travaillait qu’avec du noir et blanc. Parallèlement, on pratiquait le dessin abstrait, avec des couleurs, à partir desquelles on jouait. C’était complètement abstrait. Nous avions recours à des techniques de caches et de recoupements. Et on réalisait ces films pour nous.
[FB]Mais vous les projetiez quand même, ces films ?
[TW]Oui, on les projetait. On avait un vieux projecteur, qui nous suffisait : il n’y avait pas besoin de son, puisqu’il n’y en avait pas sur les films.
[FB] Ces films se limitaient donc à un à usage interne…
[TW] Oui, on les faisait pour nous, et pour une petite équipe…
[FB] Ces films s’articulaient-ils à votre travail photographique ?
[TW] En parallèle, pour gagner ma vie, je faisais un peu de photographie, et de graphisme aussi ; je faisais de la mise en pages, et dès qu’il fallait une illustration, j’avais recours à la photo. Et on faisait aussi beaucoup de photographie. Travailler chimiquement, cela me plaisait beaucoup.
[AM]Etiez-vous influencé par des travaux similaires que vous aviez vus, ou était-ce vraiment quelque chose de spontané ?
[TW] Non, quand je suis arrivé à Bâle, j’ai trouvé une place de graphiste. Et en fait, pas en tant qu’illustrateur : je faisais du dessin, des textes, des mises en pages, des annonces. Mais les annonces, c’était toujours à partir de la photographie. A l’époque, on travaillait – je ne sais pas si cela existe encore – avec ces films tramés. Ils avaient de très grosses trames, et on ne voyait pas les motifs, sauf si on les regardait de loin. C’est AGFA qui les produisait, je crois. Ce n’était pas une pellicule unie, elle était déjà tramée pour l’imprimerie. Et on les solarisait. Toutes les annonces étaient réalisées ainsi. Moi, j’adorais les trucages ! On ne travaillait avec la pellicule tramée que pour la photo, pas avec le film. En faisant cela, on espérait choquer tout le monde.
[TS] Et avez-vous réalisé des films parallèlement ?
[TW] Oui, cinq ou six films. On ne les a pas montrés ; d’ailleurs, personne ne voulait les voir. On avait une idée de ce que devait devenir l’art qui était totalement étrangère à ce que pensait la société actuelle. Et on voulait montrer qu’on pouvait faire autre chose, dans le domaine de l’abstraction ; il faut une certaine volonté pour voir et comprendre ces travaux. Ce qui n’est pas évident.
[AM] Etait-ce la raison pour laquelle vous utilisiez ces procédés expérimentaux dans des commandes, dans des travaux qui étaient commerciaux ?
[TW] Oui. Mais là, c’était encore assez réaliste, parce qu’on travaillait entre autres pour la Coop, pour ne citer qu’eux. On ne pouvait pas proposer n’importe quelle fantaisie. Par exemple, disons que l’on devait vendre du poisson : alors on composait un poisson sur la page entière presque, avec des trames assez grosses. Mais il fallait quand même qu’ils vendent leur produit ! (Rires) Ce qu’on faisait au niveau de la recherche personnelle, qu’elle soit photographique ou cinématographique, c’était d’exprimer des idées, réaliser de l’art avec la volonté d’en faire, mais pas selon les voies ordinaires. Alors à partir de là, on a fait tous ces petits films. Il y en a qui duraient peut-être trente secondes. Et d’autres qui duraient peut-être deux minutes, mais jamais plus.
[TS] Est-ce que vous pouvez parler un peu de ce groupe ? Apparemment, c’était un groupe d’amis. Que faisaient donc ces gens ?
[TW] Le principal ami, que j’avais connu à Lausanne, est décédé pendant que j’étais à Paris, et le groupe est parti un peu chacun de son côté, moi y compris.
[TS] Vous étiez à Bâle dans les années 1950 ?
[TW] De 1958 à 1962. En 1962, je suis parti à Paris.
[TS] Mais n’avez-vous pas gardé de liens avec Bâle ?
[TW] Mon épouse était bâloise. Alors évidemment, on s’y rendait de temps en temps ; quand on y retournait, j’allais voir mon beau-frère, qui était peintre, mais je n’aimais pas du tout sa peinture ; on y allait peut-être deux fois par an.
[TS] Mais n’avez-vous pas fréquenté les cercles cinéphiliques à Lausanne, ou à Bâle également ? Il y avait des ciné-clubs à l’époque.
[TW] Oui, il y avait Freddy Buache. Mais je n’ai pas vraiment eu de contacts avec les ciné-clubs. On est allé voir une ou deux fois des séances : c’était bien, il y avait de bons films qui passaient. Et on était encore en haut de Lausanne, on n’était pas à Montbenon. C’était des films un peu sauvages, qui ne passaient pas dans les salles. Mais je n’ai pas reconstitué de groupe ; après, je suis resté seul. J’ai recommencé à Paris, avec Luc Peire, pour Pêche de nuit. Ce qui a très bien marché ; c’était une bonne idée de reprendre les recherches que l’on avait entreprises avec les lignes. Mon idée correspondait en tout point avec l’orientation de son œuvre.
[AM] Cette idée des lignes, à travers lesquelles vous filmez, cela vient de vous ; ce n’est pas lié au travail de Luc Peire…
[TW] Les lignes, oui, c’est mon idée. Luc Peire a apporté les peintures.
[AM] Il n’a donc apporté que les peintures. Est-ce que vous pouvez préciser le dispositif de ce film ?
[TW] J’ai tout fait à la main. Je n’avais pas encore de caméra. Alors j’ai travaillé sur des bouts de pellicule, on les a collés, puis on les a fait tirer par un laboratoire français. Le laboratoire doit encore avoir le négatif original, je pense ; ils les conservent très longtemps.
[TS] Pour une part, Pêche de nuit a été réalisé ainsi. Mais il y a aussi des parties filmées avec une caméra : le reflet de l’eau, par exemple…
[TW] L’eau, tout comme la goutte d’eau et les tableaux, sont filmés avec une caméra.
[TS] Pourriez-vous nous dire comment vous avez rencontré Luc Peire et Henri Chopin ? C’était à Paris, n’est-ce pas ?
[TW] Oui, c’était à Paris. Ma mère, qui était une artiste, a travaillé très longtemps à Paris, à Montmartre, quand elle était jeune. Et on y est retournés. Moi, j’y suis retourné avec elle en 1947, pour faire mes études. Et elle s’est intégrée à un cercle d’artistes, dont Luc Peire. Ce qui veut dire que quand je suis arrivé en 1962 à Paris, j’ai repris contact avec Luc Peire, et avec d’autres artistes par ailleurs ; mais le film, c’est avec Luc Peire que je l’ai réalisé.
[AM] A Paris, avez-vous étudié les Beaux-Arts ?
[TW] Non, les Beaux-Arts à Paris ne valaient pas grand-chose à cette époque. Ce n’était vraiment pas intéressant. Je suis arrivé là comme maquettiste dans une agence de publicité. Et très vite, j’ai introduit la photographie dans cette agence : un laboratoire, avec prise de vues, et tout le matériel. Et j’ai recommencé mes essais ; cette fois, comme on travaillait entre autres pour le domaine pharmaceutique, je pouvais aller assez loin dans mes idées. C’est dans ce contexte qu’un psychiatre est venu me voir. Ce n’est pas moi qui l’ai contacté, c’est l’agence, parce que Roche voulait travailler avec ce psychiatre, qui appartenait à la nouvelle école.
[FB] Qui était-ce ?
[TW] Lambert, de Chambéry. Il est finalement devenu psychanalyste. Il est mort aujourd’hui. Il a demandé à voir Pêche de nuit. Alors, on a organisé une séance.
[FB] Le film l’a-t-il intéressé ?
[TW] Oui. Du coup, on a établi le script, le scénario. Ce film a été tourné en 35mm, avec une équipe technique.
[FB] Avec des fonds qui provenaient du psychiatre ?
[TW] Non, de Roche. Roche a tout financé. Le but du film était de démontrer aux généralistes qu’ils doivent prendre contact avec des spécialistes plutôt que d’essayer de soigner eux-mêmes des malades mentaux, et de tout faire de travers. Mais on ne l’a pas exprimé ainsi ! Il s’agissait de gagner la confiance du généraliste pour qu’il contacte un psychiatre… Alors, dans une large partie du film, j’ai essayé d’exprimer les maladies mentales.
[FB] A travers des séquences abstraites ?
[TW] Non, là c’était complètement concret. Tout a été réalisé à l’aide de trucages, parce que j’adorais les trucages.
[AM] Quelles recherches aviez-vous entreprises pour visualiser ces maladies mentales ?
[TW] Le processus était assez spontané. On a travaillé deux ou trois semaines avec le psychiatre, à l’hôpital. Donc, j’ai vu des schizophrènes, des paranoïaques, et je les ai enregistrés ; et ça a donné lieu à toute une série d’images liées à ces personnes. Ils ont beaucoup plus peur du micro que de la caméra. La caméra ne les gêne pas. Mais avec le micro, c’était très dur.
[AM] Vous n’aviez donc aucun lien avec les recherches menées à l’époque entre art et psychiatrie, où les gens prenaient du LSD, etc.
[TW] Non, c’était médical, purement médical. Et ces patients n’étaient pas malades suite à la prise de drogues. Une projection de Pêche de nuit a été organisée auprès des responsables de l’agence. A part le directeur artistique, qui est devenu un ami par la suite, tous les autres membres de l’agence n’ont pas compris ce qui se passait. Le psychiatre, par contre, était très cinéphile ; il connaissait la Nouvelle Vague, le néoréalisme, etc. Vous savez, un psychiatre, ce n’est pas de la rigolade ! (Rires) Il était là, et puis on m’a passé commande du film. Après, j’ai eu beaucoup plus de contacts avec lui, puisque je l’ai vu pendant deux ou trois semaines. On était à l’hôpital, dans différents pavillons. Lui était un précurseur – c’est ainsi qu’agit la psychiatrie aujourd’hui, du reste : quand le malade arrive, on le traite en chimio, puis il ressort. Tandis qu’auparavant, on le gardait, on faisait des électrodes, etc.
[TS] Avait-il porté un jugement esthétique sur le film à l’époque ?
[TW] Non. Ce qui lui a plu, c’est que c’était probablement encore plus expérimental que ce qu’il attendait.
[AM] En fin de compte, c’est Lambert qui a organisé le financement au travers de Roche ?
[TW] Oui, c’est lui qui a débloqué les fonds, mais ce n’est pas lui qui a payé.
[TS] Je voulais revenir sur nature de la collaboration pour Pêche de nuit. Vous êtes-vous rencontrés tous les trois pour discuter de la réalisation du film ?
[TW] Non, cela ne s’est pas passé ainsi. On s’est d’abord vu plusieurs fois avec Luc Peire, mais sans évoquer l’idée de réaliser un film. Je ne sais plus comment on en est arrivé à ce projet de film. Il est possible que je lui aie montré un ou deux travaux que je faisais à Paris, parce que j’avais quand même réalisé des films dessinés. Et qu’à partir de là, l’idée d’un film a germé. Par la suite, Henri Chopin s’est greffé à ce projet, avec son poème phonétique.
[FB] Comment est-il arrivé sur le projet ?
[TW] Luc Peire et Henri Chopin étaient amis.
[TS] Et à l’époque, ils habitaient tous les deux à Paris ?
[TW] Luc Peire habitait Paris, dans ces studios pour peintres. Tout à fait confortables : il y avait une grande pièce, avec une petite chambre à coucher et une toute petite cuisine. Chopin était en banlieue, d’après mes souvenirs, mais je ne sais plus où. Je n’ai jamais été chez lui.
[AM] Chopin disait que les banlieues à l’époque, c’était encore la campagne…
[TW] Non, non, c’était déjà des immeubles à n’en plus finir.
[AM] Est-ce que vous vous intéressiez à la poésie sonore à l’époque ?
[TW] Je trouvais intéressant de travailler autrement la parole. C’était quand même une recherche singulière, ces poèmes phonétiques. Le mot ou la lettre étaient très présents.
[FB] La lettre, plutôt que le mot…
[TW] Tout à fait.
[AM] Et puis le corps aussi. Chopin s’intéressait justement à la présence du corps dans le langage.
[TW] Oui, il y avait quelques variations, mais disons que le poème était plutôt monotone. Ce qui était intéressant, c’était de le juxtaposer aux images de Luc Peire et aux recherches que je faisais.
[TS] Alors, vous n’êtes pas intervenu sur le poème ?
[TW] Non.
[FB] Il était donc repris tel quel.
[TW] A vrai dire, Chopin a découpé son poème par rapport à la durée qu’on avait définie.
[FB] Soit. Mais avait-il vu les images ?
[TW] Non, au début, je ne crois pas.
[FB] La relation entre l’image et le son est donc aléatoire. Il s’agissait bien de deux bandes indépendantes ?
[TW] Tout à fait. Mais il faut préciser que les deux bandes avaient le même minutage. Je ne me rappelle plus exactement comment on a monté le film, car Pêche de nuit a été monté dans un laboratoire… Et, je ne sais plus si on a retravaillé la bande sonore en fonction de l’image. A mon souvenir, c’est plutôt moi à l’image qui ai suivi le son, sa tonalité. J’ai écouté la bande sonore, ce qui m’a inspiré des images, que j’ai réalisées les unes après les autres. Notamment en fonction du son… Disons que sur une séquence, il n’y a peut-être que le quart qui a été conservé, le dixième peut-être.
[TS] Vous avez donc effectué un montage après coup ?
[TW] Oui, j’ai monté les images après coup.
[AM] Et les pièces de Luc Peire qui apparaissent dans le film, ont-elles été réalisées spécifiquement pour le film ? Ou s’agissait-il de pièces préexistantes ?
[TW] Il s’agissait de pièces préexistantes. Je ne crois pas qu’il en ait réalisé spécialement pour le film. Ou peut-être une, seulement.
[TS] L’art de Luc Peire est quand même assez statique. Votre ambition consistait-elle à lui donner vie à travers le mouvement ?
[TW] C’est en effet ce qui a impressionné Luc Peire. Il m’a dit : « C’est la première fois que je vois mes lignes bouger. » L’idée était de donner vie à ses pièces. Il s’agissait d’une recherche comparable à ce que l’on entreprenait à Bâle. On essayait d’animer des formes statiques, mais de les animer sans verser pour autant dans du réalisme à cent pour cent. Ce travail sur le mouvement m’a beaucoup plu.
[TS] Et c’est bien vous qui avez eu l’idée d’utiliser l’eau ?
[TW] Oui.
[TS] Et d’utiliser le mouvement ? Il y a une boîte qui tourne à 360 degrés et qui apparaît comme un leitmotiv. C’était plus ou moins intuitif ?
[TW] Je conduisais des recherches en fonction des besoins, c’était instinctif. Par exemple, pour la petite histoire, le motif de la goutte d’eau, c’était la carte de naissance de ma fille. Vous savez, cette goutte qui se détache, et qui tombe. J’ai tourné cette scène pour le film ; et après, je l’ai retravaillée image par image, pour que la goutte tombe.
[TS] Et par la suite, qu’avez-vous fait ?
[TW] Par la suite, j’ai réalisé un autre film, appelé Les Façades. Je l’ai commencé avec une équipe technique. On voulait même utiliser des acteurs. Comme je n’avais pas d’argent, la condition c’était que tout le monde travaille gratuitement. Alors on a organisé quatre séances de tournage, ou trois, je ne me rappelle plus. Moi, j’avais tous mes bagages, avec des trépieds, des boîtes en carton. Les autres, ils flirtaient avec les filles. Et puis tout à coup, ils ont demandé à être payés. Alors je leur ai dit que c’était hors de question. J’ai alors repris le même thème, mais sans mannequins, sans acteurs en fait.
[TS] En quoi consistait donc ce film ?
[TW] C’était une étude sur les grands immeubles à Paris, où les façades ne finissent jamais. Et le neveu de mon épouse jouait du saxophone ; à partir de là, on a fait une bande son qui était magnifique. Je le laissais improviser sur les images qu’il voyait ; et on faisait des thèmes.
[AM] Il s’agissait d’improvisation ?
[TW] Oui, complètement. Pourtant, un saxophone dans un appartement à Paris, ça fait du bruit. J’ai eu un peu peur, mais tout s’est finalement bien passé.
[TS] Vous preniez donc le son en direct ?
[TW] Oui.
[TS] Avec un Nagra ?
[TW] Non, j’avais un Uher à l’époque.
[TS] Et une caméra blimpée ?
[TW] Ah non, la caméra, je la tenais à la main. Le son a été pris séparément. Par la suite, on a mixé le son en fonction des images. On a tourné beaucoup de plans de ces grands immeubles parisiens de l’époque, en voiture ; on tournait beaucoup en voiture. Il y avait énormément de travellings, et de superpositions.
[TS] Il s’agissait donc d’une étude formelle ?
[TW] C’était une étude sur le fait que l’on vit les uns sur les autres dans cette société. Et que l’on ne parvient plus à s’entendre, car il y a la télévision du voisin d’en haut, le bébé d’à côté, et que les murs ne sont pas isolés… C’était la catastrophe, ce n’est pas possible de vivre ainsi. C’était pour montrer et dénoncer cela.
[AM] C’était quelle année, Les Façades ?
[TW] Cela devait être 1963. On a commencé à travailler sur Les Façades en 1963 ; après, tout s’est effondré, et j’ai poursuivi le film seul.
[TS] Le film était réalisé avant ou en même temps que le tournage de Pêche de nuit, qui date aussi de 1963 ?
[TW] C’était juste après Pêche de nuit. On a fini Pêche de nuit en 1963, mais on l’a commencé auparavant.
[TS] Est-ce qu’il existe encore, ce film ?
[TW] Oui, je dois avoir une copie chez moi. Enfin, il faudrait que je la retrouve !
[TS] Le film a été tourné en 16mm ?
[TW] En 16mm double bande. A 24 images par seconde.
[FB] Ce film a-t-il été montré publiquement ?
[TW] Jamais.
[FB] Pêche de nuit a été montré par contre à plusieurs reprises.
[TW] Oui, car c’était bien le but de ce film. C’est Luc Peire qui voulait le présenter comme un film d’art et d’essai. Quand on a commencé à le réaliser et qu’il a vu des images, il a dit : « Oh, il faut absolument qu’il soit prêt pour telle date ! » Pour Knokke-le-Zoute, en fait. Mais Les Façades, je ne l’ai pas même présenté à des amis.
[TS] Et pourquoi donc ? Vous vouliez quand même exprimer une idée dans ce film, vous nous avez parlé de votre but.
[TW] Vous savez, dès qu’un film est fini, on aimerait le refaire, parce qu’il y a toute une série de choses qui ne nous plaisent pas.
[TS] Vous êtes donc un perfectionniste ?
[TW] Non, je suis peut-être cartésien. J’ai quand même eu deux enfants. J’ai voulu leur offrir des études, s’ils le souhaitaient, qu’ils puissent mener jusqu’au bout. Mon fils est médecin ; ma fille est avocate. A un moment donné, il a fallu que je rentabilise tout ce travail. J’ai donc créé ma propre société.
[TS] A quelle époque ?
[TW] C’était autour des années 1968, ou plutôt juste après, car j’étais alors encore à Paris.
[AM] Vous êtes rentré en 1969 en Suisse ?
[TW] Oui, à peu près.
[TS] En 1969, vous avez aussi fait un petit film sur un bal, une petite fête, à Bâle.
[TW] Ah, oui, avec Frank Weiss, qui était le président [du ciné-club Le Bon Film]. Mais ce n’était pas extraordinaire.
[FB] S’agissait-il d’une commande ?
[TW] Frank Weiss voulait que je fasse un reportage ; comme je n’ai pas le contact facile, cela n’a pas marché comme je le voulais. Et je lui ai donné le film – je ne sais pas ce qu’il en a fait.
[TS] Il figure dans un dvd édité par les Archives cantonales de Bâle-Ville.
[TW] Ah bon, moi je ne l’ai jamais vu. (Rires) Non, je lui ai donné le film, mes images. J’ai vu que ce n’était pas ma spécialité que de faire du reportage en société, alors je lui ai dit : « Bien, faites-en ce que vous en voulez. » Pour ma part, j’ai ensuite monté ma société ; et là, je suis retourné à la photographie, à l’édition, et à l’imprimerie. Et j’en ai fait mon gagne-pain.
[TS] Et vous n’avez jamais pensé à poursuivre dans le domaine du cinéma ? A tourner des publicités, par exemple…
[TW] Non, j’avais essayé à Paris, quand on a fini le film sur les maladies mentales. On a organisé une première vision dans un grand studio cinématographique parisien, avec tout le milieu du cinéma. Et le président de l’agence où j’ai travaillé m’a présenté. Il m’a très bien présenté, mais au vu des réponses, j’ai compris qu’il ne servait à rien d’insister. Il s’agit d’un petit monde très fermé. Ils ont leur circuit. Un peu comme Hollywood. Qu’est-ce que vous voulez faire ? Si je me présente là-bas avec Pêche de nuit, vous croyez qu’ils me proposeront un métier ? (Rires) Non, je ne me suis pas fait d’illusion…
[FB] Ils ont bien employé Oskar Fischinger à Hollywood...
[TW] Oui, mais à un moment donné, il fallait que je gagne de l’argent pour offrir un avenir à mes enfants. Ma fille est née en 1963, quand on démarrait Les Façades.
[AM] Je voulais revenir sur le film psychiatrique. Quand vous avez montré Pêche de nuit à Lambert, est-ce qu’il a perçu le film comme proche des hallucinations que peuvent avoir des schizophrènes ? Est-ce que cet aspect l’a intéressé ?
[TW] Non, je ne pense pas. Disons qu’il l’a perçu comme un film d’art et d’essai. Et Pêche de nuit n’a pas de relation avec le film psychiatrique. Notre propos était quand même de traiter de maladies psychiques.
[FB] Il s’agissait donc d’un film scénarisé ?
[TW] Oui, j’ai d’ailleurs d’abord dû vendre le scénario. Le film psychiatrique s’appelle Quelques-uns parmi d’autres. Il dure 22 minutes, je crois.
[TS] C’était en soixante… ?
[TW] C’était après Pêche de nuit. Je l’ai présenté au psychiatre autour de 1965.
[FB] Quelle utilisation a donc été faite du film ?
[TW] Le but du film était de décrire la façon dont je voyais ces maladies mentales, et le manque de contact qui pouvait s’établir entre ces gens et les autres. Après, j’ai filmé une dizaine de psychiatres de cette nouvelle école de Lyon, que Lambert chapeautait. On les a réunis dans une salle de projection, et on leur a montré la partie du film la plus créative, car il ne l’est plus après un moment. On voulait alors filmer ces personnes, qui sont des spécialistes, et qui discutent du film.
[TS] C’était comme une évocation du propos du film par l’image ?
[TW] Oui, une évocation qui devait constituer le message que je suggérais. Puis ils se sont exprimés. Là, j’ai eu le plus gros pépin de ma vie. On avait un preneur de son ; on avait un projectionniste dans la cabine ; on avait tous les techniciens ; on avait un Nagra. Et il se plante dans l’enregistrement.
[FB] Le son n’a donc pas été pris ?
[TW] Nous avons retranscrit et réenregistré le son après coup.
[TS] Que donnaient ces évocations de sentiments ou de pensées par l’image ? D’autres psychiatres ont-ils utilisé ce film ?
[TW] Non, Roche l’utilisait lors de réunions de généralistes. Le film était fait pour les généralistes, comme je l’ai dit tout à l’heure, pour qu’ils ne fassent pas de la psychiatrie à bon marché. Alors que si on consulte rapidement un psychiatre, certains dommages peuvent être évités.
[FB] En quoi consistait votre partie créative ?
[TW] J’ai pris plusieurs récits de malades que j’ai mis en images.
[TS] Des images intérieures ?
[TW] Oui.
[TS] Des images abstraites ?
[TW] Non, toutes étaient figuratives : des paysans, des vaches. Il y a une symptomatique des maladies. Puis il y a aussi des traumatismes, qui finissent par être des maladies. Alors il a fallu traiter de tout ça.
[TS] Vous avez essayé de créer un trauma par l’image ?
[TW] J’ai imagé ce que le malade décrit, et comment je l’ai ressenti. Je ne sais plus quelles maladies ça symbolisait. Je vous ai parlé d’un troupeau de vaches et d’un paysan : là, l’idée était de rassembler les vaches pour les rentrer à l’écurie. Seulement, je les ai rentrées par choc et par à-coup, image par image, parce que les personnes atteintes de la maladie en question ne voient pas l’image se dérouler. Elles voient des images fixes l’une derrière l’autre.
[AM] Vous avez conçu ce film à partir des deux semaines de recherche effectuées en milieu psychiatrique ?
[TW] Oui, deux semaines impressionnantes.
[FB] Et Lambert était-il content du résultat ?
[TW] Oui, et Roche aussi. Et j’avais un ami, qui est décédé maintenant, à Paris, qui était directeur artistique de l’agence où je travaillais. C’était mon supérieur, mais il n’a pas participé au film. C’est grâce à lui que j’ai une copie Secam. Il voulait revoir le film et l’a fait copier sur Secam.
[TS] Et pour contextualiser : la boîte pour laquelle vous avez travaillé à Paris, comment s’appelait-elle ?
[TW] La première s’appelait Publiservice. C’est une énorme machine, très structurée près de Saint-Lazare, où j’étais maquettiste. J’ai vu que ce n’était pas du tout mon fort, mais c’était très intéressant. J’ai ensuite demandé à être exécutant, ce qui a embêté tout le monde. Quand on me donnait un catalogue d’imprimerie pour faire la mise en pages, et que dans le catalogue, il y avait des ronds, des carrés, alors je m’amusais avec : je les mettais dedans. Ensuite, j’ai travaillé pour Chavannes Publicité. C’était une petite agence, où j’étais à l’aise. C’est moi qui ai équipé l’agence avec du matériel photographique.
[TS] Vous êtes par la suite devenu indépendant et vous vous êtes spécialisé dans le luxe…
[TW] Je m’y étais consacré dès mon retour en Suisse. Ça devait être en 1969.
[TS] Et vous n’avez jamais pensé à vous remettre au cinéma ?
[TW] Non. J’ai perdu mon épouse, ça m’a coupé toute envie. Je suis dans la phase où on attend. La dernière phase. A mon âge, c’est déjà merveilleux d’y arriver, mais je n’ai au fond plus rien à faire. J’ai cessé toute activité.
[TS] Mais vous allez au cinéma, par exemple ?
[TW] Non. Plus du tout, je ne trouve plus un film que j’aimerais voir. Alors j’aime autant voir des conneries à la télé.
[TS] Mais à l’époque ?
[TW] Dans les années 1960, il y avait de beaux films. Oui. Les films français et italiens étaient très bien. Mais il y avait aussi pas mal de navets. Mais l’idée, si vous voulez, à partir du moment où on a commencé l’image, était de ne pas souligner l’image par le son, mais de créer un son indépendant, et qui montre, qui ne décrit pas la scène, comme on le voit encore le plus souvent aujourd’hui : on nous raconte une histoire que l’on voit à l’image, tout est évident. On voulait faire autre chose. Mais dès que j’ai eu le son, c’est-à-dire dès que j’étais à Paris, j’ai rapidement eu cette envie : le traiter en tant que contrepoint. Alors il y a le texte, qui est une bande, il y a le son, et puis il y a l’image. Ce sont trois choses qui ne doivent pas s’additionner, mais se compléter.
[TS] Et vous avez acheté cette caméra Paillard juste avant de partir pour Paris, ou l’avez-vous acheté à Paris ?
[TW] Je l’avais achetée en Suisse, malgré son prix.
[TS] Ça coûtait combien ?
[TW] Je crois que j’en ai eu pour 4000 francs, avec l’objectif Angénieux.
[TS] Tout de même ! 4000 francs, à l’époque, cela représentait un salaire ?
[TW] Non, peut-être pas. Mais disons que la Paillard était dans mes moyens. C’est l’Angénieux qui était très cher.
[TS] C’est-à-dire l’objectif. Un zoom puissant ?
[TW] Oui, un 10×12.
[TS] Malgré l’acquisition de cette Paillard, les premiers essais pour Pêche de nuit ont été réalisés sans caméra ?
[TW] Non, je ne crois pas. Je ne l’ai peut-être pas eue au début, mais je l’ai sans aucun doute eue assez rapidement ; c’est avec cette caméra que j’ai filmé la goutte d’eau dans mon évier.
[TS] Vous avez fait ça dans l’atelier de Luc Peire ?
[TW] Non, chez moi.
[TS] Vous avez travaillé combien de temps pour réaliser ce film ?
[TW] Je ne m’en rappelle plus. Mais comme je travaillais la journée, c’était durant les week-ends, voire le soir. Et puis, ça n’a pas été fait rapidement. Je l’ai fait à mon rythme, mais il a soudainement fallu le finaliser parce que Peire voulait inscrire le film à Knokke-le-Zoute. Là, j’ai mis les bouchées doubles pour y arriver.
[AM] Et vous avez continué à avoir des contacts avec Chopin et Peire ?
[TW] Non, Chopin plus du tout. Et puis Luc Peire évidemment, parce qu’il m’a commandé des copies, et puis il était à toujours Paris.
[TS] Et vous, vous n’avez pas pensé à aller à Knokke ?
[TW] Non.
[TS] Ça ne vous intéressait pas ?
[TW] Non, à l’époque, j’avais ma vie et je travaillais beaucoup. Plus tard, j’y serais allé. Quand j’ai fait le film sur les maladies mentales, là alors, on a fait une première avec toute la partie technique à Genève, d’autant plus qu’André Zumbach [1931-2004], le musicien de Genève, avait fait la musique du film. C’est une musique qu’on a fait uniquement en studio, sans instruments. Enfin, il prenait des instruments, puis les mixait dans sa cuisine.
[TS] Pour en rester à Pêche de nuit, le film a eu un certain succès ; vous avez même reçu un prix en 1963. Comment avez-vous réagi à tout cela ?
[TW] Je me suis immédiatement mis à mon nouveau film. Quand j’ai fini un film, j’ai envie de le refaire, parce qu’il y a trop de choses qui ne sont pas comme elles devraient l’être. Au fur et à mesure que vous développez une idée, si vous reprenez le début, vous le reprenez autrement par rapport à la fin.
[AM] Vous n’avez donc pas du tout suivi la circulation du film dans d’autres festivals ?
[TW] Non, mais on m’a dit que le film avait été donné à un musée, je ne sais plus lequel, qui avait demandé une copie du film.
[TS] Mais vous étiez quand même fier de ce prix ?
[TW] Oui, quand même, surtout mon épouse. (Rires)
[TS] Quels films vous avaient impressionné dans les années 1960 ?
[TW] Il y avait Fellini, évidemment, ainsi que la Nouvelle Vague.
[FB] Et le cinéma expérimental ou underground ?
[TW] J’en voyais lorsque Buache était à la Cinémathèque, mais c’était bien avant – lorsque j’étais encore à Lausanne.
[TS] Buache a donc montré quelques films expérimentaux ? Des années 1920 et 1930 ?
[TW] Oui, je pense. Il avait une large collection. Et on s’était inscrit, puisque c’était [le ciné-]club [de Lausanne], on avait l’abonnement. Mais c’était au parc Mon-Repos, à l’époque. C’était rudimentaire.
[AM] Henri Chopin était-il influencé par le film d’Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité ? Est-ce que vous aviez vu ce film aussi ? C’est un film lettriste.
[FB] Isidore Isou est un écrivain, qui a fait de la poésie sonore, même si on n’appelait pas cela de la poésie sonore à l’époque, et qui a réalisé dans les années 1950 un film où il y avait une totale indépendance entre la bande image et la bande son.
[TW] Non, je ne l’ai pas vu.
[AM] Avec une intervention sur la pellicule.
[FB] Effectivement, Isou intervenait directement sur la pellicule.
[AM] C’est un travail qui a influencé Henri Chopin, autour des années 1950.
[TW] C’est possible. Chopin, voulait être le promoteur de ce genre de trucs. Il ne voulait pas me dire qu’il y avait déjà quelqu’un auparavant. (Rires) Mais c’est de bonne guerre !
[FB] En voyant Pêche de nuit, je me suis demandé si vous n’aviez pas été influencé par le film de Moholy-Nagy où il utilisait son Modulateur-espace-lumière ?
[TW] Non.
[FB] Pourtant, c’est frappant : il y a ce jeu avec le disque qui tourne, avec ces surimpressions, ces effets de lumière, qui ressemblent beaucoup à un film que Moholy-Nagy a fait autour de 1930, et qui est une expérience sur la lumière, sur la fixation de la lumière, la diffusion et la diffraction de la lumière. Mais vous n’avez pas vu cette œuvre ?
[TW] Non, je ne connais pas du tout ce film, ni son travail. Mais je n’ai jamais dit que j’étais le premier, et le seul ! (Rires) Qui est le premier à avoir construit une automobile ? Pour les Anglais, c’est un Anglais ; pour les Français, c’est un Français ; et ainsi de suite... (Rires) En 1960, quand je prenais l’avion, c’était comme le train : cinq minutes avant le départ, on embarquait ; aujourd’hui, aux Etats-Unis, il faut quatre heures pour se faire interroger, fouiller, radiographier et scanner ; nous sommes tous des terroristes en puissance. Je plains mes petits-enfants.