Ambiguïté du documentaire : la figure du double dans L’Aimée
Saturé de références livresques et philosophiques, prenant appui sur des genres cinématographiques consacrés pour mieux les détourner ou encore marqué par la théâtralité, le cinéma d’Arnaud Desplechin semble a priori éloigné des problématiques relevant du documentaire. Unplugged (France, 2004), Doppelgänger de Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes » (France, 2003), constitue la première incursion du cinéaste dans ce domaine1. Il se présente comme un montage alternatif de la trame narrative de Léo, constitué du matériel filmé lors des différentes étapes des répétitions avec les acteurs2. Ce film est présenté comme complément de programme lors de la sortie de Léo en dvd, et n’a bénéficié que d’une visibilité restreinte3. L’Aimée (France, 2007) connaît un tout autre lancement : une première à la Mostra de Venise, suivie d’une exploitation en salle. En ce sens, il peut être perçu comme le premier documentaire revendiqué par l’auteur.
Son sujet est apparemment lié à des contingences matérielles. En 2006, la maison familiale de Roubaix est en effet sur le point d’être vendue. Le film sert alors de prétexte à une ultime évocation de ces lieux, en suivant Robert Desplechin, père du cinéaste, affairé à vider la demeure familiale, ou son frère Fabrice Desplechin et ses enfants, venus rendre eux aussi un dernier hommage. Ce mouvement de retour sur son histoire familiale, suivant une dynamique quelque peu narcissique, est redoublé par le portrait que font Robert et Arnaud Desplechin de Thérèse, mère de Robert décédée lorsqu’il n’avait que trois ans. Le travail d’anamnèse auquel se livrent le père et le fils sur le mode de la conversation, archives familiales à l’appui, constitue l’ossature du film. La tentation est grande d’appréhender L’Aimée comme un dévoilement ou une mise à nu de l’ancrage biographique de motifs récurrents dans les films antérieurs du cinéaste. Citons ainsi l’importance de la ville de Roubaix, omniprésente dans sa filmographie, ou encore celle de la maison familiale – où des plans de Rois et reine (France, 2004) ont été tournés. La réunion de plusieurs générations de la famille Desplechin dans ce décor chargé d’histoires intimes fait de plus évidemment écho au Conte de Noël (France, 2008)4. Le fait que L’Aimée soit regroupé avec ce dernier dans l’édition collector de sa version dvd5 vient renforcer l’impression que le film constitue un compendium permettant de décrypter l’univers d’Arnaud Desplechin. Outre la demeure dépositaire de ses racines, plusieurs thèmes de prédilection s’y retrouvent en effet, en premier lieu la présence des morts sur lesquels se bâtit toute famille, thème développé dès La Vie des morts (France, 1991).
Un objet fuyant
Envisager L’Aimée comme simple document livrant accès à diverses clés de lecture de la filmographie de Desplechin serait cependant réducteur, voire contre-productif. Il est indéniable qu’un rapport à l’autobiographie, et même à la biographie de ses proches, informe l’écriture des films de Desplechin : en témoigne évidemment le procès auquel a donné lieu Rois et reine6. Mais les aléas que connaît le titre original de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (France, 1996) attestent que le lien étroit entre la vie du réalisateur et ses productions, constitue un procédé scénaristique récurrent. Les points de suspension viennent en effet se substituer aux termes « avec Eric Barbier », cinéaste avec qui il était alors brouillé et qui avait refusé que son nom apparaisse dans le film7. On peut dès lors légitimement penser que ce sous-texte autobiographique est également à l’œuvre dans les autres films du cinéaste. Mais cette trame, le plus souvent imperceptible, participe selon nous d’une volonté de structurer l’œuvre, à l’instar des usages répétés des noms de personnages, voire des mêmes motifs (on pense ici aux séquences de lecture de lettres à haute voix, mais on pourrait aussi évoquer l’importance du judaïsme, présent en filigrane dans chacun de ses films). Ces éléments, comme convoqués mais non exploités, contribuent à tisser des liens d’un film à l’autre, sans autre fonction que celle de rappel. Il serait dès lors vain de chercher à les décoder, le labyrinthe qu’ils construisent ne ménageant aucune sortie8. Cette stratégie, à rapprocher de celle du leurre, permet de masquer le véritable enjeu de ces films.
Au premier abord, le programme de L’Aimée semble limpide : reconstituer l’histoire d’une vie, dans un style dépouillé. Mais cette limpidité, trompeuse, est rapidement mise à mal, et ce dès le générique. Les premiers plans invitent à une lecture documentarisante : une porte d’entrée est cadrée depuis l’habitacle d’une voiture, on entend distinctement la respiration du filmeur et les cliquetis de l’ouverture de la portière. Cette dernière action provoque des mouvements de caméra, concourant à personnifier l’instance énonciatrice. Un second son est néanmoins audible, recouvert par ceux produits par le filmeur. Ce sont des bruits de pas, sans source à l’image. Ces bruits sans ancrage sont réitérés dans le plan suivant, recadrant la serrure de la porte d’entrée en gros plan. Parmi les bruits de circulation, le son d’une clé tournant dans la serrure se fait entendre, avant que la porte ne s’ouvre en grinçant, sans qu’aucune action ne soit représentée. La porte ouverte laisse alors voir un couloir, menant à des escaliers. La caméra reste sur le seuil, alors que nous entendons à nouveau des bruits de pas, suivis du craquement des marches, l’ascension présumée étant accompagnée d’un mouvement d’appareil vers le haut. Déjà mis à mal par cette introduction teintée de fantastique, l’ancrage documentaire continuera à s’estomper. De la rue, nous passons en effet à une pièce que nous devinons au sommet des escaliers, un raccord son sur les bruits de pas créant l’illusion de leur approche. Ceux-ci sont relayés par un morceau de Cole Porter, qui provoque une rupture formelle. Il est ponctué par un montage rythmique présentant diverses pièces de la maison, qui s’attarde particulièrement sur un portrait qui sera plus tard identifié comme celui de Thérèse, la mère défunte de Robert Desplechin. Le morceau se termine sur un retour dans la rue, un plan cadrant la façade de la maison, alors que le titre du film apparaît en incrustation. Il apparaît ainsi a posteriori que cette séquence constituait bien le générique du film. Celui-ci expose immédiatement le type d’exercice auquel va se livrer Desplechin. Portrait en creux, L’Aimée cherche en effet à cerner une absence. Son objet demeurera ainsi fondamentalement inatteignable, uniquement perceptible par les effets produits, à l’image de ces plans fantomatiques où seuls les sons et les actions émis laissent des traces. Il ne subsiste plus que le cadre de ces actions – la maison – et leurs effets – sa descendance.
La séquence inaugurale contraste avec cette exposition d’un intérieur feutré et bourgeois. Une ouverture à l’iris dévoile un masque africain toisant le spectateur. Une voix over, celle d’Arnaud Desplechin, se fait alors entendre, pour évoquer une disparition : « Le jeudi 24 juin 2004, à Paris en fin de matinée, le docteur H. m’apprenait le décès de la femme aimée. Il m’espérait au courant, je ne l’étais pas. » L’identité de cette femme ne sera pas révélée. Le récit des jours suivant l’annonce de la disparition, rythmé par plusieurs plans sur des masques et statuettes africaines, est marqué par l’incapacité du narrateur à faire surgir l’image de cette femme. Essayant d’en dessiner le portait un soir d’ivresse, il ne peut que produire une esquisse imprécise. Cette absence d’image le conduit à se rabattre sur un portrait photographique de sa grand-tante, dont il souligne la ressemblance avec la disparue. Support de la mémoire, la matérialité de la photo fait cependant écran, rendant là aussi l’exercice vain. Un nouveau glissement s’opère alors : le narrateur fait mention du portrait aperçu au générique. La séquence s’achève sur une vue prise de la fenêtre de la maison de Roubaix, alors que le narrateur conclut : « Deux ans plus tard, je suis retourné chez mes parents me tenir devant la peinture. L’aimée était toujours absente, me tenir devant ce tableau n’apaise rien. » Le plan suivant montre Arnaud Desplechin et son père occupés à des tâches ménagères, le cinéaste s’exclamant : « Je ne comprends pas pourquoi vous vendez cette maison ! » Cette première séquence, sorte d’antichambre au récit « officiel » de L’Aimée – récit paternel des origines à l’occasion d’un déménagement – met en scène ce qui motive la démarche du cinéaste. Elle est en effet marquée par l’incapacité de pallier l’absence. Masques, écheveaux de traits, portraits photographiques ou peints, rien ne permet de remédier à ce manque, qui demeure au final la seule trace de la personne disparue. Ceux-ci viennent au contraire s’interposer entre le narrateur et l’image qu’il cherche à susciter, le ramenant à sa douleur solitaire. Cette permanence du deuil, rappelé deux ans après les faits, éclaire le récit de Robert Desplechin d’un jour nouveau. Le portrait qu’il fait de sa mère devient exemplaire, révélateur du manque constitutif de l’expérience du deuil, et d’un mode de réconciliation (tout son récit est emprunt de sérénité). L’Aimée est ainsi marqué par la figure du double, le portrait de la grand-mère d’Arnaud Desplechin valant pour celui qu’il n’arrive pas à dresser. Le titre du film en témoigne, L’Aimée ne désignant pat Thérèse, mais la disparue anonyme, que le narrateur nomme toujours « la femme aimée ». Le film reflète donc ce désir illusoire et enfantin du réalisateur de ressusciter les morts.
La référence cinéphilique comme modélisation du monde
Le rapport au double et à la mort est relayé par la principale référence filmique de L’Aimée. Vertigo (Alfred Hitchcock, Etats-Unis, 1958) est en effet cité dès la première conversation entre le père et le fils. La musique emblématique du film de Hitchcock vient effectivement se superposer aux propos tenus. Suivent plusieurs plans en fondu enchaîné, filmés depuis l’habitacle d’une voiture sillonnant la ville, qui renvoient évidemment aux filatures répétées de Scottie (James Stewart) dans Vertigo. Le thème musical réapparaît une seconde fois, quasiment sous la même forme. La voiture suit ici celle de Robert, où ont pris place Fabrice Desplechin9 et ses enfants, qui se rendent à la maison où Robert a grandi. La séquence dure deux minutes, où les plans s’enchaînent à nouveau en fondu enchaîné au son de la musique de Vertigo. Cette courte séquence, muette, est ressentie comme une pause dans le déroulement du film, et provoque la seconde évocation de la « femme aimée », après une demi-heure de film. Mis à l’écart de la cellule familiale (Arnaud regarde la voiture de Robert se remplir sous les rires des enfants), le réalisateur est ramené à sa solitude, provoquant l’apparition de ce qui le travaille au plus près, ce deuil irrésolu. La poursuite de la voiture apparaît alors comme celle du sujet véritable de sa démarche, sur les notes d’un film narrant un sentiment amoureux éprouvé pour une morte.
Vertigo entre en résonance avec L’Aimée d’une seconde façon. La célèbre séquence des séquoias, où la vue de la coupe d’un arbre millénaire met en perspective l’insignifiance du temps humain, est en effet à mettre en rapport avec l’attention portée par Desplechin aux lieux qui ont vu vivre sa famille. Les plans de bâtiments ou de pièces vidés d’humains rappellent eux aussi la tension entre la brièveté d’une vie et la permanence du lieu où se succèdent les générations. Mais ce vertige face à la vacuité de la vie est tempéré par la représentation d’un temps cyclique, marqué par la renaissance. Les nombreux plans des neveux du cinéaste, absorbés par leurs jeux et indifférents à la caméra, en sont le signe. On devine d’ailleurs que certaines de ces activités – telles la lecture d’une bande dessinée à la lampe de poche dans un grenier – viennent rejouer celles d’Arnaud Desplechin alors qu’il était enfant. Cette forme de réconciliation par une descendance, seul moyen d’échapper aux limites temporelles qui nous sont imposées, se cristallise dans la seconde citation filmique de L’Aimée.
Plusieurs plans de The Night of the Hunter (Charles Laughton, Etats-Unis, 1955) sont en effet insérés dans le film de Desplechin. L’image apparaît ici sans le son, à l’inverse du mode de citation de Vertigo (dans les deux cas, une part de la totalité de la référence est absente, comme un nouvel écho de cette expérience du manque qui jalonne le film). Ces plans montrent Lilian Gish, entourée d’un ciel étoilé et s’adressant à la caméra. Dans le film de Desplechin, les paroles de l’actrice sont remplacées par la lecture du journal de Thérèse. Les interactions entre ces plans et L’Aimée sont de plusieurs types. En premier lieu, ce visage de vieille dame entourée d’étoiles, s’apparente à Thérèse parlant depuis l’au-delà. Une Thérèse évidemment fantasmée, dans la mesure où elle décède à 34 ans. L’incapacité d’ancrer cette parole à l’écran est soulignée par les discordances provoquées par l’incarnation du « je » de cette jeune fille dans une femme âgée et par le timbre masculin d’Arnaud Desplechin lisant un texte rédigé par une femme. Le choix de Lilian Gish en second lieu n’est pas innocent. Rappelons que c’est elle qui recueille et sauve les orphelins dans le film de Laughton. Elle figure donc la mère de substitution, et même la mère de substitution par excellence, tant le film a été fétichisé par la tradition cinéphilique. En ce sens, elle est particulièrement apte à endosser l’image d’une Thérèse vieillie, grand-mère idéale, n’ayant jamais atteint l’âge de pouvoir l’être, figée dans une éternelle jeunesse. Par ailleurs, Lilian Gish permet de rendre perceptible l’écoulement temporel inscrit sur un visage. Son apparition convoque en effet immédiatement l’image de la star qu’elle était à l’époque de sa gloire, où elle incarnait l’archétype de la jeune fille pure, idéalisée notamment par la caméra de D. W. Griffith. Elle contient ainsi toute l’histoire du cinéma, trace de l’époque légendaire du cinéma muet. La dernière façon dont ces plans éclairent L’Aimée est plus souterraine. Il faut pour cela revenir aux paroles originales de l’actrice. Nous la voyons en effet en train de lire un passage de la Bible à des enfants. Il s’agit d’une parabole de l’évangile de Saint Matthieu. Dans The Night of the Hunter, cette lecture intervient entre la fin du générique et le début du film. Les derniers mots tenus par Lilian Gish lorsqu’elle est présente à l’écran sont les suivants : « Gardez-vous des faux prophètes. » Son image s’estompe, alors qu’elle continue over sur ce qui constitue les premiers plans du film : « […] qui viennent à vous vêtus en brebis, mais qui en dedans sont des loups. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » La lecture s’arrête là, le début de la parabole éclairant suffisamment le propos de The Night of the Hunter. Mais la suite résonne curieusement avec L’Aimée :
« Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ? Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. C’est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. »
Le retour de l’identification de la famille à l’arbre, inscrit dès la première séquence de La Vie des morts10 (France, 1991), et présent de manière diffuse dans L’Aimée via les séquoias de Vertigo, ainsi que le dépassement de l’individu par le don d’une partie de soi dans sa descendance synthétisent plusieurs des thèmes récurrents du cinéastes.
Les enjeux de L’Aimée sont ainsi contenus tout entier dans deux films canoniques de la tradition cinéphile. Il n’est selon nous pas innocent que le film prenant le plus ouvertement sa source dans l’histoire intime d’Arnaud Desplechin soit également celui où la référence cinématographique soit le plus explicite (le plan tiré de The Night of the Hunter est ainsi le seul cas de reprise d’un plan dans la filmographie du cinéaste). Cette vision de l’œuvre d’art comme dépositaire de l’histoire intime peut dès lors se voir comme exemplaire du rapport qu’entretient le cinéaste à la fiction.