Tableau Noir de Yves Yersin (suisse, 2013) : la conviction par l’émotion
S’agissant de la création suisse, l’édition 2013 du festival de Locarno aura notamment été marquée par le retour de Yves Yersin en tant que réalisateur. Depuis le vif succès public des Petites Fugues en 1979, Yersin a en effet moins œuvré comme cinéaste que comme enseignant dans le Département audio-visuel (DAVI) de l’ECAL. Si la présentation de son film à Locarno a été marquée par le coup d’éclat de son auteur lors de la remise d’une « mention spéciale » sur la Piazza Grande1, Tableau Noir a néanmoins su trouver et toucher son public : en témoignent les applaudissements nourris des spectateurs présents dans la salle du FEVI lors de sa première projection à Locarno, mais aussi les prix glanés au terme du festival. Yersin peut les estimer dérisoires, ils sont toutefois des marques de l’enthousiasme du jury.
Tableau Noir filme la dernière année d’existence de l’école de Derrière-Pertuis (Neuchâtel), l’une des rares classes multi-âges de Suisse, qui réunit des élèves de 6 à 12 ans. Juchée sur une colline à 1100 m d’altitude, l’école est isolée du reste du village. En 2005, année de tournage du documentaire2, une loi compromettant l’avenir de l’établissement est sur le point d’être votée. L’ambiance autour de l’école et de son enseignant Gilbert Hirschi est maussade, tant les espoirs semblent vains du côté des défenseurs de l’établissement. En plaçant ses caméras au sein d’une classe, Yersin n’invente rien, il se situe au contraire dans la continuité des documentaires ayant pour thème la pédagogie dans un contexte a priori peu propice3. En 2002, le Français Nicolas Philibert avait livré avec Etre et avoir un documentaire sur une classe à plusieurs degrés animée par un enseignant lui aussi proche de la retraite (non « forcée » en ce cas).
Puisque le cadre étroit d’une salle de classe et de ses quelques alentours limite les situations actionnelles, les deux films possèdent bien des épisodes communs : l’inévitable dictée, qui est à elle seule la métonymie de l’école de tous les francophones, cet autre moment classique qu’est la course d’école ou encore les attendues disputes entre élèves. Ces situations, chez Nicolas Philibert comme chez Yves Yersin, sont autant d’occasions de montrer la maîtrise pédagogique des deux enseignants. Dans les deux films, la complicité entre le professeur et les enfants paraît résoudre tous les conflits, et elle permet aux élèves d’accéder au mieux à des apprentissages personnalisés malgré la diversité des âges et des niveaux. Mais, chez Yersin, à la topique de l’enseignement s’ajoute la question cruciale de l’avenir de l’école. L’« unité de péril » que représente le politique fait ainsi de Tableau Noir l’un des films pédagogiques les plus socialement, voire politiquement engagés. Cet engagement significatif peut exaspérer le spectateur, car Yersin plaide avec insistance pour la survie de l’école et pour que perdure « la connaissance par l’observation » enseignée par Gilbert Hirschi. Selon le réalisateur, ce mode d’apprentissage est spécifiquement appelé par le contexte particulier de cette classe campagnarde multi-âges.
Au moment de promouvoir son œuvre, Yersin s’est fait le défenseur convaincu du co-apprentissage entre enfants d’âges différents et du suivi de cinq ans qu’un même enseignant peut assurer. Dans le film, les nombreux moments de complicité entre Gilbert Hirschi et ses élèves témoignent d’une méthode d’enseignement qui, en tout cas pour le réalisateur, (a) fait ses preuves. A ce propos, l’une des scènes les plus emblématiques est assurément celle filmée pendant une excursion de la classe au bord d’un lac du Jura bernois. Au cours de cette sortie, les enfants, l’enseignant et une accompagnatrice se trouvent en symbiose avec la nature, tous allongés sur le dos au bord de l’eau. Le maître intervient dans ce moment de découverte ludique de la nature pour apporter quelques savoirs extra-scolaires de connaissances générales, et, son propos finissant par toucher au rapport au monde, à la philosophie existentielle, il laisse les élèves songeurs, les yeux tournés vers le ciel. A l’inverse, la scène suivante montre des enfants, filmés au ralenti, s’ébrouant presque sauvagement au sein des éléments naturels, dont l’eau et la boue. Evocation philosophique, puis osmose avec la nature, les beaux plans de Yersin désignent une forme de contact avec le monde que la modernité, l’urbanisme et la standardisation de l’enseignement auraient corrompu.
La prise de position de Yves Yersin en faveur de cet établissement scolaire et de son enseignant transparaît grâce aux choix des personnes et catégories de personnes qu’il choisit de montrer. Alors que chez Nicolas Philibert les parents d’élèves étaient présents au moment fatidique des devoirs à la maison, ou lors de réunions en huis clos avec le maître (dans l’optique sans doute de montrer que la pédagogie s’exerce aussi en dehors de la salle de classe), ils apparaissent chez Yersin uniquement dans les discussions sur l’avenir de l’école. Avec, ici, une nouvelle option forte : le réalisateur ne présente dans Tableau Noir que les parents ou les villageois qui défendent l’école, jamais les opposants, c’est-à-dire ceux qui sont à l’origine de la votation. Ce choix entraîne des silences et des ellipses, car au final, tout ce qui concerne la loi en tant que telle est totalement évincé de l’écran et les raisons qui ont poussé certains villageois à vouloir la fermeture de l’établissement scolaire ne sont jamais divulguées. L’opinion des enfants sur la question, qui aurait gagné à être sollicitée, est absente elle aussi. Sont-ils donc tous pareillement épanouis dans cette classe ?
Ce parti pris radical a influencé le montage des différents plans. Dans chacune des scènes, tout semble être prétexte à Yersin pour tirer sur la corde émotionnelle. « La conviction par l’émotion », telle pourrait être la devise résolument appliquée dans cette démarche de défense d’une cause qu’en tant que spectateur, on sait être, si l’on est conscient du « péri-film », perdue d’avance. Dans son rôle de pédagogue, Gilbert Hirschi, toujours à l’écoute de ses élèves, fait preuve d’une patience sans failles et ne hausse jamais le ton face aux enfants. A une exception près : alors que la décision de fermer l’école a été majoritairement approuvée par les villageois, Hirschi jette devant les caméras toutes les archives du lieu, composées d’anciens cahiers d’exercice et de divers supports pédagogiques. Il les lance violemment par terre, dans un geste rageur, du haut d’une échelle où il se trouve. L’énervement soudain de cet homme jusqu’alors si mesuré surprend et émeut. Ce sentimentalisme affiché culmine à la fin du film, confinant au pathos. Une fois la fermeture de l’école votée, une grande cérémonie d’adieux a lieu à la salle communale du village. A cette occasion, les enfants ont préparé une surprise à leur maître et ils entonnent la larmoyante chanson d’Hugues Aufray « Adieu Monsieur le Professeur ». Les plus jeunes pleurent, suivis bientôt par leurs aînés. Et la caméra de Yersin de se déplacer en direction des spectateurs : la plupart sont également émus aux larmes. Alors la caméra revient sur la scène, et montre un Gilbert Hirschi dépassé par l’émotion, qui embrasse longuement ses anciens élèves, les uns après les autres.
Ainsi se confirme le choix du titre, qui concentre en lui plusieurs lignes de sens et qui manifeste l’implication politique de Yersin. Le tableau noir qui, avec la dictée ou encore avec l’immémoriale ardoise, continue à symboliser l’école malgré l’avènement du numérique se mue ici en un noir tableau social, politique et philosophique : à cause des rationalisations budgétaires, une classe de campagne qui était une fenêtre sur le monde, une interface entre le monde naturel et l’humain, une interface sensible entre l’univers et l’optimisme vivifiant de la jeunesse, est supprimée. Parce que l’œuvre est intitulée Tableau Noir, sans un déterminant qui qualifierait l’objet « tableau noir » propre à l’imaginaire scolaire, l’accent est mis sur la valeur notionnelle de la noirceur, et c’est ainsi l’opinion du réalisateur qui prime.