L’image automatisée entre drones et appropriation
La formalisation et la diffusion d’images produites par des moyens informatiques préludent à l’invasion d’« espaces » visuels forgés de toutes pièces et sans commune mesure avec les pouvoirs mimétiques du cinéma, de la photographie et de la télévision.Jonathan Crary, L’art de l’observateur1
A l’ère de la généralisation des technologies numériques, la production d’images connaît une croissance hyperbolique, qui se traduit par la réalisation quotidienne d’une quantité astronomique de clichés2. Un facteur qui joue un rôle important dans ce phénomène – et dont il sera principalement question dans cet article – découle de l’automatisation croissante de la gestion des images grâce à des machines. Drones ou UAV3, satellites, caméras de surveillance4, sondes spatiales ou dispositifs de cartographie comme Google Maps et Google Street View sillonnent et capturent tout type d’espaces géographiques et physiques, enregistrant des images de villes, de l’environnement, de portions de l’univers ou encore du corps humain. Ces technologies s’inscrivent également dans la généralisation de la gestion automatisée des données produites – analysées, transformées ou diffusées grâce à des ordinateurs –, et dépassent donc largement le simple appareillage de capture. Une part significative de photographies ou d’images vidéo produites et visualisées aujourd’hui résulte donc de dispositifs représentant le monde sans le concours d’une quelconque intervention humaine. L’absence de photographe, l’automatisation de la prise de vue, mais aussi le traitement informatique et la diffusion autonome de l’image, constituent donc les critères définitoires principaux du concept d’image automatisée, à travers lequel nous aborderons ces développements a priori technologiques, mais dont les enjeux dépassent une simple histoire technique, ou même une histoire au sens strict de l’image. Corrélés à des métadonnées non visuelles (géolocalisation, vitesse, température, accélération, données EXIF5, etc.) ou à des images suppléant au spectre de la lumière visible (infrarouge, ultra-violet, mesure laser, etc.), ces systèmes cartographient et enregistrent, analysant et systématisant toutes les informations disponibles ou mesurables par des capteurs, tout en se rapprochant de plus en plus de modélisations, tant la codification du monde basée sur cette quantité exponentielle de données (photographiques et non photographiques) converge, au sein du dispositif informatique, avec son modèle mathématique. Cette imagerie « améliorée » par des métadonnées, sa circulation, son automatisation et surtout son impact sur la culture visuelle du spectateur semble constituer – au détriment de la dimension strictement photographique – le point nodal de ce « nouveau » média, dont le croisement avec des technologies de « transport » (caméras mobiles, drones avec caméras, voitures-caméra, caméras-lunettes, internet, etc.) amplifie la mobilité, produisant un type d’images formellement inédites.
Dans cet article introductif, il s’agira d’analyser cette production d’images non pas à travers leur usage primaire, leur nature apparemment désincarnée et mécanique, mais par le biais de leur appropriation et de leur interrogation par des artistes. Il conviendra donc d’évaluer ce qui, au sens strict, ne constitue plus une image automatisée : dès lors que celles-ci sont réutilisées, recyclées, un facteur humain intervient nécessairement, engageant l’artiste, le spectateur et des références culturelles communes. Ce geste appropriatif –l’utilisation d’une photographie prise par un drone comme le recyclage d’images trouvées sur internet– permet de révéler les modalités de transmission et de connotation de cette imagerie, d’illustrer la manière dont l’humain intervient à divers niveaux dans son économie, et plus généralement de dessiner une cartographie des ramifications multiples que ces dispositifs engendrent, autant dans leur expression politique qu’esthétique.
Automatisation et technologies numériques
L’automatisation de la prise de vue photographique (ou vidéographique), dont l’histoire connaît de nombreux précédents (pigeons photographiques, avions furtifs, etc.), connaît un développement important à la fin des années1990, parallèlement au développement des technologies numériques. De nombreux artistes ont abordé ces dispositifs, thématisant notamment les enjeux politiques ou éthiques de leur utilisation. En adoptant eux-mêmes ces technologies comme outils de capture ou en s’en appropriant les images, ils en interrogent les enjeux esthétiques et formels, ou leur régime scopique spécifique6. L’apport de l’informatique y joue un rôle de plus en plus important. En 1999, un collectif d’artistes-ingénieurs, le Bureau of Inverse Technology (BIT), se sert d’un avion télécommandé afin de filmer des zones interdites de survol d’entreprises militaires (Lockheed), d’institutions fédérales (NASA) ou d’entreprises civiles (Apple, Sun Microsystems), « exposant les enjeux légaux, sociaux et esthétiques de la vidéosurveillance »7 (fig.1). En retournant les caméras contre leurs créateurs, ces artistes opèrent en quelque sorte des contre-mesures pour interroger le rôle des industriels8, préfigurant les capacités visuelles des drones, extension mobile de la vidéosurveillance9. Ces dispositifs posent donc dès le départ de nombreuses questions éthiques et politiques, tant dans leur expression militaire –les drones occupent surtout l’espace médiatique aujourd’hui à travers leur utilisation comme arme de guerre contre-insurrectionnelle par l’administration Obama10– que civile : Google Street View, par son omniprésence, est régulièrement confronté à l’ire des « utilisateurs » et des autorités publiques, lui reprochant d’empiéter sur la vie privée des personnes photographiées11. Mais si la dimension politique de ces technologies domine le débat et constitue clairement l’un de leurs enjeux principaux, traité par un nombre important d’artistes comme Harun Farocki, Trevor Paglen, Omer Fast ou James Bridle, leurs caractéristiques formelles et esthétiques, leurs usages et leur régime scopique spécifique appellent également à une analyse plus systématique des dispositifs eux-mêmes et de leur utilisation, en les inscrivant dans une histoire des dispositifs de vision. Le travail de Thomas Ruff, photographe allemand associé communément à une tradition documentaire allemande et utilisant depuis la fin des années 1990 des images trouvées sur internet, aborde le dispositif dans une perspective autoréflexive, interrogeant la circulation de l’image sur la toile et la culture visuelle spécifique qui semble résulter de sa consommation. Harun Farocki aborde quant à lui frontalement l’usage militaire de ces technologies. L’un et l’autre déploient une réflexion complexe sur ces dispositifs de vision et leur régime perceptif, sur le rôle épistémologique que les images qu’ils produisent incarnent. Mais ils représentent deux tendances bien distinctes : une position explicitement politisée et critique –le cinéaste allemand produit des films militants depuis la fin des années1960–, et une interrogation du dispositif lui-même qui, sans être apolitique, n’aborde pas aussi ouvertement la place de ces technologies dans nos sociétés et les problèmes qu’elles posent12.
Une courte histoire
Le champ de l’image automatique a encore peu été théorisé, mais peut néanmoins être inscrit dans une histoire de la vision mécanique, dans son articulation technique et culturelle. L’étude de différents champs qui contribuent à sa définition –la surveillance, la vue aérienne ou l’histoire des systèmes de capture automatisée– permet une mise en relation potentiellement productive. La photographie aérienne et spatiale, l’un des domaines que l’on peut associer à ce concept, connaît par exemple une historiographie déjà importante. Quelques années seulement après la publication des premières images de la terre vue de l’espace au milieu des années1960 –envoyées sur terre sous la forme de données informatiques archaïques (fig.2)– Beaumont Newhall publie Airborne Camera : the World from the Air and Outer Space13 (1969), thématisant ainsi cette occurrence pré-numérique d’image automatisée. Abordant autant des objets associés à l’émergence de la photographie que des plateformes cartographiques comme Google Maps, le récent ouvrage de Mark Dorrian et Frederic Pousin, Vues aériennes : seize études pour une histoire culturelle14 contribue de manière conséquente aux enjeux de ce type de représentations. La question de la surveillance, intrinsèquement associée aux images automatiques par le biais de la vidéosurveillance dès les années1990, est quant à elle largement couverte par l’émergence récente des surveillance studies, sans toutefois en systématiser la dimension visuelle15. La question de l’automatisation de la prise de vue sera quant à elle abordée ponctuellement en lien avec l’image aérienne, par exemple par Daniel Gehtmann dans « Unbemannte Kamera. Zur Geschichte der automatischen Fotografie aus der Luft » (1999)16 ou Moritz Neumüller dans « Unbemannte Fotografie/Unmmaned photography » dans European Photography (2013)17. Là encore, il s’agit d’études de cas associées à un champ très spécifique.
Le concept d’image automatisée dans son articulation artistique, dérivé de la généralisation très récente de ces technologies de captures (drones, caméras miniatures, pièges photographiques (fig.3-4), webcams, etc.), de diffusion par internet (interfaces cartographiques, plateformes d’échange d’images, etc.) et de la synchronicité entre les deux (mise en ligne immédiate d’une image prise par un smartphone, etc.), n’a par contre été qu’à peine esquissé18. L’un des premiers projets d’exposition l’abordant explicitement a récemment pris forme. Il s’agit de l’exposition Drone. L’image automatisée du curateur britannique Paul Wombell montrée lors du Mois de la Photo de Montréal 2013. Elle aborde les travaux d’artistes chez qui l’appareil photographique s’autonomise, produisant des images interconnectées et mises en réseau19. Le corpus dépasse largement le concept du drone, qui prend ici une valeur plutôt symbolique, signifiant tout type de photographie « non humaine »20. Un projet antérieur qui aborde des objets similaires, sans toutefois aborder explicitement l’automatisation, fut présenté aux Rencontres photographiques d’Arles en 2011. L’exposition From Here On, réalisée conjointement par Clément Chéroux, Joan Fontcuberta, Erik Kessels, Martin Parr et Joachim Schmidt, interroge l’utilisation d’images trouvées sur internet21, pratique qui constitue un pan important de ce que nous définissons comme image automatisée22, sans toutefois inscrire ces pratiques dans une réflexion théorique plus large.
Drones, politique et prises de vues subjectives
L’idée d’automatisation de la vision et son lien avec la guerre préexiste bien évidemment à ces projets susmentionnés, notoirement à travers Guerre et cinéma. Logistique de la perception (1984) de Paul Virilio. Le rôle que jouèrent les développements du complexe militaro-industriel dans la généralisation de ces dispositifs, et plus généralement le lien entre guerre, technologie et vision –au cœur de l’ouvrage de Virilio–, résonnent avec les travaux de nombreux artistes contemporains. Nous en évoquerons trois ici, afin d’explorer la diversité du traitement de ce topos : Harun Farocki, dans une série de films et d’installations sur la guerre, reconstitue la genèse de l’automatisation et du contrôle à distance de l’armement. Il met en relation l’application des technologies issues d’un contexte militaire au contexte civil, se traduisant notamment par l’automatisation de la production de biens de consommation (fig.5). La vidéo d’Omer Fast 5000Feet is the Best (2011) aborde l’utilisation de drones par l’armée américaine par le biais du trauma et de la confrontation entre micro-récit individuel, histoire médiatique23 et fiction, faisant l’investigation des troubles psychologiques d’un opérateur d’un UAV, incapable d’associer son travail consistant à tuer des insurgés à distance à travers l’interface de l’écran avec le contexte de son quotidien à Las Vegas, d’où il pilote les engins en rotation au-dessus du Waziristan ou du Yémen (fig.6). Trevor Paglen, activiste, sociologue et photographe, opère lui une contre-mesure symbolique consistant à observer le dispositif de surveillance américain –drones, bases d’écoutes et de traitement de données ou programmes black op secrets– rendant visibles les procédés furtifs et les tentatives de camouflage de ces programmes, subordonnés à la National Security Administration (NSA) (fig.7).
La particularité de ces projets se situe dans la mise en scène de drones ou de missiles24, interrogés et thématisés comme instruments de pouvoir, mais également en tant que machines de vision : un grand nombre de travaux s’approprient leurs spécificités techniques, combinant des engins filmés ou photographiés avec des images produites par ceux-ci. Films ou photographies intègrent des « vues subjectives » de leurs caméras, parfois même à travers le piratage de drones réels par des insurrectionnels25. Au-delà de l’illustration des points de vue surélevés ou aériens de ces appareils, premier paramètre identifiable de leur régime scopique, l’image produite par les drones procède de la corrélation de données visuelles et de métadonnées visibles à l’écran, omniprésentes dans ces travaux (fig.8). La mire est facilement identifiable et la majorité des données numériques (heure, date, direction cardinale, vitesse, géolocalisation, etc.) ou des caractères alphabétiques (statut de la caméra, enregistrement, résolution, etc.) qui découlent de la navigation, de l’interface de prise de vue, voire de l’armement26, s’interprètent aisément. Les images produites par les caméras intègrent par ailleurs souvent des fréquences non visibles par l’œil humain –dans le contexte militaire souvent des vues thermiques–, complétant l’image « traditionnelle ». Cette mise en relation entre données visuelles et métadonnées est souvent présente dans l’image, par exemple dans 5000Feet is the Best d’Omer Fast (vidéo, 2011) ou Drone Vision (vidéo, 2010)27 de Trevor Paglen, basé sur le flux vidéo d’un drone Predator piraté en Irak. Dans War at Distance (vidéo, 2003) de Farocki, cet aspect sera même abordé explicitement avec un objectif didactique très clair –Farocki expose dans ce travail son programme critique, énoncé et commenté par une voix over ou des sous-titres explicatifs. Dans ce film, Farocki montre des images de bombardiers modernes qui, pour s’assurer de l’adéquation de la cible qu’ils visualisent, mettent en relation les images filmées du sol, analysées en temps réels par un ordinateur, avec des informations cartographiques (en particulier topographiques), afin de certifier que l’image de la réalité correspond au modèle mathématique de cette réalité (fig.9). L’ordinateur analyse le terrain à partir de sources visuelles, afin de vérifier qu’il coïncide avec les données de géolocalisation associée à la cible. Par cette stratégie de mise en relation d’images soumises à des régimes différents, et en émulant l’automatisation des images, Farocki interroge leurs réalités qui –comme de nombreuses pertes civiles « collatérales » d’attaques de drones en témoignent28– ne coïncident souvent pas. L’utilisation de métadonnées qui élargissent le spectre d’informations de l’image a par ailleurs pour conséquence leur inscription automatique dans un contexte –géographique, politique, etc.– beaucoup plus large, dont celle-ci devient indissociable. Pour le grand public, le drone équivaut aujourd’hui à une arme, malgré l’émergence rapide d’applications civiles et ludiques.
Une particularité formelle qui concourt à cette compréhension et qui participe au régime scopique que nous essayons d’esquisser découle de la mobilité de la caméra, qui non seulement permet des points de vue inédits, mais produit une accélération considérable du « mouvement » de l’image. Par une synchronisation entre le missile et la caméra embarquée –visible par exemple dans le film d’Omer Fast–, ou par des mouvements de zoom de plus en plus rapides et performants des caméras des drones, des avions ou des hélicoptères, ces dispositifs produisent des images dans lesquelles le mouvement axial descendant en diagonale (du drone à la cible, de l’avion au sol, etc.)29 se terminant sur un gros plan occupe une place prépondérante (fig.10-12). Tout type d’images enregistrées en caméra « subjective » depuis le ciel par une machine (drone ou satellite) présentera tendanciellement une forte connotation militaire, qui est renforcée à travers leur médiatisation par les Etats-Unis pendant la guerre en Iraq en 1991 : comme le note Farocki dans War at Distance, « conduite et reportage de guerre ne font plus qu’un »30. L’image topographique aérienne, historiquement associée aux bombardements de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, conditionne déjà considérablement la lecture des images. Les photographies de sites archéologiques afghans prises par l’artiste français Raphaël Dallaporta avec son propre drone évoquent irrémédiablement une image associée à un conflit, malgré leur nature civile (fig.13). Il s’agit en l’occurrence d’une collaboration avec une mission archéologique française sur place31. Mais les images de surveillance vidéo thématisées par ces artistes ou médiatisées, oscillant entre moments de latence et accélération liés à des zooms prospectifs ou à des attaques, associent encore plus explicitement ces images à un contexte belliqueux. La mobilité de l’image participe donc à son régime scopique et la connote comme image de guerre32. Au-delà de ces spécificités formelles, le conditionnement visuel de la mémoire collective opère aussi thématiquement, le drone civil filmant majoritairement des espaces de vie occidentaux –villes, parcs, etc.– alors que leurs équivalents militaires gravitent plutôt autour de régions désertiques ou semi-désertiques, dans des contextes culturels associés à l’Orient ou à l’Afrique, reflétant les zones opérationnelles des drones de combat américains (principalement l’Iraq, le Yémen, la Somalie, l’Afghanistan et le Pakistan)33.
Ce dispositif de surveillance se situe au cœur du travail de Trevor Paglen. Il constitue l’objet central de nombreuses séries de l’artiste américain, qui y fait aussi écho techniquement à travers un détournement des dispositifs visuels mis en jeu. Paglen observe toutes sortes de structures de surveillance des agences gouvernementales américaines –sites d’écoute acoustique (fig.14), programme Echelon, drones et centres logistiques (fig.15), satellites d’observation secrets, zones de non-survol ou black sites– en transposant des dispositifs optiques de photographies issus de l’astronomie. Téléphotographiant ces infrastructures à des distances considérables –souvent plusieurs dizaines de kilomètres– il rend visible l’appareillage de production de l’image automatisée dans un contexte militaire, utilisant filtres optiques et téléobjectifs : photographier à pareille distance présuppose une adaptation technique considérable. La série Behind the Other Night Sky, qui montre des satellites-espions américains opérant officieusement, repérés par des astronomes amateurs34, requiert un contrôle informatique de l’appareillage de capture photographique, couplé à un télescope, une caméra vidéo et un ordinateur, afin de compenser la rotation de la Terre et calculer la position du sujet photographié (fig.16). En plus d’un appareillage technique très complexe, partiellement automatisé, le projet a recourt à des métadonnées –similaires à celles affichées dans les images de drones– qui dans ce cas particulier sont produites par des amateurs. Très concrètement, le travail de Paglen implique également une démarche de recherche constituant à débusquer ces sites ou localiser ces appareils35. Il a notamment collaboré avec des astronomes, mais a aussi découvert des vols secrets de la CIA, liés à son programme de détention fantôme, grâce à des amateurs d’aviation36. Cette pratique de recherche, mobilisant curieux ou amateurs qui se retrouvent sur des forums de discussion, semble se généraliser auprès d’artistes qui s’approprient des images sur internet, devenant un paramètre constitutif important. Dans sa série Fifty-One US Military Outposts (2010), Mischka Henner a par exemple produit des séries d’images tirées de Google Maps exposant des bases militaires américaines à l’étranger (fig.17), en trouvant les informations sur leur localisation et fonction sur des blogs37. L’absence d’un opérateur lors de la capture de l’image impose donc la nécessité de localiser des images dans l’interface ou dans la réalité, grâce à des critères (géographiques, thématiques, etc.) prédéfinis38. Et dans ce contexte, la métadonnée ne constitue pas un simple corollaire à l’image automatique, mais bien une de ses conditions d’existence –extension numérique de l’exigence de la légende benjaminienne et, dans une certaine mesure, caution documentaire.
Appropriation et mémoire collective
L’une des conclusions de l’analyse de l’utilisation des drones dans un contexte militaire et du conditionnement de la culture visuelle populaire que celle-ci produit, consiste à formuler l’importance d’un spectateur, dont la sensibilité exprime dans une certaine mesure une mémoire visuelle collective et que les travaux de Farocki, Fast ou Paglen confrontent –en termes factuels, mais aussi visuels– à des évènements historiques. Ce ressort critique et stratégique symptomatique des années2000 et d’une culture visuelle globale, mais dont les enjeux n’ont pour l’instant été qu’esquissés, est également au cœur de travaux de certains artistes mobilisant un autre type d’images automatisées, comportant des dissemblances techniques sensibles par rapport au flux visuel des drones et s’inscrivant dans des discours très différents, affranchis d’un impératif critique aussi explicite. En recyclant des images trouvées sur internet, leurs travaux recourent à des références visuelles issues du champ culturel ou médiatique. Ces images –automatiques dans le sens où elles aussi ont été enregistrées ou diffusées par des machines– ne sont donc pas désincarnées culturellement, comme des simples vecteurs d’information enregistrés mécaniquement, mais renvoient tendanciellement à une imagerie très prégnante et connotée.
Doug Rickard, photographe américain, retravaille des images captées à travers la plateforme de visualisation Google Street View, prises automatiquement et systématiquement à intervalles réguliers par les caméras multidirectionnelles à 9objectifs couplées à toutes sortes de capteurs non visuels (fig.18)39. Son travail sur des quartiers américains défavorisés (à Detroit, Baltimore, etc.), A New American Picture (2010-11), suggère formellement un lien ténu avec deux références, l’une technique, l’autre historique. Les images tirées de Street View, bien qu’elles ne montrent pas les outils de navigation de l’interface40, trahissent sciemment leur origine par les nombreuses zones de flou dans l’image, résultant de la prise de vue mobile –les images sont enregistrées par une voiture Google en marche– et par le processus de recomposition de l’espace euclidien par les logiciels de l’entreprise. Si les images sont légèrement retouchées –Rickard enlève les filigranes de copyright de Google et l’interface de navigation–, elles sont sans aucun doute sélectionnées pour leur gamme chromatique, l’intérêt de ce qui s’y passe et plus généralement une construction graphique équilibrée et intéressante. Le photographe possède un nombre quasi illimité de clichés à disposition, contrôlant donc son choix de motif, ainsi que le cadrage. Mais la particularité de cette série se découvre à travers les activités professionnelles de Rickard : spécialiste de la photographie alimentant un blog renommé41, le photographe trahit instantanément dans A New American Picture son goût pour la street photography américaine et particulièrement celle, en couleur, des années1960-1970. Outre la multitude d’entrées dans son blog, c’est aussi un projet très récent qui le situe face à cet héritage : lorsque la fondation pour la photographie new-yorkaise Aperture lui commande un travail qui consiste à réinterpréter un livre édité par la fondation par le biais d’une image prise par lui-même, Rickard choisit l’ouvrage iconique Uncommon Places de Stephen Shore de 1982, réédité en 2004 par Aperture (fig.19), en lui confrontant une photographie qui pourrait avoir été prise par Shore lui-même, datée de 197142, mais signée Rickard (fig.20). Le photographe, connu depuis la fin des années2000 grâce à son projet Street View, semble presque s’affirmer en modèle de Shore. Mais Rickard, né en 1968, ne pouvait bien sûr pas prendre la photographie lui-même. Il s’agit en fait d’une carte postale de motel dont il s’approprie. Trouvée sur ebay après des « centaines d’heures de recherches », elle symbolise une source possible du travail de Shore43. L’image intitulée « El capitan lodge, Hawthrone, Nevada, October9, 1971 » (2012) et sa typologie de titre renvoient à une paroi rocheuse du parc national de Yosemite, référence autant à une image célèbre de Shore, « Merced River, Yosemite National Park, California, August13, 1979 » que, plus indirectement, à « El Capitan, Winter, Sunrise, Yosemite National Park, California » 1968 (1974) d’Ansel Adams, figure mythique de la photographie de paysages en noir et blanc. Indépendamment de cet aspect anecdotique, son projet renvoie clairement à un certain type de photographie américaine, caractérisé par des sujets très urbains et l’émergence de la représentation du banal, ainsi que des gammes de couleurs chaudes et très saturées. David Campany note dans l’introduction du livre issu du projet, « qu’il y a un fil continu entre American Photographs (1938) [de Walker Evans] et The Americans (1958-1959) de Robert Frank, American Surfaces (1972) de Stephen Shore, American Pictures (1977) de Jackob Holdt, American Prospects (1987) de Joel Sternfeld, American Night (2003) de Paul Graham » et New American Pictures44. En corollaire le projet renvoie donc aussi à toute une culture visuelle, confrontant l’émergence de la couleur dans le champ de la photographie à ambition artistique –interprétée comme vulgaire, car associée à la publicité ou la décoration45– avec l’interface Street View, une technologie grand public produisant des images de mauvaise qualité, réactualisant le débat sur la légitimité de certaines pratiques photographiques au sein du champ artistique. Et si ce projet peine à se situer clairement dans sa manifestation physique –il existe un site internet46, divers livres47, ainsi que des tirages grand format de basse qualité contrecollé sur des panneaux de bois48 comme de bonne qualité– la démarche qui le sous-tend reflète des mécanismes essentiels du débat sur l’image automatique.
Cette référentialité de l’image automatique à une culture visuelle collective constitue également un paramètre central et explicite du travail appropriatif numérique de Thomas Ruff. Le photographe allemand recourt, depuis la fin des années1990, à des photographies en format JPEG qu’il télécharge sur internet ou à des fichiers numériques de photographies d’astronomies disponibles à travers des bases de données en ligne. Dans ce cas particulier, l’enjeu ne se situe pas essentiellement dans la capture automatisée de l’image –c’est le cas pour les images astronomiques, mais généralement pas pour les jpegs–, mais dans leur diffusion sur internet. La pratique appropriative fait donc l’économie d’un opérateur qui prendrait une image, le photographe puisant dans des sources préexistantes disponibles en ligne. Dans cette perspective, son travail peut être départagé en deux catégories. Les nudes (fig.21)49 et les jpegs (fig.22)50 procèdent de la réutilisation d’images au format JPEG –donc de petite taille et de mauvaise résolution– trouvées sur internet. La première série illustre la catégorisation de pratiques sexuelles telles qu’on les retrouve sur des sites pornographiques, montrant des scènes sadomasochistes, des ébats homo- ou hétérosexuels, des groupes ou des individus, visant à refléter la diversité de pratiques sexuelles et leur codification visuelle. Les jpegs reprennent ce modèle catégoriel, mais en l’adaptant à un champ visuel plus large, partant d’images médiatiques très connues (par ex. les attaques du 11septembre 2001), mais englobant toutes sortes d’images plus ou moins connotées et plus ou moins reconnaissables. Imprimées en très grand format, les deux séries se distinguent techniquement par le traitement de leur surface, les nudes affichant un flou qui dissimule la pixellisation de l’image source, alors que les jpegs insistent sur cette contingence technique d’un fichier de basse résolution formellement conditionné par un algorithme de compression. Extrapolant la double grille de pixel jusqu’à rendre l’image difficilement lisible de près (fig.23), celle-ci signifie ainsi explicitement sa nature d’image autonome (et non de représentation d’une réalité physique). La série m.a.r.s. résulte de l’utilisation par Thomas Ruff d’images prises par de la sonde Mars Reconnaissance Orbiter de la NASA51, disponible en ligne pour la communauté scientifique et les amateurs d’astronomie. Enregistrées verticalement et de manière systématique par la sonde pour cartographier la surface de Mars, par un dispositif de capture très complexe, la caméra haute résolution HiRISE52, elles sont modifiées informatiquement par Ruff pour leur donner une inflexion tridimensionnelle, simulant un point de vue aérien avec une vue plongeante diagonale, plutôt qu’une vue satellite orthogonale et leur teinte modifiée ponctuellement (fig.24-26). Ruff légitime cette pratique en renvoyant à l’imagerie scientifique, notamment astronomique, souvent retouchée afin d’en clarifier la lecture, tout en mobilisant le spectateur, dont la conception de l’univers serait modifiée par ces pratiques53. Bien qu’interprétables grâce à de multiples clés de lecture alternatives, ces séries appropriatives basées sur des images générées par un réseau, par l’économie des images qui la sous-tendent et la culture visuelle qui en résultent, exemplifient une pratique courante chez Ruff, qui consiste à représenter non pas la réalité physique, mais des images54. Elles incarnent un moyen pour interroger la culture visuelle à travers son économie, utilisant l’image automatique et ses spécificités –dans ces deux séries, la contingence technique du JPEG et son expression esthétique, l’économie des images dans un contexte médiatique, l’architecture de web à travers des systèmes de classification, etc.– comme vecteur critique et analytique de ces dispositifs, de leur fonctionnement et de leurs enjeux.
L’image automatique : culture visuelle et métadonnées
L’usage de l’image automatisée, utilisée dans un cadre fonctionnel, semble incarner l’antithèse de l’utopie des avant-gardes historiques : le dispositif n’incarne plus l’extension prothétique de la sensibilité humaine, mais retranche l’humain hors de ses processus, à travers une capture et une gestion automatisée, niant même dans une certaine mesure le spectateur. Et si l’usage des interfaces comme Google Street View se généralise, la majorité des images produites n’est traitée qu’informatiquement, sans jamais être « vues » par un regardeur. Les pratiques présentées dans cet article, qui se déploient dans le champ artistique, réinscrivent par contre ces dispositifs dans un contexte culturel, interrogeant leurs spécificités d’utilisation et leurs enjeux critiques et politiques. Le régime scopique de l’image automatisée « artistique »55 semble donc se définir par une référentialité très forte à une mémoire visuelle collective, activant une relationalité avec la réalité à travers des références culturelles, mais aussi à travers des pratiques collaboratives, comme si la « perte » de l’opérateur humain –témoin et légitimation symbolique de l’acte photographique, en quelque sorte– imposait une réinscription de ces images dans le réel par un autre biais.
On constate également une tendance forte de ce type d’imagerie à participer à cette réinscription : les métadonnées y jouent un rôle central, qu’elles soient corollaires aux projets ou qu’elles en constituent le point de départ. Elles transparaissent très souvent dans les travaux, sans forcément apparaître en surimpression sur l’écran, comme c’est le cas chez Trevor Paglen, Harun Farocki et Omer Fast. La série Ruines de Raphaël Dallaporta existe par exemple sous la forme d’une installation vidéo qui projette la modélisation de la trajectoire du drone qui a pris les images (fig.27). On retrouve aussi communément des mentions faisant référence à la localisation de l’image dans les légendes des travaux. Elles apparaissent dans les titres des œuvres chez Paglen (coordonnées géographiques), chez Mischka Henner (coordonnées géographiques ou adresse physique) ou chez Doug Rickard (sous la forme d’un lien Google qui permet de retrouver l’image dans Street View), rendant visibles les données informatiques sinon non lisibles56. A travers cette pratique d’explicitation, on peut conclure non seulement à une volonté d’inscription des images dans le réel, découlant de la démarche des artistes, mais également à un lien structurel entre image et métadonnée, critère de plus en plus essentiel de l’image automatisée. Par sa mise en réseau et son autonomisation, sa gestion informatique, son rapport au spectateur ou au réel redéfini, ce type d’image semble donc s’inscrire dans un tournant non pas simplement numérique, mais algorithmique, comme le suggère William Urrichio –le calcul produisant des alternatives au concept même de représentation défini par « un sujet stable inscrit dans une perspective à trois points »57. De nombreux travaux abordent ces mondes alternatifs, interrogeant leur rôle, leurs modes de fonctionnement ou leur relationalité. L’installation Serious GamesI à VI (2009-2010)58 de Harun Farocki juxtapose de manière programmatique des images « réelles » de conflits, des images de synthèse basées sur la réalité utilisée par les soldats pour la préparation au combat (fig.28-29), des images opérationnelles de guerre et des réalités virtuelles à fonction thérapeutique, destinées à lutter contre le stress post-traumatique des opérateurs de ces dispositifs59. A une époque où les cibles des attaques de drones américains ne sont plus définies nominativement, mais calculées sur la base de probabilités algorithmiques, une multitude de réalités dans des formulations diverses se conjuguent et s’imbriquent de manière croissante, et leur énonciation artistique permet d’ores et déjà d’en comprendre certains enjeux.