L’Escale, antichambre de l’existence (Kaveh Bakhtiari, Suisse/France, 2013)
Présenté en première mondiale à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en mai 2013, L’Escale de Kaveh Bakhtiari, une coproduction entre la Suisse et la France, a bénéficié d’une diffusion remarquable puisqu’en dehors de sa sortie en salle1, il a été programmé dans de nombreux festivals : des festivals généralistes comme ceux de Rotterdam, la Rochelle ou Montréal (Festival du Nouveau Cinéma), ou des festivals spécialisés dans le documentaire comme Les Etats Généraux du film documentaire à Lussas, le Festival dei Popoli à Florence ou Dok Leipzig2. Cette pluralité des lieux de diffusion représente un indice fort quant aux qualités du film. Il est déjà rare qu’un documentaire soit présenté dans un festival où la fiction domine largement3, il est d’autant plus rare qu’il poursuive un parcours dans des festivals consacrés au documentaire de création4.
Si la distribution d’un documentaire en salle est souvent liée au potentiel « médiatique » du sujet dont il traite ou au degré de sensationnalisme qu’il peut offrir, le fait que le film ait été présenté dans plusieurs manifestations spécialisées atteste d’une écriture cinématographique singulière, nonobstant le sujet dont il traite. Le thème de L’Escale – des migrants iraniens en transit se retrouvent bloqués à Athènes – porte, il est vrai, sur une certaine actualité, mais le film comprend des qualités et des particularités cinématographiques qui en font un objet appréciable dans le genre du documentaire de création : une œuvre dont la forme n’est pas subordonnée au sujet à filmer mais au regard singulier d’un cinéaste sur une réalité quelle qu’elle soit. C’est ce rapport au réel induit par l’écriture cinématographique documentaire qui guidera notre analyse.
La place du réalisateur : un étranger
Né à Téhéran, Kaveh Bakhtiari arrive en Suisse à l’âge de 9 ans ; après sa scolarité obligatoire, il étudie le cinéma à L’ECAL. Avant ce premier long métrage documentaire, il a notamment réalisé un court-métrage de fiction, La Valise (Suisse, 2007), remarqué dans le circuit des festivals. Loin d’être anodines, ces quelques données biographiques revêtent toute leur importance pour l’analyse que nous proposons. Selon nous, le point nodal de l’écriture documentaire de L’Escale réside dans la manière dont le réalisateur se positionne face à ses protagonistes et face aux enjeux du film. Notons que l’implication personnelle du réalisateur constitue l’un des éléments fondateurs du projet :
« Alors qu’un festival grec venait tout juste de m’inviter avec mon court-métrage, La Valise, on m’informait qu’un membre de ma famille, que je n’avais pas revu depuis plusieurs années, avait quitté l’Iran. Depuis la Turquie, et sans se noyer, il avait réussi à rallier illégalement l’île de Samos où il avait finalement été cueilli par les douaniers grecs et incarcéré à Athènes. Moi, on m’invitait dans un hôtel pour parler de mon film, alors que lui, qui voulait juste transiter par la Grèce pour aller plus loin en Europe, était sous les verrous. Je l’ai finalement rejoint à sa sortie de prison. Il m’emmena alors dans son « lieu de vie » dans la banlieue d’Athènes, une buanderie aménagée en petit appartement où d’autres clandestins se terraient en attendant de trouver le moyen de quitter la Grèce. C’est ainsi que je me suis immergé dans la clandestinité, ou plutôt dans l’univers des clandestins, des destins suspendus et des passeurs. »5
S’il est fréquent que les documentaristes entretiennent une relation émotionnelle ou affective forte avec leur(s) sujet(s), celle-ci n’apparaît pas systématiquement à l’écran ou du moins n’est pas thématisée. Le positionnement d’un cinéaste face à la situation de ses protagonistes n’est pas toujours explicite dans les films, ces questions faisant souvent l’objet de discours parafilmiques : déclarations du réalisateur dans les médias, dossier de presse ou débats à l’issue des projections.
Dans L’Escale, Kaveh Bakhtiari thématise à travers des choix de mise en scène le fait que, bien qu’étant lui aussi un Iranien ayant immigré en Europe, les personnes qu’il filme ne sont en rien ses pairs et que malgré sa volonté de les aider et une forte dose d’empathie, il se retrouve partisan de leur cause mais étranger quant à leur sort. Et c’est autour de cette altérité que le film se construit. Sans jamais cacher son statut de « privilégié », il se pose en observateur empathique d’une situation qu’il ne vivra certainement jamais plus en raison de sa nationalité suisse désormais acquise. Tous les choix cinématographiques seront alors subordonnés à cette altérité doublée de sa volonté d’être utile, peut-être teintée d’une certaine culpabilité d’avoir eu un destin différent.
Très tôt dans le film, il demande à Amir, le « tenancier » de l’appartement, comment il peut aider les migrants et se rend compte qu’à part de menus « coups de main », son aide la plus précieuse sera le film :
« Au même titre qu’Amir endossait le rôle de ‹papa› de la pension, j’avais celui du ‹type à la caméra›. J’étais le seul à pouvoir montrer ce que leur statut d’‹illégaux› les obligeait à endurer et mes colocataires m’ont bien fait comprendre l’importance de mon rôle. Ce qui ne les a pas empêchés, parfois, de s’énerver contre moi et ma caméra ! »
L’acte de filmer comme rapport à l’autre
La caméra est à l’épaule, cachée parfois – lors du slalom urbain pour sortir prendre l’air ou faire les courses toujours au risque d’une arrestation – elle n’est jamais fixe, jamais posée, même dans des scènes d’intérieur plus calmes comme les veillées. Le réalisateur reste invisible. Et pourtant, il est omniprésent en off, interagissant sans cesse avec ses protagonistes : il les filme, s’inquiète, se fait rabrouer – « et lui qui nous emmerde avec sa caméra ! », lui lance l’un des pensionnaires dans un moment particulièrement tendu.
Dès l’ouverture du film, le dispositif de tournage, qui restera identique jusqu’à la fin, est dévoilé au spectateur. Première séquence : le réalisateur retrouve son cousin dans un parc, il va à sa rencontre la caméra à la main ; au milieu des salutations, le cousin lui dit en désignant la caméra : « à peine arrivé, tu es déjà en train de filmer… ». Puis le cousin s’adresse au réalisateur et répond aux questions en regardant toujours en direction de la caméra. L’intention est posée : la volonté de filmer précède et provoque la rencontre, c’est la caméra qui justifie la présence du réalisateur parmi eux.
Puis, introduit par son cousin dans l’appartement où vivent les clandestins, il doit comme tout le monde se déchausser : l’image pivote vers le bas au moment où le réalisateur regarde ses pieds pour ôter ses baskets. Ce mouvement crée une identification totale entre le regard du réalisateur et la caméra. Il pénètre et appréhende cette réalité par et à travers cet objet : la caméra et le réalisateur se confondent.
Par ailleurs, l’objet, qui marque une distance physique entre le réalisateur et les clandestins, devient alors le garant de son altérité car il ne peut prétendre par honnêteté envers lui-même et envers le spectateur être l’un d’eux. Il a un statut différent, il est « le type à la caméra » même s’il souhaite vivre ce quotidien dans ses moindres détails :
« J’y suis resté environ une année, sans compter quelques aller et retour, généralement pour des raisons techniques. J’aurais pu m’installer à l’hôtel, dans un endroit plus confortable qu’une vieille buanderie d’où l’on avait vue sur le trottoir en grimpant sur un tabouret, jamais je n’ai vu défiler autant de pneus de voitures et de chaussures que de cette fenêtre ! Mais j’aurais eu l’impression d’être un voleur si j’avais débarqué ponctuellement avec ma caméra pour capter des pans de leur vie. Je ne voulais pas non plus m’immerger dans leur univers comme un corps étranger, mais tout simplement parcourir avec eux un bout de chemin en alter ego, en Iranien comme eux, bien que j’aie aussi la chance d’être citoyen européen. J’ai alors filmé leur vie au quotidien en vivant et en dormant dans ce havre athénien surpeuplé, empli de peurs, de rires, de cris étouffés et où des vies basculent à jamais, sans autre loi que celle du hasard. »
Ne plus paraître iranien
A aucun moment le réalisateur ne se méprend ni ne trompe le spectateur : même s’il partage certaines difficultés matérielles et l’angoisse (celle de voir un ami ou son cousin finir en prison), il n’est pas du même côté de la frontière. Cette frontière, il l’a franchie lorsqu’il avait 9 ans dans des conditions qui ne sont pas énoncées dans le film ; mais il fait désormais partie des gens qui ont un passeport européen, ayant acquis une légitimité en Europe, pouvant passer les frontières à leur guise et sans se cacher. Les clandestins du film sont iraniens pour la plupart et devront tout faire pour effacer leur identité iranienne, pour se « polir ». C’est cette transformation physique que le film documente également : dans un premier temps, les clandestins doivent se confondre avec la population grecque afin de ne pas se faire arrêter dans les rues d’Athènes : « votre défaut c’est de parler trop fort », dit Amir leur reprochant de se faire remarquer en public ; il ne sortent que pendant les périodes à forte affluence de touristes pour se diluer dans la masse de gens.
Puis, dans un deuxième temps, l’effacement d’identité a lieu lorsqu’il s’agit de se conformer à la nationalité du détenteur d’un passeport acheté : coupe de cheveux de blondinet, lentilles de couleurs, apprentissage d’une langue ; relooking total et processus de standardisation pour coller à l’image d’un touriste européen lambda (allemand, norvégien, espagnol) qui passerait de quelconques vacances en Grèce. Il s’agit de s’extraire physiquement d’une identité iranienne qui leur empêche de passer la frontière.
Et c’est là que le bât blesse pour le réalisateur qui n’est plus vraiment l’un des leurs. Mais sur cette blessure, sur cette inégalité dont seul le destin est responsable, il construit son film : il montre les agacements et les bénéfices que sa condition engendre, comme de se rendre au commissariat pour sortir son cousin arrêté près de l’Acropole : « vas-y toi qui as des papiers et qui parle anglais, et sors tes papiers qu’ils ne te prennent pas pour un Iranien ! »
Cet écart entre le fait d’avoir le droit d’être iranien et le fait de devoir le cacher est sans cesse marqué. Le réalisateur ne cherche pas à annihiler cette différence, il la souligne même. Il filme l’émerveillement face à son passeport suisse dont les étoiles phosphorescentes brillent dans le noir : assis en tailleur autour de l’objet, les clandestins scrutent ce Graal de papier. Non seulement il ne détient pas la clef de leur problème, mais il possède, lui, ce qu’ils désirent le plus au monde. De fait, cette position que le réalisateur assume fait écho à celle du spectateur.
L’antichambre de l’Europe
La Grèce ne représente pour ses migrants iraniens en partance vers l’Europe (une autre Europe !), qu’une escale. Une escale qui dure certes, mais une escale quand même. Car pour eux, il est impossible d’imaginer vivre en Grèce, cette étape s’apparentant plus à de la survie : des hommes obligés de partager des chambres comme des enfants, qui ne mangent pas toujours à leur faim, condamnés à rester la plupart du temps à l’intérieur par peur d’être arrêtés, dans l’impossibilité de travailler pour pouvoir payer les sommes exorbitantes (jusqu’à 12 000 euros) demandées par les passeurs. Une escale qui ressemble à l’enfer, les épreuves ayant conduit certains à devenir mécréants, persuadés qu’un Dieu, quel qu’il soit, leur aurait au moins donné un couverture lorsqu’ils avaient froid ou une armure lorsqu’ils se faisaient frapper. Cette escale devient un simulacre de vie. A moins que ce ne soit déjà la mort, comme l’induit la progression dramatique du début du film : immédiatement après la séquence d’ouverture où le réalisateur retrouve son cousin, un intertitre annonce que celui-ci est mort. Ne ménageant aucun effet de surprise (si ce n’est les circonstances de sa mort), la mort annoncée du cousin laissera planer sur tous les protagonistes une impression de sursis. Si leur quotidien s’organise autour de cette éventualité du départ, de leur espoir de rejoindre la Norvège, l’Allemagne ou quelque autre pays européen, l’enjeu du film se situe ailleurs : dans le fait de montrer que leur situation et leur statut les contraignent à vivre entassés dans un appartement vétuste au sous-sol, où les rares fenêtres offrent une vue en contre-plongée sur les pieds des passants. En filmant ces corps qui s’ennuient, se bagarrent, se plaignent, se marchent littéralement dessus dans cette demeure exiguë, le film crée une analogie entre leur lieu de vie et leur statut. Il n’y a pas de place pour eux, ils sont mis de côté et leurs corps s’entassent comme s’entasseraient leurs dossiers sur le bureau d’un fonctionnaire quelconque pour l’obtention de papiers.
L’Escale comme lieu de désespoir et d’attente trouve son apogée dans le dernier plan du film : la fenêtre grillagée de l’appartement, avec en off une ritournelle qui ne laisse rien présager de bon, car si certains ont pu « passer », l’appartement, celui-là ou un autre, demeure et attend les prochains locataires de cette antichambre de l’existence.