Le héros hollywoodien dans les mailles de la télésurveillance et dans la ligne de mire du drone
Les dispositifs de prise de vues induits par les satellites de télésurveillance et les drones s’inscrivent dans la filiation d’un imaginaire fantasmatique de la machine comme prothèse perceptive –l’œil de l’appareil permettant d’aller au-delà des capacités sensorielles humaines, qu’il s’agisse d’une vision microscopique ou macroscopique– dans le cadre duquel le cinéma a également été envisagé, en particulier au cours de la première période de légitimation du médium en tant qu’art et de valorisation esthétique des traits de la modernité, entre la fin des années1910 et le milieu des années19201. Par conséquent, la représentation d’une composante diégétique comme le drone soulève des enjeux tout à fait particuliers, la nature du représenté et les modes de sa figuration renvoyant inévitablement aux particularités du support médiatique lui-même. Une forme de réflexivité est ainsi inhérente à la représentation filmique de ce type de motifs, quitte à provoquer ponctuellement, dans le cinéma dominant régi par des principes d’invisibilité de sa discursivité et de maximisation de l’immersion diégétique, une forme de rupture : la réticule ou la mire placée au milieu de l’image, l’inscription à l’écran en chiffres et en lettres de métadonnées ou la faible résolution des vues (supposément) filmées depuis un drone et monochromes affichent nécessairement, à des degrés variables (les perturbations sur la bande sonore –souvent composée de voix retransmises par les sondes– soulignant parfois ce phénomène), l’origine technologique et la nature d’artefact de l’image (et plus généralement de la représentation audiovisuelle). Partant, c’est le voyeurisme du dispositif cinématographique qui se voit questionné dans son caractère intrusif à travers ce miroir qui lui est tendu par la représentation d’un motif qui subit un déplacement du champ de l’industrie du spectacle vers le domaine militaire (le drone est avant tout une caméra fixée sur un véhicule)2. L’impact de l’exhibition du dispositif fonctionne dès lors au bénéfice de l’immersion diégétique (et donc d’une forme d’accoutumance du public de cinéma à l’égard de l’utilisation de tels moyens de surveillance et d’attaque), le cinéma feignant d’hériter du rapport d’immédiateté instauré entre l’objet perçu et le sujet percevant qui caractérise l’emploi de ces armes permettant de combattre à distance3.
On pourrait dire, en utilisant métaphoriquement une notion issue de la topologie, qu’une « isomorphie d’espaces » s’instaure entre l’écran de cinéma et les moniteurs des pilotes de drones qui, lorsqu’ils sont encastrés dans l’univers du film, en viennent à occuper l’entièreté du champ, à se confondre avec lui. Le caractère paradoxal de la prolifération d’images secondes (de la caméra de surveillance aux vues aériennes de diverses natures) dans un cinéma « non marqué » énonciativement (comme diraient les linguistes) tel celui proposé par Hollywood surprend moins si l’on pense non seulement aux habitus vidéoludiques contemporains (« First Person Shooter » avec vision thermique et tutti quanti), mais aussi au fait que les deux régimes scopiques –celui de la télésurveillance et celui du cinéma– sont « pilotés » par l’idéologie des instances dominantes qui vise à l’assouvissement du désir d’une ubiquité impérialiste : le rêve d’un George Lucas de voir, à l’ère du numérique, les films (ou plutôt ses films) sortir simultanément dans toutes les salles du globe participe de ce même fantasme hégémonique, qui plus est associé à la conjugaison de la simultanéité et du stockage d’informations visuelles, soit deux des fonctions « droniques ». C’est pourquoi il nous paraît particulièrement productif d’explorer les drôles de drones qui adviennent à la représentation dans les films états-uniens récents, soit dans des productions de masse qui relèvent, mutatis mutandis, de la même logique que celle dans laquelle s’est inscrite la conception de ces machines de guerre, ainsi que l’a montré Harun Farocki dans Erkennen und verfolgen (2003) en filant la comparaison entre les champs connexes de l’industrie et de l’armée, entre l’espace de la fabrique aux chaînes de montage bardées de caméras à notre époque de l’électronique et le terrain des opérations militaires où l’enjeu réside, dans l’un et l’autre cas, dans une détection d’éléments « saillants ». D’ailleurs, comme les bombes, les films hollywoodiens (significativement qualifiés de « blockbusters ») sont pensés et testés pour provoquer un effet maximal : il y a un public-cible et des records de bénéfices à faire exploser4. A l’ère de l’image travaillée infographiquement, le repérage dans le réel d’éléments par le truchement des machines informatiques (par exemple l’identification de bâtiments au sol par comparaison avec les données préenregistrées des cartes d’une région) rapproche plus que jamais le cinéma du drone : le monde se mue, pour l’œil mécanique, en une cartographie de pixels. Pour l’instance au pouvoir panoptique, il n’y a plus de hors-champ : tout est devenu champ d’action. On verra comment le héros, aiguille dans une botte de foin, arrive néanmoins à tirer son épingle du jeu.
Surveiller ici pour agir ailleurs
Il ne fait guère de doute que les récits de films d’action (et plus spécifiquement d’espionnage) produits par Hollywood ont été considérablement infléchis par la nouvelle donne géopolitique instaurée par l’envergure de l’attaque du 11septembre 2001 et par les opérations terroristes menées à l’encontre des intérêts américains comme représailles face aux interventions militaires du gouvernement états-unien au Proche-Orient, et plus généralement par le contexte d’une guerre asymétrique dont le drone s’est fait, dans le camp des puissants, l’instrument offensif privilégié. Alors que, tendanciellement, les histoires de ce type se déroulaient soit ici (au sein de la nation), soit ailleurs –lieu de l’altérité hostile dans lequel les soldats américains se retrouvent piégés, selon un modèle que reconduit encore, dans le contexte d’une intervention armée en Somalie qui dégénère, le film Black Hawk Down de Ridley Scott (La Chute du faucon noir, 2001)–, on constate désormais une intrication de ces deux espaces et des imaginaires qui leur sont associés, de même qu’une représentation plus nuancée (du moins en apparence) des motivations qui animent les protagonistes de « l’autre » camp. Aussi un film comme The Siege (Couvre-feu, Edward Zwick, 1998), dont les scénaristes ont imaginé précocement une série d’attaques terroristes à New York, n’ancrait-t-il encore le récit au Proche-Orient que dans une phase initiale pour, ensuite, en montrer les répercussions aux Etats-Unis. En effet, dans le pré-générique (soit en un lieu de rejet dans l’avant du récit filmique proprement dit), après des images de news télévisées relatant un attentat perpétré en Arabie saoudite ayant fait des victimes parmi des soldats américains puis un insert du président Bill Clinton annonçant une riposte, on assiste à l’arrestation, en plein désert saoudien, d’un leader terroriste islamiste au cours d’une intervention guidée par la voix off de l’opérateur de l’« Eagle Eye », soit du satellite transmettant des images du lieu du guet-apens (instaurant un rapport de cause à effet entre cette intervention musclée et le discours présidentiel, ce qui souligne l’efficacité de la traque assistée par les moyens de télésurveillance). Après les mentions écrites du générique, The Siege nous montre une mosquée derrière laquelle se dessine le skyline de New York ; la prière du muezzin perché sur le minaret se répand dans la mégapole, la succession des plans semblant poursuivre son écho entre les immeubles. Les versets du coran psalmodiés qui retentissent, assourdis, sur des plans de gratte-ciel (dès lors pointés comme cibles potentielles) suggèrent une menace diffuse, insidieuse, une manifestation sournoise de l’ailleurs dans l’ici : le ver est dans le fruit, semble vouloir nous dire cette entrée en matière.
Plusieurs films ultérieurs à The Siege procèdent quant à eux à un décentrement : les scénaristes se mettent au diapason de la globalisation des informations consécutive à leur transmission digitale. Depuis le 11septembre, le danger d’actions terroristes dévastatrices menées aux Etats-Unis hante de façon obsessionnelle les productions cinématographiques et télévisuelles, caractérisées par la récurrence du motif de l’attentat et, dans certains cas, par une panoplie de stratégies visant à empêcher l’issue tragique de ce dernier, et donc à refouler l’effectivité d’une telle menace5. Dès lors, une liaison est établie entre l’ailleurs et l’ici par le recours massif à des moyens de surveillance par satellite : les images obtenues par les personnages se confondent souvent avec celles du film même, qui hérite par conséquent de leurs propriétés. La représentation de ce type de technologies innerve de ce fait en profondeur la facture des productions hollywoodiennes actuelles.
Dans le genre du thriller, Syriana (Stephen Gaghan, 2005) a contribué à populariser une description plus complexe des mécanismes politico-financiers régissant les relations entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient ; or la convergence de plusieurs pistes narratives menées jusque-là en parallèle s’y effectue sur un mode tragique lorsque la CIA, pour défendre les intérêts américains dans la région pétrolière du Kazakhstan, assassine un prince iranien récalcitrant à l’aide d’un missile télécommandé qui frappe la voiture dans laquelle celui-ci se trouve (fig.1-4). Au moment où, à la fin du film, l’ordre tombe, le visage de l’agent qui appuie sur la gâchette est partiellement occulté, soulignant, grâce à un mode de figuration qui tendra à se généraliser dans les films ultérieurs, la désindividualisation d’une opération qui se veut « mécanique ». Cette séquence obéit par ailleurs à la démultiplication des points de vue qui est à l’œuvre dans l’ensemble du film : l’action militaire est non seulement vue depuis les instances qui la commandent, mais elle est également ressentie sur le lieu même de l’explosion à travers le choc vécu par un personnage (interprété par Matt Damon) qui a pris place dans l’une des jeeps de la colonne de véhicules composant la garde rapprochée de l’émir. Grâce à un usage systématique du montage alterné permettant de mettre au jour tous les rouages des phénomènes décrits, Syriana atténue la hiérarchisation entre les personnages – c’est significativement en tant que « meilleur rôle secondaire » que la star George Clooney reçoit un Oscar pour ce film– et fait de la communication entre des locuteurs situés dans des pays très éloignés un enjeu central du récit. Cette corrélation des espaces trouve son point culminant dans la frappe, solution expéditive dont l’entièreté du film a préalablement démonté les motivations peu reluisantes, strictement économiques, auxquelles fait pathétiquement écho le récent scandale suscité par les révélations de l’ex-consultant de la NSA, Edward Snowden, quant aux méthodes utilisées par l’agence dans le cadre de son programme de surveillance, puisqu’il s’avérerait que l’espionnage économique des pays alliés par les Etats-Unis s’opérerait également sous couvert de la lutte contre le terrorisme. Dans tous les cas, nous sommes aujourd’hui entrés de plain-pied dans une ère où l’usager de téléphonie mobile et l’internaute sont devenus de véritables cibles de la chasse aux données ; la violence exercée à l’encontre des héros de films d’action concerne symboliquement chaque citoyen.
Il est notable que, dans un film comme Syriana sorti en 2005, le drone à partir duquel on peut supposer que le missile est lancé demeure hors-champ : l’agression ciblée à distance entre avec fracas dans la sphère du concevable à Hollywood –le montage différant considérablement le moment du tir, ce dernier n’en apparaît que plus frappant pour le spectateur–, surgit à la surface du dicible (même si le terme « drone attack » n’y est jamais prononcé) en tant que technique militaire d’espionnage. Toutefois, le drone, en tant que tel, ne constitue pas un véritable objet de figuration à l’écran, sans doute parce qu’il n’a pas encore été pleinement constitué en objet de débat public aux Etats-Unis.
Homeland : un trauma matriciel
Même s’il n’est pas non plus visualisé autrement que de façon métonymique à travers les images de la destruction qu’il provoque au sol –comme il s’agit de mettre l’accent sur « l’impact » provoqué chez les victimes, les coulisses du téléguidage demeurent hors-champ–, le drone renvoie par contre dans la série Homeland diffusée à partir de 2011 beaucoup plus explicitement aux débats relatifs aux implications éthiques et politiques de cette arme dont l’utilisation par l’armée américaine a été considérablement renforcée depuis la réalisation de Syriana. La multiplication exponentielle des drones est d’ailleurs thématisée dans Homeland, par exemple lorsque le directeur de la cellule antiterroriste de la CIA, l’ambitieux David Estes (David Harewood), précise qu’il doit sa promotion à son implication dans la mise en place d’un programme de drones au-dessus de Bagdad, à une époque où l’agence ne possédait que huit exemplaires de l’engin, alors qu’elle dispose actuellement de « huit ou neuf mille » Predators6. De façon plus générale et continue, le suspense résultant dans la première saison des inconnues liées aux intentions du Marine Nicholas Brody (Damian Lewis), de retour au pays après avoir été retenu huit ans prisonnier en Afghanistan par une cellule d’Al-Qaïda et suspecté par l’héroïne, l’agent de la CIA Carrie Mathison (Claire Danes), d’être devenu un djihadiste, se résout partiellement pour le spectateur lorsque l’un des flash-backs en focalisation interne sur Brody consacrés à ses années de captivité nous montre son affliction après qu’une attaque de drone a par erreur tué plus de quatre-vingts enfants dans une école, dont le fils d’un terroriste auquel il s’était attaché, puis son amère déception lorsqu’il prend connaissance de la déclaration mensongère du vice-président des Etats-Unis, ce dernier affirmant que les images des jeunes victimes ne sont qu’une falsification à but propagandiste. Le neuvième épisode motive par conséquent la conversion à la cause d’Al-Quaïda de ce personnage énigmatique par le souvenir traumatique de la découverte du petit garçon, Issa, dans les ruines d’un bâtiment scolaire situé à proximité de la planque du terroriste, ainsi que par le déni officiel des politiques. On peut dire que la première saison dans son entièreté se structure en fonction de cette donnée narrative, le dernier épisode aboutissant à la découverte d’un enregistrement vidéo –archive qui a échappé à la vigilance de l’administration soucieuse d’étouffer l’affaire– montrant l’actuel vice-président donner l’ordre de lancer un missile sur l’école, puis regarder sur un écran, en vue aérienne, le résultat de la frappe ; il s’agit là d’un véritable contrechamp au point de vue de Brody préalablement montré sur les lieux du drame. On retrouve la peinture acerbe des intérêts politiques qui était proposée par les films de complot en vogue dans les années1970 –le climat post-Watergate étant particulièrement propice à la popularisation de la thématique de la surveillance7–, ici dans le contexte d’une bévue dramatique qui est révélatrice des défaillances qui sont susceptibles de survenir dans l’utilisation de drones, et dont les discours qui s’attachent à proclamer l’éthique du recours à cette arme visent à minimiser l’importance. La réciproque de l’attaque du drone est le retour à la maison d’un Brody passé à l’ennemi : à l’instar de l’engin de guerre, il sera, dans une certaine mesure, « piloté » à distance par le leader d’une cellule terroriste. L’antagonisme entre l’agent humain qui s’insinue dans un tissu social de manière progressive et discrète et le drone qui pénètre agressivement et de manière expéditive un espace défini au sein d’un réseau irrigue l’ensemble de la série, en particulier dans la troisième saison, qui débute par une série de ripostes à distance contre les auteurs supposés d’un attentat effectuées par la CIA sous la direction de l’un des personnages principaux de Homeland, Saul Brenson (Mandy Patinkin), qui se trouve malgré lui aux commandes de cette opération (ironiquement, on l’a vu dire peu avant que son travail consiste à former des espions, non à faire la guerre). On pourrait croire que l’utilisation des drones –armes totalement absentes à l’écran lors de ces frappes menées en cinq lieux de la planète, le spectateur demeurant cartonné à l’espace de la salle de commandement où les ordres sont donnés avec calme, loin de la violence des bombardements– est désormais banalisée dans la série. Pourtant, il n’en est rien, car l’une des principales lignes d’intrigue de cette troisième saison résulte d’un conflit entre Saul, représentant de la « vieille école » qui croit encore à l’efficacité des agents secrets –le dénouement de la saison lui donnera raison, mais s’accompagnera significativement de son départ à la retraite–, et son futur successeur qui, relayant l’opinion du président (toujours hors-champ), prône l’usage massif de drones comme un moyen de supplanter les hommes de terrain, jugés trop « incontrôlables ». Il est à noter que cette opposition de vues se noue dans le cinquième épisode précisément lors d’une chasse au canard, clin d’œil ironique à la fonction fondamentale du drone.
Homeland à la fois reflète les débats contemporains suscités par l’usage extensif des drones à l’ère de la politique antiterroriste de l’administration Obama8, et y participe. Ces controverses ont, entre autres exemples, été alimentées par la tribune de Dabid Kilcullen et Andrew McDonald Exum parue dans le New York Times du 17mai 2009, à laquelle Grégoire Chamayou se réfère dans son ouvrage La Théorie du drone ; il rappelle que ces auteurs exigèrent un moratoire sur les frappes de drones au Pakistan, arguant qu’elles « n’aboutissent qu’à jeter la population civile dans les bras de groupes extrémistes qui lui apparaissent, à tout prendre, comme ‹moins odieux qu’un ennemi sans visage qui fait la guerre à distance et tue souvent plus de civils que de militants› »9. Homeland, dont le générique est un condensé de paranoïa américaine dans lequel s’entrechoquent l’histoire du pays et la vie de Carrie dans un oppressant maelstrom audiovisuel composé d’images évanescentes et de fragments de discours sécuritaires (notamment des présidents Clinton et Obama), est une série qui ambitionne de prendre la mesure de l’obsession nationale que constitue actuellement la lutte contre le terrorisme, voire de contester les moyens utilisés, en particulier l’infaillibilité supposée du ciblage des frappes perpétrées par les drones. Comme le suggère ce générique, le traumatisme du 11septembre 2001 est nodal dans la constitution de l’identité de l’héroïne, que l’on entend prononcer, en voix over, l’une des répliques du pilote dans laquelle elle affirme vouloir impérativement éviter de répéter une seconde fois son erreur passée –celle d’avoir manqué d’enrayer l’attaque du World Trade Center dont on voit des images à l’écran (précisons que le pilote de la série fut diffusé de façon quasi commémorative le 2octobre 2011). Or le premier des excès de Carrie consiste précisément à installer illégalement un système de télésurveillance dans la maison du Marine, s’ingérant dans sa vie privée et devenant même émotionnellement dépendante de ce plaisir voyeuriste ; il y a bien, dans les premiers épisodes de Homeland, quelque chose de malsain dans l’usage de technologies d’observation à distance. Alors qu’une attaque de drone réussit à retourner un soldat contre son propre pays, le débat même sur l’utilisation de ce type d’engins traverse l’ensemble de la série en sourdine10, de même que l’obsession de repérer spatialement l’origine d’une menace.
Lorsque Brody réussit à sortir des mailles de la télésurveillance en fuyant clandestinement au Venezuela, c’est pour se voir séquestrer par la junte locale dans un gratte-ciel abandonné : or lorsque Brody se rend compte de l’endroit où il se trouve, cet immeuble inachevé de Caracas (la Tour de David) est filmé frontalement en une suite de trois plans frontaux reliés par des raccords dans l’axe qui inscrivent le personnage dans un véritable quadrillage d’ouvertures (en attente de fenêtres qui ne viendront jamais, les commanditaires ayant fait faillite) pratiquées sur les façades démesurées du bâtiment. En raison du vertige produit au niveau de l’échelle et de la multiplication jusqu’à saturation des mêmes motifs géométriques, la composition de ce plan n’est pas sans parenté avec la manière dont un Andreas Gursky a travaillé la photographie Paris, Montparnasse (1993)11 ; Brody, en ce sens, est en quelque sorte rattrapé par le mapping numérique alors même qu’il croit avoir échappé à la CIA (soit à l’instance qui contrôle cette cartographie virtuelle du monde). De nos jours, le territoire réel est constamment menacé de ne devenir qu’une abstraction telle qu’en produisent les vues obtenues par les moyens numériques de télésurveillance.
« Body of Lies » : le corps activé à distance
Au cours de la première décennie du xxiesiècle, les drones commencent à pointer la tête chercheuse de leurs missiles dans les productions d’Hollywood. Dans le troisième opus de la série cinématographique Mission Impossible sorti en 2006, Ethan Hunt (Tom Cruise), au moment précis où un message est décodé et lui révèle que son supérieur est de mèche avec l’ennemi, doit faire face à l’une de ces machines qui prend pour cible le convoi du prisonnier qu’il escorte. Le drone est à l’image des moyens démesurés engagés par son supérieur : source d’une agression, il est montré subrepticement dans la confusion du combat, au cours d’une séquence focalisée sur Ethan ; celui qui le pilote ne se trouve pas dans l’ambiance feutrée d’un quartier général lointain où sont rassemblés des analystes, mais il est partie prenante de l’attaque, téléguidant l’appareil depuis la soute d’un hélicoptère. La mise en relation de lieux fortement éloignés les uns des autres ainsi que la scission entre l’espace rassurant de l’Ici et l’Ailleurs des violences ne s’y opèrent pas. Pourtant, l’exacerbation du pouvoir d’abolition de distances conséquentes et l’exploitation à des fins dramatiques des divers prolongements prothétiques de l’œil humain conférés par les technologies actuelles s’inscrivent parfaitement dans les canons de la représentation ubiquitaire et panoptique du monde propres au cinéma hollywoodien (c’est-à-dire aux pratiques dominantes dans lesquelles le regard, précisément, domine) : à l’instar de l’armée qui accède à des images d’un terrain sur lequel il est devenu superflu de déployer des troupes, le cinéma adjoint les nouvelles technologies de télécommunication et de repérage à son arsenal de ressorts narratifs, la thématique de la télésurveillance légitimant alors de brusques déplacements (prétexte à un emballement rythmique du récit et du montage, à une esthétique de la discontinuité) ainsi que l’exhibition d’interfaces assurant la médiation entre les différents espaces.
Le film Body of Lies (Mensonges d’Etat, 2008) de Ridley Scott est emblématique de cette nouvelle configuration en ce qu’il met en scène un agent de terrain, Roger Ferris (Leonardo DiCaprio), envoyé dans différents pays (Irak, Jordanie, Turquie, Syrie) et « télécommandé » par son supérieur de la CIA, le « théoricien » de l’anti-terrorisme Ed Hoffman (Russel Crowe), qui le suit en temps réel grâce à une connexion satellite, exposant son subordonné à de grands dangers depuis le fauteuil de son bureau ou, communiquant grâce à son oreillette Bluetooth12, en vacant à ses occupations quotidiennes de père de famille dans sa villa. Le contraste entre le confort du bureaucrate et les prises de risque du « vrai » héros –qui ne peut être, dans une production de masse au discours populiste, qu’un homme d’action– est renforcé par le rapport de simultanéité instauré par les technologies audiovisuelles. Dans la séquence de la rencontre avec un extrémiste repenti en plein désert, Ferris est interrompu par son avocat qui l’appelle sur son portable pour discuter des exigences de sa femme dans le cadre d’une procédure de divorce. L’irruption de cette discussion privée souligne les effets intrusifs des systèmes de surveillance : Ferris regarde en l’air en direction de la caméra – nous endossons à ce moment-là le regard voyeuriste des opérateurs devant leur écran–, puis demande à ceux-ci (dont il sait qu’ils ont intercepté la ligne) de se retirer, le reflet du soleil sur la surface en aluminium du satellite qui étincelle dans le ciel radieux menaçant selon lui de compromettre la mission (fig.5-6). Ce retournement provisoire du statut d’observateur en celui d’observé nourrit le récit en assurant une interaction entre les pôles du dispositif de télésurveillance, tout en suggérant certaines limites dans l’usage de ce dernier. Le regard à la caméra de DiCaprio, atténué par la dissimulation de ses yeux derrière des lunettes noires, dissocie nettement la prise de vues du film lui-même –non affectée dans sa transparence par ce regard que l’on sait adressé à d’autres– de la télésurveillance pratiquée dans le monde du film. Il n’en demeure pas moins qu’à notre époque où les drones sillonnent les airs, toute vue aérienne (voire toute plongée marquée) est perçue comme suspecte.
Dans Body of Lies, Hoffman a bien compris que c’est dans le primitivisme technologique de son ennemi (incapable de lutter à armes égales) que réside la véritable menace, car cela rend ce dernier indétectable. En effet, tout l’enjeu de la guerre contre le terrorisme (et des récits qui la prennent pour objet) réside dans le repérage de l’ennemi qui se trahit en utilisant des moyens de télécommunication13, comme le montre bien Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2013). Dans le film de Ridley Scott, Hoffman explique ce point à ses collègues :
« Si vous vous comportez comme dans le passé, les hommes du futur auront beaucoup de mal à vous trouver. Si vous jetez vos téléphones portables, si vous fermez vos messageries, si vous transmettez toutes vos instructions de personne à personne, de la main à la main ; si vous tournez le dos à la technologie, vous disparaissez simplement dans la foule. »
C’est pourquoi Hoffman a besoin d’un agent infiltré dans les milieux qu’il combat, à la fois repérable par lui et usant des mêmes armes et techniques de camouflage que les terroristes. La disparition dans la foule évoquée dans la réplique citée ici et rapportée aux ennemis de la CIA correspond également au fantasme du soldat perpétuellement surveillé, qui rêve d’affirmer son individualité en sortant des écrans de contrôle, en s’évanouissant dans la « nature » (opposée à la « culture » hypertechnologique manifeste dans une géolocalisation constante et une réduction de l’individu à sa carte SIM), en jouant la performance physique contre la dématérialisation du monde qui s’opère via les représentations cartographiques fournies par les machines informatiques. Pour que le héros, soit un protagoniste par définition valorisé comparativement aux personnages dits « secondaires », puisse retrouver l’anonymat, il faut que son parcours narratif soit achevé : c’est pourquoi cette disparition s’effectue en général en fin de film. Il ne s’agit pas seulement d’une pirouette finale comme en connaissent Lucky Luke (se soustrayant aux honneurs qui lui sont réservés à l’issue de ses exploits) ou James Bond (rompant le contact avec ses supérieurs pour se retirer dans l’intimité avec la jeune femme conquise lors de l’épisode) : alors que dans la séquence finale de Mission impossible2 (John Woo, 2000) le héros disparaît dans le paysage urbain de Sydney après avoir dit « Let’s get lost ! » à sa compagne14, dans celle de The Bourne Ultimatum (La Vengeance dans la peau, Paul Greengrass, 2007), l’agent s’extrait du réseau de communication et de surveillance dont il était jusque-là partie intégrante. Il en va de même de Roger Ferris : après avoir refusé l’offre d’Hoffman de revenir aux Etats-Unis et d’occuper un poste dans un bureau de la CIA, il est abandonné, sur ordre de ce dernier qui n’attend plus rien de lui, par le service de télésurveillance : comme il le souhaitait, la protection lui est retirée, et la liberté rendue. Les derniers plans du film font se succéder en saccade des images de surveillance par satellite filmées depuis un point de vue toujours plus éloigné, jusqu’à ce que l’individu observé qui, une casquette vissée sur la tête (accessoire dont la visière est utile pour dissimuler son visage à un regard venu du ciel)15, fait ses emplettes au marché, se perde dans le paysage urbain (fig.7-11). Le rôle conclusif accordé à ce type d’images témoigne de l’importance du statut de ces dernières, associées à l’existence même du film : une fois la cible abandonnée, on bascule dans le hors film pour le générique de fin.
Un héros disparaît
Dans le cinéma hollywoodien, les héros se distinguent souvent en faisant montre de capacités leur permettant de vaincre ou de dépasser la machine, affichant ainsi leur (sur)humanité. A l’ère de la multiplication des systèmes informatiques de surveillance et de géolocalisation, la performance qui connaît une valorisation considérable dans le cinéma d’action est celle qui consiste à échapper à tout repérage – situation proprement « utopique » aujourd’hui dans son sens le plus littéral, puisqu’elle postule que le corps n’occupe plus aucun lieu (comme les voix désincarnées surprises dans des conversations téléphoniques dont il est impossible de remonter à la source). Tel est par exemple le cas de Chris (Nicolas Cage) dans Next (Lee Tamahori, 2007), qui possède le don d’anticiper tous les possibles d’un futur proche de sorte à éviter, comme dans un jeu vidéo lorsqu’une même séquence est rejouée par le gamer qui en connaît par avance les obstacles, toutes les menaces qu’il rencontre – dès le début du film, ce personnage (qui est significativement prestidigitateur de métier) réussit à quitter un casino à la barbe de la sécurité en se faufilant à travers les angles morts de toutes les caméras de surveillance ; du héros de Jumper (Doug Liman, 2008), qui se découvre une habilité à se téléporter instantanément en n’importe quel endroit du globe préalablement « stocké » dans sa mémoire ; du protagoniste de Limitless (Neil Burger, 2011), auquel la consommation d’une drogue permet d’émettre, en un éclair, un nombre faramineux d’hypothèses sur les actions auxquelles il assiste et dont il possède dès lors la maîtrise des moindres développements ; du Sherlock Holmes de Guy Ritchie, qui pare toutes les agressions avec une dextérité extraordinaire et, dans le deuxième opus (Sherlock Holmes : A Game of Shadows, 2011), réussit à se fondre dans le décor, intégralement, en revêtant une cagoule et un costume dont les motifs s’inscrivent parfaitement en trompe-l’œil dans la pièce qu’il occupe ; du personnage de Peter (Joshua Jackson) dans la dernière saison de la série télévisée Fringe16 qui, après s’être implanté dans la nuque l’une des puces utilisées par les hommes venus du futur pour asservir les peuples du présent, fait usage d’un pouvoir lui permettant de se déplacer virtuellement dans l’espace-temps et d’anticiper les actions de ses ennemis. Ce n’est pas un hasard si le don de disparaître est si fréquent chez les héros du cinéma hollywoodien contemporain, même si la fonction principale de la star est au contraire « d’apparaître » ; sorte de thaumaturges17, ils possèdent des capacités physiques ou mentales leur permettant de s’extraire de la grille d’un monde cartographié sur Google Maps. Parfois, à l’inverse, c’est un environnement hostile, loin de tout territoire habité et des parcours balisés, qui impose la perte des repères et enjoint le spectateur à une identification perceptive viscérale avec un corps à la dérive dans un espace dépourvu de balises, qu’il s’agisse d’une étendue océanique (All is Lost, J.C.Chandor, 2013)18 ou de l’espace sidéral (Gravity, Alfonso Cuaron, 2013).
On dira que, de tout temps, il est de la fonction même d’un espion que de ne pas se faire repérer. Toutefois, cette évanescence du personnage n’a sans doute jamais été figurée à Hollywood avec autant de prégnance que dans les productions de ces dernières années, ni en affectant si intimement les modes de représentation, par exemple dans des films dus aux réalisateurs Ridley Scott, Doug Liman, Tony Scott ou Paul Greengrass dont nous avons cité quelques exemples ci-dessus. Greengrass, auquel on doit significativement le film United93 (2006) consacré au détournement de l’avion par les terroristes du 11 septembre dont la cible présumée était le Capitole et, plus récemment, Captain Phillips (2013), dans lequel les pirates agissent cette fois sur l’eau (l’intervention de l’armée, représentée dans sa routine de manière particulièrement peu emphatique et dépersonnalisée, occasionne d’ailleurs l’utilisation ponctuelle d’un drone), a en particulier contribué à imposer des caractéristiques formelles qui découlent pour partie d’une nouvelle représentation de l’espace. Ses films proposent en effet un montage frénétique qui exprime l’impossibilité de suivre les actions des protagonistes (filmées ostensiblement dans un style pseudo-documentaire, comme si la prise de vues devait constamment s’adapter de façon brutale aux mouvements profilmiques), ainsi qu’une alternance entre une proximité extrême avec les corps et une mise à distance abyssale créée par la médiation des technologies de télécommunication et de télésurveillance. Dans les deux épisodes de la série Jason Bourne qu’il a réalisés (The Bourne Supremacy/La Mort dans la peau, 2004 ; The Bourne Ultimatum/La Vengeance dans la peau, 2007), cadrage et montage font subir au personnage une fragmentation extrême qui le réduit en pièces, oblitérant ainsi symboliquement tout ancrage dans un espace susceptible d’être circonscrit. Il n’est pas surprenant qu’à notre époque où le digital a chassé l’analogique, on en vienne à thématiser de la sorte la perte même de la trace des héros de pixels.
La série de longs métrages consacrés au personnage de l’ex-agent Jason Bourne prend son origine dans le roman La Mémoire dans la peau (The Bourne Identity) de Robert Ludlum, paru en 1980 et adapté sous le même titre au cinéma en 2002 (après une version télévisuelle en 1988). Entre l’époque de la rédaction de ce best-seller qui raconte l’histoire d’un agent secret amnésique parti en quête de son passé –dont s’inspire en France dès 1984 le scénario de Jean Van Hamme pour la célèbre série d’albums de bandes dessinées XIII– et l’immédiat après 11-septembre de la sortie du film homonyme produit par la Universal et réalisé par Doug Liman, les temps ont changé, tant sur le plan géopolitique qu’au niveau des technologies utilisées par les services secrets et les divers acteurs de ce récit. Si le Jason Bourne de Ludlum se joue de ses interlocuteurs, c’est en chronométrant la durée des conversations téléphoniques afin de les synchroniser avec les appels de Marie, sa complice qui s’est introduite dans une banque, ou en actionnant le levier du téléphone de la cabine dans laquelle il s’est rendu pour interrompre la conversation sans la couper19 ; on est loin, dans le livre, de trouver des équivalents des implications de l’omniprésence de la téléphonie mobile qui caractérise l’adaptation cinématographique, quant à elle contemporaine de la série télévisuelle 24 (24heures Chrono, dès 2001). En outre, si, chez Ludlum, on tente de repérer Bourne grâce à son compte bancaire au moment où il entend retirer les millions qui lui ont été versés pour une mission dont il a oublié l’existence même, c’est en recourant aux informations d’une « fiche confidentielle », définie ainsi par le banquier auquel il s’adresse : « Un terme désuet, en fait. Cela émane du milieu du xixesiècle, où c’était une habitude courante pour les grands établissements bancaires –principalement les Rotschild– de suivre la circulation internationale de l’argent. »20 Alors que le roman fait référence à des pratiques jugées obsolètes en 1980 et spécifiquement associées au Vieux Continent21, le film de Liman exacerbe le contexte des technologies informatiques et le traitement centralisé de données globalisées dans le QG des services de renseignements américains.
Dans les quinze premiers chapitres du roman, le régime qui domine est celui de la focalisation interne sur Bourne, avant que nous passions, comme dans le classique North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959) d’Hitchcock, au siège des services qui se chargent de le poursuivre, et dont l’un des membres souligne la nécessité d’agir, sans quoi Bourne pourrait « une fois de plus glisser à travers les mailles du filet »22. Alors qu’aujourd’hui ce filet s’est considérablement complexifié avec les réseaux informatiques, le film fait constamment alterner en focalisation spectatorielle les péripéties du héros et les recherches de la CIA effectuées à partir d’un bureau à Langley ; ainsi en voit-on les agents, dès le début du film, accéder (avec un certain retard sur leur proie) aux images d’une caméra de surveillance placée dans l’une des rues de la ville de Zurich (fig.12-13), puis activer simultanément à distance les agents dormants des principales villes européennes, contactés sur leur téléphone mobile. On comprend ce qui fait l’intérêt de l’actualisation du récit de Luglum : il est mû par une traque à grande échelle permettant d’opposer le système de la télésurveillance moderne à un individu en fuite entraîné à se soustraire à ce dernier ; le corps d’un héros qui découvre progressivement que sa mémoire se trouve « dans sa peau » (ainsi se surprend-il à posséder d’incroyables réflexes et à maîtriser des techniques de combat) s’oppose aux technologies de surveillance, et les met en échec.
Jason Bourne, hors les rets de la grille
Dans la série des Jason Bourne, il ne s’agit toutefois pas seulement de suivre les péripéties d’un personnage en cavale, fuyant ses ennemis : à partir du deuxième épisode de la série cinématographique, un rapport de réciprocité s’instaure, le traqueur étant lui-même traqué, et avec les mêmes armes : Bourne tente d’en apprendre plus sur le « programme » auquel il appartient, et de connaître les commanditaires des assassinats qu’il a perpétrés sur leur ordre dans son autre vie. Sa quête d’informations passe notamment, dans The Bourne Ultimatum, par une prise de contact avec un journaliste anglais du Guardian ; il prend rendez-vous avec celui-ci à l’aéroport de Heathrow, se doutant bien que cet homme est placé sous la surveillance de la CIA. Cette séquence qui s’achève sur la mort du reporter est un morceau de bravoure en termes de traitement d’un rapport de simultanéité entre diverses pistes situées dans des espaces distincts. Même s’il est la proie, Bourne « chorégraphie » les actions du hall de l’aéroport dans lequel il se trouve également en transmettant au journaliste par téléphone portable ce que ce dernier doit faire au moment exact où un geste ou un déplacement lui permet d’éviter d’être vu par ses poursuivants et par les caméras (il lui intime par exemple de se baisser à l’instant précis où un agent se tourne dans sa direction, fig.14-15)23. Incarnation d’un regard panoptique dont les instances au pouvoir sont dépossédées en dépit de leur attirail technologique, Bourne, intuitivement, identifie des failles dans la surveillance, repère des issues, établit des trajectoires ; il domine la foule dont il maîtrise les flux, s’adaptant à chaque changement de tempo, utilisant la téléphonie mobile pour communiquer tout en court-circuitant la possibilité d’être repéré grâce à celle-ci. De leur côté, les agents de la CIA, dont les activités sont visualisées dans une piste parallèle, pilotent les opérations depuis l’Etat de Virginie en face d’écrans qui retransmettent les images des caméras de surveillance (fig.16-17) et prennent contact avec leur sous-section à Londres, qui envoie l’un de ses tueurs. Il en résulte un déferlement vertigineux d’images dont beaucoup sont médiatisées par la technologie de télésurveillance à l’intérieur du monde du film : l’espace de l’action est déplié, dupliqué, fragmenté, réenvisagé à travers différents écrans et angles de prise de vues, les combinaisons qui résultent de la juxtaposition des moniteurs renforçant, à l’intérieur du plan, l’éclatement du montage.
Bourne réussit toutefois à se faufiler entre les mailles du filet que « dessine » le quadrillage informatique de l’espace urbain, association a priori paradoxale d’une fonction de repérage et d’une forme d’abstraction. En effet, on pourrait mobiliser à propos de la représentation cinématographique le cadre de réflexion proposé par Rosalind Krauss à propos de la grille dans l’histoire de l’art : « Spatialement, la grille affirme l’autonomie de l’art. Bidimensionnelle, géométrique, ordonnée, elle est antinaturelle, antimimétique et va à l’encontre du réel »24. Dans The Bourne Supremacy, c’est significativement avec l’abandon de l’image ciné-photographique qui s’effectue au profit du « dessin » dans le générique de fin qu’une éviction partielle du référent peut s’effectuer. Alors que, dans le générique inaugural de North by Northwest, la vectorisation de l’espace écranique en fonction des points cardinaux se matérialisait en une surface en damier que l’on pouvait progressivement identifier comme étant la façade vitrée d’un gratte-ciel, The Bourne Supremacy procède, en clôture, au mouvement inverse : la surface noire de l’écran sur laquelle apparaissent les mentions écrites est zébrée horizontalement et verticalement de lignes qui s’entrecroisent, formant et déformant une grille en constante évolution (parfois déployée, au gré de rapides modifications, dans la troisième dimension), prolongeant les chassés-croisés du récit en une pure abstraction graphique (fig.18-20). Cependant, nous sommes ici dans une situation intermédiaire entre la virtualisation informatique du monde et l’ancrage dans le réel : il n’y a point de césure nette avec la tradition perspectiviste du Quattrocento où certes, selon Krauss, « le treillis en perspective est inscrit sur le monde représenté comme s’il était l’armature de son organisation », mais où, toutefois, « la perspective était la science du réel et non le moyen de s’en abstraire »25 ; les indications de données GPS et la mappemonde qui apparaît parfois en arrière-plan contribuent à arrimer la représentation orthonormée au réel, ou du moins à d’autres formes de compréhension de celui-ci, également convoquées par les instances de surveillance par satellites.
Le lieu du corps pris pour cible
Au vu de l’omniprésence des technologies de télécommunication et de télésurveillance que nous avons soulignée dans la trilogie Bourne, il n’est pas surprenant qu’un épisode plus récent de la série, réalisé par l’un des scénaristes des trois précédents opus et mettant en scène un autre agent du même programme, Aaron Cross (interprété par Jeremy Renner), en vienne à représenter une attaque de drone. En effet, dans la séquence d’ouverture de The Bourne Legacy (Jason Bourne : L’Héritage, Tony Gilroy, 2012), l’agent secret Aaron Cross réapparaît à la surprise de ses employeurs après un périple à travers les cimes enneigées ceinturant un site d’entraînement en Alaska. Les premières images du film nous montrent Aaron plonger dans les eaux glacées d’un lac de haute montagne, rappelant visuellement le motif du corps du héros étendu dans l’eau qui est présent dans les trois épisodes consacrés à Jason Bourne (l’eau ayant été posée comme un lieu de renaissance, ce plan inaugural semble indiquer que Jason renaît en Aaron, son double) ; si Aaron réalise cet exploit, c’est parce qu’il cherche au fond du lac une balise contenant une carte : traçant son parcours à travers les sommets, il maîtrise son propre déplacement, qui demeure intraçable. Cette initiative le conduit à pénétrer une zone inaccessible aux technologies de repérage, et ainsi à disparaître quelques jours des écrans de radar26 : c’est à cette éclipse qu’il doit sa survie, puisqu’il a de la sorte, sans le savoir, échappé au massacre commandité par sa hiérarchie de tous les agents appartenant au même « programme » que lui, exécution perpétrée par crainte que les exactions dont ce service de renseignement s’est rendu coupable ne soient divulguées au grand jour. Considérés par la CIA comme de simples pions sur l’échiquier d’un monde totalement maîtrisé grâce aux moyens de télésurveillance par satellite, comme de simples points figurant sur une représentation cartographique, les agents sont supprimés aussi vite qu’on annule une opération informatique en pressant sur la touche d’un clavier (avec la mécanicité du reset). Significativement, Aaron, une fois repéré, est pris en chasse par un drone Predator permettant à ses supérieurs de reconquérir la maîtrise de l’espace grâce à la vue aérienne et au contrôle à distance ; cette arme emblématise dans cette séquence liminaire la manière dont la série des Bourne représente la technologie au service du pouvoir de l’Etat.
D’abord utilisé comme moyen de transport et de ravitaillement dans une région difficile d’accès (fig.21-22) –soit, en quelque sorte, en tant que technologie de communication, puisque l’agent qui accueille Aaron envoie à ses employeurs un échantillon sanguin de son hôte–, le drone, revenant tel un boomerang menaçant, endosse ensuite la fonction strictement unidirectionnelle de chasseur-tueur auquel il est aujourd’hui associé dans ses usages militaires. L’appareil lance alors un missile sur la cabane qu’Aaron vient de quitter (fig.23-26), ce dernier ayant confusément ouï le bruit d’un drone s’approchant (un son qui, notons-le, demeure inaudible du spectateur, ce qui suggère que le héros possède lui aussi des capacités surhumaines de chasseur). Le surgissement de la menace, filmée telle une fulgurance à l’aide d’une image en perpétuel bougé qui souligne le chaos de la situation, est imparable pour le collègue d’Aaron resté dans la cabane. Significativement, ce n’est qu’à partir du moment où l’engin aérien prend pour cible le héros que le montage juxtapose alternativement les images de l’appareil survolant les montagnes de l’Alaska avec des plans de ceux qui le télécommandent (fig.27-30). Le choix a été ici celui de ne pas déshumaniser totalement la menace, mais de pointer du doigt les responsables : ceux qui, dans leur base de Virginie –une mention écrite précise cette (dé)localisation–, décident d’appuyer sur la gâchette. En faisant partager au spectateur les images qui parviennent aux pilotes et analystes, le film souligne la difficulté qui est la leur de se représenter avec précision ce qui se passe sur le terrain. Dans cette séquence, on nous montre successivement l’écran du moniteur du poste de pilotage –vue aérienne en « caméra subjective »27–, l’équipe comprenant le pilote, un opérateur et le commandant, puis, avant le gros plan sur le visage du pilote, un plan de détail sur le manche qu’agrippe ce dernier comme le lieu même du pouvoir conféré par la machine prothétique, instrument d’une destruction semée à des milliers de kilomètres du lieu où se tiennent les soldats. Evoquant l’initiative lancée en 2004 du site Live-shot.com permettant à des internautes d’abattre à distance des animaux en télécommandant un robot muni d’une arme –chasse en ligne qui suscita la polémique et fut frappée d’interdiction–, Grégoire Chamayou propose le commentaire suivant :
« Tandis que la chasse virtuelle aux animaux suscitait un scandale à peu près universel, la chasse à l’homme télécommandée pouvait, à la même époque, prendre tranquillement son essor, dans des formes similaires, sans que personne, parmi ces mêmes auteurs, n’y trouvât rien à redire. »28
Or la séquence d’ouverture de The Bourne Legacy, qui accorde une place structurelle à la représentation du drone (sa destruction par le héros met fin à la séquence) revient à cette généalogie de façon littérale : pour échapper aux missiles lancés par l’appareil, l’agent enfonce dans la gueule d’un loup l’émetteur permettant de le repérer. C’est donc le canidé que le drone-chasseur fait exploser, avant d’être lui-même détruit par le héros à l’aide d’un fusil à lunette – contre-champ humanisé de l’œil du drone, les opérateurs étant fort surpris de voir l’image disparaître de leur écran avant que le monstre mécanique, aveugle, ne s’écrase et n’explose (fig.31-33). Après s’être tenu stoïque face à la gueule béante du loup, le héros fait face à un autre prédateur qu’il terrasse lui aussi. Cette confrontation constitue un élément clé de la présentation inaugurale du héros, qui réussit à surmonter une menace high tech ; sa résistance physique exceptionnelle est montrée comme supérieure aux capacités de la machine.
A notre sens, un autre aspect de cette séquence importe au vu de la suite du film : Aaron doit extraire de son épiderme le capteur qui trahit sa présence, qui le fait exister au regard du drone. En effet, il faut apporter une nuance à l’opposition humain (l’agent) vs machine (le drone) : comme le récit de la série le souligne constamment, l’agent a lui-même perdu toute humanité en se soumettant au « programme » –terme significatif qui associe l’individu à une sorte d’ordinateur ; il agit comme une véritable machine à tuer. La séquence de l’épreuve à la suite de laquelle Bourne prête allégeance au principal responsable de cet entraînement aliénant qui constitue l’un des flash-backs de The Bourne Ultimatum reprend d’ailleurs presque littéralement les répliques de la séquence de Star Wars EpisodeIII – Revenge of the Sith (2005) dans laquelle le futur empereur Palpatine, génie du Mal, renomme le jeune Anakin, annonçant la « mécanisation » prochaine de ce dernier dans l’armure de Darth Vader29. Certes, Bourne et Aaron n’ont pas besoin d’un tel artefact pour se battre, car l’armure est chez eux intérieure ; ils manifestent toutefois tout autant une dépendance envers celle-ci, prothèse indispensable à leurs exploits. The Bourne Legacy développe cette dimension en plaçant à la tête des ennemis du héros une entreprise chimique appelée « Groupe National de Recherche Appliquée » : on comprend que les agents, lourdement médicamentés, font office de cobayes. Lorsqu’il s’agit de les éliminer tous simultanément –tel est d’ailleurs aussi le cas des Jedis dans l’épisode de Star Wars mentionné ci-dessus avec « l’ordre66 » communiqué aux soldats clonés, désindividualisés–, l’agence les enjoint simplement à ingurgiter une pilule supplémentaire contenant un poison parmi celles prises régulièrement pour optimiser leurs capacités physiques et psychiques. Aaron, on l’a dit, ne recevra pas cette directive, mais il comprendra que l’intrusion de ses supérieurs ne s’effectue pas seulement depuis les airs grâce aux drones, mais également de l’intérieur même de son propre corps, puisqu’il a été piégé par le dopage prescrit. Un rapprochement peut être établi entre la menace extérieure que constitue l’œil du drone et la maîtrise complète d’un corps devenu cible. Chamayou note en effet à propos des méthodes employées pour les attaques de drones que « la zone de conflit armé, fragmentée en ‹kill box› miniaturisables, tend idéalement à se réduire au seul corps de l’ennemi-proie –le corps comme champ de bataille »30. C’est un tel changement d’échelle que The Bourne Legacy met en scène en corrélant le niveau macroscopique de la télésurveillance par satellite avec le contrôle effectué sur le corps des agents, dans le contexte plus général d’un recours fréquent à l’isotopie de la maladie infectieuse pour évoquer les « mécanismes » des opérations de l’agence (ainsi le personnage de bureaucrate interprété par Edward Norton dit craindre que l’opinion publique ne découvre « que ces clowns de la CIA ont laissé Treadstone se métastaser dans les autres programmes »). En effet, même à un niveau microbiologique, la question du mapping représente l’un des enjeux du récit31 : comme l’explique la généticienne chargée de la médication des agents infectés par un virus qui a l’avantage d’accroître leurs capacités physiques et cognitives, le programme est le résultat d’un « incroyable progrès dans la cartographie des récepteurs viraux ». Que nous soyons à l’extrémité d’un microscope ou d’un satellite d’observation, le pouvoir s’exerce via une opération de repérage spatial, grâce à des frappes précisément qualifiées, dans les discours pro-drones, de « chirurgicales » : la cible en est le corps qui, à l’époque de sa pixellisation au cinéma par le biais de la performance capture, demeure dans les récits contemporains un ancrage indéfectible dans le réel, irréductible à toute « saisie » par des moyens électroniques.
Les drones de la SF : éviction de tout intermédiaire humain
Dans le prologue et l’épilogue ironiques du récent remake du film homonyme de Paul Verhoeven (1987), RoboCop (José Padhila, 2014), l’animateur d’une émission de télévision interprété par Samuel L. Jackson ne cesse de faire l’éloge du recours aux « drones » par les forces de police, jugeant regrettable qu’ils ne puissent être utilisés qu’à l’extérieur du territoire américain (ainsi les voit-on en action à Téhéran). Or on observe que ces machines, héritières des bipodes du film original de 1980, ne sont pas télécommandées en vision simultanée par un opérateur : il s’agit de robots agissant de manière autonome –c’est d’ailleurs ce point qui motivera le développement du « RoboCop », mi-homme mi-machine, permettant de faire croire à l’opinion publique que l’individu aux commandes fait le choix ou non de tirer sur la gâchette. Cet usage quelque peu abusif du terme « drone » par rapport à la définition actuelle est révélateur d’un topos du cinéma de science-fiction qui consiste à poser une dichotomie entre l’homme et la machine : il est fréquent d’y voir des androïdes agissant de manière autonome, par contre il est plus rare qu’ils soient pilotés à distance par un docteur Caligari devant son moniteur, réduits à la passivité du spectateur, agissant par procuration. On pourrait a priori penser que le corpus des récits de SF au cinéma regorge d’appareils fonctionnant comme des caméras envoyées à distance pour quelque opération militaire. Néanmoins, la science-fiction spéculant à partir d’imaginaires pensables à un moment donné de l’histoire des technologies, il faudra attendre la généralisation post-11 septembre des drones dans l’armée américaine pour les voir apparaître plus fréquemment, tout en demeurant souvent à l’intérieur du paradigme de la seule robotique.
Notons à ce titre le fait que le deuxième épisode réalisé au sein de la future et très lucrative franchise « Star Wars » s’amorce via l’évocation de drones : le texte qui défile sur un plan incliné (mode pastichant les serials de Flash Gordon des années1930) au tout début de The Empire Strikes Back (L’Empire contre-attaque, Irving Kershner, 1980) plonge le spectateur dans le récit de ce sequel en s’achevant sur l’ouverture suivante : « Dark Vador, le maléfique, lance des milliers de sondes télécommandées [remote probes] aux confins de l’espace… ». Les images prennent ensuite le relais de ces points de suspension, montrant l’envoi de sondes à partir de la soute d’un vaisseau spatial amiral. Qu’entend-on ici par « sondes télécommandées » ? S’agit-il là d’une anticipation du « drone » tel qu’on entend ce terme aujourd’hui ? En fait, il s’avère que l’engin inventé par Lucas et ses collaborateurs allie les deux paradigmes dont le drone est issu, la sonde et le robot, sans mettre l’accent sur l’un de ces deux principes. D’ailleurs, depuis le poste de commandement, la princesse qui se trouve à la tête des troupes de la rébellion parlera de « droïde-sonde de l’Empire » (« an imperial probe droide »). L’engin en question, après avoir atteint le sol d’une planète à explorer, se présente comme une sorte de boule munie de tentacules(fig.34) : dans le contexte de la conquête expansionniste de l’Empire, la machine orwellienne de La Guerre des mondes sert ici de modèle. Cette machine qui permettra à l’Empire de repérer la base secrète des rebelles, forçant ceux-ci à évacuer la planète, n’est toutefois pas un moyen de locomotion : elle fonctionne sans pilote, de manière totalement automatisée (elle comprend même un système d’autodestruction), et ne semble guère guidée à distance par un opérateur (l’adjectif « télécommandé » présent dans le résumé liminaire). Il est à cet égard révélateur que cette sonde communique avec le vaisseau dont elle a été lancée : un gros plan sur des antennes qui se déplient est accompagné d’un message sonore crypté –cet épisode-ci est particulièrement marqué par le contexte des films de guerre situés durant la Seconde Guerre mondiale– que les rebelles captent sans pouvoir le déchiffrer. Ces sons électroniques mêlés d’un brouillage radio font partie de l’univers auditif tout à fait particulier de ce film emblématique de l’essor du sound design dans les films du New Hollywood ; on les entend ailleurs dans cette saga où, étonnamment, les dispositifs de télécommunication sont souvent déficients ou Low-tech. Les soldats de l’Empire qui sont les destinataires de ce message codé servant à transmettre les résultats de la détection sur la planète des glaces ne sont pas en mesure de voir en direct ce que la sonde a filmé, même si les informations envoyées comprennent des éléments visuels (« The visuals indicate life readings », précise l’un des opérateurs). Une image de mauvaise qualité apparaît en effet sur l’écran d’un moniteur, montrant la partie de la base souterraine rebelle qui est située à la surface. Il est à remarquer que cette image télétransmise correspond exactement à une autre vue montrée ultérieurement, en l’occurrence dans le viseur du périscope de l’un des quadripodes impériaux menant l’assaut contre la base : l’objet figuré relève bien de la (future) cible, et la sonde participe d’une logique de traque.
Dans l’épisode The Phantom Menace (La Menace fantôme, George Lucas, 1999) réalisé deux décennies après The Empire Strikes Back, la représentation du drone n’a étonnamment guère changé, même si l’aspect visuel est désormais dépourvu de toute connotation organique (il s’agit d’une boule de métal munie d’une cavité –ici l’œil-caméra–, motif très présent dans la saga)32(fig.35) : lorsque le chevalier Sith nommé Dark Maul enclenche grâce à un bracelet électronique trois boules volantes qu’il envoie dans les rues de la ville en repérage, rien ne signifie qu’il est en mesure de voir ce que les caméras de ces engins captent. Il s’en sert certes pour en voir plus, pour améliorer la vision de la ville d’abord obtenue grâce à des jumelles, mais l’information lui parvient en différé. En effet, il doit attendre que l’un des robots revienne et lui transmette « oralement » le message en une série de sons inarticulés pour apprendre où se trouve sa proie. A l’instar d’un chasseur qui a envoyé ses chiens (l’animalocentrisme est fort présent chez Lucas), l’opérateur n’agit pas en temps réel sur l’activité du « drone », qui tient plus ici du robot que de l’extension oculaire.
Dans le genre de la science-fiction, le motif de la lutte des humains contre les machines, popularisé notamment en littérature par les romans d’Isaac Asimov (de manière bien plus nuancée et critique qu’à Hollywood), est une antienne bien connue sur laquelle repose notamment la série des Terminator33. La célébrissime séquence de 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick dans laquelle l’astronaute Dave Bowman (Keir Dullea) désactive progressivement l’intelligence artificielle de l’ordinateur HAL qui a régné jusque-là en maître sur l’ensemble du vaisseau et assassiné les membres de l’équipage réfractaires à son pouvoir est emblématique de ce type de confrontation. Or Michel Chion voit en HAL une figure ressortissant à ce qu’il appelle l’« acousmêtre », soit le résultat « d’un fantasme panoptique, de caractère obsessionnel ou paranoïaque, qui est celui d’une maîtrise totale de l’espace par la vue »34 ; une fois assignée au lieu de réception des informations, l’instance de surveillance aux mille yeux auxquels nulle action n’échappe –HAL étant même capable de lire sur les lèvres des cosmonautes retirés dans une capsule dont les microphones ont été débranchés– devient vulnérable, jusqu’à régresser totalement au fur et à mesure que Dave retire les cartes mémoire de la machine. A notre époque où l’espace urbain, jalonné de caméras de surveillance, est devenu une sorte de gigantesque HAL, le film intitulé Eagle Eye (L’Œil du mal, D.J.Caruso, 2008) met en scène un scénario similaire : deux quidams, contactés sur leur téléphone portable, sont embrigadés dans un complot par une machine informatique capable d’observer leurs moindres faits et gestes ; elle leur transmet, en temps réel, une série d’ordres, et active à distance nombre de dispositifs reliés à un réseau informatique. On trouve même dans ce film une référence explicite à la séquence de 2001 : A Space Odyssey évoquée ci-dessus puisque l’ordinateur (également représenté par un « œil » rouge), incapable de lire sur les lèvres des membres de l’état-major qui s’est réuni dans un caisson de sécurité, réussit à déduire le contenu de leur conversation à partir de la captation des vibrations sonores produites par leurs voix sur une tasse qui se trouve dans le champ de la caméra de surveillance.
Or, comme dans Homeland, la cause du drame résulte dans Eagle Eye d’une bévue liée à l’utilisation d’un drone : si l’ordinateur central décide de décapiter le gouvernement, c’est parce qu’il juge que la chaîne de commandement de l’armée a manqué à ses principes. L’origine de la révolte de cette machine-mère est exposée dans la séquence inaugurale du film : une colonne de véhicules qui se rendent dans un petit village du Moyen-Orient est observée par un avion miniature télécommandé muni d’une caméra (fig.36-37) ; ensuite, alors que les occupants – dont un leader terroriste présumé qui ne quitte presque jamais sa tanière– sortent de leur voiture et se rendent à une cérémonie funéraire, le président des Etats-Unis donne par téléphone, depuis Air Force One, l’ordre de bombarder à l’aide d’un drone le lieu de cette rencontre, en dépit des recommandations d’annulation de l’opération (fig.38-39). Plusieurs gros plans mettent en évidence les caméras fixées sur ces engins volants, annonçant la future omniprésence de la surveillance dans le film. La cible visée est notamment montrée à travers son reflet sur la coupole protégeant l’objectif de la caméra embarquée du drone (fig.40-41). Déjà, le regard de « Eagle Eye » s’interpose, impliquant également un jugement moral sur l’action ; la lumière intense dégagée par l’explosion envahit l’entièreté de l’écran avant que celui-ci ne se subdivise en une multitude d’écrans de surveillance qui s’agglomèrent pour former le titre du film, « Eagle Eye » : après la séquence de l’attaque au Moyen-Orient qui dure un peu plus de cinq minutes, les images prises par le drone font littéralement naître le film. A la fin d’Eagle Eye, le drone revient, poursuivant en pleine ville le héros jusque dans un tunnel, ainsi que ce dernier le constate en le voyant apparaître dans son rétroviseur (fig.42) ; cette chasse, déplacée au cœur d’une mégapole occidentale, dans l’environnement quotidien des spectateurs américains, construit le drone comme une figure particulièrement menaçante, et pousse à son comble le renversement entre l’ailleurs (comme lieu supposément légitime d’intervention des drones) et l’ici.
Dans le monde post-apocalyptique du film de science-fiction Oblivion (Joseph Kosinski, 2013), les drones sont omniprésents, et constituent même l’unique préoccupation de Jack (Tom Cruise) et de sa compagne Victoria (Andrea Riseborough), qui s’occupent de leur maintenance sur une planète dévastée. D’instruments domestiques (accompagnés d’entrée de jeu d’un bruitage qui en connote l’agressivité et une hostilité larvée), ils vont se transformer en impitoyables prédateurs –leur force de frappe est figurée comme une forme de bestialité imprévisible, indomptable– lorsque Jack comprendra qu’au lieu de travailler pour des humains réfugiés dans une base spatiale dans l’attente d’une purification de l’air de la planète, il œuvre en fait au service d’une intelligence artificielle qui a colonisé la Terre, et que ses supposés ennemis35, tapis dans les montagnes d’une zone censément irradiée et harcelés par les drones –sphères volantes munies d’un « œil » rouge (composante traditionnelle de la représentation anthropomorphisée de machines malveillantes depuis 2001 puis Terminator), sorte de volumineux globe oculaire qui renvoie métonymiquement à la surveillance perpétuelle (fig.43)–, ne sont pas des extraterrestres, mais constituent les derniers représentants de l’humanité (il s’agit là d’une découverte qui rejoue différemment le motif de l’inversion sur lequel s’achevait Planet of the Apes, Franklin J. Schaffner, 1968). L’interlocutrice humaine avec laquelle les opérateurs au sol Jack et Victoria croient interagir par visiophonie est une illusion créée à partir des images conservées dans l’ordinateur du vaisseau autrefois piloté par Jack, qui fut capturé par le « Tet », gigantesque station spatiale tétraédrique en orbite autour de la Terre qui s’avère être une entité machinique autonome et conquérante. Jack lui-même est le produit de cette instance démiurgique en ce qu’il a été cloné en un grand nombre d’exemplaires pour prendre en charge les opérations terrestres d’élimination des derniers habitants ; avant sa prise de conscience (ou plutôt celle de l’un de ses doubles), il joue donc un rôle similaire aux drones, envisagés dans Oblivion au sein d’un imaginaire technophobe. Le drone qui a été programmé pour obéir à Jack (ou du moins à l’épargner) sera ensuite retourné contre le Tet, Jack signifiant une reprise en main de la situation en prononçant la réplique suivante : « Ce n’est qu’une machine ; l’arme, c’est moi ». Dans un tel contexte, les usages déviants des drones sont donc strictement associés à l’éviction complète de toute intervention humaine, comme si les questions éthiques soulevées par l’utilisation d’une telle arme ne se posaient pas lorsque les drones sont télécommandés par des individus qui prennent la décision de tirer (alors que Eagle Eye, on l’a vu, dépeint l’usage du drone comme intrinsèquement problématique, au-delà de la seule situation science-fictionnelle du contrôle total des machines).
Cependant, la crainte que le drone puisse s’émanciper de tout contrôle humain (ce qui implique une absence totale de responsabilité) et les représentations de celui-ci comme une menace absolue pour les héros du film qu’il prend en chasse témoignent d’un malaise plus général suscité aujourd’hui par cette arme dont l’utilisation déshumanise complètement la guerre dans le camp des dominants en écartant toute possibilité de subir des pertes humaines, ainsi que l’explique Grégoire Chamayou :
« En prolongeant et en radicalisant des tendances préexistantes, le drone armé opère un passage à la limite : pour qui fait usage d’une telle arme, il devient a priori impossible de mourir en tuant. La guerre, d’asymétrique qu’elle pouvait être, se fait absolument unilatérale. Ce qui pouvait encore se présenter comme un combat se convertit en simple campagne d’abattage. »36
En faisant du drone l’un des acteurs principaux de certains de ses récits, le cinéma hollywoodien exhibe l’angoisse (voire la culpabilité) suscitée par l’utilisation aujourd’hui massive de cette arme et par le déséquilibre qu’elle produit. Le plus souvent, il contribue toutefois à exorciser ces craintes à travers un arc narratif sous-tendu par le rachat d’une faute originelle commise par les stratèges du Pentagone ou par le truchement d’une représentation qui, figée dans une opposition stricte entre victime humaine et menace machinique, évacue la question, centrale, de la responsabilité.
Il n’en demeure pas moins que les drones, technologie qui présente certaines parentés avec le cinéma (numérique) lui-même dans la mesure où elle « vise » à capter et à archiver des données audiovisuelles, n’ont pas fini de hanter les productions hollywoodiennes qui, par le détour de la fiction, à la fois familiarisent le public avec la généralisation de ces techniques de guerre récentes et interrogent les implications possibles du recours à cet instrument invasif de surveillance et d’agression qui est emblématique du nouveau rapport à l’espace instauré par des machines informatiques capables de cartographier le monde en temps réel.