Marc-André Weber

La guerre des irresponsables

J’adresse mes remerciements à Claus Gunti, éditeur de ce dossier, dont les conseils ont orienté ma réflexion.

Actuellement, le recours aux drones armés fait largement débat. Dans son livre intitulé Théorie du drone, Grégoire Chamayou donne une vue générale de leurs enjeux, contestant la pertinence de l’utilisation d’une telle arme. C’est à partir de son propos, dont je partage pour l’essentiel le contenu, que j’aimerais interroger les manières de penser ces dispositifs. Je commencerai par baliser un terrain connu – l’éthique de la guerre –, avant de proposer certaines inflexions à ce sujet.

En matière d’éthique, Chamayou dessine les contours d’une opposition entre l’attentat-suicide1 et le bombardement conduit au moyen d’un drone. Dans le premier cas, le « corps est une arme » : l’attentat ne réussit qu’à la condition que son auteur meurt. Dans le second cas, l’« arme est sans corps » : l’attaque de drone exclut absolument la mort de son auteur, ce dernier n’étant pas sur le champ de bataille2. Cette opposition de techniques de combat reflète, selon Chamayou, l’opposition entre une « éthique du sacrifice » et une « éthique de l’autopréservation »3, à propos de laquelle on peut se demander si elle n’érige pas la lâcheté en vertu4. Toujours selon lui, ces approches tendent par contre toutes deux à nous effrayer par leur caractère radical, constitutif de leur propre horreur5. Nous pourrions donc les considérer comme deux extrêmes, pointant dans des directions opposées.

Développant son propos sur l’éthique de l’autopréservation, Chamayou relève par ailleurs qu’elle conduit à placer la vie des soldats équipés de drones au-dessus de celle des civils relevant de l’autorité du pays ennemi. Telle est la doctrine de la guerre à zéro mort ; en réalité, il s’agit d’une doctrine à zéro mort parmi « les siens », comme l’indique explicitement le radical du mot « autopréservation ». Dès lors, le jus in bello tel que nous le connaissons, qui place la préservation des vies civiles, les « autres » comme les « siens », au-dessus du reste, serait révisé au profit d’une dynamique ethnocentrique, où « les autres » valent en tous les cas moins que « les siens »6.

Même si elles étaient précises au point d’épargner davantage les civils que d’autres armes militaires, ce qui est loin d’être le cas, les attaques de drones susciteraient encore probablement les sentiments de rejet qu’inspirent les descriptions de Chamayou7. Plusieurs lignes de réflexion peuvent être tracées afin d’expliciter la raison morale sous-jacente à de tels sentiments. Ainsi, en père de la tradition moderne du jus in bello, Grotius considère que la guerre ne permet pas tous les coups8, notamment parce qu’elle doit laisser une place à un principe juridique d’équité. De fait, nous tendons à considérer que tuer son adversaire exige qu’on laisse à ce dernier l’occasion de se défendre9.

Mon propos ne suivra pas de telles voies10. Je mettrai en perspective et je tenterai de développer plus avant les points discutés par Chamayou11. Tout d’abord, je m’attacherai à démontrer que la tradition républicaine, qu’il décrit brièvement en se référant à Kant, remonte à l’Antiquité. Et comme cette période est fondatrice de notre manière d’appréhender le monde, celle-ci conditionne encore nos jugements moraux –ce qui permet d’expliquer les sentiments de rejet que nous inspirent les drones armés. Dans ce cadre, j’essayerai de dégager et définir la notion de « responsabilité », en la rapportant aux opérateurs de drones, puis plus généralement aux citoyens. Enfin, je questionnerai la relation entre la responsabilité des citoyens et la représentation de la guerre, dans une perspective théorique dans un premier temps, et à travers l’analyse de quelques travaux artistiques dans un second temps.

La tradition républicaine

Ma perspective sera descriptive et politique, puisque l’organisation politique d’une société est constitutive de l’horizon éthique de ses membres. Notre mode d’organisation politique se définit par ce que nous nommons usuellement la « démocratie ». Ce terme étant quelque peu galvaudé et la tradition à laquelle je me réfère étant républicaine, je préfère employer le terme « république ». Tout ce qui a trait ici aux républiques peut néanmoins s’appliquer aux démocraties.

Lorsque l’on s’intéresse à la tradition républicaine, notamment au sein d’une réflexion sur la guerre, un texte d’Hérodote paraît incontournable. Il s’agit du dialogue entre Xerxès, roi des Perses, et Démarate, un Spartiate exilé qui le conseille. Par leur truchement, Hérodote nous livre son explication de la résistance exceptionnelle des Spartiates lors de la bataille des Thermopyles –précisons au passage que le caractère suicidaire de cette résistance ne la rend pas comparable pour autant à un attentat-suicide : sa fonction était défensive sur le plan militaire (il s’agissait de gagner du temps), et la bataille n’impliquait que des combattants12. Hérodote écrit donc :

«  Ayant entendu ces paroles, Xerxès se mit à rire : […]‹ Comment un millier d’hommes ou même dix mille ou même cinquante mille pourraient-ils s’opposer à une si grande armée, s’ils sont tous également libres [éleutheroï pantès omoïos], et ne sont pas soumis au commandement d’un seul [énos archoménoï] ? […] S’ils étaient, à la mode de chez nous, soumis à l’autorité d’un seul, ils pourraient, par crainte de ce maître, se montrer plus braves qu’ils ne le sont naturellement et, contraints par les coups de fouet, marcher, quoiqu’en plus petit nombre, contre des ennemis plus nombreux ; laissés libres d’agir, ils ne sauraient faire ni l’un ni l’autre. Pour moi, je pense que, même à nombre égal, les Grecs auraient de la peine à lutter contre les Perses seuls. › […]A cela, Démarate répondit : ‹ En combat singulier, [les Spartiates] ne sont inférieurs à personne ; et, réunis en troupe, ils sont les plus valeureux de tous les hommes. Car, s’ils sont libres, ils ne sont pas libres en tout : ils ont un maître, la loi [dèspotès nomos], qu’ils redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent. › »13

La question est de savoir quel camp fera preuve de plus de bravoure sur le champ de bataille et, par là, tiendra mieux tête à son adversaire. Pour Xerxès, c’est par la crainte concrète du « fouet », autrement dit du châtiment, que ses soldats ne fuiront pas la bataille. Ce dernier a une perspective sensualiste, qui n’est pas sans évoquer l’utilitarisme moderne : selon un calcul des peines et des plaisirs, les soldats optent pour le comportement qui leur est le moins dommageable, si bien qu’ils se décident à combattre. L’éthique de l’autopréservation dont parle Chamayou est donc du côté de Xerxès, en ce sens que ses soldats cherchent à s’autopréserver et sont dirigés relativement à ce principe. Par contre, pense Xerxès, rien ne dissuadera les Spartiates de battre en retraite. En effet, qui les châtiera s’ils reculent, sachant qu’ils ne font l’objet d’aucune menace concrète ? S’opposant à cette hypothèse, Démarate soutient que les Spartiates se montreront d’autant plus braves s’ils sont libres et égaux. Certes, ils n’ont pas de despote tangible pour les gouverner, disons de « despote-fouet », mais ils n’en répondent pas moins à un despote intangible, le « despote-loi ». C’est donc en obéissant à ce despote abstrait que représente la loi, plus stricte selon Démarate que ne l’est l’obéissance au fouet, que des soldats libres et égaux feront preuve d’une bravoure inégalable. C’est là l’explication que nous livre Hérodote du comportement des Spartiates aux Thermopyles et, plus généralement, des victoires grecques dans les guerres médiques.

Liberté, pouvoir et responsabilité

Mon hypothèse est que l’éthique du soldat grec, qui se définit de prime abord comme une obéissance aux lois14, se distingue radicalement de celle de l’autopréservation, sans s’y opposer pour autant, comme c’est le cas de l’éthique du sacrifice. La loi peut certes commander le sacrifice, mais elle peut aussi exiger la préservation de soi. Ceci dit, un fait n’en reste pas moins surprenant : la supériorité des Spartiates au combat est supposée découler de leur liberté. Or, ce qui est ici conçu comme la liberté est le fait de mourir par obéissance aux lois. Il y aurait donc une équivalence entre cette obéissance et la liberté, ce qui constitue une façon peu commune pour nous d’appréhender la liberté. C’est donc sur ce concept de liberté qu’il nous faut brièvement venir.

Admettons avec Hérodote que la notion de « loi », nomos, ne concerne que le régime politique où les gens sont libres et égaux, c’est-à-dire la république. Plutôt que de parler de « fouet », nommons alors « ordres » ce qui tient lieu de loi dans le régime despotique15. Dans ce régime, l’inégalité caractérise le rapport entre le despote et ceux qui en sont dès lors les sujets. De leur point de vu, la liberté est à l’évidence absente puisque les ordres du despote s’imposent à eux sans contestation possible. La tradition républicaine conçoit la république en opposition à ce modèle, autrement dit en l’absence de despote : « despote » se disant dominus en latin, la liberté y est donc définie usuellement par la non-domination16. En ce sens, l’égalité républicaine est une égalité de statut public, l’égalité par laquelle on est citoyen. Elle consiste en le partage du pouvoir politique entre tous. Cela signifie que les citoyens sont l’Etat, car ils sont le souverain, en lieu et place du despote : l’exercice du pouvoir politique par les citoyens est donc créateur de lois, tandis que l’exercice du pouvoir politique par le despote est créateur d’ordres. Pour l’illustrer, précisons qu’une manifestation n’est pas en elle-même un exercice constitutif du pouvoir politique, même si telle est sa visée : les décideurs politiques sur qui s’exerce cette pression peuvent ne pas l’appliquer, si bien qu’elle est dépourvue d’effet. Au contraire, un vote est un exercice du pouvoir politique, car il a force de loi.

Dans la mesure où la loi découle de l’exercice du pouvoir par les citoyens, que ce soit directement ou par des représentants, la liberté va effectivement de pair avec la loi : les citoyens sont libres en ce qu’ils décident librement du contenu des lois qui conditionnent ensuite leur comportement. Dès lors, la loi ne les contraint pas puisqu’elle est l’expression de leur volonté, de ce qu’ils veulent faire librement. Ainsi comprise, la liberté se caractérise en tant que « liberté publique », ou « liberté politique », par opposition à la liberté privée, tout particulièrement la liberté économique17. Lorsque nous parlons aujourd’hui de « liberté », c’est pourtant cette dernière que nous visons. Précisons encore que même si je ne m’intéresse ici qu’à la liberté publique, les deux formes de liberté ne sont pas mutuellement exclusives, la république se caractérisant par leur coexistence. En résumé, les citoyens sont libres politiquement en ce sens que les lois sont celles qu’ils ont voulues pour eux-mêmes.

Xerxès assimile cette liberté à la licence. Il estime que les citoyens qui se gouvernent eux-mêmes font en définitive des promesses en l’air qu’ils nomment des « lois ». En effet, si ceux qui se chargent de créer les lois et leur faire prendre effet sont ceux-là mêmes à qui elles s’appliquent, on peut de prime abord s’attendre à un dysfonctionnement dès lors que les exigences des lois deviennent pénibles à respecter. Si ceux qui sont soumis aux lois ne désirent plus les respecter et qu’ils sont aussi ceux qui les appliquent, il leur suffit de s’en délier. En ce cas, la liberté se réduit en effet à la licence et la république s’effondre sous la fraude qu’elle génère.

Le raisonnement de Xerxès est toutefois erroné. Les lois engendrent pour ainsi dire leur propre soutien, ce qu’Hérodote cherche à souligner par l’expression « despote-loi ». Créer les lois a pour corollaire l’obéissance aux lois. Autrement dit, l’exercice du pouvoir engage la responsabilité de celui qui l’exerce, vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d’autrui. De ce point de vue, être codécideur des lois au titre de citoyen engage à en être coresponsable. Ainsi, ne pas s’en tenir aux lois revient en principe à se trahir soi-même en tant que citoyen et à trahir l’ensemble des citoyens là où un sujet ne trahirait qu’une personne isolée, le despote. En admettant que Démarate soit dans le vrai, peu importe alors le caractère parfois pénible du respect des lois : la coresponsabilité des citoyens dans la loi est ce qui assure qu’ils la respecteront, et que leur liberté n’est pas la licence. On ne peut d’ailleurs parler selon l’usage de « dignité du citoyen » qu’en ce sens : être digne de la citoyenneté, c’est être digne de la responsabilité qu’il y a à être investi du pouvoir suprême, c’est-à-dire le pouvoir politique, et cette dignité se manifeste notamment dans la capacité à respecter les lois. C’est donc pour rester eux-mêmes que les Spartiates meurent par obéissance aux lois ; pour rester des citoyens, ce qui pour eux revenait à dire « des humains », plutôt que de devenir des sujets, à savoir le cheptel d’un despote. En fin de compte, nous voyons qu’il n’est ici pas tant question d’une éthique de l’obéissance aux lois que d’une authentique éthique de la responsabilité, seuls des humains libres de leurs décisions étant responsables18. De plus, une telle éthique est caractéristique de la république : en effet, le sujet d’un despote étant sous tutelle, il n’est responsable de rien.

La responsabilité est donc indissociable du pouvoir ; et le pouvoir politique échéant dans une république au citoyen, elle est indissociable de ce dernier, qui doit assumer les conséquences des décisions prises. Etre irresponsable, c’est être inconséquent. A l’inverse, une décision dénuée de conséquences et ne faisant aucune différence concrète n’engage pas de responsabilité et ne procède donc pas de l’exercice d’un pouvoir. Par exemple, décider quelque chose d’impossible ou de nécessaire n’est pas une décision qui engagerait quelque responsabilité, puisqu’elle ne change rien concrètement. Ainsi la guerre était-elle pour les Grecs une pratique de citoyens. Ceux qui prenaient la décision de la faire étaient ceux qui, ensuite, en payaient le prix en allant la conduire19. Par là, ils soulignaient le caractère indissociable de l’exercice du pouvoir, de la responsabilité et du fait d’assumer eux-mêmes les conséquences de leurs décisions. Parce qu’ils étaient les décideurs de la guerre, donc les responsables de cette dernière, ils en assumaient les conséquences, à savoir les risques liés à la pratique de la guerre, physiques et psychiques comme politiques.

Dans une perspective diamétralement opposée, le recours aux drones armés et les attentats-suicides se rejoignent sur le point suivant : ils déchargent leurs auteurs de toute responsabilité. C’est là que se situe à mon avis la raison pour laquelle ces pratiques suscitent en nous un tel sentiment de rejet. Si nous en tenons les auteurs pour lâches, c’est simplement parce que nous définissons la lâcheté par le fait de fuir ses responsabilités. Or l’auteur d’attentat-suicide les fuit en ne s’exposant pas aux conséquences humaines de son acte. Il ne voit pas les morts et les blessés qu’il cause, ne pâtit pas du chagrin de ses proches et échappe à la justice humaine ou aux représailles. Quant à l’auteur d’un bombardement par drone interposé, sa fonction est prétendument minime dans l’acte de tuer –il ne fait que presser sur un bouton20. Surtout, il ne prend aucun risque. Les morts et les blessés qu’il cause sont des images floues sur un écran, ses proches n’ont rien à craindre, etc. Tous deux s’assimilent alors à Gygès, personnage mythique qui avait découvert un anneau par lequel il pouvait se rendre invisible21. Comme ce dernier, ils se rendent à leur manière chacun invisible, notamment par rapport à leurs victimes, l’un par la mort et l’autre par l’isolement. Ils n’ont donc pas de conséquences à assumer, ce qui en définitive les absout de toute responsabilité22.

Cette absolution est d’une certaine manière aussi une abdication de leur humanité, la responsabilité étant propre aux agents moraux, c’est-à-dire aux seuls humains23. Notons toutefois que cette remarque repose sur une conception étroite de l’humain, puisqu’elle n’inclut pas les humains auxquels toute responsabilité est en principe retirée : les enfants, certaines personnes souffrant de handicaps mentaux, ou encore les morts, parmi lesquels les auteurs d’attentats-suicides. Mais alors, n’est-il pas pour le moins curieux de devoir élargir cette liste pour y inclure les opérateurs de drones ?

La déresponsabilisation du citoyen (américain)

Trois caractéristiques du citoyen sont à présent en jeu : exercer le pouvoir, assumer la responsabilité de cet exercice et les conséquences qui en découlent. Concrètement, il n’est pas impossible que des personnes ne les cumulent pas toutes trois, mais leurs rapports les rendent indissociables sur le plan conceptuel. De plus, le point de vue des gens ordinaire conforte cette position. Ainsi, on se scandalise lorsqu’un simple exécutant est tenu responsable d’erreurs commises par un supérieur hiérarchique ; on préfère déléguer le pouvoir à ceux qui ont « le sens des responsabilités ». De ce point de vue, qui n’est pas très différent de celui soutenu par Démarate, ou bien une personne cumule les trois caractéristiques, ou bien elle n’en a aucune : tel est le regard que les citoyens portent usuellement sur eux-mêmes et sur autrui. Ils se sentent responsables de ce sur quoi ils exercent le pouvoir et sont en principe prêts à en assumer les conséquences. Mais en condition de guerre, plus on écarte les citoyens de l’assomption des conséquences de la guerre, moins ils s’en sentent responsables, et moins ils demandent à exercer un pouvoir sur sa conduite. Les attaques de drones étant pour l’essentiel l’exclusivité des Etats-Unis, mon analyse va porter sur les citoyens de ce pays, mais peut dans ses grands traits s’adapter à d’autres.

L’attaque conduite par drone interposé procède d’un progrès technique. Du combat au corps à corps, on est passé à l’arme à feu, puis à l’aviation, ce qui a permis entre autres de faciliter l’acte de tuer24 : plus on est loin de sa cible, moins on a l’impression qu’on cible quelqu’un plutôt que quelque chose. Le choix des armes, dont la portée plus grande permet aussi de limiter les risques encourus par celui qui les utilise, n’est pas le seul à favoriser cette déresponsabilisation. Par exemple, le partage des tâches fait que chacun tient un rôle apparemment négligeable dans la chaîne de « production » de la mort d’autrui25. Par ailleurs, le choix de ceux qu’on envoie à la guerre ou, s’agissant de drones, de ce qu’on y envoie, n’est pas neutre. Lors de la Guerre du Viêt Nam, la conscription voulait que tout citoyen apte puisse être envoyé au front. Cela signifiait que chacun pouvait être touché par la guerre en la faisant lui-même ou en voyant l’un de ses proches y aller. A ce titre, les citoyens assumaient les conséquences de la guerre. Ils se sentaient donc titulaires du pouvoir concernant sa conduite et prirent en quelque sorte la décision qui leur revenait dès lors, celle d’y mettre fin. Cet épisode inaugura la professionnalisation complète de l’armée américaine. Etant donné l’origine de cette réforme, il faut comprendre qu’elle visait à modifier le rapport de l’armée avec les citoyens plutôt que son rapport avec les ennemis. Un soldat de métier agit en qualité d’agent économique –il travaille pour gagner sa vie– et subsidiairement en qualité d’agent politique, en citoyen. Cette dépolitisation par la professionnalisation permit donc de dissocier l’activité citoyenne de l’activité militaire. Depuis, les citoyens n’ayant plus à assumer les conséquences de la guerre, ils n’en sont plus responsables et cèdent leur pouvoir sur elle. Sur le principe, c’est donc sans eux que la guerre se déroule.

Cependant, il n’en reste pas moins vrai qu’un soldat professionnel est un humain dont le décès touche un large entourage. Par cet effet, les citoyens sont en définitive encore associés aux conséquences de la guerre, donc à sa responsabilité. La doctrine du « zéro mort dans notre camp » pratiquée en Irak visait en quelque sorte à masquer cet effet secondaire en promettant aux citoyens qu’ils ne seraient pas impliqués. Quant aux drones armés, ils réalisent enfin la promesse de cette dissociation, puisqu’ils permettent de n’envoyer personne sur le champ de bataille. A ce stade, ce n’est donc plus seulement sur le plan du principe que la guerre se déroule sans les citoyens, mais réellement. L’état actuel des guerres menées par les Etats-Unis, et dans une moindre mesure par d’autres pays, est donc le suivant : l’assentiment le plus faible des citoyens, celui des sondages, suffit à partir en guerre, celle-ci se déroulant sans eux. Les citoyens sont devenus de purs spectateurs de la guerre, alors qu’ils en étaient les acteurs. Et ils le sont devenus parce que les militaires eux aussi occupent la posture du spectateur. Un opérateur de drone ne passe-t-il pas l’essentiel de son temps à regarder un écran ?

Guerre et représentation de la guerre

Depuis toujours, la guerre est un thème largement représenté. Aujourd’hui, elle l’est notamment par la photographie et les films. Traditionnellement, c’est le point de vue des victimes qui est au centre, quel que soit leur camp : les morts, les blessés, les soldats et les civils effrayés, disons l’horreur de la guerre. Lorsqu’ils ne donnent pas dans la propagande belliqueuse, les auteurs semblent supposer qu’en montrant cette horreur, ils incitent chacun à se montrer critique à son égard, voire à la rejeter. Pour en rester à la Guerre du Viêt Nam, on pensera par exemple à la photographie célèbre de Nick Ut, représentant la jeune Kim Phuc brûlée par le napalm.

Aujourd’hui, de telles œuvres semblent susciter l’indifférence comme principal accueil. Les médias diffusent certes des photographies et des films représentant des scènes affreuses, mais nous les percevons le plus souvent comme participant d’une recherche esthétique morbide : le rouge hypnotisant du sang qui coule, l’impénétrable noirceur de la fumée, le romantisme d’une épave calcinée26. Je ne crois pas que cet esthétisme soit une nouveauté. Aujourd’hui comme hier, la recherche d’une esthétique est en définitive toujours présente, même parmi ceux qui se revendiquent d’une fidélité absolue au réel. Je pense plutôt que c’est le regard que nous portons sur ces images qui a changé en ce qu’il est devenu apolitique. Que les citoyens soient de simples spectateurs de la guerre transforme le regard qu’ils portent sur elle. Ainsi, le regard esthétique, qui est celui du spectateur, supplante le regard politique, ou plus généralement éthique, qui serait celui de l’acteur.

Cela fait apparaître l’ornière dans laquelle un auteur d’images risque de tomber aujourd’hui en voulant développer un discours critique sur la guerre par sa représentation. D’un côté, ce sont les citoyens qui confèrent la qualité politique à un objet, selon qu’ils en sont ou non responsables. Ce sont donc eux qui attribuent cette qualité à la guerre et dès lors à ses représentations. Tout auteur est de ce fait tributaire de ceux qui regardent son œuvre : il ne peut pas à lui seul lui conférer un sens politique27. Dès lors, il semble que l’auteur soit pris au piège du regard apolitique des citoyens, de leur regard de spectateur. A cette aune, la représentation de l’horreur de la guerre n’est ni plus ni moins que le spectacle de la guerre.

Dans Inextiguishable Fire, un film tourné en 1969 et destiné à faire comprendre les effets du napalm, Harun Farocki s’essayait presque avant l’heure à sortir de cette ornière. Plutôt que d’opter pour la démarche qui consiste à montrer directement l’horreur de la guerre, il choisit une approche moins directe. Ainsi, le film met plus en scène le regard du spectateur sur l’horreur de la guerre que cette horreur prise en elle-même. Farocki ne présuppose pas que le regard porté sur cette dernière est adéquat. Il veut au contraire en interroger la pertinence. Ainsi l’auteur est-il filmé en train de décrire les effets du napalm, puis de s’écraser un mégot de cigarette sur le bras, lançant au spectateur le défi implicite d’en faire de même. Ce défi, qu’il soit relevé ou non, exige du spectateur qu’il se questionne sur la sensation de brûlure, puis imagine sur cette base celle du napalm. Dans cette expérience de pensée, Farocki propose donc de passer du regard détaché qui caractérise le spectateur à un regard empathique, par lequel il pourrait se sentir acteur. Pour saisir les représentations de l’horreur de la guerre, il y a donc un préalable que le film cherche à requérir : se sentir impliqué pour pouvoir se sentir responsable.

Conclusion prospective : le making of de la guerre

Avec l’émergence de la guerre automatisée aux Etats-Unis, l’ornière est devenue d’autant plus profonde que les responsabilités se voient dissoutes à tous les échelons. Gérée par des services secrets, organisée avec des systèmes d’épiage et de détection utilisés à grande échelle, appuyée par le recours à des algorithmes, conduite sur le terrain par des drones, il semblerait que plus personne ne prenne de décisions politiques quant à la guerre, que tous n’en sont que les spectateurs, de l’opérateur de drone aux plus hautes autorités. L’activité militaire se présente alors comme un processus exclusivement technique, c’est-à-dire comme un processus où les calculs des machines sont appelés à se substituer à la décision humaine. Cette dernière apparaît dès lors comme superflue, ce qui minimise la responsabilité.

Avec des photographies ambiguës, Raphaël Dallaporta questionne les spectateurs que nous sommes vis-à-vis de l’irresponsabilité supposée de la chaîne de commandement militaire. Elles prennent la forme de photographies à usage militaire : ce sont des vues aériennes orthogonales de sites bâtis dans des zones désertiques28. Leur visualisation déclenche donc en nous le réflexe interprétatif suivant : « repaires de terroristes », « installations ennemies ». Seulement, la légende des photographies indique qu’il s’agit de sites archéologiques afghans. L’ambiguïté repose donc sur le fait que nous croyons voir la violence ou la guerre là où son opposé est représenté, à savoir la culture ou la civilisation. A nouveau, notre regard est questionné et avec lui celui des militaires qui planifient leurs opérations sur la base ce type de photographies. Peut-on croire que de telles méthodes de désignation de cibles font seulement appel à des compétences techniques ? La décision humaine ne joue-t-elle véritablement qu’un rôle subsidiaire ? En effet, les analystes militaires ne sont-ils pas portés au même réflexe interprétatif que nous ? Manifestement, nous voyons ce que nous voulons bien voir, non ce qui est réellement montré. Or, si la guerre était devenue une opération purement technique, un tel problème d’interprétation ne devrait pas apparaître. La décision humaine joue un rôle nécessaire, et dès lors qu’il y a des décideurs, il y a aussi des responsables. En confrontant son spectateur à l’existence d’une décision fondée sur une interprétation, Dallaporta souligne donc la responsabilité de ceux qui la prennent dans le cadre d’opérations militaires et qui la présentent pourtant comme inexistante.

Si Farocki cherchait à briser l’idée selon laquelle la représentation de l’horreur de la guerre s’assimile au spectacle de la guerre, le travail de Dallaporta procède autrement. Le point de vue des victimes, auquel Farocki cherchait à nous rendre sensibles, est en effet ignoré. C’est le point de vue du drone, donc celui de l’agresseur, qui est mis en avant. Or, l’agresseur se pensant dans la position du spectateur, Dallaporta endosse en définitive l’assimilation de la guerre au spectacle, que contestait Farocki. Si l’on considère par métaphore que ce spectacle est un film d’action, Dallaporta se place en quelque sorte du côté du making of du film, de ce par quoi le film est rendu possible. Après tout, si les spectateurs des films sont devenus avides de making of, pourquoi ceux de la guerre ne le seraient-il pas eux aussi ?

Les photographies de Walid Raad ou celles de Trevor Paglen procèdent de manière plus directe. Sur les photographies de Raad, on voit des bâtiments dévastés par la guerre, mais couverts de pastilles de couleur29. Elles symbolisent les impacts de balles, leur calibre et leur provenance. Par contraste, les photographies sans pastilles se conçoivent alors comme une mise en scène, c’est-à-dire comme un résultat final épuré des éléments qui ont permis sa construction. Avec les pastilles, elles comportent donc la mise en évidence des rouages cachés de la mise en scène. Pour ainsi dire, le making of de Raad nous montre les microphones, les rails de travelling, les cordes auxquelles le décor est suspendu. De plus, parce qu’il indique la provenance des balles, il désigne ceux qui permettent la mise en scène en produisant le matériel nécessaire : c’est-à-dire nous. Alors même que nous nous croyons spectateurs, nous en sommes indirectement les acteurs, donc les responsables.

Pour sa part, Paglen photographie à grande distance des bâtiments secrets, situés dans des zones inhabitées et interdites d’accès30. Il peut par exemple s’agir d’antennes sises aux Etats-Unis, destinées à capter des ondes radio de provenances diverses. Le making of de Paglen prend les coulisses du spectacle pour objet : les salles dans lesquelles les acteurs se préparent, les bureaux où les scénaristes rédigent, tous soustraits au regard du spectateur. La question adressée par Paglen à ceux qui regardent ses photographies me semble être analogue à celle de Raad : qui rend cette scène possible, qui en est responsable, sinon vous, qui vous pensez pourtant spectateurs ?

Si l’horreur de la guerre est un spectacle, quelle pourrait être sa manifestation non spectaculaire ? Pour les photographes évoqués ci-dessus, le making of de la guerre est la clé d’une représentation de la guerre qui va au-delà du spectacle ; elle ne se limite pas aux victimes du missile tiré par un drone, mais à l’ensemble des moyens et des acteurs par lesquels cette tuerie a été rendue possible. Le regard que nous portons sur la guerre, révélé à travers les photographies de Dallaporta, n’est pas seulement une incarnation métaphorique de l’agresseur : en mettant à disposition les moyens en question, en finançant les militaires, le spectateur n’est pas passif. Il est l’agresseur. Ainsi, ce serait en lui montrant les choses sous l’angle du making of qu’on rappellerait au citoyen ce qu’il est par définition : le responsable direct et ultime de toute décision politique, le souverain, donc celui qui devrait en assumer les conséquences.

1 Pour une réflexion fine sur les auteurs d’attentats-suicides, voir Jon Elster, Le Désintéressement. Traité critique de l’homme économique. Tome I, Paris, Seuil, 2009, pp. 217-243.

2 Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013, p.122.

3 Id., p.125.

4 Cette critique est parfois portée par des militaires, comme le montre Chamayou (id., p.140 et sq).

5 Id., p.128 et sq.

6 Id., p.189.

7 A Contrario, voir Michael Walzer, Arguing about War, Londres, Yale University Press, 2004, pp. 16-18.

8 Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, Paris, PUF, 2005, livreIII, chap.IV, pp. 622-637.

9 Michael Walzer, Guerres justes et injustes, Paris, Belin, 1999, p.34 et sq. Grégoire Chamayou, op. cit., p.213 et sq.

10 Pour une exploration approfondie de cette perspective, je renvoie à Michael Walzer, op. cit.

11 Chamayou, op. cit., pp. 243-315.

12 Pour plus de précisions historiques, voir Pierre Ducrey, Guerre et guerriers dans la Grèce antique, Paris, Hachette Littératures, 1999, pp. 57-60.

13 Hérodote, op. cit., pp. 103-104.

14 Cette obéissance est explicite dans l’épitaphe des Thermopyles gravée par Simonide de Céos : « Etranger, va dire à Lacédémone que nous gisons ici par obéissance à ses lois. » Sur le texte grec, voir Lawrence M. Kowersky, Simonides on the Persians Wars. A Study of the Elegiac Verses of the « New Simonides », New York/Londres, Routledge, 2005, B.6, p.152.

15 Aristote, Ethique à Nicomaque, 1134a.

16 Philipp Pettit, Républicanisme, Paris, Gallimard, 1997, pp. 52-64.

17 L’opposition entre liberté publique et liberté privée peut dans les grandes lignes s’entendre comme l’opposition entre la liberté des anciens et la liberté des modernes (Constant), ou comme l’opposition entre la liberté positive et la liberté négative (Berlin). Pettit, op. cit., pp. 35-40. Voir Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, Ecrits politiques, Paris, Gallimard, 1997, pp. 591-619 ; Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1969, pp. 171-182.

18 Dans cette ligne, Kant définit d’ailleurs les Lumières par cette prise de responsabilité. Voir Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?, Œuvres philosophiques III, Paris, La Pléiade, 1986, p.209 et sq.

19 La tradition des armées de milice trouve là son origine. Les Romains se décrivirent par rapport à elle dans leur lutte contre les Carthaginois, comme on le voit chez Polybe. Pour une autre défense de cette tradition, on pensera à Machiavel. Voir Polybe, Histoire, Paris, Gallimard, 1970, livreI, chap.II, 66-67, pp. 71-74 ; Nicolas Machiavel, Le Prince, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, pp. 324-328. Dans la même veine, on trouvera des critiques de l’époque de l’impérialisme britannique dans Chamayou, op. cit., pp. 257-258.

20 Si un seul soldat exécute un ordre de tir, la commande des systèmes de navigation, de surveillance et d’armement est généralement déléguée à plusieurs opérateurs spécialisés, minimisant le rôle opérationnel de chacun dans le contrôle de la machine.

21 Platon, République, 358e et sq. Ce mythe est repris par Chamayou, op. cit., p.137 et sq., pour analyser le recours aux drones, mais non l’attentat-suicide.

22 De fait, les Etats-Unis ne sont pas soumis à la Convention de Rome, qui instaure la Cour pénale internationale.

23 Ce souci de rester humain est d’ailleurs partagé par les soldats contemporains. Voir Chamayou, op. cit., pp. 272-278.

24 Pour une exploration psychologique de cette thématique, on consultera Dave Grossman, On killing. The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society, Boston, Back Bay Books, 1996.

25 Tel est notamment l’objet de War at a Distance, un documentaire de Harun Farocki (2003). Voir aussi Chamayou, op. cit., p.243.

26 L’image lauréate du Word Press Photo 2013 de Paul Hansen, montrant deux enfants palestiniens morts portés par leurs oncles, a par exemple fait polémique à cause des retouches graphiques produisant un résultat sur-esthétisé, symptomatique de cette tendance. Voir par exemple André Gunthert, « Oublier Photoshop ? Le World Press Photo fait avancer le débat », sur culturevisuelle.org, 22 février 2013. Disponible sur http://culturevisuelle.org/icones/2640 (dernière consultation le 6 avril 2014).

27 On notera la proximité de cette remarque avec la théorie searlienne des faits institutionnels. John Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1995, par exemple pp. 57-67.

28 Raphaël Dallaporta, Ruins (Season 1), 2010.

29 Pour une description et une brève analyse des travaux de Raad, voir Jean-Yves Jouannais (commissaire d’exposition), Topographies de la Guerre, Paris, Le Bal, 2011, pp. 56-63.

30 Trevor Paglen, Limit-Telephotography, 2012, http://www.paglen.com/ ?l =work&s =limit (dernière consultation le 30mars 2014).