Editorial
En août 1983, Paul Virilio conclut son livre Guerre et cinéma I. Logistique de la perception, par la mention du premier déploiement d’un drone dans un conflit armé par l’armée israélienne : « œil de Tsahal équipé de caméras TV et de systèmes d’imagerie thermique survolant Beyrouth assiégée, au ras des toits des immeubles […], affichant sur les consoles de visualisation à plus de cent kilomètres de là pour les analystes israéliens, l’image des déplacements de populations, le graphique thermique des véhicules palestiniens »1. Trente ans plus tard, le drone est devenu l’arme de prédilection de la guerre asymétrique menée principalement par les Etats-Unis et Israël, soulevant de nombreuses questions éthiques quant à la légitimité de son emploi2. Si ces armes partiellement automatisées et commandées à distance par des écrans constituent aujourd’hui les engins paradigmatiques d’une nouvelle économie de la guerre, c’est dans le cadre plus large d’une archéologie des dispositifs de vision qu’elles seront interrogées dans ce dossier.
En effet, il existe aujourd’hui une multitude d’appareils photographiques qui enregistrent, cartographient et agencent la réalité de manière autonome ou semi-autonome. Le dossier « Drones, cartographie et images automatisées » aborde la production d’images par ces technologies – les satellites, les sondes spatiales, Google Maps, les caméras de surveillance, les téléphones portables ou les drones – afin d’en interroger les implications à des niveaux très divers. En analysant la représentation de ces dispositifs de surveillance dans le cinéma d’action hollywoodien, Alain Boillat examine autant l’expression implicite des angoisses suscitées par l’utilisation de ces technologies à travers leur manifestation diégétique que leurs caractéristiques visuelles et narratives, en insistant sur l’interconnexion entre les propriétés des machines figurées et le support médiatique qui les représente : le cinéma lui-même. En retraçant leur généalogie dans le cinéma de science-fiction et en analysant leur utilisation exponentielle dans le cinéma dominant depuis les attaques du 11 septembre 2001, l’auteur propose une étude systématique des enjeux multiples que posent ces entités machiniques autonomes. Selim Krichane questionne le statut de l’image photographique au sein du système de cartographie Google Maps, interrogeant le régime scopique spécifique de ce type d’interfaces, dans lesquelles visualisation et modélisation tendent à converger. A travers un prisme théorique issu du champ des nouveaux médias, Krichane évalue le statut de ces réalités générées par des algorithmes, afin d’appréhender le rôle du spectateur humain dans cette économie automatisée. Claus Gunti quant à lui interroge diverses pratiques artistiques basées sur l’utilisation de photographies enregistrées par des machines (sondes spatiales, drones ou Google Street View) et de démarches basées sur des images préexistantes tirées d’internet, esquissant les implications esthétiques et politiques de l’image automatisée dans le champ de l’art contemporain. Par son intervention photographique Shooting animals, réalisée dans le cadre d’un projet de recherche de master à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne, Laurence Kubski questionne les particularités techniques et les règles déontologiques présidant à la réalisation de documentaires animaliers ; son travail révèle l’étonnante proximité visuelle, terminologique ou technologique entre l’univers de la chasse et celui de la capture d’images. A travers un examen de la notion de responsabilité dans la tradition républicaine, Marc-André Weber introduit une réflexion éthique sur l’emploi de drones dans les conflits armés. Retraçant les origines de la dépolitisation de la guerre et de sa dimension spectaculaire, l’auteur pointe le rôle de la déresponsabilisation du citoyen, cause principale de ces développements. Quant à Joël Vacheron, il interroge la prolifération de technologies de gestion informatique de flux vidéo dans le cadre de pratiques de surveillance (reconnaissance faciale, etc.). Sa réflexion se concentre sur le constat de la transformation graduelle de la fonction strictement informationnelle de la vidéosurveillance en acte décisionnel automatisé et autonome, qui évacue progressivement le facteur humain de son économie. Enfin, l’article de Derek Gregory traduit de l’anglais établit une topographie du drone dans un contexte militaire, évaluant la dimension disruptive des espaces multiples – centres de contrôle aux Etats-Unis, pays surveillés ou zones attaquées, corps des victimes, espaces juridiques, etc. – qui participent à son fonctionnement.
Ce numéro, par une approche pluridisciplinaire essentiellement concentrée sur les paramètres visuels de ces technologies récentes, vise à proposer un premier cadre analytique et théorique nécessaire à la compréhension de celles-ci, en inscrivant les images qu’elles produisent dans une histoire plus large. En effet, la convergence dans ces dispositifs entre des systèmes de reproduction mécanique (photographie, cinéma) et des systèmes de modélisation (métadonnées, réalité augmentée, etc.), implique de prendre en considération des méthodologies permettant de penser ces objets autrement, la capture photographique ne constituant plus l’ancrage constitutif unique de ces pratiques.
La rubrique suisse de ce numéro passe en revue un certain nombre de films récents ou historiques, qui ont marqué l’actualité des festivals en 2013. Suite à la rétrosepecive (partielle) des films de l’artiste belge Marcel Broodthaers dans le cadre de la 12e édition du Lausanne Underground Film Festival (LUFF) en 2013, Nicolas Brulhart discute des modalités de projection de ses films. Il parcourt ainsi leurs spécificités (notion de « multiple » entre autres), et ce qu’il en est aujourd’hui, envisageant par là une réflexion sur la notion d’archive ou plus généralement d’histoire au vu du caractère complexe et difficile à cerner (en termes d’objets et de projet) de l’œuvre de Broodthaers.
Carine Bernasconi aborde la position originale du réalisateur suisse d’origine iranienne Kaveh Bakhtiari qui dévoile la situation de clandestins iraniens réfugiés en Grèce dans son documentaire L’Escale (2013). Bernasconi montre quels ont été les choix opérés pour le film afin d’approcher ces personnes fragilisées qui attendent – parfois durant plusieurs années – leur passage en Europe ou en Amérique du Nord. L’Escale est centré sur un no man’s land où les clandestins tentent de préserver leur dignité en attendant de pouvoir gagner leur liberté – pour autant qu’ils y parviennent.
Laure Cordonier revient pour sa part sur l’accueil du dernier film documentaire d’Yves Yersin, Tableau Noir, au festival de Locarno en 2013 et sur le message ambigu délivré par le cinéaste, qui semble faire avec ce film une fresque à la fois nostalgique et teintée d’espoir sur l’avenir de l’éducation dans des lieux isolés en Suisse. Le long métrage de Lionel Baier, Les Grandes Ondes, qui revisite la Révolution des œillets à travers un prisme loufoque, constitue un autre événement remarquable de l’édition 2013 du festival de Locarno. Sylvain Portmann décrit la manière dont le film retrace l’épopée comique d’une équipe de la Radio suisse romande dépêchée au Portugal et dont il fait partager l’espoir en témoignant de la nuit du 25 avril 1974 qui vit la chute de la dictature salazariste.
François Bovier et Cédric Fluckiger considèrent finalement la façon dont le Genevois Christophe Cupelin revient sur une figure politique et révolutionnaire africaine majeure des années 1980, le Burkinabé Thomas Sankara. Les auteurs portent un éclairage précis sur la composition du film Capitaine Thomas Sankara (2012), constitué presque exclusivement d’archives audiovisuelles contemporaines au personnage et qui ont précédé son assassinat par le pouvoir encore en place aujourd’hui.