Chers amis…, histoire et esthétique du cinéma, de Marcel Broodthaers
La 12e édition du LUFF (Lausanne Underground Film Festival), qui s’est tenue du 16 au 20 octobre 2013, a consacré une de ses rétrospectives au cinéma de Marcel Broodthaers. En élargissant sa programmation à des films que la réception inscrit de manière dominante dans le champ des arts plastiques, cette rétrospective donne une certaine assise intellectuelle à un événement culturel partagé entre l’esthétique du choc et la réactivation d’objets historiques d’horizons multiples1. Cet article entend revenir sur la manière dont ces œuvres sont présentées actuellement et sur leur pertinence au regard de certaines pratiques contemporaines qui lient art et image en mouvement. Pour ce faire, il s’agira de reconstituer l’histoire de leur réception et de leur distribution, avant de décrire plus précisément le contexte dans lequel ils ont été produits.
Filmographie et distribution
Récemment, un regain d’intérêt pour une exploration systématique de la production cinématographique de Marcel Broodthaers2 est manifeste. Un parcours rapide des expositions3 et de la littérature secondaire consacrées à l’artiste après sa mort révèle que la construction de sa réception s’est accompagnée d’une marginalisation de la place du film et du cinéma au sein de son œuvre4. On peut avancer deux types d’arguments pour expliquer ce fait. La première explication est extérieure à l’œuvre : un certain flou épistémique accompagne la catégorie du film d’artistes, dont les frontières avec les genres de l’art vidéo, de l’installation, du cinéma élargi, du cinéma expérimental, du film structurel ne sont pas clairement définies. Plus pragmatiquement, le film en contexte d’exposition a toujours constitué un format incommode. Mais la réception des films au sein de l’œuvre est surdéterminée par un autre fait. Après la mort de l’artiste en 1976, les films sont en possession dans certains cas des galeries qui ont contribué à les produire sous la forme de multiples, des institutions et des collectionneurs qui les ont acquis, mais surtout de la veuve de l’artiste Maria Gillissen qui gère les droits et qui les montre de manière régulière. En 1976, dans un événement qui rend hommage à l’artiste récemment décédé, le Kunstverrein de Freiburg met sur pied deux séances qui comportent un total de 21 films. Celles-ci prennent certainement pour modèle la séance de 19 films organisée par l’artiste en 1975, qui fut peut-être la dernière à être programmée et chorégraphiée par l’artiste lui-même. La réunion d’un nombre aussi conséquent de films à l’occasion d’un événement public constitue une exception qui n’a pas été reproduite à notre connaissance. Contrairement à la liste complète des éditions et des multiples de l’artiste qui a été établie rapidement5, les films ne connaissent pas de liste définitive ; ceci est dû en partie à leur statut : Broodthaers a produit une œuvre ouverte au statut ambigu qui résiste à la logique d’actualité du format de l’exposition, tout comme à la mémoire de l’archive. On ne peut avoir qu’un aperçu fragmentaire du corpus cinématographique de l’artiste, ce qui rend problématique l’étude systématique de la place qu’ils occupent dans son œuvre – à moins d’accepter ce qui est en un sens structurellement anticipé par l’œuvre elle-même : à savoir, le travail de l’allégorie6. Celui-ci solidarise dans un rapport dialectique une œuvre qui était actuelle et son archive, condition de son retour. Un rébus incomplet continue ainsi de provoquer et de frustrer les ambitions de la raison analytique.
Marcel Broothaers est depuis les années 1990 une figure de référence des diverses tendances post-conceptuelles et des réactualisations de la critique institutionnelle7. Le retour relatif des films peut être lié au destin général du film d’artistes et au regain d’intérêt qu’il suscite dans certains cercles qui se sont développés dans le courant des années 2000 autour des questions théoriques liées à l’exposition du cinéma. La notion de cinéma d’exposition8 émerge pour décrire les pratiques associées aux nouvelles techniques de projection et à la présence de plus en plus régulière de projections vidéo installées dans le cadre d’expositions. A côté de ce progrès dans les techniques de projection, on assiste au retour du projecteur de cinéma et du matériel du film chez des artistes dont l’attention est redirigée, notamment à cause de la fracture digitale et de la disparition progressive de la production en masse du celluloïd, sur la technique du film et de sa projection. Cette tendance s’accompagne de son pendant théorique, le débat sur l’archéologie des médias qui a eu pour effet latéral un regain d’intérêt pour la notion de cinéma élargi et de paracinéma. Ainsi, la notion de retour doit plutôt être comprise comme Nachträglichkeit, ressaisie dans l’après-coup d’un événement qui en vient à occuper la place d’origine. Dans le moment de l’art conceptuel, le film d’artistes et l’arrivée de l’art vidéo forment un socle historico-épistémique qui demeure aujourd’hui encore prégnant pour qui veut construire une généalogie des relations art/cinéma en contexte d’exposition9.
Actuellement, les projections des films de Broodthaers sont régulières, mais néanmoins rares. Ses films sont présentés à travers une multiplicité de contextes tels que les expositions muséales10, les présentations en galerie11, la programmation de séances dans le cadre du cinéma expérimental12 ou dans celui des arts visuels ; et ceci, principalement de deux manières, qu’ils soient projetés dans le cadre d’une séance ou installés dans une exposition. Le format de la séance est adopté dans l’espace de diffusion du cinéma et dans celui des arts visuels où celle-ci peut venir compléter de façon événementielle une exposition. Dans ce contexte, les films sont régulièrement exposés lors de la reconstruction d’une installation originale de l’artiste.
Selon le communiqué de presse du LUFF, la filmographie de Broodthaers comprend environ 40 entrées13. Mais il est difficile d’avancer un chiffre définitif, ceci à cause du statut de certains projets de film qui connaissent plusieurs versions, ou d’autres qui n’aboutissent pas, ou qui ne se constituent pas en œuvres. Aussi, certains films, qui apparaissent dans des séances proposées par l’artiste dès 1968, ne semblent pas avoir refait surface à ce jour. Le programme du LUFF annonçait deux séances et la projection de 19 films au total. Les festivaliers ont finalement assisté à une séance composée de 11 films assemblés sur trois bobines 35mm14, dont la durée variait de 1 seconde à 11 minutes et la date de production de 1969 à 197515. Les responsables de la programmation justifient cette réduction de dernière minute par la non-livraison de la plupart des films qui devaient constituer la seconde séance16. Pour combler la séance vacante, les films reçus sont projetés deux soirs de suite dans la salle du Cinématographe, au Casino de Montbenon. Ce programme recomposé reproduit quasi à l’identique d’autres séances récentes17. A partir d’un corpus aux limites jamais vraiment définies, un format de séance semble s’être généralisé, divisant hiérarchiquement une cinématographie entre un ensemble de films diffusés et des raretés au sein d’un corpus qui est déjà peu montré. De l’état des copies à la qualité des objets, de la cohérence de la séance au fait que les films exclus ne fonctionnent peut-être pas bien une fois décontextualisés, on peut dresser une liste non exhaustive des raisons qui justifient cette mise à l’écart.
Une partie de la réponse est à chercher du côté de Maria Gilissen, la veuve de Broodthaers qui a contribué à la gestion de sa carrière d’artiste. Elle occupe une place centrale dans la présentation posthume d’une œuvre dont la cohérence d’ensemble excède en permanence l’addition de ses objets, et dont la compréhension passe surtout par des séries d’expositions et de gestes périphériques. Les stratégies de communication volontairement fragmentaires et cryptiques de l’artiste pèsent dans la dispersion d’une archive dont Maria Gillisen demeure la meilleure ordonnatrice et narratrice. Il n’est ainsi pas exagéré de dire qu’elle a orienté la réception de son œuvre et en particulier de ses films. Depuis la mort de l’artiste, elle arrange, authentifie et introduit souvent les séances. Plus récemment, Marie-Puck Broodthaers, la fille du couple, qui a joué de petits rôles dans certains films18, semble avoir pris le relai. C’est elle qui a introduit les deux séances du LUFF. La famille de l’artiste communique de façon parcimonieuse et calculée. Cette stratégie se justifie en ce sens qu’elle prolonge un modèle de distribution que préconisait Broodthaers de son vivant : la vision des films, en rupture avec le caractère de dépossession et l’objectification liés à la distribution en masse, est pensée comme une expérience authentique. Mais ce geste qui participait à la construction d’une œuvre dans son actualité doit à présent être recontextualisé par rapport au statut d’objet culte des films d’un artiste entré au panthéon. La démarche peut donc paraître conservatrice et associée à un calcul économique qui dénote une angoisse face à l’aspect viral des technologies de reproduction et de distribution digitales qui entraînent une perte de contrôle sur les œuvres et leur réception. Malgré l’intérêt actuel pour les films de Marcel Broodthaers, la probabilité de les voir apparaître sur un support qui permettrait une distribution plus large19, une édition DVD par exemple, semble compromise. Une exploration du contexte dans lequel ont émergé ces objets permet de mieux comprendre la posture actuelle et le maintien d’une telle rigidité dans les choix de distribution.
Des films sans cinéma
En 1957, Broodthaers s’était fait une réputation en tant que poète. Il n’avait pas encore débuté sa carrière artistique. Il tourne, alors qu’il travaille comme gardien de musée, son premier film qu’il considère comme une œuvre à part entière20. La Clef de l’horloge (Poème cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters)21 est constitué d’un montage de plans successifs de captures des œuvres de Kurt Schwitters telles qu’elles sont alors exposées au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Ces dernières, que l’on peut décrire comme l’arrangement de signes morcelés hétérogènes issus de la culture de masse et dynamisés à travers la surface du tableau, sont recadrées et fragmentées dans le cadre de l’image filmique. Le film est présenté en compétition au Festival du cinéma expérimental EXPRMNTL de Knokke-le-Zoute en 1958. Il contient un certain nombre d’éléments notables qui referont surface par la suite : l’artiste se sert d’objets exposés ou d’images d’œuvres pour produire par appropriation photographique l’iconographie d’un film22. Il s’appuie sur une figure historique, qui, si elle fait office de modèle, implique systématiquement un commentaire d’ordre métahistorique. Dans ce cas, la médiation par le film du travail plastique de Schwitters dialogue avec le processus d’historicisation de l’art des avant-gardes par les musées dans un contexte de développement d’une société de consommation culturelle. Le « poème cinématographique » non seulement rappelle les origines littéraires du projet artistique mais souligne encore la rencontre disjonctive de la langue et du figural dans la fusion de termes contradictoires. Pendant cette période, Broodthaers réalise quelques autres films23, mais ces objets ne s’inscrivent pas dans les canons esthétiques du cinéma expérimental où l’approche figurale domine. Ils ne s’appuient pas sur une esthétique du mouvement ou du choc visuel ; de manière à contredire une esthétique déduite de la nature du film, Broodthaers enchaîne généralement des séries d’images fixes. Ainsi, ses films ne trouvent pas de milieu de réception adéquat, et ne semblent pas en rechercher.
En 1964, âgé de 40 ans, Broodthaers, encouragé par un ami, le directeur de la galerie St-Laurent de Bruxelles, organise sa première exposition d’art plastique24. Il réalise une œuvre qui marque symboliquement le passage d’une recherche poétique qui se matérialise dans la forme du livre à une poétique qui se déploie à partir du site de l’exposition. L’artiste condamne les invendus d’une édition de l’un de ses recueils de poèmes, le Pense-Bête, en les moulant dans un socle de plâtre. Cet acte met en évidence l’incompatibilité entre deux modes d’attention, la lecture, associée au travail de l’écrivain, et la contemplation, associée au travail de l’artiste : « On ne peut ici lire le livre sans détruire la sculpture. »25
En 1967, à l’occasion du démontage de l’exposition Court-Circuit, Broodthaers filme les objets exposés à travers plusieurs échelles de plans, en les associant à diverses performances. Il place notamment un certain nombre d’œuvres (moules, œufs, bocaux) sur une étagère dont le fond contient une impression du poème « Le D est plus grand que le T », une réécriture personnelle d’une fable de La Fontaine sous forme graphique. Cette première expérimentation est prolongée dans le cadre du projet d’exposition Le Corbeau et le Renard à la galerie Wide White Space d’Anvers26. Cette fois-ci, le film tourné à partir d’artefacts produits par l’artiste est accompagné de deux écrans de projection spéciaux typographiés, d’une toile imprimée et de différentes images qui forment ensemble un multiple27. L’exposition est formée en majeure partie d’une dispersion du matériel qui se retrouve synthétisé dans le film. Si le film projeté Le Corbeau et le Renard crée une tension entre le fixe et l’animé, la profondeur et la surface, le mot, l’image et la chose filmée, il soulève une série de problématiques qui excèdent son support. En étant intégré comme objet et comme projection dans l’exposition, il court-circuite la relation stable entre les objets et leur médiation, confondant ainsi la production et la présentation de l’art.
Cette productivité du film dans différents environnements discursifs ou matériels se prolonge au sein d’une autre scène culturelle qui a fait du film son objet fétiche : le film Le Corbeau et le Renard et ses écrans de projection adaptés sont refusés au festival de cinéma expérimental de Knokke-le-Zoute en 196828. Le cadre expérimental d’un festival qui revendique une conception élargie des arts se déploie aussi à partir d’une série de limites contextuelles historiquement définies, ce que l’artiste ne manque pas de commenter lors d’un entretien publié en 1968 dans le deuxième numéro de la revue Trépied. Le passage suivant révèle une conscience aiguë de la situation et des enjeux discursifs de l’entretien quant à la place assignée au sujet créateur.
« Trépied : Alors ce n’est pas un film classique ou commercial, mais plutôt un film expérimental. Peut-être même un film ‹anti-film› ?
Broodthaers : Oui et non, car anti-film reste quand même un film, comme l’anti-roman ne peut échapper complètement au cadre du livre et de l’écriture ; mais mon film élargit le cadre d’un film ‹ordinaire›. Il n’est pas principalement ou du moins pas exclusivement destiné aux salles de cinéma. Car pour voir et pouvoir comprendre l’œuvre totale que j’ai voulu réaliser, il faut non seulement que le film soit projeté sur l’écran imprimé, mais encore que le spectateur possède le texte. Ce film se rapproche si vous voulez du ‹Pop-Art›. C’est un de ces ‹Multiples› dont on parle depuis quelque temps comme moyen de diffusion de l’art, c’est pourquoi il va être exposé prochainement dans une galerie qui en fait tirer 40 exemplaires plus les écrans et les livres. Il sera donc exploité comme objet d’art, dont chaque exemplaire comporte un film, deux écrans, et un livre géant. C’est un environnement. »
Broodthaers ne conçoit pas de rapport de continuité entre le film et le cinéma. Aussi, l’accumulation de références à des genres artistiques à la mode les rend mutuellement inopérants. L’artiste souligne ainsi ironiquement le processus qui accompagne une production artistique de plus en plus soumise au régime médiatique de l’actualité.
Arts élargis, institutions et films d’artistes avec Marcel Broodthaers
Broodthaers perçoit dans l’espace de l’art contemporain la possibilité de développer une esthétique qui décloisonne la sédimentation historique de chaque support d’expression emprunté, dont le cycle de production et de consommation s’est normalisé. Le dispositif de l’art contemporain devient son espace d’expression privilégié en tant qu’il est intégré dans un dispositif social, économique, culturel et institutionnel. En s’appuyant sur ces marqueurs, Broodthaers opère une critique de la confusion sensualiste des supports trop souvent présente dans les pratiques des arts élargis qui se donnent pour contexte un espace public idéal pensé comme lieu de l’expérience. Les questions des modes d’attentions différents que réclame chaque support d’expression, de leur sédimentation historique et de la construction d’un public deviennent alors un enjeu critique pour l’artiste. Le site de l’art contemporain est investi en tant qu’il permet l’exploration d’une idée dialectique axée sur la nouvelle place de l’art au sein de l’industrie culturelle conçue comme une totalité abstraite. Si l’art contemporain a été dernièrement intégré à cette industrie, il constitue aussi le symptôme à travers lequel il devient possible de ressaisir sa transformation29. Etant dépourvu d’objet particulier a priori, il permet de prendre la mesure de cette évolution. Ainsi, la production esthétique consiste notamment dans la critique du rapport de son histoire à son actualité.
Dans le courant des années 1960, les néo-avant-gardes sont proches des revendications politiques d’une culture alternative émergente. En relation avec l’essor des arts élargis, certaines institutions, principalement des Kunsthalle30, imaginent leur modernisation en dialoguant avec les utopies de la nouvelle architecture et de l’urbanisme qui pensent le musée comme un forum au cœur de la cité. En 1968, en Belgique et à Bruxelles notamment, au cœur de l’agitation politique, plusieurs artistes manifestent dans l’espace urbain en organisant des happenings pour réclamer l’attribution de nouveaux espaces. Ces actes se concrétisent dans l’occupation du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles31. Broodthaers est dans un premier temps solidaire de ce mouvement : il s’engage dans l’occupation et prend la parole au cours d’assemblées ouvertes. Mais l’artiste se retire rapidement, pressentant l’impasse à laquelle la politisation des arts élargis peut conduire.
En retrait de l’espace public du musée, il organise à son domicile qui lui sert aussi d’atelier un événement dans le but de prolonger les conversations ambiantes ; des caisses de transport d’œuvres et des cartes postales qui donnent un aperçu synthétique de l’art occidental servent de décors à la réunion introduite par Johannes Cladders32 qui a répondu à l’invitation de ce qui constitue la première occurrence du Musée d’Art Moderne, Département des Aigles, un projet qui prend le nom de l’institution et mime certains de ses attributs. Ce projet, dont l’ambition était dans un premier temps modeste, occupera Broodthaers pendant quatre ans. Cette pratique qui applique la stratégie mimétique au niveau structurel ou institutionnel, et non plus seulement au niveau plastique ou visuel, se donne à lire comme un dépassement de la dialectique qui bloque la structure épistémique du discours de l’expansion des arts : qu’il s’agisse d’un côté de la prise de position d’artistes qui politisent leur pratique en l’inscrivant dans un discours idéologique au détriment d’une objectification de l’institution ; ou de l’autre de l’ouverture du musée dans laquelle Broodthaers aperçoit les signes avant-coureurs d’une nouvelle société de la participation à travers la consommation culturelle. Broodthaers, en faisant porter l’idée de performance sur ses conditions structurantes et non plus sur l’acte ou l’action, propose une critique qui n’est plus oppositionnelle, mais immanente. Son but n’est plus alors, comme dans le discours de l’art élargi, de dépasser les limites, mais de les rendre plus visibles. Le Musée d’Art Moderne, Département des Aigles connaîtra de nombreuses occurrences qui exposent une impasse dialectique dans laquelle se situe le discours des artistes comme celui de l’institution. Cette impasse est celle du projet de l’avant-garde, le dépassement de la séparation entre la culture bourgeoise et la culture de masse : la démocratisation de la culture.
Dans le cadre d’une invitation à participer au projet Between 4 à la Kunsthalle de Düsseldorf, l’artiste présente la Section xixe siècle de son Musée : des diapositives et des cartes postales de chefs-d’œuvre de la peinture sont accompagnés par un film qui documente la réalisation des Musées de Broodthaers et leur progression. Le film projeté dans le cadre des événements Between – qui s’intercalent entre deux expositions plus classiques, dans le but d’offrir une tribune aux pratiques élargies – instaure une distance critique par rapport au devenir événementiel et à l’actualisation du musée. Par déplacement, l’activité du film consistant à documenter le travail du musée, le Musée d’Art Moderne devient le lieu de production de plusieurs films plus complexes. C’est dans ce cadre qu’émerge le format de la séance de cinéma. Le projet Cinéma Modèle consiste essentiellement dans la présentation d’une séance de cinq films dans le sous-sol du nouveau lieu de résidence de l’artiste à Düsseldorf. Ce programme intitulé Programme La Fontaine inclut La Clef de l’horloge. Poème cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters, La Pluie (Projet pour un texte), La Pipe (René Magritte), Un film de Charles Baudelaire, et Le Corbeau et le Renard. Ce premier projet évolue pour aboutir deux mois plus tard à la Section Cinéma du Musée d’Art Moderne, Département des Aigles33 qui intègre non seulement les films de l’artiste, mais aussi des actualités filmées, une compilation de séquences de Chaplin de la Globus Film (Charlie als Filmstar) et un documentaire sur Bruxelles (Brüssel Teil II). Une grande salle accueille des projections à la demande, alors que la seconde salle constitue un espace d’exposition qui reprend notamment les objets du lexique de Broodthaers : la pipe, l’horloge, la mention Fig. et une série de représentation d’aigles. Section Cinéma confond plusieurs lieux de la culture spectaculaire du xxe siècle : la fonction du musée et le mode d’énonciation de l’exposition permettent de réunir en un seul site le décor, la salle et l’archive de cinéma. Par le biais de nombreuses références au cinéma des premiers temps et la présence d’un piano de cinéma, Broodthaers se réfère au passé culturel dans une opération dialectique où deux temps s’éclairent mutuellement. Dans le musée en tant qu’œuvre d’art, l’hommage désuet au cinéma commente indirectement les potentialités d’un dispositif hétérogène que la machine capitaliste n’a pas encore territorialisé dans une logique économique séparant les temps de la production, de la distribution et de la consommation. Mais cette exposition renvoie plus subtilement, par le détour de la fiction muséale qui la met à l’abri d’un discours trop frontal, aux transformations du dispositif de l’art contemporain : à une nouvelle vague de modernisation qui le reconfigure, en créant un discours d’ouverture, mais aussi, conséquence dialectique d’un imaginaire du progrès, une nouvelle forme de territorialisation sur le marché culturel.
Par la mise en jeu d’une expérience raréfiée et complexe du cinéma, Broodthaers s’oppose d’un côté à l’utopie de l’expansion de l’art dans la sphère publique caractéristique des années 1960, de l’autre à la logique marchande du circuit de production artiste/galerie/collectionneurs34 qui envisage le film comme un moyen de réifier les pratiques élargies. La mode du film d’artistes crée un nouveau marché de niche qui reterritorialise les pratiques des arts élargis, de la performance filmée, du land art, du minimalisme, du body art et de l’art conceptuel sur le mode d’une économie du film comme multiple.
Figures : Pipe, Signature, Poisson
Le film participe à la logique de production de l’artiste constituée de reprise, de redistribution, de reconfiguration d’un certain nombre de signes ; cette stratégie évolue à partir d’un lexique qui va en s’accroissant, mais dont le nombre de figures demeure restreint. Le film permet de ressaisir plusieurs transformations entrelacées à travers une forme de coresponsabilité. A partir de l’analyse de la relation mot/image/objet et de leur distribution à travers divers supports de médiation, articulée à une attention à la réception, Broodthaers déploie une critique qui vise plus généralement la machine sémiotique d’un capitalisme qui fonctionne sous couvert de modernisation : publicité, conquête de l’espace global, production d’une histoire culturelle homogène.
Les divers films constitués à partir du motif de la pipe, dont il existe de nombreuses versions différentes35, explorent ce noyau sémiotique. La première version de ce film remanié par la suite, La Pipe, René Magritte, fut intégrée dans l’exposition Cinéma Modèle au sein du programme La Fontaine. La figure de la pipe et les différents titres de ces films font ouvertement référence à l’affinité de Broodthaers avec Magritte36 et par extension au rejet de la proposition picturale au profit d’une réflexion d’ordre sémiotique. Si la figure de la pipe circule dans les expositions, les livres, les dessins, les reproductions, le film opère une synthèse idéale de cette dispersion. Dans Ceci ne serait pas une pipe (Un Film du Musée d’Art Moderne), une série de gros plans de quelques secondes s’enchaînent. Ils ont tous pour fond uniforme un mur de brique blanc filmé frontalement. A partir de ce fond, des plans fixes montrent au centre de l’image une horloge, au plan suivant une pipe, puis de la fumée qui vient recouvrir partiellement l’image de l’horloge ou de la pipe, puis la pipe fumante. La pipe est accompagnée d’une mention descriptive sous la forme d’un texte ajouté sur le film à l’aide du procédé du titrage que Broodthaers utilise à de nombreuses occasions : d’abord Figure 1, puis Figure 2, puis Figure 1 et Figure 2, et encore Figures, ou Figure 12. Le déploiement progressif des éléments mime l’instauration d’une logique structurelle dont l’ambition est catégorielle. Mais le mode d’attention explicatif ou didactique qu’elle instaure est rapidement contrecarré. Le film permet non seulement l’association du figural, du texte et du son au sein du plan, mais aussi l’association des plans entre eux, ouvrant ainsi sur un jeu de différences et de répétitions qui finissent par s’avérer contradictoires. Le travail du film, l’attention à ses combinaisons sémiotiques minimales, à partir de moyens matériels réduits à l’essentiel, conduit à un art poétique où les rapports du voir, du lire et de l’entendre sont soumis à la discussion. Si le film rend possible l’association de ces modes de représentation au moment de la projection, il souligne dans le même geste leur hétérogénéité et le fait qu’ils n’appartiennent pas en tant que tels au film, celui-ci ne constituant que leur réceptacle. Ainsi, le film n’incarne sa spécificité qu’en tant qu’il déploie une autonomie paradoxale : celle-ci n’existe qu’en renvoyant en creux à un projet général de dispersion des autres supports de distribution de signes.
Cette logique de distribution se retrouve à un niveau essentiel dans le film Une seconde d’éternité (D’après une idée de Charles Baudelaire). Le film qui a aussi porté le titre La Signature, ou Ma Signature, est réalisé à la main à partir de la technique d’animation image par image. Dans sa version projetée, 24 photogrammes s’enchaînent, affichant progressivement les initiales de l’artiste. Comme c’était le cas avec la figure de la pipe, la signature de l’artiste circule de support en support. Elle s’incarne à travers la diapositive, des imprimés, ou encore des plaques en plastique. Le film, comme l’image de la signature, n’est pas destiné uniquement à la projection. Lors de sa première présentation dans une galerie, il est aussi déployé comme objet. La Signature constitue l’une des contributions de Broodthaers à la foire des galeries d’avant-garde Prospect 1971 : Projektion qui marque l’apogée de la mode du film d’artistes. Cette foire dont l’originalité consiste à reproduire le format de l’exposition, dans le but de ne pas se réduire à un caractère uniquement commercial et de se démarquer de la foire de Cologne, sa rivale plus conservatrice, est consacrée à la projection de films qui sont présentés notamment dans divers box construits à cet effet, à des projections de diapositives, à des séries de photographies et à des bandes vidéo diffusées sur téléviseurs. La Signature souligne par exagération le caractère normatif du format du film d’artistes qui excède rarement les quelques minutes. Ce film d’une seconde cherche la limite des nouvelles conditions spectatorielles du film en contexte d’exposition, dans une économie d’attention surdéterminée par le déplacement du visiteur qui circule d’une projection à l’autre. Cette durée réduite tend à rapprocher le film de l’objet en lui retirant sa fonction immersive.
Une autre figure tend à revenir régulièrement dans le travail de Broodthaers : le poisson. Celui-ci allégorise, dans sa plasticité visqueuse, les signifiants caractéristiques d’une culture de plus en plus multimédiale, mais désigne aussi une critique de la marchandise : ainsi chez Broodthaers, poète devenu artiste, la sirène et son chant se sont transformés en poisson à vendre sur le marché. Le film Projet pour un poisson (Projet pour un film) est réalisé à partir de la capture d’une série de dessins qui représentent alternativement, et parfois ensemble, une bande de celluloïd de film, des poissons dessinés à moitié et une série de très courts textes aphoristiques. Les dessins constituent donc un story-board, un projet pour un film. Selon une logique de glissement sémantique, Le Projet pour un poisson, titre d’un film qui feint maladroitement de donner vie à un poisson imaginaire, est aussi un projet pour un film. Les dessins filmés dans Projet pour un poisson se trouvent aussi déployés graphiquement sur le carton d’invitation qui introduisait la nouvelle exposition de Broodthaers à la galerie Michael Werner de Cologne. Si le carton annonce le film, le film ne constitue en rien l’aboutissement du projet. Les glissements sémantiques s’accompagnent de glissements de supports, comme si Broodthaers cherchait à indiquer que l’état contemporain du signe était lié à une gestion de l’intermédialité productrice d’équivalence. Une variation de dessins très similaires sera redistribuée en 1973 dans un projet d’édition présenté dans la même galerie sous le titre : Jeter du poisson sur le marché de Cologne.
Si la figure du poisson nous échappe, qu’en est-il de la notion de projet ? Celle-ci traverse la pratique de Broodthaers de part en part37. Il est possible qu’elle renvoie au romantisme d’Iéna qui s’est développé autour d’un petit cercle de personnes et de la revue Athenaum. S’y développe une pensée de la relation nécessaire du fond à la forme, ainsi qu’une certaine ironie. Ce projet vise à créer une philosophie qui doit devenir aussi une poétique pour se réaliser dans la modernité, fusionnant le travail critique et le travail poétique dans un discours qui est simultanément une théorie et une écriture du fragment38. Broodthaers actualise ses idées en déplaçant le projet synthétique du contexte de la revue à celui de l’art contemporain. Le projet renvoie à une œuvre qui n’est plus pensée en termes d’objets, mais sous la forme d’une totalité abstraite qui indique allégoriquement le refus de la clôture du sens ou de la traduction de l’œuvre en un langage communicationnel. La réduction de l’art à des structures primaires ou au langage est désignée par Broodthaers comme la preuve de sa connivence avec le capitalisme de l’information. A la logique d’association créatrice d’équivalences à partir de signes de nature hétérogène, Broodthaers oppose un refus de communiquer, un jeu de différence infinie.
Un cinéma de la dématérialisation de l’art et du dispositif ?
Broodthaers évoque dans de nombreux films une relation dialectique entre le développement des technologies de médiation et des transports qui concourent à la généralisation de l’exotisme et du tourisme39 : expansion de la cartographie, réticulation du commerce et des communications, prolifération des signes publicitaires. Le film Un jardin d’hiver (ABC) a été tourné par Broodthaers à l’occasion d’une exposition au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles qui réunit un certain nombre d’artistes conceptuels40 en vogue. Un jardin d’hiver (ABC) utilise l’installation de Broodthaers comme décor, en recadrant les différents objets et espaces aménagés par l’artiste. Celui-ci a répondu à l’invitation en installant un jardin d’hiver qui comprend des plantes exotiques, des impressions de dessins d’animaux exotiques tirés d’un livre d’histoire naturelle, des planches représentant des séries d’images de la culture vernaculaire, des chaises de jardin pliables et un moniteur sur lequel est placé une caméra vidéo qui diffuse avec un effet de feedback ce qui se déroule dans l’espace d’exposition. Dans l’exposition, l’utilisation de la vidéo fait allusion à une certaine mode qui s’est substituée au film d’artistes et qui mobilise un dispositif ouvert en l’homogénéisant pour le constituer en nouveau médium de l’expression artistique. La vidéo incarne ici la nouvelle technologie, la nouvelle forme de médiatisation d’un espace-temps contemporain actualisé de manière permanente. Pour désamorcer cette actualité, Broodthaers travaille avec des images désuètes. L’exotisme est associé dialectiquement à la conquête médiatique et technique de l’espace global. Broodthaers associe dialectiquement une série d’idées romantiques liées à la notion d’origine – telles que la nature vierge et luxuriante, la création, et l’épanchement de la subjectivité – tout en mettant à nu les moyens technologiques qui créent les conditions de possibilité de son énonciation.
Le film est dans la pratique de Broodthaers un support d’expression parmi d’autres, mais il constitue aussi un support particulier. Il est partie intégrante de la production tout autant qu’il en constitue le modèle synthétique, en ce sens qu’il incarne une version mise à jour d’une esthétique allégorique du collage, du fragment et de la dispersion. Celle-ci, issue de la tradition romantique, ne peut plus à l’époque contemporaine se manifester à travers un seul support au risque de perdre son potentiel critique. Elle doit s’en émanciper pour miner l’enchâssement des supports entre eux. Broodthaers prend à revers les instances muséales, les critiques et les galeries qui cherchent à investir le film d’artistes, puis l’art vidéo en en faisant un médium représentatif de nouvelles tendances artistiques. L’image animée est alors pour certains un moyen de reterritorialiser sur une économie capitaliste la dématérialisation de l’art, notamment à travers sa commercialisation en tant que multiple.
Un constat similaire peut être fait au niveau du statut problématique de ces films aujourd’hui. Le cinéma de Broodthaers peut être rapproché des méthodes de l’épistémologie des médias, pour autant que l’on pense à nouveau le lien historique qui relie le développement de ces deux tendances. Les formes stratégiques de déconstruction des pratiques culturelles et les commentaires auxquels se prête Broodthaers sont reliés à l’émergence de discours et de médias issus du sémio-capitalisme. Mais comme nous avons voulu l’exposer, l’esprit broodthaersien travaille contre toute forme d’épistémologie objectivante. S’il fallait en tirer une conséquence au niveau du travail de l’interprétation, celle-ci conduirait à prendre position par rapport à l’état contemporain de l’archive, en dénonçant le fantasme de la reconstitution du travail de l’artiste dans sa totalité. Nous n’avons cessé de souligner l’importance du contexte pour comprendre l’émergence des objets et leur signification. Mais nous avons aussi voulu montrer la présence à chaque étape d’une énergie qui est investie dans un brouillage de la réception des objets, pour en conserver la maîtrise et les préserver de leur objectivation sur le marché culturel.
Soustraire les films à une circulation de masse apparaît donc comme un choix cohérent de la part des ayants droit, sans les placer pour autant à l’abri de la critique. Cette rétention, en créant une cinéphilie anachronique, participe involontairement à la tendance récente de l’art contemporain à mobiliser l’espace public viral d’internet. La production esthétique a besoin d’un dispositif qui la médiatise pour s’insérer dans une industrie culturelle basée sur la reconnaissance. A chaque fois que Broodthaers désigne une voie, il se retire dans le même mouvement. Ainsi, il convoque, en même temps qu’il s’en détourne, le fantasme de l’expression narcissique stimulée par une conception homogène de la sphère publique : la constitution d’un sujet mélancolique qui émerge dans l’art contemporain pour faire face à la nouvelle alliance du sujet démocratique avec le sujet analytique. Mais laissons le dernier mot à Broodthaers :
« Sont parus dans la publicité pour cette séance les termes ‹compléments essentiels à son œuvre plastique› ou encore ‹films expérimentaux›. Ils ne me paraissent pas convenir pour qualifier les films que je veux montrer… Ce n’est pas de l’art cinématographique, c’est… Pas plus et autant qu’un objet de discussion comme pourrait l’être un tableau de Meissonier ou de Mondrian, ce sont des films… »41