« Steve McQueen » au Schaulager, ou la multiplication des salles obscures dans l’espace du musée
Depuis les années 2000, on assiste à une présence accrue de l’image en mouvement dans les expositions d’art contemporain, qui peuvent prendre la forme de réactualisation d’installations des années 1960-1970 ou de présentation de travaux d’artistes actifs actuellement. En témoignent, sur le plan de la reconstitution historique, l’exposition de Chrissie Iles, Into the Light : the Projected Image in American Art, 1964-1977, qui s’est tenue en 2001, et, sur le plan de l’art contemporain, la troisième Biennale de Lyon en 1995-1996, ou encore la Documenta XI en 2002. Cette généralisation de l’image en mouvement dans les espaces d’art se manifeste également en Suisse, comme en attestent les expositions consacrées à Bruce Conner à la Kunsthalle de Zurich en 2011 (organisée part la Kunsthalle de Vienne) ou à Robert Breer au Musée Tinguely à Bâle en 2011 (coorganisée avec le Baltic Centre for Contemporary Art à Gateshead). L’exposition monographique récente de Steve McQueen, qui s’est tenue au Schaulager du 16 mars au 1er septembre 2013, participe à cet intérêt accru pour l’image en mouvement dans les espaces d’art.
Cet artiste britannique est reconnu depuis la fin des années 1990 dans le champ de l’art contemporain, mais sa popularité auprès du grand public repose sur son premier long-métrage (Hunger, G.-B., 2008) qui a été consacré par la critique cinéphilique et le festival de Cannes (prix de la Caméra d’or). C’est dans ce contexte que s’inscrit selon nous cette exposition rétrospective d’envergure, montée en collaboration avec l’Art Institute de Chicago, l’artiste avalisant lui-même le choix des œuvres et leur présentation – relevons que McQueen a déjà fait l’objet d’expositions personnelles, notamment en 2003 au musée d’Art moderne de la ville de Paris, avec pour commissaires Hans Ulrich Obrist et Angeline Scherf.
Scénographie : une ville de cinémas
La scénographie de l’exposition présentée au Schaulager privilégie la reconstitution de black boxes dans l’espace modulable du bâtiment cubique conçu par Herzog & de Meuron, sur deux étages. Pour l’occasion, l’espace d’exposition du Schaulager a été radicalement reconfiguré, afin d’accueillir une « ville de cinémas » (City of Cinemas, pour reprendre l’expression figurant dans la brochure de présentation du Schaulager et qui entend rendre compte de la multiplicité des dispositifs de projection impliqués). On parcourt ainsi une enfilade d’espaces aménagés en petites salles de cinéma (parfois dépourvues de sièges), sans que les œuvres n’interfèrent les unes avec les autres, tant sur le plan sonore que sur celui de la luminosité. La présentation des œuvres est sobre et efficace, proposant une réponse aux difficultés de présentation d’images en mouvement dans un espace d’art.
Sur la paroi à l’entrée du Schaulager, deux œuvres (tournées en pellicule) sont présentées sur des écrans LED, Western Deep (2002) et Carib’s Leap (2002), évoquant un espace qui excède les murs du musée, à savoir pour l’une une mine d’or en Afrique du Sud et pour l’autre le suicide d’esclaves à Grenade, à l’époque de la colonisation française. Passée la première salle, un vaste espace accueille plusieurs œuvres, notamment un écran à trois faces sur lequel sont projetés trois films (l’écran évoquant ici un objet rituel archaïque). Notons encore comme singularité dans la scénographie de l’exposition une chambre qui joue sur les reflets, évoquant un palais des glaces, où est exposée l’œuvre Pursuit (2005), constituée de traces discrètes sur le plan de l’image (tournée en 16mm), et accompagnée d’un son dissonant qui souligne son caractère claustrophobe. Les transferts de films 16mm, 35mm ou super-8 prédominent, avec pour exception deux pièces présentées en 16mm avec un boucleur, en l’occurrence Running Thunder (2007) et Charlotte (2004). Dans le premier film, l’attention se focalise sur le cheval mort, cadré en plan rapproché ; le dispositif de projection est relégué à l’arrière-plan. La seconde installation exhibe le projecteur et la boucle de 16mm, alors que l’image projetée est de taille réduite, soulignant le jeu de réciprocité entre l’œil de l’actrice Charlotte Rampling et le doigt de l’artiste qui s’immisce dans le champ, interagissant avec son visage.
Parallèlement aux films et aux installations, une série de photographies sont également présentées, se déclinant pour certaines sous forme de plaques de timbres-poste rangées dans des tiroirs (Queen and Country, 2007-2009) que le visiteur doit tirer, renvoyant à la fois aux archives de personnes disparues dans un contexte de dictature ou de guerre et aux tiroirs de la morgue. Dans Queen and Country, le travail opéré sur l’esthétique des photographies renvoie à l’iconographie du héros ou, plus précisément, au soldat modèle dont l’image qui trône sur la cheminée signale la disparition. Détournant le procédé du sérialisme, McQueen considère son œuvre comme inachevée tant qu’elle n’aura pas été « éditée » par le Royal Mail, refermant ainsi sur lui-même le circuit qui relie la duplication à la mort et à la substitution, les visages et les soldats étant interchangeables. Ce nivellement d’une personne à l’autre, cet aplanissement des différences, prend le contre-pied de l’héroïsme attendu dans un tel contexte.
En parcourant cette exposition, on peut se demander quels sont les enjeux de l’œuvre de McQueen, telle qu’elle est présentée ici. On retrouve bien les problématiques qui sont associées à la dimension critique de sa démarche et qui font sa réputation : à savoir la déconstruction des représentations de race, de sexe, et de la guerre en contexte postcolonial. Il nous paraît possible de distinguer deux modalités d’approches dans son travail. En premier lieu, un certain nombre de films, tournés pour la plupart en 35mm, empruntent la voie du documentaire. A travers une esthétique soignée, privilégiant les plans longuement tenus, McQueen documente des aspects périphériques et peu visibles de manifestations d’art international (c’est le cas de Giardini : l’artiste, représentant la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise en 2009, filme l’envers des lieux en hiver), ou se concentre sur des réalités ouvrières dans un contexte d’exploitation (comme dans Gravesend, 2007, qui relie l’exploitation du cobalt en Afrique à son utilisation pour les téléphones portables). En second lieu, et c’est là ce qui correspond à ses travaux les plus connus, McQueen privilégie une approche plus conceptuelle. La principale critique que l’on pourrait formuler à l’encontre de l’exposition a trait à la position de retrait des commissaires d’exposition (à Bâle : l’équipe du Schaulager, sous la direction de Heidi Naef et Isabel Friedli), qui mettent en valeur la singularité et la qualité des œuvres (par ailleurs remarquables), sans articuler de véritable discours (critique) ; en un sens, on pourrait parler de rapport de recueillement face à des travaux qui exigent en effet une attention constante (raison pour laquelle le début des « séances » est annoncée sur les moniteurs qui font fonction de cartels : le spectateur a affaire à des films plutôt qu’à des installations parcourues suivant un temps subjectif et non linéaire).
Le style documentaire : témoignages audiovisuels
Les travaux qui mobilisent les codes du documentaire peuvent privilégier une image soigneusement photographiée, le plus souvent tournée en 35mm à l’instar de Gravesend, ou au contraire emprunter un style brut, à l’image des premières pièces réalisées en 16mm et des œuvres en super-8, notamment Unexploded (2007), tourné en Irak. Les références récurrentes au dispositif cinématographique ont contribué à asseoir la réputation de McQueen ; mais celui-ci ne se cantonne pas à la citation cinéphilique, ni à l’évocation de procédés liés à l’appareillage filmique ; il ne manque pas de se confronter au dispositif télévisuel, de façon tout à fait remarquable dans Illuminer (2001), ou de déconstruire tant la culture de masse que la culture officielle. Girls, Tricky (2001), à travers une esthétique low-cost, est un portrait du compositeur trip-hop Tricky, dans un studio d’enregistrement. Le cadrage resserré qui restitue l’emportement du chanteur à travers de longs plans de profil tend à l’assimiler à un forçat ou à un dément, restituant l’énergie de sa révolte. Dans une perspective diamétralement opposée, Once Upon a Time (2002) confronte une centaine de diapositives sélectionnées par la Nasa en 1977 pour récapituler l’évolution humaine (orientée vers le « progrès ») à une bande-son composée de glossolalies. L’imagerie officielle de la Nasa, à destination d’intelligences extra-terrestres, est ainsi mise à distance à travers un commentaire qui étrangéifie le récit idéologique sous-jacent à cette représentation. Comme souvent dans l’œuvre de McQueen, on pourrait ici pointer un paradoxe entre l’engagement politique de l’artiste et un geste de mise à distance de l’objet qui sert de support à la critique. L’esthétique du plan-séquence et la raréfaction du montage, caractéristiques du style de McQueen, ne sont donc pas la marque unique de ce mode d’énonciation paradoxal ; une série d’images, sur le mode du diaporama, articulée à une bande sonore dont la qualité est musicale, produit un effet similaire.
Un exemple éloquent lié au traitement de l’image fixe nous est présenté via la pièce intitulée 7th Nov. (2001), qui consiste en une projection d’une diapositive 35mm, accompagnée d’une bande-son (fig. 1). Il ne s’agit donc pas à proprement d’un film. La photographie projetée est d’une qualité remarquable : faible profondeur de champ, très piquée, elle représente un crâne en gros plan, occiput contre le sol, dont le sommet fait face à l’objectif et qui porte les marques d’une trépanation (une cicatrice épaisse et régulière, presque symétrique, traverse toute la largeur du crâne). La bande-son est exclusivement composée d’un récit, celui d’un homme relatant le meurtre accidentel de son frère par arme à feu, un 7 novembre. Le caractère statique de l’image projetée aiguise l’attention du visiteur : l’observation de la même diapositive s’étendant sur 23 minutes, il est poussé à y voir autre chose qu’aux premiers instants du visionnement et a ainsi tout loisir de réfléchir au cadrage inhabituel de la tête. En effet, on ne nous présente pas ici un portrait classique d’une tête, à savoir le visage : la forme ovoïde est comparable, mais on ne voit ni les yeux ni la bouche – la place centrale de la cicatrice souligne la nature de ce crâne violenté, appartenant à un corps gisant. L’espace d’écoute privilégié induit par la salle de cinéma et l’obstination du regard sur cette même image permettent à la fois d’interroger la signification de la photographie (son rapport au récit) et d’explorer plus attentivement ce qu’apporte la bande-son. On s’attarde à l’écoute attentive du grain de la voix, à son phrasé et à son rythme. Le contenu du témoignage demeure bien évidemment essentiel : on y apprend de façon détaillée la manière dont, seconde après seconde, le narrateur a fait accidentellement feu sur son frère puis, peu à peu, a réalisé sa mort, décrivant au passage son propre élan suicidaire, retenu comme miraculeusement par un ultime soubresaut du corps du défunt posé sur ses genoux. Il s’agit là d’un témoignage à la fois touchant et désolant (la gaucherie de la situation révèle une misère humaine certaine), relayé par la distance que McQueen a pris avec le sujet : une image statique difficilement attribuable (il s’agit du narrateur, un certain Marcus, cousin de l’artiste, mais dont on ne nous explique pas l’origine de la balafre) et un traitement brut du son (sans accompagnement, habillage ni bruitage d’aucune sorte).
Une autre pièce nous paraît remarquable, Illuminer (2001) (L’illumineur, pourrait-on traduire en français). La scène est filmée en plan-fixe grâce à une petite caméra digitale, posée à côté d’un poste de télévision, seule source de lumière, illuminant le lit d’une chambre d’hôtel dans lequel est couché un homme nu (fig. 2). Le personnage qu’on devine (la lumière n’illumine pas son visage) face au poste de télévision est Steve McQueen, étendu dans son lit et modifiant parfois le cadre en déplaçant son corps ou les draps. Les formes sont étrangement fluides et mouvantes, le réglage caméra de l’image en fonction automatique créant des effets de flous lorsque l’intensité de la lumière diffusée par le poste de télévision varie. Au-delà de l’éclairage « littéral » de l’espace par la télévision, c’est à un autre type d’éclairage auquel on peut penser, non sans une certaine ironie : celle offerte par l’information télévisuelle. L’émission dont on ne voit que la diffusion lumineuse est un magazine documentaire sur la guerre en Afghanistan. Une voix over française couvre un sujet centré sur l’entraînement et l’engagement de soldats britanniques ou américains. Le ton de la voix évoque une émission sensationnaliste et grand public, nuançant ainsi une nouvelle fois le titre de la bande. Dans quelle mesure un tel contenu, ainsi traité, serait-il « illuminant » ? L’esthétique visuelle provoque ici de telles interrogations, le point (la netteté) changeant sans cesse, donnant fréquemment à l’image un caractère abstrait, rappelant par là certaines images de la guerre du Golfe menée par les Etats-Unis dès 1990. (Car que nous procuraient alors ces images abstraites des frappes de nuit de l’armée américaine, de couleur verte monochrome ? Rien, sinon une certaine intensité de vert, ici ou là, sur l’écran.) Sorte d’autoportrait de l’artiste en téléspectateur, cette œuvre suscite plusieurs interrogations. L’une d’entre elles pouvant être la pertinence des images traitant de la guerre, à l’instar des « hésitations » de la caméra face à cette diffusion irrégulière sur une surface de diffusion changeante (les draps, le corps de l’artiste).
Le dispositif filmique mis en abyme
Le film Deadpan (1997) reprend une scène d’anthologie du film Steam-boat Bill Jr. (Buster Keaton, E.-U., 1928), où le corps de Buster Keaton passe sans trucage au travers d’une paroi de maison qui s’effondre. Le tour de force visuel, devenu depuis un véritable lieu commun de la cascade au cinéma, est renforcé par la distance du personnage (exprimée par un jeu statique et le titre de la pièce, qui se traduit par pince-sans-rire) face aux événements qui l’entourent. Tout comme Keaton, McQueen reste impassible face à la catastrophe qu’il a provoquée, bien qu’il la « vive » de façon concrète. Le même événement, à la différence de Keaton, est pourtant filmé ici sous plusieurs angles de vues : plan large, rapproché, gros-plan sur ses souliers, etc. Le même « moment », celui de l’impact et de la prouesse, est ainsi répété inlassablement. La reprise (par le montage) de cet instant fort semble pourtant perdre sa puissance attractionnelle à mesure de sa réitération. Car, hormis la caractérisation d’un personnage que la destruction de son univers proche indiffère, on est amené à se demander ce qu’implique la répétition (presque mécanique, malgré le changement d’angles) d’une telle action : ce qui est ici mis en jeu, ce sont la prise de risque et la mise en danger du corps de l’artiste dans le contexte d’une performance.
Comme souvent chez McQueen, le sens n’est pas toujours porté par l’image. Prey (1999) [en français : proie], court film (6’25") projeté en boucle et exposé pour la première fois à la Kunsthalle de Zurich, est centré sur un enregistreur sonore à bande de type Nagra, attaché à un ballon à air chaud (fig. 3). D’abord au sol et filmé plein cadre, le Nagra « tourne » et restitue l’enregistrement d’un son de claquettes – on peut noter les couleurs rouge et verte des deux bobines qui forment une composition abstraite, la verte se dévidant dans la rouge –, avant de s’envoler dans les airs et disparaître au loin, à mesure que le son s’en échappant s’atténue. La pièce se réduit à l’écoute et à l’observation d’un enregistreur au sol (dans l’herbe d’un champ en pleine nature) qu’on voit s’envoler (ou plutôt s’enfuir, si l’on se réfère à son titre). On peut ainsi appréhender la machine comme une proie, peut-être celle du regard, qui est relayé par la caméra et sa présence statique : la figure du chasseur se dessine en creux. Partant de la notion de « chasseur d’images », on en revient au sujet filmé, un Nagra, non sans humour. Il s’agit là à la fois d’une réussite au niveau plastique (les formes circulaires aux couleurs complémentaires et en rotation dont le contenu de l’une se déverse dans l’autre), narratif (la « fuite » dans les airs de ce curieux protagoniste, quittant les champs pour gagner les airs) et formel (minimaliste et jouant sur la notion de boucle, à la fois celle, close sur elle-même, du Nagra – constituée de bandes magnétiques –, et celle, infinie, du jeu quasi circulaire du chasseur et de la proie, de la poursuite et de l’échappée). On peut encore remarquer que le son provenant du Nagra lui aussi a été préalablement capturé par ce dernier, avant d’être restitué (de façon éphémère) à la caméra.
La figure de la boucle est un principe récurrent dans le cinéma « structurel ». McQueen a proposé une variation idiosyncratique sur les formes élémentaires et les structures impersonnelles du cinéma minimaliste, qu’il détourne radicalement dans Thunder (2007) (fig. 4). Il s’agit d’un plan en 16mm longuement tenu sur un cheval mort, la fixité du cadavre inversant la décomposition analytique du mouvement de l’animal, associée à la pratique de la chronophotographie. La prise de vue n’évoque pas tant ici un tombeau poétique qu’un arrêt sur image, un suspens du temps et de la vie, illustrant l’image de l’embaumement qui caractérise la photographie. McQueen propose un paradoxe temporel : le temps du film s’écoule, se manifestant à travers le grain de la pellicule et les mouches qui s’approchent du cheval récemment décédé, tandis que le flux de vie de l’animal s’est définitivement interrompu. On peut songer ici à certains plans horrifiques de Las Hurdes (Espagne, 1932), Buñuel provoquant pour la prise de vues la mort d’un âne, piqué mortellement par les abeilles qu’il transportait – à cette différence près que Running Thunder est une œuvre méditative et apaisée.
L’œuvre exposée la plus récente de McQueen, End Credits (2012), se distingue par la radicalité de sa critique et par son mode de présentation processuel, défiant toute possibilité de visionnement du film dans son intégralité. Les fiches collectées par le FBI sur Paul Robeson, célèbre acteur et chanteur Noir, activiste communiste et défenseur des droits civiques des Afro-Américains, défilent verticalement, sur une durée de six heures. L’accumulation des fiches, dont la lecture est rendue malaisée par la brièveté de leur exposition à l’écran, et leur redoublement par leur lecture sur la bande-son rendent bien compte de la masse de documents saisis par les services secrets américains, et de la logique proprement paranoïaque de l’Etat pendant la guerre froide. C’est encore une réflexion sur la constitution d’archives, la mémoire et ses processus de refoulement, le film étant rendu possible par le déclassement de ces documents confidentiels.
La disjonction entre la temporalité du film et la durée de l’exposition
Pour en revenir à cette importante exposition monographique dans son ensemble, force est de constater que l’on propose au visiteur une accumulation de travaux découpés en différentes sections plutôt que l’articulation d’un discours sur ces derniers, par ailleurs d’une constance tout à fait remarquable dans leur qualité et leur pertinence (avec peut-être une réserve face à la série photographique de 1998 Barrages, entreprise de catalogage des caniveaux de Paris qui ne porte pas la marque et la force du style de McQueen). Les sections de l’exposition sont génériques et procèdent par association métaphorique : « Rolling Cameras and Revolutions », « Sound Chamber and Soundtrack », « Seeing and Touching », « Places and (Hi)Stories ». La logique qui les sous-tend est celle de larges recoupements thématiques, permettant de passer d’une œuvre à une autre mais sans produire un supplément de sens à leur propos. Offrir au spectateur un billet valable trois jours rend bien compte de cette logique cumulative : le but est de suivre les différentes pièces dans leur temporalité unidirectionnelle, à l’instar d’une séance de cinéma – ce qui ne manque pas d’induire une tension entre la temporalité subjective du parcours du spectateur et la durée fixe des œuvres. Cette tension est assumée par les commissaires d’exposition, et fait même l’objet d’une conférence donnée au Schaulager par la curatrice du Whitney Museum, Chrissie Iles : « Cities of Cinema : How Steve McQueen and his Generation re-defined the Moving Image ». La notion d’hétérotopie (« des espaces autres », selon une conférence donnée par Foucault en 1967) se décline ici sur le plan d’une multiplicité de salles et d’ambiances, de qualités de noirs et de lueurs d’écrans, comme à travers une architecture organique. Il n’empêche, la mobilité du spectateur et la relative désorientation de sa perception entrent en tension avec les conventions de la projection continue et unidirectionnelle – à moins de réduire l’expérience cinématographique à celle du multiplexe et du lèche-vitrines, ce qui se situe aux antipodes des intentions des curateurs et de McQueen lui-même.
Le dispositif pédagogique et didactique qui encadre l’exposition est par contre remarquable : des discussions avec l’artiste et un symposium sont organisées, parallèlement à des projections de films de McQueen ou choisis par l’artiste (la liste oscille entre films politiques, films modernistes et d’avant-garde, avec Zéro de conduite de Vigo, Tokyo Story d’Ozu, Le Mépris de Godard, Couch de Warhol, La Battaglia di Algeri de Pontercorvo, Beau travail de Denis, mais aussi Taxi Driver de Scorsese). De la même façon, le catalogue édité à cette occasion fait définitivement autorité dans l’identification des œuvres, des lieux où elles ont été exposées et de la littérature secondaire auxquelles elles ont donné lieu. On ne saurait minimiser l’ambition anthologique de l’exposition « Steve McQueen » au Schaulager, et le soin porté à la présentation des œuvres. Ce qui est par contre émoussé dans cette présentation cloisonnée d’installation à travers un complexe de cinémas, c’est la dimension éminemment politique de l’œuvre de McQueeen. Car, comme le soulignait T. J. Demos, à partir de la projection de Western Deep à la Documenta XI, la démarche artistique de McQueen vise à « restituer l’expérience postcoloniale en prenant à revers les forces du globalisme triomphant, et ce faisant, à révéler les zones d’inégalité économique et politique qui sont habituellement et tragiquement sous-représentées dans les médias dominants occidentaux »1.