Les Nomades du soleil d’Henry Brandt : un projet ethnographique à la croisée des médias
Cet article est une version légèrement modifiée d’une contribution à l’exposition virtuelle de la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne consacrée au livre de photographie à Lausanne entre 1945 et 1975, Photo d’encre ( www.photo-d-encre.ch ). L’exposition dirigée par le Prof. Olivier Lugon réunit des études émanant d’un séminaire de master proposé par le Centre des sciences historiques de la culture de l’Université de Lausanne.
Si sa contribution à l’Exposition nationale suisse en 1964, La Suisse s’interroge, a marqué les mémoires et fait l’objet de recherches2, la riche filmographie du cinéaste Henry Brandt n’est aujourd’hui que peu explorée. Il s’agit ici de considérer son premier moyen métrage documentaire, Les Nomades du soleil3, réalisé entre 1953 et 1954, décrivant la vie du peuple nomade des Peuls Wodaabe4, telle que Brandt a pu l’observer lors d’une expédition de six mois en Afrique. Après une introduction qui pose le cadre de l’excursion, le film montre les fonctionnements et le quotidien du peuple Peul Wodaabe, en recontextualisant deux saisons avec les nomades : celle de la sécheresse d’abord, puis celle d’une plus grande abondance grâce aux pluies, qui est marquée notamment par une série de rituels (fig. 1). L’entreprise est toutefois loin de se réduire à ce seul film. Livre de photographie édité par la Guilde du Livre à Lausanne (fig. 2)5, feuilleton et articles illustrés dans la presse, reportage sonore,… les résultats de l’expédition sont rendus dans une remarquable multiplicité de formes qui ont contribué à sa médiatisation, et dont j’aimerais mettre en avant l’histoire croisée.
Les origines d’une mission singulière
Dans l’introduction à l’ouvrage publié par la Guilde du Livre, Brandt évoque trois types de « documents » qu’il aurait été chargé de « recueillir » sous mission du Musée d’ethnographie de Neuchâtel, et plus particulièrement de son directeur, le professeur Jean Gabus6 : photographies, sons, et « un film probe »7. Il part effectivement en juillet 1953 équipé de « deux caméras 16mm [des Paillard-Bolex H 16], trois appareils photographiques et un enregistreur autonome [un Nagra] »8, avec le soutien également des Musées d’histoire naturelle de la Chaux-de-Fonds et du Locle, du Département de l’Instruction publique du canton de Neuchâtel, et le concours de mécènes privés9. Il reviendra avec les prises de vues pour le documentaire qu’il terminera en 1954, plusieurs milliers de clichés photographiques qui paraîtront dans divers contextes, et de nombreuses heures de prises de sons.
Cette expédition menée par Brandt, alors enseignant de français à Neuchâtel et photographe autodidacte10, est en vérité la dernière d’une série de huit missions effectuées au Sahara par le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, dont les résultats ont donné lieu à une exposition, Sahara 5711, et à trois publications de Jean Gabus, parues entre 1954 et 1982, sous le titre Au Sahara12. Dans l’introduction du premier tome, il présente le projet :
« De 1942 à 1953, au cours de huit missions de trois à six mois chacune, nous avons essayé de comprendre les mondes sahariens, de la Mauritanie au Fezzan.Nous obéissons […] aux traditions de notre Musée d’Ethnographie de Neuchâtel qui, dès la création de ses collections, en 1790, se spécialisa dans le domaine africain […].L’enquête systématique sur le terrain devait nous permettre de composer des collections selon les exigences de l’ethnographie moderne en les accompagnant de prises de vues cinématographiques, de photographies en noir et en couleurs, d’enregistrements. […]Nous savions pourtant que nous n’organisions pas ces missions ethnographiques par manie de collectionneur, pour entasser des objets morts derrière une vitrine ou dans un magasin, mais pour sauvegarder les données matérielles d’une certaine stratification culturelle, pour faire comprendre des hommes à d’autres hommes. »13
Ainsi, les missions ont pour but de documenter les mœurs et coutumes des différents peuples du Sahara, documentation qui passe par l’observation et la récolte d’objets traditionnels, mais aussi par les moyens de « l’ethnographie moderne », c’est-à-dire l’appui complémentaire du film, de la photographie et de l’enregistrement sonore. L’expédition de Brandt ne constitue de fait pas une exception dans la mobilisation de ces médias : au moins quatre autres missions de la série en font usage14, et Gabus défend cette approche. Les sons rapportés sont considérés comme disposant d’une valeur scientifique en soi15, tandis que photographies et films pris durant les missions sont envisagés avant tout en tant qu’auxiliaires de la recherche et de la transmission, comme le directeur du musée le formule au sujet des clichés :
« [N]ous rapportâmes des milliers de photographies, valables, croyons-nous, pour des publications, pour des expositions, comme pour un examen plus complet des objets rapportés, valables donc par leurs qualités de témoins, par leur valeur d’accompagnement ou de comparaison, mais insuffisantes en soi. »16
Concernant ces moyens « d’accompagnement », la « Mission peule » possède toutefois un statut particulier, plus autonome que les sept autres. Elle est effectivement spécialement centrée sur les enregistrements audiovisuels, comme le révèle l’expédition en solitaire de Brandt, qui ne dispose ni de formation, ni d’expérience ethnographique17. En outre, ses résultats n’intègrent pas à proprement parler les collections du musée, puisque Brandt, « pour des raisons financières », en « rest[e] propriétaire »18. Cette indépendance permet par exemple la participation de Brandt au troisième « Concours international du meilleur enregistrement sonore », destiné à récompenser les productions d’amateurs, où il gagne le premier prix de la catégorie « Instantanés ou document sonore » pour l’une de ses prises de sons19.
Plus que toutes les autres, l’expédition a de fait une visée « pédagogique » et une ambition de diffusion large, surtout à travers le film, dont, comme on l’a vu, la réalisation est envisagée dès le départ. Gabus présente ainsi le projet filmique :
« […] nous désirions obtenir – non pas égoïstement pour nos seules collections, mais simplement pour que ce témoignage existât quelque part – un film authentique répondant aux exigences de la technique actuelle, comme de l’ethnographie. Cela devait être la part d’un professionnel comme une expérience à faire dans ce domaine. […] Les résultats que nous souhaitions : exigeante sincérité, qualité impeccable de l’image, valeur esthétique du documentaire – elle seule exprime aussi, sur un plan supérieur, la gratitude et l’amour du cinéaste pour son sujet – seraient nos bénéfices. »20
Si le directeur du Musée d’ethnographie exprime ensuite quelques réserves quant à la valeur proprement « scientifique » du moyen métrage, montré pour la première fois en 1955 (« le cinéaste – très esthéticien – se laissa séduire à la manière d’un peintre par la qualité des images, au détriment d’une analyse plus complète de la vie sociale »), il estime que « l’expérience [fut] concluante », et ceci notamment grâce au large rayonnement du documentaire21.
L’expédition dispose en outre d’une couverture médiatique remarquable, à un niveau local d’abord, puis plus vaste. Un article de L’Impartial daté du 29 août 1953, soit un mois après le départ de Brandt en Afrique, présente la mission et annonce la « publication d’une suite de reportages […] sur la mission ethnographique et anthropologique en Afrique d’un jeune savant chaux-de-fonnier […] professeur à Neuchâtel »22. Le feuilleton annoncé sera en vérité publié dans le même journal une année plus tard, en neuf « épisodes » réunis sous le titre « A la recherche des Peuhl Bororo, 2000 km à dos de chameau », disséminés entre juillet et novembre 1954 23. D’autres articles rendant compte de l’expédition par le biais de textes et de reproductions photographiques suivront, dans des périodiques suisses (L’Illustré, Radio Je vois tout) ou étrangers (Réalités, France).
Ainsi, l’expédition menée par le jeune Chaux-de-Fonnier s’inscrit dans les activités de l’institution neuchâteloise, et s’en détache par son statut relativement autonome, par l’accent porté sur les documents « audiovisuels », et par sa portée médiatique consécutive.
Le projet éditorial de la Guilde du Livre
Si la réalisation d’un film, la prise de clichés photographiques et l’enregistrement sonore sont prévus dès l’origine, le projet éditorial à la Guilde arrive plus tard, et n’est pas suscité par le musée. La première trace publique de la préparation d’un ouvrage rendant compte de son expérience par Brandt apparaît dans un article du Radio Je vois tout datant de septembre 1954, soit dans les premiers temps de la médiatisation de l’expédition. Avant une interview du jeune cinéaste, l’auteur annonce, parmi les différents fruits de la mission, un film, « une série de causerie-auditions à Radio-Lausanne », mais aussi : « par la suite encore, un livre, qui promet d’être captivant [et qui] passionnera profanes et spécialistes de l’ethnographie africaine »24. L’idée d’une publication semble ainsi avoir émergé assez rapidement après la mission, mais le début de sa concrétisation avec un éditeur n’arrivera qu’en juillet 1955, au moment de la rencontre entre Brandt et Albert Mermoud, le directeur du club du livre lausannois. C’est du moins à cette date que commence la correspondance liée à Nomades du soleil disponible dans le fonds de la Guilde du Livre conservé à la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne, qui s’ouvre par une lettre de Mermoud à Brandt : « suite à l’examen que j’ai fait des documents que vous m’avez soumis pour le projet dont vous m’avez entretenu (album-photos sur les nomades) je vous donne par la présente mon accord définitif. »25.
Peut-être les deux hommes se sont-ils rencontrés lors du Festival international du film de Locarno qui s’est tenu peu avant (du 9 au 19 juillet 1955), où Les Nomades du soleil s’est vu récompensé d’un prix dans la section « Revue du film ethnographique », organisée sous l’égide de l’Unesco, en collaboration avec le Musée de l’Homme à Paris. Le film avait été présenté auparavant en Suisse romande dans des séances spéciales en présence du réalisateur26, et sa bonne réception a sans doute joué en la faveur du photographe-cinéaste.
Entre le contrat d’édition pour l’« album-photos », signé le 6 mars 1956, et la sortie de l’ouvrage en décembre de la même année, la correspondance de la Guilde informe du partage et de l’avancée du travail. Brandt se charge seul de la rédaction du texte, de la maquette, ainsi que du premier choix des photographies, sur lesquelles Mermoud donne ensuite son avis. Bien que le nombre de clichés rapportés de la mission soit important, tous ceux sélectionnés pour le livre ne sont pas inédits, en raison de leur divulgation préalable dans des articles de magazines. Lors de l’élaboration de l’ouvrage, ce point crée précisément quelques frictions entre l’auteur et l’éditeur, comme en témoigne cette lettre de Mermoud au premier :
« J’ai vu dans Radio Je vois tout votre petit reportage sur les Peuhls27. Les documents sont fort bien réalisés par les rotatives d’Héliographia. Je voudrais cependant vous faire une petite remarque à ce sujet. Tout d’abord, aucune mention n’est faite de l’ouvrage qui devra paraître à la Guilde et d’autre part je considère qu’en débitant dans les hebdomadaires ou revues mensuelles votre documentation vous galvaudez non seulement le sujet mais aussi compromettez le succès du livre. »28
Le « succès » dont se soucie Mermoud sera en fait plutôt au rendez-vous, à en croire les différentes demandes d’éditions étrangères reçues à la Guilde, ainsi que la nomination du livre pour le prix Nadar29. Brandt, dans sa réponse à ce courrier, rappelle que « ces petits reportages étaient destinés à attirer l’attention sur les émissions [qu’il faisait] à Radio-Lausanne, et qui, elles, sont une très grande publicité pour le livre »30. Au-delà de l’anecdote, cet échange révèle ainsi de façon exemplaire la grande diversité des productions qui découlent des résultats « bruts » de l’expédition, et leur histoire plurielle et croisée.
Pluralité des formes et inscriptions d’une subjectivité
Documentation scientifique pour la recherche et l’exposition, feuilleton dans la presse, articles divers, reportage sonore, émission radiophonique, film, livre photographique… La variété des formes qu’a pris le compte rendu de la mission chez les Peuls Wodaabe appelle inévitablement une analyse comparative. Si les productions sonores de Brandt n’ont, à ma connaissance, malheureusement pas été conservées, la disponibilité de la série d’articles dans L’Impartial, du film, et de l’ouvrage, permet l’observation de conceptions distinctes selon les supports utilisés, plus particulièrement autour de la question du marquage de la subjectivité de l’explorateur. En effet, Brandt s’affirme comme sujet responsable du compte rendu, de la prise d’images et/ou de sons de façon plus ou moins forte dans chacun des trois cas, ce qui engendre des lectures différentes de l’expérience.
Premier récit publié de la mission, le reportage « 2000 km. à dos de chameau dans l’Azouac » est aussi le plus « personnel ». Diffusé en plusieurs épisodes, il prend la forme du journal intime (récit du quotidien en « je », mentions régulières des dates, voire des heures en début de partie), dont la construction rétrospective destinée à un public est toutefois assumée, via des formules comme « Je me souviens », « Il me faudra des semaines pour… ». En plus de ce marquage formel, Brandt, qui s’affirme donc comme narrateur, décrit ses impressions, exprime ses sentiments et livre des détails de la vie quotidienne, éléments qui seront plus effacés dans le livre et le film :
« Comme il est troublant, ce premier contact avec le monde noir ! […] Le marché, auquel j’arrive bientôt, est une mer de gens accroupis, de couleurs éclatantes, de parlers mélodieux… et de puanteur. Ah ! l’odeur de l’Afrique ! Elle commence par vous soulever le cœur, puis on s’y habitue, je crois même qu’on s’y attache, comme à cette terre et à ses gens. Des enfants m’entourent, me proposent des oranges, des noix de kola, leurs grands yeux effrontés et craintifs levés vers moi. L’air vibre de mouches. Je suis entré dans un autre monde, d’une pureté émouvante, où le temps ne compte pas… Je transpire à grosses gouttes, la tête me tourne : c’est assez pour ce matin. La transition a été trop brusque ; on ne s’habitue que très lentement à ce climat, et la peur me tenaillera plusieurs jours de ne pouvoir le supporter. De retour à mon hôtel, je bois avec avidité une grande bouteille d’eau filtrée et tiède que m’apporte un boy. »31
Comme le montre ce passage, le récit est clairement médiatisé par le regard et la position de Brandt, qui thématise à la fois le choc culturel vécu et la particularité de son statut par rapport aux indigènes. Cette description personnelle de « l’envers du décor » de l’expédition est également présente dans le choix des photographies qui accompagnent le reportage. Si certaines images feront aussi partie du livre de la Guilde, d’autres ne seront pas réutilisées, comme celle qui ouvre le premier épisode, et dévoile d’entrée de jeu l’aspect physique de Brandt – invisible dans le film et le livre – et de son équipe, posant pour la photographie. Le lecteur met ainsi tout de suite un visage sur le « je » qui raconte, grâce au texte commentant la reproduction. Même les légendes peuvent porter des marques de subjectivité et témoigner d’une volonté de dévoiler les coulisses de l’aventure, comme c’est le cas pour celle-ci (fig. 3), qui explique l’un des « dessous » de la réussite de l’expédition : le pouvoir de fascination de la technique d’enregistrement.
Ce ton personnel est sans doute permis par la forme du feuilleton, a priori moins « noble » et permanente que le film et le livre. Ces derniers portent quoi qu’il en soit moins de traces de subjectivité et mettent au centre, plutôt que l’expérience propre de Brandt, la vie des Peuls Wodaabe telle qu’elle a été observée. Toutefois, les deux productions ne se donnent pas comme des comptes rendus absolument « neutres », détachés d’une vision subjective, d’une expérience singulière et personnelle. Un « je » s’affirme en effet au début et à la fin des deux productions, marquant et encadrant ainsi les récits.
L’entrée dans le film, par exemple, s’opère par différents paliers, qui permettent au spectateur d’identifier l’énonciateur. Après le générique, où apparaît la signature du cinéaste (« Un documentaire de Henry Brandt »), deux cartons présentent le projet, accompagnés de chants Peuls (fig. 4 et 5). Une voix over, assimilable à celle de Brandt, l’« homme seul » du carton, s’exprime ensuite sur des plans de l’arrivée d’un acheminement de chameaux dans le désert (fig. 6), s’inscrivant dans le présent du film :
« Août 1953. Avec la permission du Gouverneur du Territoire du Niger, et l’aide du commandant du Cercle de Tahoua, j’ai affrété une caravane. Nous partons à la recherche des Peuls nomades Bororo, qui se nomment eux-mêmes Wodaabe. Si nous les trouvons, et s’ils nous acceptent, je réaliserai le premier film qui leur soit consacré. »
Via la bande-son, le cinéaste marque ainsi le film de sa subjectivité et s’affirme comme le garant du texte filmique. Il est la porte d’entrée dans le monde peul qui sera dévoilé. Le « je » disparaît après les premières minutes des Nomades du soleil, mais sa présence vocale est conduite tout au long du film, et il se réaffirme à la fin, faisant écho aux premiers cartons, qui suggéraient une critique de l’occidentalisation :
« Dans quelques semaines, j’aurai rejoint le monde de l’abondance, aspiré par son avenir. Je me suis demandé : jusqu’à quand les Wodaabe pourront-ils préserver leur superbe et fragile indépendance ? »
L’instance subjective permet de faire le lien avec le spectateur du « monde de l’abondance », en suscitant, finalement, une interrogation sur son propre rôle de regardeur. Accompagnant ces paroles, un plan montre d’abord un vol d’oiseau dans un ciel assombri, puis un autre dévoile, par un travelling vertical, une jeune femme parée de bijoux, assise dans une posture digne, le visage grave regardant hors-champ.
C’est cette même Peule dont le visage orne la couverture du livre : là, elle interpelle directement le lecteur, par un intense regard caméra (fig. 2). Lui faisant écho, l’une des dernières images de l’ouvrage propose un même type de confrontation (fig. 7). Si, hormis dans l’introduction et les remerciements finaux, le « je » ne s’affirme pas dans le texte de l’ouvrage de la Guilde, c’est peut-être par ces photographies, avec leurs adresses franches dirigées vers le photographe, qu’une présence subjective, miroir de celle du lecteur, se manifeste de la façon la plus prégnante et critique.