Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma
Métahistoire de l’histoire et histoire de la métahistoire
Genève, Mamco, 2013, 272 pages
Erik Bullot
Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma
Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma , Genève, Mamco, 2013, 272 pages
Les éditions du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (MAMCO) ont publié en janvier 2013 un ouvrage signé par Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma. Cette publication s’inscrit dans la politique d’édition du musée dont l’ambition n’est pas tant une large diffusion que la constitution d’une collection dont l’approche est transdisciplinaire (entre pratiques artistiques, théoriques et historiques). L’essai d’Erik Bullot répond aux choix qu’implique cette politique. En effet, son œuvre témoigne d’une interpénétration entre pratique filmique1 et écriture essayiste2, en exploitant l’hybridation entre des catégories communément différenciées (art, théorie, histoire, cinéma, esthétique, etc.)3. Cet ouvrage permet, entre autres, de problématiser la distinction entre recherche artistique et recherche académique à travers l’exemple privilégié du cinéma. Car le topos théorique de Sortir du cinéma – dans sa référence évidente à Barthes4 – ne se situe pas tant dans une position d’extériorité vis-à-vis des réflexions propres aux études et aux pratiques du cinéma que dans le désir de développer des outils de compréhension qui dépassent les cadres historiquement admis, ceci dans le but de provoquer la coexistence d’un temps historique passé avec la période contemporaine. Par là même, il ne s’agit pas de créer de nouveaux objets, mais de les réinventer en les distordant au moyen d’une « histoire virtuelle ». Je m’attacherai à mettre en perspective certaines problématiques centrales de ce livre et certains objets nodaux dans l’intelligibilité de son propos (œuvres, concepts, thématiques), afin de dégager la trame théorique de l’argumentation de Bullot.
Transversalité de l’histoire
Sortir du cinéma participe aux nombreuses études qui, depuis les années 1990, explorent la vaste étendue du film d’artiste et du cinéma élargi5 au moyen de l’analyse de leurs dispositifs, permettant de recouvrir les configurations et les usages particuliers produits par l’interaction entre les champs de l’art, du musée, de la galerie et du cinéma. L’auteur en adoptant ce modèle théorique désenclave le cinéma d’une approche téléologique (une naissance/une mort ; un début/une fin ; art technique/art conceptuel ; etc.) et intègre certaines de ces conceptions établies au sein de ses recherches historiques (les différentes avant-gardes ; les modernismes ; etc.).
Plus particulièrement, Bullot prend part à un débat français persistant qui porte sur la définition du cinéma. Raymond Bellour, dans son recueil de textes La Querelle des dispositifs6, en est un représentant exemplaire en fourbissant à nouveau l’« argument »7 de ce que serait le cinéma : que faire du « passage » entre les dispositifs cinématographique et artistique ? Car, pour Bellour, s’il y a des influences réciproques, « ce sont-là deux expériences suffisamment différentes pour qu’il soit acceptable des les voir confondues »8. Il passe ainsi en revue toutes les configurations prototypiques qu’il décèle en rapport à l’expérience que le spectateur a du cinéma et de son historicisation (ou de sa théorisation). En ce sens, Bellour opère une critique de l’expression de Bullot « sortir du cinéma »9, au même titre que les formules « cinéma d’exposition » et « troisième cinéma »10, qui connote, selon lui, une pratique cinématographique se positionnant grâce à l’« argument » du cinéma, sans réussir malgré tout à s’en affranchir11 — comme Bellour l’énonce : « – Mais si je comprends bien, ce cinéma-là demeure malgré tout défini par son dispositif traditionnel. – Absolument. »12
A travers cet éclairage, la posture de Bullot peut paraître ambiguë : si le titre de l’ouvrage pourrait nous faire penser à une sortie du cinéma entendue comme un abandon ou rejet de celui-ci, il s’agit bien plutôt pour l’auteur d’adopter « un mode allégorique d’interprétation qui dissocie les œuvres de leurs significations premières au profit de nouveaux agencements » (p. 19) en réalisant à la fois une « déflagration du présent dans le passé » (p. 19) et une « déflagration du passé dans le présent » (p. 46). Bullot cherche en fin de compte à dépasser les œuvres étudiées afin de les réactualiser dans un temps simultanément présent et passé. En opérant ainsi un mouvement de rétroaction temporelle (ou spéculaire), Bullot substantialise, par des faits « métahistoriques »13, la généalogie de la notion de cinéma. La métahistoire14, concept emprunté à Hollis Frampton, explicite les implications réciproques de l’art et du cinéma, « en pliant la ligne du temps », aux fins de « rebrousser l’histoire du médium en inquiétant ses nœuds, ses embranchements […] » (p. 17) 15. Le titre du livre, désigne à lui seul ce déplacement, en décrivant la sortie physique du spectateur — « sortir de la salle » (p. 13) — et une sortie du dispositif filmique qui remet en question son usage, sa forme – pour une « attention à ce qui excède l’image » (p. 13). Son investigation tend à retracer les conditions de production et d’énonciation des œuvres à analyser (connues ou inconnues) permettant de découvrir les pluralités d’emploi du cinéma — comme Bullot l’écrit, « la généalogie trouble du cinéma d’exposition ne dessine pas une ligne droite, mais obéit à des courbes et des retours en arrière […]. » (p. 17).
L’exemple de l’artiste Hans Richter est par là-même essentiel à la trame conceptuelle du livre (voir les trois premiers chapitres : « Méliès Dada » ; « Jean Epstein, lecteur de Maya Deren » ; « Défense de l’avant-garde »). En effet, Bullot reconstitue le lien entre l’émergence du cinéma d’avant-garde et les conditions sociales de l’après Première Guerre mondiale. A travers les œuvres de Richter, qui sont pourtant réputées pour leur rapport à l’abstraction (et au constructivisme16), il restitue la proximité entre l’évolution d’une dimension sociale (un « ‹mandat social›17 », pp. 24, 42 et 47) et une recherche cinétique influencée par le cinéma des premiers temps18. Ce qui lui permet, d’une part, de contextualiser le parcours artistique de l’artiste (emblématique de la première avant-garde) et, d’autre part, de dévoiler sa relation au cinéma des premiers temps au moyen de sa rencontre avec Méliès – autour d’un projet filmique commun, jamais réalisé, les Hallucinations du baron de Münchhausen (p. 28). Ses films, s’inscrivant « à l’intersection de la pantomime, de la fête foraine ou du cirque » (p. 33), manifestent un souci artistique de « briser les hiérarchies entre les disciplines » (p. 33) à l’instar du dadaïsme. En ce sens, la volonté de « sortir du cadre » (p. 39) en autonomisant le film, qui est symbolisée par des « images bifurcations » (p. 44) – remonter ou déjouer le temps, passer d’une langue à une autre, changer le scénario du film en le signifiant de façon explicite au sein même de celui-ci, etc. –, déconstruit la notion de modernisme. L’« imaginaire » (p. 47) lié à une autonomisation du médium filmique rend compte à la fois d’une critique sociohistorique et d’une ambition de constituer une nouvelle « virtualité temporelle » (p. 39). Le glissement synthétique effectué par Richter entre la recherche de l’autonomie du « médium » et un projet politique19 illustre la transition fluide qu’opèrent les tenants de la première avant-garde20 entre deux époques souvent nettement différenciées, par la date butoir et récurrente de 1945 21. Là où de multiples pratiques et périodes sont couramment distinguées22 dans les analyses filmiques23, Bullot propose une transversalité historique à travers la figure de Richter.
Erik Bullot, chercheur en transdisciplinarité
Cet ouvrage emprunte la voie d’une recherche à la fois métahistorique et académique, car il s’agit bien de « […] répondre, à l’heure du cinéma d’exposition, à la mission du métahistorien […] » (pp. 16-17) tout en faisant usage de références (œuvres, auteurs, concepts) phares de l’histoire de l’art24. L’herméneutique des raisonnements, rigoureuse et précise, crée des parallèles osés – par exemple le chapitre « Jean Epstein, lecteur de Maya Deren » (p. 49), alors que rien n’indique historiquement qu’Epstein ait lu cet auteur. De même que l’interpénétration de l’art et du cinéma joue sur des espaces différentiels en exhumant des objets originaux et en établissant des relations hypothétiques, de même la méthodologie de recherche adoptée reconsidère des théorisations25 en déplaçant leur contenu, créant ainsi des syllogismes qui constituent de nouvelles valeurs d’analyse26. Toutefois, l’ambition d’inaugurer avec ce livre un nouveau territoire expérimental pour la recherche n’est pas déconnectée d’une approche historique que l’on peut décrire comme classique (ou académique)27. Tout un pan de l’étude, par le biais d’une approche métahistorique, tend à réévaluer le rapport historique que peuvent établir (ou qu’ont pu établir) les historiens avec le cinéma sans pour autant en bouleverser les présupposés théoriques. La « rhétorique »28 (p. 18) dont se réclame l’ouvrage fait ainsi évoluer la méthodologie historique par la coïncidence de deux champs paradigmatiques, à savoir l’hypothèse et le fait, la métahistoire et l’histoire. De cette façon, il confie à la métahistoire la tâche de fonder une Histoire en puissance qui brise l’unité de temps et d’espace, processus qui la fait sans cesse basculer entre un temps diachronique et synchronique, entre un espace topographique et utopique.
Le chapitre sur Joseph Cornell est à cet égard exemplaire : en repositionnant sur le même plan son film Rose Hobart, « présenté en 1936 à New York dans la galerie Julien Levy » (p. 149), annonciateur de found footage « à venir », et ses « boîtes » envisagées comme l’« anticipation du devenir muséal du cinéma » (p. 99), Bullot redéploye certaines problématiques de l’exposition du cinéma, liées au musée et à la galerie tout en s’émancipant des dispositifs classiques du cinéma comme lieu de référence.
Cinéma d’exposition et intermédialité
Par rapport aux débats qui ont cours dans l’espace francophone, Bullot se démarque par son approche historienne, comparable à certaines études anglo-saxonnes29. D’une part, il situe la notion de cinéma dans sa discursivité ; d’autre part, il n’essaye pas de l’ontologiser en une entité intemporelle 30. Plus précisément, il étudie en quoi le cinéma et l’art sont jalonnés par certaines pratiques qu’il caractérise au moyen de l’expression de « cinéma d’exposition »31. Cette qualification, empruntée à Jean-Christophe Royoux, désigne une nouvelle approche du cinéma par les artistes, qui se dégagent d’une « conception du temps […] scandée par le rythme des machines » pour atteindre à un « espacement de la durée, [une] réversion du mobile dans l’immobile »32. Ainsi, un nouveau lieu de l’expérience se construit pour le spectateur où des « corps s’exposent », lui permettant « d’habiter le dispositif de l’exposition »33.
Si Bullot, dans sa conclusion, reprend à son compte ces aspects définitionnels (p. 253), pour faire du cinéma d’exposition un entrelacs spécifique – « […] le cinéma d’exposition est aujourd’hui inscrit dans le champ artistique de manière autonome, utilisant le film ‹par commodité›, entretenant avec le cinéma une relation plus dialectique, constituée de dénis et de survivances » (p. 255) – il n’en effectue pas moins un déplacement en l’intégrant à l’ensemble de son analyse sur le cinéma depuis son institutionnalisation34 (autour des années 1920), et aux dispositifs artistiques et filmiques (tels que les boîtes ou les films de Cornell).
C’est ainsi qu’une large part du livre étudie le rapport réflexif35 que certains films entretiennent avec l’art – par exemple le refus de Godard de reconnaître une certaine proximité de sa production avec l’art contemporain (voir p. 123) – ou de leur relation d’opposition au cinéma dit narratif (grâce à la « déconstruction narrative » pp. 198 et 201) – par exemple, le film Deux fois de Jacquie Raynal (p. 200). Week-end de Godard est de cette manière analysé à travers une comparaison entre ses diverses sources de représentations (les différents protagonistes, la construction narrative, le montage, etc.) et les pratiques artistiques telles que le « happening » (p. 122) ou « l’art de la performance » (p. 124). Mais il existe aussi des éléments circonstanciels qui mettent en regard le cinéma et l’art, comme l’exposition nommée « Films » (p. 132) organisée en 1968 dans la galerie Givaudan – auquel Godard participe – qui révèle selon Bullot une démarche filmique se situant entre « l’art et le cinéma » (p. 133) – un projet dans la lignée des avant-gardes qui tentent un « […] décloisonnement entre l’art et la vie […] [et] qui concerne aussi bien le champ artistique que celui du cinéma d’auteur en crise » (p. 126). Tel que Bullot le reprend différemment, à propos du « texte manifeste » (p. 135) de Alain Jouffroy, L’abolition de l’Art36, il s’agit avant tout « d’échapper à l’art » et à la « récupération idéologique des œuvres d’art par le champ culturel » (p. 135) 37. Dans le même ordre d’idées, dans le film Deux fois (Jacquie Raynal, France, 1968), « la cinéaste [également actrice], véritable médium, doit se produire en incarnant le dispositif même du film » générant « un devenir performatif du cinéma […] » (p. 205).
Dès lors, Bullot déjà historien de son état, peut réinvestir certaines conceptions dans sa trame métahistorienne, en particulier la notion d’« intermédia »38 (p. 190) — théorisé par l’artiste Dick Higgins « issu du groupe fluxus »39 — qui problématise les conditions de production dans l’art et le cinéma à travers le phénomène de l’historicisation : « Le film [par la notion d’intermédia] représente une réserve dont la temporalité et l’histoire constituent les ‹éléments structurels›, susceptibles de migrer d’un champ à l’autre, dissociés de leur ancrage d’origine. En sortant de son dispositif [classique], le cinéma renoue avec une dimension performative » (p. 191). A l’image du concept d’intermédia, le cinéma d’exposition concoure à l’intermédiation — « l’entre-deux qui sépare les médiums » (p. 190) — qui s’opère entre le spectateur, la représentation, la technique et l’histoire. La conception de cinéma d’exposition chez Bullot procède à un déplacement en incorporant dans l’étude des dispositifs de multiples lectures et pratiques de l’histoire qui ne se confinent pas à une définition de l’art ou du cinéma.
De la sorte, Bullot déjoue les situations prototypiques — que présente Bellour dans La Querelle des dispositifs — qui ne seraient que des variations entre deux pôles définitionnels fixes. L’analyse des œuvres se fait à travers une transdisciplinarité et des usages hétérogènes40 caractérisés historiquement et métahistoriquement41. L’auteur courbe ainsi la ligne du temps — en tant que métahistorien de l’histoire — autant que le temps se recourbe sur lui-même — Bullot devenant l’historien de la métahistoire42. Car l’idée d’une « hybridation » entre différents corps fonctionnels (art ; cinéma ; exposition) marque aussi la volonté de confondre des espaces qu’il avait été nécessaire de distinguer afin d’instituer des domaines de compétence et de savoir. Par là même, la question de l’intermédialité43 du cinéma est au cœur de la production de Bullot, celui-ci décrivant le dispositif cinématographique comme un lieu à l’« intersection » (p. 21) de différentes pratiques. L’épistémologie de l’histoire n’est donc pas figée en une corrélation autotélique (sur le mode de l’histoire de l’histoire), mais est appréhendée comme un espace qui creuse les rapports différentiels entre ces pratiques. En dernier lieu, nous pourrions investir l’ouvrage d’Erik Bullot comme un moyen d’historiciser son travail essayiste et filmique en souscrivant à une nouvelle utilisation théorique de l’histoire par les artistes : la métahistoire.