Charlotte Bouchez, Sylvain Portmann

Editorial

La carrière de Werner Herzog est remarquablement longue ; elle est pourtant marquée par ce que d’aucuns pourraient qualifier de « traversée du désert » et a connu un relatif oubli, en France en particulier. Ainsi, hormis Grizzly Man (2005), la plupart des films tournés depuis Cerro Torre : Schrei aus Stein (1991) ne sont pas sortis en France, ni en Suisse romande. Herzog reconnaît lui-même cette situation, manifestant ainsi la conscience qu’il a de sa « présence » dans le champ médiatique : « d’une certaine manière, j’ai été absent de France pendant de nombreuses années. […] Ce n’est pas la même chose dans d’autres pays. Je suis très présent en Italie. Et aux Etats-Unis, et au Brésil, en Algérie même. Et en Russie. Dans bien d’autres pays encore. Mais il est vrai qu’en Allemagne et en France je n’ai pas été tellement présent ces derniers temps. En Allemagne je suis carrément inexistant »1.

Récemment, il a cependant été à l’honneur d’un ensemble d’événements dont la fonction de légitimation et de reconnaissance publique est indéniable. La rétrospective complète de ses films au centre Pompidou (10 décembre 2008 – 2 mars 2009), la publication récente de différents entretiens, et sa participation au Festival international du film de Locarno cet été, témoignent de cette inflexion de tendance. Dans ce contexte, le réalisateur s’est vu décerner un Léopard d’honneur, « reconnaissance du Festival del film Locarno à de grands réalisateurs du cinéma contemporain »2. Au-delà de la remise du prix, le festival lui a consacré une rétrospective et lui a accordé un enseignement sous forme de Masterclass, attestant ainsi son statut artistique majeur. Enfin, le festival a présenté en avant-première la dernière saison de On Death Row, série documentaire sur la peine de mort diffusé pour la première fois à la télévision en 2012.

S’inscrivant dans la continuité de cette actualité filmique, le dossier consacré à Herzog s’ouvre sur un article de Valérie Carré qui analyse la façon dont la mort est représentée dans Into the Abyss (2011). Elle montre comment l’intérêt manifesté par Herzog pour ce sujet prolonge les enjeux de ses films documentaires précédents, et traduit un rapport au mythe que l’on peut considérer comme idiosyncrasique. L’œuvre de Herzog peut ainsi être appréhendée comme une exploration des façons dont l’humain se dote de récits explicatifs afin de donner sens aux expériences limites auxquelles il est amené à se confronter. Selon Carré, les modalités de réalisation adoptées par Herzog pour aborder un tel sujet reposent sur une oscillation entre ce qui peut être représenté par le biais de la captation filmique, et ce qui doit demeurer dans un régime de représentation indirect. Le film met en scène les rencontres entre Herzog et certains condamnés à mort, des membres de leur entourage et les familles des victimes. Le réalisateur initie ainsi des situations où les sentiments des protagonistes se dévoilent et le récit de leurs expériences vécues autour d’épisodes pénibles qui sont à l’origine de leur relation avec l’univers carcéral dans lequel le film se déroule. Toutefois, il repousse la représentation de la mort elle-même dans les marges de l’évocation qu’en font les protagonistes par le biais de leur récit, sans filmer directement un tel moment. Suivant une perspective comparable, Alain Freudiger analyse un épisode crucial de Grizzly Man, dans lequel Herzog se confronte à la bande-son enregistrée lors de la mort de Timothy Treadwell, personnage central du film. Il décrit le dispositif employé par Herzog face à une expérience insupportable, et dont le statut indiciel est par essence problématique. En effet, comment faire face à ce qui aurait dû demeurer caché, à ce qui renvoie au drame de celui qui meurt ? Et comment se confronter à l’enregistrement des paroles prononcées par celui dont la vie s’interrompt, qui plus est réécouté dans un autre contexte ? Freudiger analyse les stratégies mises en place par Herzog, selon une logique de déliaison entre image, récit et son, qui permet d’inscrire cet événement dans la représentation filmique.

Laurent Guido consacre un article à l’emploi d’œuvres de Richard Wagner dans certains films de Herzog. Il dégage les principales façons dont ce sujet a été envisagé via une historiographie des débats pour en opérer un nécessaire dépassement. En effet, l’hypothèse selon laquelle les films ne reposeraient que sur la recherche d’un parallélisme rythmique entre image et musique, ou celle qui insiste sur la relation référentielle, potentiellement ironique, entre le discours musical et iconographique, ne semblent pas satisfaisantes. Guido propose ainsi une analyse fine des occurrences de Wagner dans les films de Herzog, afin de dégager les spécificités des différents emplois, dont la diversité ne saurait se réduire à une seule option explicative. Les articles de Brad Prager et Sylvain Portmann explorent une problématique relativement proche puisqu’il s’agit dans les deux cas d’analyser certaines apparitions de Herzog à l’écran. Le premier compare les fameuses apparitions d’Alfred Hitchcock dans ses films à l’inscription de Herzog dans les siens, et montre la façon dont le réalisateur allemand tend à participer physiquement à la mise en scène tandis que Hitchcock cherchait à mesurer et cartographier l’espace. Le second observe les différents rôles que Herzog a incarnés au cinéma au sein de films réalisés par d’autres cinéastes. Il dégage les liens qui unissent la construction de la « posture » du réalisateur allemand à son devenir dans les personnages qu’il interprète. Enfin, l’article coécrit par François Bovier et Sylvain Portmann revient sur les deux premiers longs-métrages de Herzog pour analyser les thèmes de l’enfermement et de la folie à travers différentes techniques de mise en scène. A l’aide notamment des notions d’obscénité et d’allégorie, ils interrogent les motifs les plus saillants des Nains aussi ont commencé petits (1970) pour en déceler le propos, une quarantaine d’années après la sortie du film.

La rubrique suisse se compose d’articles variés : il y est question de livres de et sur le cinéma, de la sortie d’un film suisse à Cannes et en Suisse romande, mais aussi d’une exposition de films. Faye Corthésy propose ici une version inédite d’un texte issu d’une exposition virtuelle (en ligne) de la Bibliothèque cantonale universitaire vaudoise, organisée par le Professeur Olivier Lugon (« Photo d’encre », 2013). Elle retrace la situation qui a donné naissance au film du réalisateur suisse Henry Brandt, Nomades du soleil (1954), mais surtout analyse le livre homonyme dont il est également l’auteur. Le dernier ouvrage du cinéaste et essayiste Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma, édité à Genève par le Musée d’art moderne et contemporain en 2013, est présenté par Tristan Lavoyer, dont le riche compte rendu illustre l’ampleur des interrogations soulevées par l’auteur, se situant à la périphérie du cinéma et de l’art contemporain. Remarqué à Cannes au printemps 2013, Après la Nuit, premier long-métrage de fiction du réalisateur suisse Basil Da Cunha, présente des aspects quasi documentaires que Laure Cordonier traite ici au regard de la notion d’authenticité. S’approchant au plus près de protagonistes issus des bas-fonds lisboètes, le réalisateur s’est immiscé dans un décor et une ambiance difficiles d’accès et qui ne va pas sans risque. Un tel défi non plus, ce que Cordonier nous rappelle, pointant certains aspects problématiques du film, qui sont liés à la façon dont le tournage a été envisagé, en particulier en ce qui concerne le jeu des acteurs. La rubrique se clôt sur le compte rendu de l’exposition « Steve McQueen » au Schaulager de Bâle, qui s’est tenue en 2013, Bovier et Portmann questionnant à la fois le système mis en place à l’occasion de l’exposition et la nature des pièces exposées. Ils mettent ainsi en évidence la tension entre les dispositifs du white cube et du black box qui n’est pas vraiment résolue par la scénographie des commissaires d’exposition, ceux-ci privilégiant la constitution d’« une cité de cinémas » (selon leurs termes) ou d’un multiplexe d’art contemporain.

1 Werner Herzog, cité dans Manuel de Survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau, Nantes, Capricci, 2008, p. 41.

2 http://www.pardolive.ch/